Sens d'une critique de l'affirmation de Dieu
Athéisme donc, mais quel athéisme ? Assurément pas l'athéisme tranquille des passants repus et distraits de la place
publique, dont parle ironiquement l'aphorisme 125 du Gai Savoir, pas celui des rationalistes qui pensent avoir dévoilé le
mystère de choses, comme ces jeunes Égyptiens téméraires dont parle l'Avant-Propos de ce même Gai Savoir . Or vers la fin
de sa vie, dans Ecce Homo, Nietzsche déclare nettement : "je ne connais absolument pas l'athéisme comme résultat, encore
moins comme événement : il se comprend d'instinct chez moi". Un athéisme instinctif n'échappe-t-il pas à la réflexion
critique, à l'élucidation rationnelle, à l'argumentation patiente pour devenir une évidence non remise en cause ? Mais faire
appel à l'instinct n'est-ce pas aussi suggérer que le rapport à l'athéisme ne peut être compris qu'à partir de ces zones
personnelles qui relèvent en partie de l'irrationnel, en tout cas qu'est ainsi supposée une relation si intime qu'elle instaure un
lien même négatif, que rien n'efface tout à fait? Un athéisme instinctif avoue une complicité existentielle avec la chose dont il
s'agit. En réalité, on ne peut tenter d'approcher l'athéisme si particulier de Nietzsche qu'en entendant bien l'essentiel de sa
critique de la croyance ou des croyances en Dieu, donc en faisant retour sur ses analyses célèbres concernant la mort de Dieu.
Il faut en effet constater que Nietzsche ne parle pas simplement de la mort de Dieu au singulier, comme d'un
événement moderne qui mettrait fin à des siècles de croyance, voire d'obscurantisme. Ses écrits énumèrent plusieurs morts de
Dieu, comme si, selon la formule d'Ainsi parlait Zarathoustra, en matière de dieux, la mort n'était jamais qu'un préjugé. Et, si
surprenant que cela paraisse, le premier athée fut le Dieu du Sinaï qui n'admit pas d'autres dieux que lui, et donc qui bannit ou
tua tous les autres dieux comme non divins : parole la plus impie de toutes, dit le texte du Zarathoustra, car à travers elle était
signifiée une prétention à s'approprier le divin, à le retenir pour soi, à le réduire à la seule unité, qui ne signifiait rien d'autre
que l'appauvrissement et l'exténuation du divin proliférant, multiforme, non identifiable à un Nom. Exténuation risible
d'ailleurs, puisqu'elle provoqua, dit le texte
, le rire des autres divinités, comme si la prétention à l'unicité divine ne pouvait
être accueillie que par un immense éclat de rire. Un seul peut-il revendiquer comme son attribut propre la réalité divine elle-
même ? Ce geste n'est-il pas lui-même une négation du divin et une première forme de son anéantissement ?
Mais cette première mort du divin, ou plutôt le triomphe du monothéisme comme forme décisive de la mort du divin,
va trouver une seconde version avec saint Paul : celui-ci en effet substitue au joyeux message de Jésus selon lequel il faut dire
oui au Royaume et bannir dès maintenant toute haine et tout esprit de vengeance, une mauvaise nouvelle, celle qui énonce
qu'on ne peut s'ouvrir à la vie de Dieu qu'à travers la mort de la croix. Message mortifère et mortel d'abord pour celui qui y
adhère, puisqu'il le livre à la longue et redoutable domination des prêtres ascétiques, mais tout autant pour le Dieu ainsi
professé : comment un Dieu ennemi de la vie, du corps et du sensible pourrait-il soutenir la prétention d'être encore divin ?
N'est-ce pas un dieu partiel et partial, que celui qui ne peut s'affirmer que contre une partie du réel et dans une négation de la
vie ? Du coup le christianisme paulinien est porteur d'une seconde forme d'athéisme, puisqu'il ouvre à une religion ascétique,
négative, moralisée qui ne peut vouloir Dieu que sous condition : la condition d'être moral, c'est-à-dire de nier une part
essentiel de soi ou de diviser la vie contre elle-même. Et, ne l'oublions pas, c'est ce christianisme-là, non le message de Jésus,
qui va l'emporter et dominer les esprits à travers l'Église. Ainsi si le Dieu du Sinaï s'approprie follement le divin, le Dieu de
Paul s'identifie à la mort en séparant la vie d'avec elle-même. Seconde mort en un sens, qui ne limite pas indûment le divin à
une unité pauvre et exclusive comme dans le premier cas, mais qui, cette fois-ci, oblige à le confesser dans la négation de la
vie, dans le refus du sensible et de l'affectivité, un Dieu qui oblige à la mort pour lui obéir, un Dieu déjà identifié lui-même à
la mort. Ainsi avec Paul apparaît une sorte d'athéisme au second degré.
C'est d'ailleurs cette conception-là qui entraîne dans l'Occident marqué par la culture morale et intellectuelle
chrétienne une troisième mort de Dieu : celle que proclament les célèbres aphorismes du Gai Savoir, d'abord sous la forme de
la parabole de l'exalté, der Tolle Mensch, au § 125, puis sous la forme d'une anticipation de l'avenir européen au § 343. Mort