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Studia Theologica V, 2/2007, 133 - 140
Paul Valadier sj Le divin après la mort de Dieu
selon Nietzsche
Résumé
Le philosophe ne peut cependant pas renoncer à interroger la position ultime de Nietzsche. Le divin sans nom et sans
doute innommable est-il vraiment un divin que l'homme puisse reconnaître, ou au moins désigner à partir de sa finitude ?
L'affirmation de ce divin ne va-t-elle pas de pair et n'implique-t-elle pas une disparition de l'homme même, bien plus
impitoyable que celle qu'impliquent les ascèses proposées par les religions du salut supposer encore que Nietzsche n'en
rajoute pas sur les modalités effectives de l'ascèse chrétienne) ? Le dire-oui n'implique-t-il pas un dire-non à la finitude et à
l'individualité qui aboutit à l'écartèlement dionysiaque de soi, donc à la négation de la finitude
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? Ou alors, tout à l'inverse, ce
divin ne peut-il être pressenti qu'à travers la vie sensible, donc à travers le corps tel qu'on l'éprouve, donc dans la vie vécue en
son immanence même ? Mais alors ne risque-t-on pas d'aboutir à une sorte de célébration de la vie qui perd le sens de la
distance et de l'infini ? Peut-on échapper, et le nietzschéisme échappe-t-il pleinement à cette contradiction ? Autrement dit
encore le choix est bien en effet entre une religion Dieu ne perd rien de sa transcendance à se faire proche de l'homme, et
une 'religion'
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le divin ne peut être affirmé que dans la négation de soi et un pathos de la distance l'individu s'exténue
dans une tension invivable.
Concernant la position de Nietzsche sur Dieu, tout semble avoir été dit et bien compris. Celui qui a proclamé avec
une telle force, une telle constance, un tel radicalisme la mort de Dieu ne peut être lui-même qu'un athée déclaré pour qui
toute forme de référence à Dieu, aux dieux, au divin est vidé de contenu et de sens. Sur les rayons de l'athéisme
philosophique, on ne s'étonnera donc pas de trouver l'auteur de l'Antichrist ; on ne s'étonnera guère non plus de voir figurer
son athéisme dans la série des positions philosophiques qui récusent toute référence à quelque chose comme un Dieu au nom
de la suprématie humaine. L'athéisme serait consubstantiel au nietzschéisme parce que le surhomme annoncé comme l'avenir
de l'humanité ne pourrait guère supporter face à lui, le mesurant, voire le narguant une divinité toute-puissante, limitatrice de
sa propre puissance, ou une quelconque altérité. Au fond il faudrait comprendre Nietzsche par rapport à Feuerbach et tenir
que l'homme ne peut s'affirmer que dans un geste négateur de la divinité, récupérant pour lui-même les projections
imaginaires que les religions identifiaient à Dieu. L'homme à la place de Dieu, selon les perspectives d'un humanisme athée,
caractéristique, dit-on encore, de la pensée philosophique dominante dans la modernité.
Brouillage des classifications
Or bien des traits de la philosophie nietzschéenne devraient pour le moins ébranler ces lieux communs. Tout d'abord
on sait à quel point il est difficile, en réalité impossible, de "classer" Nietzsche, de l'identifier à une position bien connue et
parfaitement repérée. Et il est de ce point de vue aussi léger de voir en lui "un immanentisme absolu" qu'un irrationalisme
exaltant les puissances vitales sans limites. Mais admettre le caractère inclassable de cette pensée, c'est se donner la
possibilité de l'entendre autrement, de s'ouvrir à une écoute qui déplace les frontières et, notamment en ce qui concerne les
questions ultimes, de se laisser déranger par une œuvre qui n'a cessé de se prétendre "intempestive", hors normes et hors
sentiers battus, proprement inassimilable au bien connu. En outre un lecteur qui n'a pas décidé a priori du choix nietzschéen,
ou qui ne se laisse pas impressionner par les modes, fussent-elles post-modernes, ne peut qu'être impressionné par la fièvre
d'un ton, le martèlement d'une insistance, l'espèce de fureur à s'en prendre aux religions instituées ou à la discipline imposée
par les prêtres ascétiques. Pourquoi cet arrachement proprement obsessionnel à l'égard de ce qu'en même temps l'on refuse et
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l'on critique ? Comment ne pas présupposer pour le moins qu'une question demeure non réglée, à tel point sans doute
qu'aucune réponse, même négative, ne semble pouvoir satisfaire celui qui la formule ? N'est-ce pas qu'il serait vain également
de penser que dès lors qu'il s'agit de l'essentiel, on n'en a rigoureusement jamais fini ? ou encore qu'il relèverait de cette
présomption toujours pourchassée que d'affirmer qu'on a tranché le problème et qu'on sait de science sûre ce qu'il en est de la
réalité ultime ? A cet égard déjà l'athéisme inquiet, tourmenté, ténébreux de Nietzsche met le lecteur à une distance
considérable de l'athéisme tranquille et conquérant des rationalismes anthropocentriques évoqués plus haut. Comme on le
sait, Nietzsche n'entretient de rapports polémiques qu'avec ceux dont il se sent proche, proche et lointain, intime et distant,
ami et ennemi, comme avec Socrate, Pascal, Spinoza ou Schopenhauer. Pour ceux par conséquent avec lesquels l'explication
avoue la part de complicité et d'identité impossible à briser sans y laisser quelque chose de soi-même. A l'endroit de l'univers
religieux, Nietzsche manifeste autant de fulgurantes critiques que de permanentes complicités, comme si un détachement
complet et sans reste s'avérait impossible.
De Schopenhauer '1788-1860) justement, il conviendrait de parler. C'est en effet son noir et redoutable pessimisme
qui est toujours à l'horizon. C'est son nihilisme pour qui l'homme n'est qu'une illusion dont se joue la Volonté toute puissante
et sans but, qui a marqué le jeune Nietzsche, et c'est sur cette arrière-fond de négation foncière de l'homme, de sa vanité à
prétendre être quelque chose, de son néant dans la vanité de tout, qu'il faut comprendre l'athéisme affiché. Car admettre cette
parenté, c'est s'éviter des rapprochements totalement indus avec Feuerbach et comprendre que c'est à partir de cette intuition
de la nullité humaine, de son évanescence dans le mouvement indéfini de la vie, qu'on doit situer Nietzsche. Rien de plus
stupide à ses yeux que la prétention de l'homme à se faire centre, à s'imaginer que "les pivots du monde tournent autour de
lui"
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, insecte voué à la disparition et à la mort, mais gonflé d'orgueil par un entendement qui le porte à se comprendre au
somment de "l'histoire universelle". Comment un athéisme "inconditionné et loyal" (dont Nietzsche crédite Schopenhauer
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et
dont il se dit l'héritier) pourrait-il bercer l'homme de ces illusions dont il convient justement de le délivrer ? Et si Nietzsche a
longtemps lutté pour s'arracher au pessimisme schopenhauérien, il reste incontestablement marqué par cette vision sombre
d'une humanité vaniteuse et incapable de prendre la mesure de sa non centralité dans l'univers ou dans la Vie.
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Sens d'une critique de l'affirmation de Dieu
Athéisme donc, mais quel athéisme ? Assurément pas l'athéisme tranquille des passants repus et distraits de la place
publique, dont parle ironiquement l'aphorisme 125 du Gai Savoir, pas celui des rationalistes qui pensent avoir dévoilé le
mystère de choses, comme ces jeunes Égyptiens téméraires dont parle l'Avant-Propos de ce même Gai Savoir . Or vers la fin
de sa vie, dans Ecce Homo, Nietzsche déclare nettement : "je ne connais absolument pas l'athéisme comme résultat, encore
moins comme événement : il se comprend d'instinct chez moi". Un athéisme instinctif n'échappe-t-il pas à la réflexion
critique, à l'élucidation rationnelle, à l'argumentation patiente pour devenir une évidence non remise en cause ? Mais faire
appel à l'instinct n'est-ce pas aussi suggérer que le rapport à l'athéisme ne peut être compris qu'à partir de ces zones
personnelles qui relèvent en partie de l'irrationnel, en tout cas qu'est ainsi supposée une relation si intime qu'elle instaure un
lien même négatif, que rien n'efface tout à fait? Un athéisme instinctif avoue une complicité existentielle avec la chose dont il
s'agit. En réalité, on ne peut tenter d'approcher l'athéisme si particulier de Nietzsche qu'en entendant bien l'essentiel de sa
critique de la croyance ou des croyances en Dieu, donc en faisant retour sur ses analyses célèbres concernant la mort de Dieu.
Il faut en effet constater que Nietzsche ne parle pas simplement de la mort de Dieu au singulier, comme d'un
événement moderne qui mettrait fin à des siècles de croyance, voire d'obscurantisme. Ses écrits énumèrent plusieurs morts de
Dieu, comme si, selon la formule d'Ainsi parlait Zarathoustra, en matière de dieux, la mort n'était jamais qu'un préjugé. Et, si
surprenant que cela paraisse, le premier athée fut le Dieu du Sinaï qui n'admit pas d'autres dieux que lui, et donc qui bannit ou
tua tous les autres dieux comme non divins : parole la plus impie de toutes, dit le texte du Zarathoustra, car à travers elle était
signifiée une prétention à s'approprier le divin, à le retenir pour soi, à le réduire à la seule unité, qui ne signifiait rien d'autre
que l'appauvrissement et l'exténuation du divin proliférant, multiforme, non identifiable à un Nom. Exténuation risible
d'ailleurs, puisqu'elle provoqua, dit le texte
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, le rire des autres divinités, comme si la prétention à l'unicité divine ne pouvait
être accueillie que par un immense éclat de rire. Un seul peut-il revendiquer comme son attribut propre la réalité divine elle-
même ? Ce geste n'est-il pas lui-même une négation du divin et une première forme de son anéantissement ?
Mais cette première mort du divin, ou plutôt le triomphe du monothéisme comme forme décisive de la mort du divin,
va trouver une seconde version avec saint Paul : celui-ci en effet substitue au joyeux message de Jésus selon lequel il faut dire
oui au Royaume et bannir dès maintenant toute haine et tout esprit de vengeance, une mauvaise nouvelle, celle qui énonce
qu'on ne peut s'ouvrir à la vie de Dieu qutravers la mort de la croix. Message mortifère et mortel d'abord pour celui qui y
adhère, puisqu'il le livre à la longue et redoutable domination des prêtres ascétiques, mais tout autant pour le Dieu ainsi
professé : comment un Dieu ennemi de la vie, du corps et du sensible pourrait-il soutenir la prétention d'être encore divin ?
N'est-ce pas un dieu partiel et partial, que celui qui ne peut s'affirmer que contre une partie du réel et dans une négation de la
vie ? Du coup le christianisme paulinien est porteur d'une seconde forme d'athéisme, puisqu'il ouvre à une religion ascétique,
négative, moralisée qui ne peut vouloir Dieu que sous condition : la condition d'être moral, c'est-à-dire de nier une part
essentiel de soi ou de diviser la vie contre elle-même. Et, ne l'oublions pas, c'est ce christianisme-là, non le message de Jésus,
qui va l'emporter et dominer les esprits à travers l'Église. Ainsi si le Dieu du Sinaï s'approprie follement le divin, le Dieu de
Paul s'identifie à la mort en séparant la vie d'avec elle-même. Seconde mort en un sens, qui ne limite pas indûment le divin à
une unité pauvre et exclusive comme dans le premier cas, mais qui, cette fois-ci, oblige à le confesser dans la négation de la
vie, dans le refus du sensible et de l'affectivité, un Dieu qui oblige à la mort pour lui obéir, un Dieu déjà identifié lui-même à
la mort. Ainsi avec Paul apparaît une sorte d'athéisme au second degré.
C'est d'ailleurs cette conception-là qui entraîne dans l'Occident marqué par la culture morale et intellectuelle
chrétienne une troisième mort de Dieu : celle que proclament les célèbres aphorismes du Gai Savoir, d'abord sous la forme de
la parabole de l'exalté, der Tolle Mensch, au § 125, puis sous la forme d'une anticipation de l'avenir européen au § 343. Mort
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qui est une autodestruction de la croyance en Dieu, ruinée du dedans par le nihilisme qui la portait dès le principe ; victoire de
la rigueur morale et intellectuelle sur le faux-monnayage, dès lors qu'il paraît à beaucoup que sous le nom de Dieu, ce n'était
que le mensonge de l'idéal qui était honoré, ou encore qu'en lui triomphait la négation de la vie, donc le néant. Effondrement,
j'y insiste, qui se produit du dedans de la croyance, par une sorte de mort que s'inflige à lui-même le christianisme paulinien,
et ce n'est nullement un hasard si Nietzsche parle à ce propos d'"euthanasie"
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. Anéantissement (Selbstaufhebung) qui n'est pas
provoqué par la superbe humaine qui tout soudain se préférerait à Dieu, mais par l'impossibilité désormais d'adhérer à une
image de Dieu ou à une conception "humaine trop humaine", l'homme ne retrouve plus une réalité devant laquelle il
puisse bénir et chanter, mais qui ne lui renvoie que l'image de son propre épuisement ou de sa fatigue. Effondrement
provoqué par l'éducation morale chrétienne qui avive la conscience et lui rend finalement impossible l'adhésion à un Dieu
qui, devenu trop humain, a perdu son caractère divin
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.
Rien dans ces textes ne laisse entendre que Nietzsche fasse une lecture univoque, linéaire ou assurément "optimiste"
d'un tel événement; rien ne suggère non plus qu'il s'agisse d'un "fait" si évident qu'il irait de soi et pourrait être tenu pour un
acquis de l'histoire . Si cette mort ouvre la possibilité de la sérénité pour quelques-uns, d'ailleurs rares, elle équivaut bien
plutôt à une perte d'équilibre de l'univers humain dont les conséquences fatales sont loin d'assurer un avenir radieux. Tout au
contraire, Nietzsche redoute que la "volonté de croyance", toujours féconde à se donner de nouvelles idoles, mais désormais
sans objet proprement religieux, ne trouve à susciter de nouvelles croyances mortifères (dans les sciences, en politique ou
sous la forme du nihilisme, voire même affirmation tout à fait stupéfiante dans l'athéisme lui-même !) comme si l'être
humain, essentiellement fabricateur d'idoles, ne pouvait se guérir de l'aspiration au sens (n'importe quel sens plutôt que pas de
sens du tout). Par ce diagnostic particulièrement sombre, il est clair que l'athéisme nietzschéen ne s'inscrit nullement dans les
perspectives d'une délivrance heureuse à l'égard de croyances infantiles et ne considère pas que l'émancipation envers les
religions ascétiques constitue au total une étape conquérante dans la conscience de soi de l'humanité. La disparition de la
croyance peut bien plutôt coïncider avec un moment décisif dans le règne du nihilisme.
Ce rapide examen des morts de Dieu oblige à abandonner les lieux communs dont on a parlé plus haut. D'abord la
question religieuse ou métaphysique n'est nullement marginale dans l'œuvre nietzschéenne : il faut s'expliquer avec elle,
notamment sous sa forme dominante en Europe, le christianisme ; il faut aussi apercevoir que la liquidation de la croyance
traditionnelle ne règle aucun problème et que l'athéisme nietzschéen n'a rien à voir avec les platitudes selon lesquelles une
fois débarrassé de Dieu, l'homme pourrait advenir à lui-même dans l'autonomie enfin conquise (belle forme de l'idolâtrie
moderne…) et dans la jouissance de soi. Tout au contraire, c'est maintenant que l'avenir devient dangereux, parce que c'est
maintenant que l'abîme qu'est le réel, ou le nouvel infini que voilaient les théologies du sens ou les métaphysiques finalistes,
doivent être affirmés.
Ensuite on voit assez bien la portée et le sens de la critique nietzschéenne du monothéisme dans ses formes diverses :
l'acte de mort signifié dès le Sinaï consiste en une appropriation coupable du divin, en une volonté de lui donner forme ou de
l'identifier, en une tentative de le réduire à l'Un, donc à en étouffer la riche diversité protéiforme ; ce jugement laisse
clairement entendre que le divin n'est nullement assimilable à ce qu'on en sait, en dit ou en honore dans les temples, qu'il
échappe par définition et par nature, qu'il s'agit d'une folie "humaine trop humaine"que de vouloir s'en emparer, voire même
le nommer ou le ramener à un nom. Nietzsche s'insurge par conséquent contre toutes ces formes d'appropriation ou
d'identification, d'abord parce qu'elles manquent de "respect", de "pathos de la distance", de "noblesse" ; elles sont viles,
impudiques et plébéiennes, prétendant capter le non assimilable; elles manifestent une prétention mesquine à poser ses doigts
sur tout, y compris sur les choses les plus sacrées, comme Nietzsche reproche à Luther de l'avoir fait à propos de la Bible
livrée au premier venu, donc dépouillée de son aura religieuse ! Ensuite parce ces appropriations finissent par s'autodétruire
(Selbstüberwindung) : on en vient à découvrir, et ce jour est venu, que derrière les valeurs les plus hautes se cachait la peur de
l'homme devant l'abîme ou devant la bigarrure du sensible; et si Dieu peut être dit notre plus long mensonge, c'est parce
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qu'aujourd'hui nous nous apercevons que derrière ce mot, s'abritait la volonté maladive de l'homme de "savoir à quoi s'en
tenir", donc la maladie de se faire centre et de tout rapporter à soi (volonté de croyance).
Il faudrait d'ailleurs montrer à quel point cette critique du "monotono-théisme" est cohérente avec l'impitoyable
critique du dualisme métaphysique, puisque l'affirmation d'un monde de l'Idéal qui serait monde de Vérité, de Bien, de
Justice, par différenciation et négation du sensible, n'est pas foncièrement différente du geste des religions monothéistes par
lequel on prétend s'emparer de la réalité en son fond et en dire la nature. Platonisme et christianisme se rejoignent dans une
identique et illusoire prétention à dire la Vérité et en quelque sorte à la maîtriser.
Si on laisse de côté cet aspect pourtant essentiel, mais qui convergerait avec nos analyses, force est de reconnaître en
Nietzsche un étrange athée : non de ceux pour qui le divin n'est qu'imagination ou aliénation, mais de ceux pour qui la
prétention des religions à se l'approprier est une insupportable folie, une orgueilleuse impudeur ; cette impudeur en dit long
sur l'homme dans sa volonté stupide de vouloir "peser le monde dans sa petite balance"
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, ou de se prendre pour la mesure du
monde, et parce que comme tel le divin reste du domaine de l'inassimilable. Ce n'est donc qu'après la mort de la religion,
qu'une reviviscence du divin est possible, selon un aphorisme posthume. On doit en conclure que si Nietzsche se dit athée par
instinct, c'est au nom d'un refus viscéral de donner visage et forme à ce divin sans visage, et non par absence en lui d'instinct
religieux. Sans doute pourrait-on s'interroger ici pour savoir si dans ces gestes iconoclastes, Nietzsche ne reste pas plus fidèle
qu'il ne le pense au protestantisme de sa jeunesse, et si ne peut pas s'entendre ici l'écho du dogme luthérien de la foi seule qui
ne peut s'accommoder que de la nudité d'une affirmation sans contenu déterminable, ni se conforter par les œuvres. Que cet
antichristianisme se déploie à partir de ce qu'il appelle lui-même un hyper-christianisme, ou plutôt à partir d'un sens religieux
vigoureusement iconoclaste, nombre de textes l'attestent. Car le refus trouve sa vigueur dans un sens du divin irréconciliable
avec toute forme de croyance définie. Il confesse d'ailleurs dans un posthume de 1888
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: "pour moi-même, en qui l'instinct
religieux, c'est-à-dire formateur de dieux, est vivant parfois à contretemps : combien autre, combien différent le divin s'est
révélé chaque fois à moi!.…Je ne saurais guère douter qu'il y a bien des sortes de dieux". Et d'ajouter que comme
Zarathoustra il ne "croira" pas au sens de la volonté de croyance, mais qu'il pourrait chanter un Dieu qui sache danser (non
obsessionnel, disparaissant, visiteur discret, présent seulement par ses "pointes" évanescentes).
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