Psychiatrie: aspects éthiques spécifiques

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« L’animal moral » et l’éthique descriptive
Alex Mauron (PO)
Unité de recherche et d’enseignement en bioéthique,
Faculté de médecine, UNIGE
Incontournable nature…
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Même pour qui est un anti-naturaliste intransigeant, il
n’est pas possible de se désintéresser de ce que la
science moderne dit de la nature (en particulier la
nature humaine), ni de l’éthique descriptive.
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Parmi les questions de fait (et non de normativité), il y
a celle de l’origine des valeurs et normes: mobilise la
philosophie, les sciences sociales, la biologie.
Kant contre les écossais
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Kant: la morale repose sur la raison. Une action est
digne d’approbation si elle repose sur une volonté
guidée par l’impératif catégorique. Si elle résulte d’une
émotion, même bienveillante, elle n’a pas de valeur
morale comme telle.
David Hume (Traité de la nature humaine), Adam
Smith (Théorie du sentiment moral): les valeurs et
attitudes morales dérivent des émotions, en particulier
de la sympathie. On peut donc en rendre compte en
termes des propriétés de la nature humaine.
Un premier résultat….
Sur la question du fondement de l’éthique, on
peut distinguer une position kantienne:
primauté de la raison, formalisme, antinaturalisme…
…Et en face: une position plutôt naturaliste,
misant sur la moralité des émotions et sur la
pertinence éthique des explorations de la
nature humaine.
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Un précurseur: Baruch Spinoza
(1632-1677)
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« Le fondement de la
vertu est l’effort même
pour conserver son être
propre, et […] le bonheur
consiste pour l’homme à
pouvoir conserver son
être »
Ethique IV, prop. 18,
scolie.
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Spinoza utilise le mot conatus pour désigner cette
tendance ou persistance dans l’être caractéristique de
l’homme et de tous les organismes. Elle n’a pas besoin
d’être consciente.
NB. Dans une interprétation moderne, on pourrait dire que même
des objets virtuels peuvent avoir un conatus (exemple
contemporain: automates cellulaires), à condition d’obéir à des
règles de naissance, sélection, mort etc. qui ressemblent à des
règles biologiques.
-> cette vision de l’éthique renvoie nécessairement à la
nature humaine et au-delà, à l’animalité de l’homme.
De Spinoza à Damasio
Le conatus n’est pas simplement égoïste:
« La réalité biologique de la préservation de soi donne
lieu à la vertu, parce que, selon notre besoin inaliénable
de nous maintenir, nous devons nécessairement aider à
préserver les autres soi. »
« (la citation de Spinoza) contient le fondement d’un
système de comportement éthique et ce fondement est
biologique. Il est le résultat d’une découverte fondée
sur l’observation de la nature humaine, et non sur la
révélation d’un prophète ».
Antonio Damasio: Spinoza avait raison: Joie et tristesse, le
cerveau des émotions. Odile Jacob, 2003.
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Un second résultat…
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Une vision naturaliste de l’origine de l’éthique est possible. Mais
attention: ça ne veut pas dire que cette généalogie de l’éthique
légitime du même coup les normes éthiques dont on a ainsi rendu
compte (cf. Nietzsche!)
Cette vision embrasse l’animalité de l’homme, c’est-à-dire, en
termes modernes, son caractère de produit de l’évolution.
Dans cette perspective évolutionniste, on peut s’interroger sur les
racines pré-humaines des comportements moraux.
Cette vision repose sur la compatibilité entre un certain
égocentrisme et certains comportements moraux, y compris
« altruistes ».
Pourtant cette vision va à l’encontre de la tendance dominante au
20e siècle…
Un lieu commun au 20e siècle
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Philosophie, théologie, études littéraires: « la nature humaine, c’est
notre affaire »…
…mais par ailleurs l’éthique kantienne (si souvent dominante dans
la philosophie universitaire classique) pense justement que la
nature humaine n’est pas pertinente pour la morale.
Autres sciences humaines et sociales (psychologie, sociologie,
anthropologie culturelle): « la nature humaine, ça ne compte
pas ».
Exemples: - Emile Durkheim et la naissance de la sociologie:
l’autonomie des faits sociaux.
- la psychologie behavioriste (Watson, Skinner): le schéma
stimulus-réponse et le présupposé épistémique de la « boîte
noire ».
L’homme plastique et l’homme naturel
A cette vision rigoureusement anti-naturaliste est souvent associée
une croyance en la malléabilité très étendue de la nature humaine,
ce qui facilite la tâche des sciences sociales lorsqu’elles se veulent
programme de réforme sociale.
™ Depuis les années soixante-dix, la biologie évolutionniste a
radicalement changé la donne:
1. Abandon de l’idée que les organismes ont des comportements
visant le bien de l’espèce, ou du groupe (idée que Darwin
défendait, d’ailleurs)
2. Démonstration que des mécanismes égoïstes (sélection du plus
apte) peuvent résulter en « altruisme » et coopération sociale.
3. Aujourd’hui: retour dans les discussions de possibilité d’une
sélection groupale et donc d’un altruisme biologique sans
guillemets (Sober et Wilson, 1998).
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Quelques repères bibliographiques
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RUSE Michael. « Une défense de l'éthique évolutionniste
». In: CHANGEUX Jean-pierre (Ed) : Fondements
naturels de l'éthique. Odile Jacob 1993.
WRIGHT Robert. L’animal moral. Michalon 2001.
RIDLEY Matt. The Origin of Virtue: Human instincts and
the Evolution of Cooperation. Penguin 1998.
Une fausse piste…
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…le darwinisme social (Spencer): ériger la « lutte
pour la vie » en norme de comportement éthiquement
justifié.
Cas classique d’erreur naturaliste
Dénoncé par avance par Darwin et son disciple Huxley.
Darwin a cherché à proposer une généalogie du
sentiment moral, mais les conceptions éthiques qu’il
défend sont « anti-égoïstes » et marquées par la
croyance que l’évolution prédispose l’homme à agir
pour le bien commun.
« It must not be forgotten that although a high standard of morality
gives but a slight or no advantage to each individual man and his
children over the other men of the same tribe, yet that an increase
in the number of well-endowed men and advancement in the
standard of morality will certainly give an immense advantage to
one tribe over another. There can be no doubt that a tribe including
many members who, from possessing in a high degree the spirit of
patriotism, fidelity, obedience, courage, and sympathy, were always
ready to aid one another, and to sacrifice themselves for the
common good, would be victorious over most other tribes; and this
would be natural selection. At all rimes throughout the world tribes
have supplanted other tribes; and as morality is one important
element in their success, the standard of morality and the number
of well-endowed men will thus every-where tend to rise and
increase. » (Darwin, The Descent of Man, 1871, p. 166)
Eclipse de la sélection groupale
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Années 60 du 20e siècle: la notion de sélection groupale est
sévèrement attaquée par les biologistes de l’évolution, d’où le
déclin de la croyance en une explication évolutionniste directe
de l’altruisme.
« The economy of nature is competitive from beginning to end.
. . The impulses that lead one animal to sacrifice himself for
another turn out to have their ultimate rationale in gaining
advantage over a third . . . Where it is in his own interest, every
organism may reasonably be expected to aid his fellows . . . Yet
given a full chance to act in his own interest, nothing but
expediency will restrain him from brutalizing, from maiming,
from murdering-his brother, his mate, his parent, or his child.
Scratch an "altruist," and watch a "hypocrite" bleed. » Ghiselin,
1974.
Une bonne piste…
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Pourtant, et contrairement à l’image simpliste de la
« lutte pour la vie », certains comportements altruistes
sont « évolués ».
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Sociobiologie (E. Wilson, 1975).
Politiquement incorrect
La sociobiologie suscite à l’époque
une
grande
controverse,
due
essentiellement à la confusion avec le
darwinisme social et à l’oubli du
paralogisme naturaliste. On ne peut
pas soutenir que quelque chose est
bon du seul fait que c’est un produit
de l’évolution: une perspective
évolutioniste sur l’origine de certaines
normes morales ne nous contraint à
aucune conclusion automatique sur la
validité de ces normes morales.
(photo reproduite d’après R. Wright, The Moral
Animal, 1994)
Comportement et sélection naturelle
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Les comportements, pas moins que les traits physiques
d’un organisme, sont sujets à sélection naturelle et
donc ont une valeur adaptative.
Exemple de comportement à « valence » morale:
altruisme.
Définition opérationnelle de l’altruisme: comportement
diminuant l’adaptation de l’acteur et augmentant celle
d’un autre, le bénéficiaire du comportement altruiste.
Possible, entre autres, car le gène (et non seulement
l’individu) est une unité de sélection.
Fitness direct et fitness inclusif
Fitness: contribution génétique d’un
individu à la génération suivante
™ F1: Fitness direct: part de cette contribution
résultant de sa procréation personnelle
™ F2: Fitness indirect: part de cette contribution
résultant de la procréation d’individus
apparentés
™ Fi = F1 + F2 (fitness inclusif)
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Généalogie de l’altruisme: sélection de
parentèle (Hamilton, Maynard-Smith, 1964)
™
Comportement altruiste est sélectionné s’il
bénéficie suffisamment à des individus
apparentés, en fonction de leur degré
d’apparentement.
« Je suis prêt à donner ma vie pour sauver 2
frères ou 8 cousins » JBS Haldane
La théorie des jeux ajoute des perspectives
supplémentaires (Axelrod, Hamilton):
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Enjeu: expliquer l’émergence
et la stabilité de stratégies de
coopération entre individus
non-apparentés:
Dilemme du prisonnier:
« jeu » = interaction sociale.
2 individus, 2 stratégies: A (altruiste) et E
(égoïste)
Un A gagne 3 « points de fitness » (PF)
s’il « joue » avec un A
Un A perd 1 PF s’il joue avec un E
Un E gagne 4 PF s’il joue avec un A
Un E gagne 0 PF s’il joue avec un E
Résultat: l’égoïsme est « rationnel » mais
sous-optimal.
A
E
A
A: +3
A: -1
E: +4
E
A: -1
E: +4
E: 0
Mais la réitération du « jeu » donne sa
chance à l’altruisme
Réciprocité:
« donnant - donnant »
I = nombre d’interactions
D est altruiste la première fois,
puis imite la stratégie de son
partenaire (A si l’autre est A, E
si l’autre est E).
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Dans un dilemme du prisonnier
itératif, il n’y a pas de stratégie
idéale a priori, mais l’altruisme
peut devenir payant.
(d’après Sober et Wilson, 1998)
D
E
D
D: +3I D: -1
E: +4
E
D: -1
E: +4
E: 0
Résumé des altruismes « évolués »
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™
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Sélection de parentèle (Hamilton)
Altruisme réciproque (Trivers, Axelrod)
Mutualisme secondaire (Dugatkin)
…Mais si l’on accepte la notion de sélection groupale, la
portée de l’altruisme évolué est plus grande (Sober et
Wilson).
Néanmoins, la relation entre ces modèles
théoriques et la réalité biologique reste très
controversée.
Conclusion 1: expliquer n’est pas légitimer.
„
„
La biologie explique une part importante des
normes morales. Pourtant elle laisse ouverte la
question de leur légitimation.
Exemple de généalogie de la morale qui est le
contraire d’une légitimation: Nietszche.
Morale et nature humaine: la version
soupçonneuse : Nietzsche)
™
Généalogie de la morale (1887)
Thèse: A qui profitent les valeurs et les vertus chrétiennes
(humilité, charité, renoncement)? Aux faibles qui exercent par ce
biais détourné leur volonté de puissance.
™
Quoi qu’on pense de cette thèse, elle manifeste l’arrivée dans notre
culture de certaines idées fondatrices:
- Ce qui motive réellement les normes est caché, aux acteurs euxmêmes, à la société.
- Altruisme et égoïsme ont des relations complexes et cachées.
« à l’insu de notre plein gré… »
Les « maîtres du soupçon » nous apprennent que l’important est
caché.
™ Karl Marx
™ Friedrich Nietzsche
™ Sigmund Freud
…aujourd’hui on pourrait ajouter la postérité de Darwin: la
sociobiologie et la psychologie évolutionniste: une part des forces
qui agissent sur nos comportements sont inconscientes, dans un
sens non freudien (en gros: nous continuons d’être influencés par
l’intérêt de nos ancêtres - ou plus exactement « l’intérêt » des
gènes de ceux-ci) dans « l’environnement d’adaptation
évolutionnaire » (EEA).
Et l’environnement d’aujourd’hui?
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La légitimation de normes résultant de l’évolution
biologique ne saurait être automatique. Deux raisons:
1. Paralogisme naturaliste
2. L’EEA n’est plus le nôtre.
La différence la plus indiscutable entre l’EEA de l’espèce
homo sapiens et l’environnement dans lequel nous
sommes requis de développer des comportements
éthiques est que la procréation n’est plus un bien
absolu.
En un sens, l’homme est réellement devenu homme en
inventant le contrôle des naissances.
Conclusion 2: la nature compte
™
™
Même si l’on est anti-naturaliste, la
connaissance des pressions qu’exerce notre
nature sur nos comportements est importante
pour la mise en place de normes éthiques:
Savoir à quelles contraintes on a affaire, c’est
utile!
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