D`un certain aveuglement dans la psychologie moderne

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D’un certain aveuglement dans la psychologie moderne
Michael J. Apter
Traduction Eric Loonis
Un article du Dr Michael Apter dans The Psychologist, 2003, 16(9), 474-475. Reproduit et traduit
avec autorisation.
Ceux d’entre nous qui sont des chercheurs en psychologie ont le privilège de travailler sur les
phénomènes les plus intéressants qu’on puisse imaginer. Mais je pense qu’à certains moments nous
ne les regardons pas vraiment. Ou plutôt, on nous a appris à regarder d’une certaine façon, en
utilisant certains concepts et certaines techniques, de sorte que, parfois, nous manquons des choses
qui sont évidentes pour tout le monde, sauf les psychologues. En d’autres termes, en essayant de
comprendre certains processus psychologiques ou autres, nous avons tendance à regarder en
premier ce que les chercheurs précédents ont fait et pensé, de sorte qu’après on ne peut s’empêcher
de regarder ces processus à travers leurs yeux. Pour dire cela en termes psychologiques, nous
faisons l’acquisition de cadres de pensée et, ensuite, nous ne pouvons pas nous en débarrasser
facilement et avoir un regard neuf sur le monde pour voir les choses autrement. Ceci entraîne, pour
reprendre une expression tirée d’un article classique de William James (1899) : « une certaine
forme d’aveuglement ».
Je voudrais appuyer cette idée avec deux exemples tirés de mon domaine de recherche : la
personnalité et la motivation.
Les limites du concept de trait
Mon premier exemple porte sur la notion de trait – un concept central dans tous les travaux en
psychométrie de la personnalité. Je ne veux pas nier qu’il y ait en effet une certaine consistance
dans la façon dont les gens voient le monde et y agissent. Ce que je tiens à dire, c’est que ce n’est
qu’une partie limitée et relativement inintéressante de leur psychologie. La partie intéressante est la
façon dont les individus changent. Je pense qu’il est évident pour tout le monde, excepté pour les
psychométriciens, que nous sommes des individus de types très différents à différents moments
dans la vie quotidienne et que c’est l’essence de ce qui fait de nous des humains. La personnalité est
dynamique et non statique : nous sommes davantage des danseurs plutôt que des statues. Dire à
quelqu’un que le test qu’il vient de passer montre qu’il/elle est extraverti et cette personne va
probablement réagir (comme j’ai pu le constater à maintes reprises) en disant que cela peut être
parfois vrai, mais qu’à d’autres moments il/elle est aussi introverti. Regardez les gens, regardezvous vous-même.
Cette variabilité ne dépend pas non plus simplement des changements de situation, comme de
nombreux comportementalistes et psychosociologues le voudraient. Nous pouvons être tout à fait
dans la même situation, mais de façons très différentes, suivant les moments. Une personne donnée
peut très bien être extravertie à l’occasion d’un dîner et introvertie lors d’une autre occasion – en
fait, ces deux façons d’être pourraient même s’appliquer à des moments différents de la même
soirée ! La raison de ceci semble être qu’il existe un contexte interne en évolution constante qui
préside à nos actions, tout comme les forces externes de l’environnement. Nous voulons des choses
différentes à différents moments et, en partie comme conséquence, nous voyons les choses
différemment. À cet égard, nos personnalités sont changeantes et inconstantes.
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Cela ne signifie pas que tout soit chaos. Cela signifie plutôt qu’il y a des façons d’être et de se
comporter qui caractérisent les gens, mais que ces tendances changent au cours du temps. Ce qui est
le plus intéressant, au sujet d’un individu, ce sont ses changements de personnalité en fonction de
séquences typiques, de rythmes et de trajectoires d’évolution. Mais encore, les facteurs qui jouent
un rôle en incitant au changement, les différentes façons dont différentes caractéristiques
s’expriment et ainsi de suite. Ce sont là les vraies caractéristiques qui distinguent les individus. Des
caractéristiques qui sont davantage comme une mélodie en continu, plutôt que la simple répétition
de quelques notes. Les psychométriciens agissent comme si la moyenne de toutes les notes dans une
symphonie de Mozart pouvait nous donner l’essence de l’œuvre. En regardant la « mélodie » d’un
individu, nous allons au-delà de l’ancien débat trait-situation, en insistant sur le fait que nous avons
un troisième terme : la façon dont l’individu est à un moment donné, reflétant des cycles et des
rythmes internes.
En retour, cette approche ouvre la voie à un tout nouveau domaine de recherche. Cela signifie que
chaque question de recherche qui est habituellement posée en terme de traits – en lien, par exemple,
avec la santé mentale ou physique, la criminalité, le mode de vie préféré, les prouesses sportives ou
le leadership – se doit d’être posée à nouveau en terme de changements. Pour ne donner qu’un
exemple, il est difficile, à partir d’un modèle de trait de personnalité, de prédire la rechute chez des
individus qui essaient d’arrêter de fumer. A l’inverse, une approche basée sur le changement au
cours du temps peut révéler que les individus sont particulièrement vulnérables au cours de certains
états psychologiques récurrents et identifiables (O’Connell & Cook, 2001).
La théorie des traits de personnalité n’est pas seulement simpliste, elle est aussi inutile. Faire passer
un test à quelqu’un pour lui dire ensuite « voici ce que vous êtes », c’est lui rendre un très mauvais
service en limitant par avance les potentialités de changement de cette personne. Je fais référence ici
à cette lamentable tendance qu’est le « chronotype » (Apter, 2001). C’est un stéréotype, sauf qu’au
lieu de commettre l’erreur de supposer que tous les individus dans une certaine catégorie sont
identiques, cette fois, dans le chronotype, on suppose à tort qu’un individu reste identique à luimême sur la durée. Stéréotype et chronotype opèrent tous deux une généralisation à partir de peu
d’informations – pour le premier, une généralisation en fonction des individus, pour le second, une
généralisation dans le temps pour un individu donné.
Laissez-moi vous donner un exemple des effets négatifs que cela peut avoir. Si vous êtes dans les
ressources humaines et que vous utilisez les tests de personnalité, tout ce que vous pouvez faire est
de les utiliser pour sélectionner des individus pour un travail et non les aider à changer, à grandir et
se développer dans et au-delà de l’emploi. Si en revanche vous laissez tomber le concept de trait et
que vous considériez que les individus sont de toute façon et en permanence changeants, alors aider
quelqu’un à changer pour adopter une façon d’être ou de se comporter plus adaptée apparaît plus
facile – il s’agit alors seulement de réorienter un processus de changement en cours dans la
direction souhaitée.
On peut voir cela d’une autre façon. Il est possible d’affirmer que pour être en bonne santé il faut
être instable – être en mesure d’adopter différents types de personnalité en fonction des situations.
Dans ces conditions, les principaux types de psychopathologie, comme l’anxiété chronique, la
dépression, la toxicomanie, impliquent que l’on se retrouve coincé dans un certain type de
fonctionnement. En d’autres termes, si un individu peut être caractérisé par des traits (de la même
façon que les individus souffrant de psychopathologie), alors cet individu souffre probablement lui
aussi d’un certain type de trouble mental. Si la biodiversité est nécessaire à la bonne santé d’un
système écologique, alors ce que l’on pourrait appeler « psychodiversité » est tout aussi important
pour la santé de l’individu : elle lui permet de s’adapter à des environnements en évolution
constante et relativement imprévisibles. La psychodiversité permet aussi une vie riche
d’expériences variées, permettant l’expression de toutes les facettes de la personnalité.
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Les limites du concept homéostatique d’activation
Voici un deuxième exemple d’une évidence ignorée, cette fois dans le domaine de la motivation et
de l’émotion. Il est communément admis que les individus n’aiment pas et essayent d’éviter de
hauts niveaux d’excitation – ce qui est assimilée à de l’anxiété. Ce qui est clair, et que les
psychologues travaillant dans le domaine de la motivation et de l’émotion ont tendance à oublier,
c’est que les individus veulent parfois des niveaux élevés d’excitation – et plus c’est élevé et mieux
c’est – dont ils font l’expérience avec enthousiasme, voire dans l’euphorie. En d’autres termes,
l’excitation élevée se présente sous deux formes : l’une agréable et l’autre désagréable. Il ne suffit
pas de dire que cela a été reconnu par Hebb quand il a développé sa théorie du niveau optimal
d’activation et qu’il a fait remarquer que parfois les gens font des choses, aussi bien pour élever que
pour abaisser leurs niveaux d’excitation. Pour Hebb le niveau d’excitation le plus agréable est
toujours plus ou moins modéré et toute élévation ou réduction doit conduire à ce niveau modéré.
Mais Hebb n’a fourni aucune explication quant aux raisons pour lesquelles les gens pourraient
vouloir augmenter leur niveau d’excitation au-delà des niveaux modérés. Après tout, quand on va à
une fête foraine, un match de football ou un concert de rock, on ne veut pas un niveau d’excitation
seulement modéré – on veut une excitation très élevée. En fait, on veut des sensations. Certaines
personnes vont même aller jusqu’à des dangers extrêmes (tels que le saut à l’élastique et le saut en
chute libre, etc.) afin de réaliser cette expérience. J’ai documenté ce phénomène en détail (Apter,
1992). Les simples théories homéostatiques de type Hebb (et cette idée d’homéostasie sous-tend un
certain nombre de théories de la personnalité, comme celles d’Eysenck et de Zuckerman) ne
peuvent rendre compte de ces phénomène de façon convaincante. Ce qu’il faut, c’est une approche
qui permette d’expliquer comment les individus peuvent faire des expériences alternatives – et
même opposées – en lien avec différents besoins et désirs.
C’est ici que Freud a, lui aussi, quelques ennuis. D’une part, il a pu dire, sous diverses formulations,
que les individus veulent réduire leurs pulsions psychiques à de bas niveaux et que, s’ils ne le font
pas, ils feront l’expérience de l’anxiété. D’autre part, Freud a vu la sexualité comme une pulsion
essentielle. Mais le but du comportement sexuel est de parvenir au maximum de l’excitation
sexuelle et à l’orgasme. Il a fallu à Freud toute une vie de théorisations complexes pour tenter de
donner un sens à sa propre auto-contradiction théorique ! Il se serait épargné beaucoup de
problèmes, s’il avait pu reconnaître ce que tous les gens qui ne sont pas psychologues savent, à
savoir que parfois, nous voulons de l’excitation (par exemple durant l’activité sexuelle) et que
d’autres fois, nous voulons la paix et le calme (et là encore, nous constatons que les gens changent
au cours de leur vie quotidienne, alternant leur désir pour de hauts ou bas niveaux d’excitation, de
sorte qu’y voir un trait, au sens traditionnel du terme, n’à guère de signification).
Il y a un autre point important ici. Si un individu, à un moment donné, est à la recherche d’une
haute excitation, alors toute émotion intense, quelle qu’elle soit, peut être pour lui une source de
plaisir. On peut supposer que cela inclue aussi bien des émotions négatives comme l’horreur,
l’anxiété, la douleur et ainsi de suite. À première vue, il semble peu probable que nous aillons du
plaisir avec de telles émotions. Mais en fait, si nous nous observons nous-mêmes, dans la vie réelle,
nous verrons que c’est effectivement le cas. Par exemple, nous prenons du plaisir aux « mauvaises »
émotions ressenties à la vue de certains films. Dans l’environnement sécurisé d’une salle de cinéma,
les émotions négatives peuvent devenir de bonnes émotions. Nous avons du plaisir à éprouver
l’horreur d’un film d’horreur, l’angoisse d’un thriller, la douleur d’une tragédie. Si nous n’avions
pas ce plaisir, pourquoi alors payons-nous pour aller au cinéma ? J’ai suggéré d’appeler ces
« mauvaises » émotions agréables, des émotions « parapathiques » (Apter, 1982). Là encore,
l’existence de ce type d’émotions est, si j’ose dire, évidente pour des non-psychologues – mais
apparemment oubliée dans toutes les théories psychologiques de l’émotion.
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Ce n’est pas seulement une question théorique. Il y a de grands avantages pratiques à reconnaître
qu’un niveau donné d’excitation peut être expérimenté de façons opposées. Par exemple, une
implication clinique est qu’il y a deux façons opposées de prendre en compte l’anxiété lors d’une
thérapie. L’hypothèse commune est que l’on doit réduire l’excitation – que ce soit par les
tranquillisants, les techniques de relaxation, le biofeedback ou d’une autre manière. Mais il est
évident qu’il existe une alternative : il s’agit pour le client d’accepter le niveau élevé d’excitation
dont il ou elle fait l’expérience dans certaines situations, tout en trouvant un moyen d’inverser
l’anxiété dans l’excitation. Par exemple, dans le traitement de la dysfonction sexuelle, l’objectif
devrait être d’aider la personne à ressentir de l’excitation, voire l’extase, dans la situation sexuelle
et non pas se sentir en état de relaxation. Pour aider un athlète, un musicien ou un conférencier dans
leurs prestations, nous devrions les aider à se sentir agréablement excités – car ils ont probablement
besoin de faire ce qu’ils font avec intensité – et non pas se sentir « décontractés ».
La théorie du renversement
Au cours des vingt cinq dernières années, j’ai, avec des collègues à travers le monde, mis au point
une théorie systématique qui prend en compte ces aspects (et d’autres) évidents, intéressants et
dynamiques de l’expérience et du comportement humains. Cette théorie est connue sous le nom de
« théorie du renversement » ou « théorie du style motivationnel », elle est basée sur l’idée d’états
plutôt que de traits, de multistabilité plutôt que d’homéostasie, l’idée d’inconsistance plutôt que de
consistance.
La théorie a engendré différents types de recherches (psychométriques, expérimentales,
psychophysiologiques) et a été appliquée dans divers champs (y compris la thérapie, le conseil en
santé, le coaching sportif et le conseil en gestion). Les résultats sont souvent surprenants quand on
les regarde à partir de points de vue plus traditionnels. Il a été démontré, par exemple, que les
individus veulent rarement un niveau d’excitation modéré au travail, mais vont et viennent, dans
leur désir, entre un niveau élevé ou bas d’excitation ; que certains problèmes sont moins faciles à
résoudre si on les prend au sérieux ; que même dans une situation inchangée, les individus
recherchent des choses très différentes à différents moments ; qu’il est possible d’avoir besoin de
soucis et de stress ; que dans certains états d’esprit des individus peuvent trouver du plaisir dans
l’incongruité, l’ambiguïté, la confrontation et le conflit.
La théorie du renversement est soutenue par une importante littérature scientifique, comprenant des
livres et des articles dans divers domaines de la psychologie (voir la revue dans Apter, 2001). Et
pourtant, elle continue d’être ignorée par les grands courants de la psychologie. Mon intention, en
écrivant ce bref article, est d’attirer l’attention sur certaines idées que les non-psychologues peuvent
trouver très importantes et utiles (ou du moins évidentes), idées qui continuent cependant d’être
négligées par la plupart des psychologues professionnels.
Références
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Apter, M.J. (1982). The experience of motivation: The theory of psychological reversals.
London and New York: Academic Press.
Apter.M.J. (1992). The dangerous edge: The psychology of excitement. New York: The Free
Press.
Apter, M.J. (Ed.) (2001). Motivational styles in everyday life: A guide to reversal theory.
Washington, DC: American Psychological Association.
James, W. (1899). On a certain blindness in human beings. In James (Ed.), Talks to teachers
on psychology . New York: Longmans, Green.
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O’Connell, K.A, & Cook, M.R. (2001). Smoking and smoking cessation. In M.J.Apter
(Ed.), Motivational styles in everyday life: A guide to reversal theory. Washington, DC:
American Psychological Association.
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