RESUME
Si la modernité formelle de Madame Bovary a, depuis longtemps, été démontrée, la
modernité de son contenu philosophique suscite un intérêt récent. À la différence de
plusieurs études, qui font de Flaubert un philosophe de façon négative, c'est-à-dire en
mettant de l'avant Y absence de prétentions normatives et morales de son auteur, un
philosophe du désengagement, celle-ci s'applique à montrer une philosophie positive,
c'est-à-dire vivante, en action, émanant directement d'un contenu qui s'incarne dans sa
forme.
Ce mémoire souhaite établir certaines ressemblances entre la conception de la littérature
de Flaubert, dont il a traité abondamment dans sa correspondance, et la philosophie de
Hans Georg Gadamer. À un siècle d'intervalle, leurs travaux sont déterminés par la
conviction selon laquelle une forme de connaissance, distincte de celle des sciences, est
accessible par l'art : l'esthétisation du réel doit mener à une vérité. En cela, l'esthétique
de Gadamer revêt une dimension éthique, tout comme celle de Flaubert par ailleurs. Cette
quête de vérité est perceptible dans Madame Bovary : dans un univers romanesque régi
par une conception objectivante du monde, dans laquelle l'idée pure est distincte de son
expression et saisissable de l'extérieur, le personnage d'Emma cherche à incarner un
idéal d'elle-même qu'elle revendique comme une vérité, accessible par la représentation
de soi, donc par Vexpérience. En supprimant la limite entre le monde de l'art et le monde
réel, Madame Bovary, en définitive, ferait d'elle-même une œuvre d'art.
La confusion entre la réalité et la fiction a souvent constitué un point de départ pour
l'interprétation de Madame Bovary. Tandis que l'interprétation ordinaire soutient que
Madame Bovary vit dans l'illusion et fuit la réalité, elle-même croit l'inverse : la
« vraie » Emma ne peut être cette femme mariée à un médecin de campagne, ancrée dans
une réalité qui ne lui sied guère. Forcément, la vérité se trouve « ailleurs ». L'amour et la
religion, dans le roman, seraient avant tout des modes d'expression d'une conception du
monde et d'elle-même. En mettant en place les conditions nécessaires à son émergence,
un « décor », Madame Bovary chercherait, en définitive, une vérité de soi, accessible par
la représentation, entendue dans le sens que lui donne Hans Georg Gadamer. Ce serait là
une des raisons pour laquelle les enumerations d'objets occupent une si grande place dans
le roman.
En effet les objets, dans Madame Bovary, ont une double fonction : en certaines
circonstances, ils servent à révéler. D'autres fois, ils servent à dissimuler. Ces fonctions
correspondent aux deux conceptions de l'esthétique, contradictoires, à l'œuvre dans le
roman. Si Madame Bovary peut être interprété comme un roman sur la représentation,
dans lequel les objets incarnent un concept, au point d'en devenir indissociables,
paradoxalement la représentation s'y trouve mise en échec. Les objets perdent alors leur
pouvoir de représentation et sont relégués au rang de signes, complètement distincts de ce
qu'ils évoquent.