Observer les consommateurs.. Études de marché et histoire de la

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Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la
consommation en Allemagne, des années 1930 aux années 1960
par Christoph CONRAD
| Les Éditions de l’Atelier | Le Mouvement Social
2004/1 - N°206
ISSN 0027-2671 | ISBN | pages 17 à 39
Pour citer cet article :
— Conrad C., Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la consommation en Allemagne, des
années 1930 aux années 1960, Le Mouvement Social 2004/1, N°206, p. 17-39.
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Observer les consommateurs.
Études de marché et histoire
de la consommation
en Allemagne, des années 1930
aux années 1960
par Christoph CONRAD*
Lisez-vous beaucoup, un peu, pas du tout ? Allez-vous au restau-
rant ? Aimeriez-vous, madame, donner en location votre chambre à un
Noir ? Que pense-t-on, franchement, de la retraite des vieux ? Que pense
la jeunesse ? Que pensent les cadres ? Que pense la femme de trente
ans ? Que pensez-vous des vacances ? Où passez-vous les vacances ?
Aimez-vous les plats surgelés ? [...]
Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger.
Georges Perec, Les choses. Une histoire des années soixante,
2
e
éd., Paris, Julliard, 1997, p. 32-33.
L
es comportements des consommateurs constituent l’« obscur objet du désir »
des spécialistes du marketing, des publicitaires, des chefs d’entreprise et, plus
récemment, des historiens (1). De fait, lorsqu’ils explorent les sociétés du passé,
les historiens partagent avec les praticiens des études de marché un nombre surpre-
nant de questions. Leur curiosité et la nôtre portent sur qui, quoi, où, combien de
fois, combien cela coûte. Mais elles ne se limitent pas à ces données de base. Elles
s’étendent à des enquêtes sur les désirs, les significations symboliques, les styles de
vie. L’impact des théoriciens de la culture comme Michel de Certeau et des cultural
studies en général (2) a été tel que les recherches sur la consommation ont changé
de cible et ont de plus en plus mis l’accent sur le processus de réception et son rôle
* Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Genève. Traduction de Patrick Fridenson.
(1) Des versions antérieures de cet article ont été discutées lors de colloques et séminaires à Bielefeld,
Boston, Cambridge, Paris, Tel Aviv et Zurich. Je tiens à remercier Gisela Bock, Martin Daunton, Greg
Egighian, Patrick Fridenson, Hartmut Kaelble, Martina Kessel, Liz Lunbeck, Billie Melman, Frank Trent-
mann et Thomas Welskopp pour leur invitation et leurs commentaires.
(2) M. de C
ERTEAU
,L’invention du quotidien I : Arts de faire,2
e
éd., Paris, Gallimard, 1990. A. M
AT-
TELART
,E.N
EVEU
,Introduction aux cultural studies, Paris, La Découverte, 2003.
Le Mouvement Social, no206, janvier-mars 2004, ©Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières
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créatif. Au lieu de considérer un client passif, elles ont mis au premier plan le lecteur
actif, homme ou femme, ses manières de décoder les signes ou de se méprendre sur
eux, de s’approprier les objets ou de les refuser, d’inventer des pratiques ou de se
familiariser avec elles. Dès que dans les recherches empiriques d’histoire de la
consommation on donne ainsi la priorité au consommateur actif – ou encore à l’audi-
teur de radio, au spectateur de films, au lecteur de journaux actif –, on a besoin
d’avoir sur ceux-ci des connaissances détaillées, différenciées et diachroniques, c’est-
à-dire le genre de connaissances que les spécialistes des marchés produisent dans
leurs études, sondages et groupes de tests.
Notre article a donc l’ambition de présenter la société de consommation
contemporaine comme une « société de la connaissance », c’est-à-dire une société
où une connaissance appliquée est produite et constamment communiquée et où le
consommateur est construit comme un type social spécifique et comme un nœud
d’informations. Il ne s’agit donc pas de faire l’histoire des pratiques de consommation
dans l’Allemagne contemporaine ou des revenus ou des rêves des consommateurs
pour eux-mêmes. Au contraire, ce qui nous intéresse, c’est d’explorer quelques-uns
des cas auxquels les historiens d’aujourd’hui peuvent appliquer la production de
connaissances réalisées par des experts contemporains : économistes, psychologues,
spécialistes de la publicité. Avec un fil directeur : comprendre comment les études
de marché se sont mises en quête « du » consommateur inconnu et ont distingué les
acteurs féminins et masculins. Nous soutenons que le fait que les études de marché
sont une recherche-action a conduit ces experts à une reconnaissance du rôle des
femmes beaucoup plus réaliste qu’il n’était d’usage jusque-là dans les sciences éco-
nomiques. Dès lors les analystes de marketing ont proposé des stéréotypes modifiés
de l’« essence » du masculin et du féminin en ce qui concerne les désirs, les préfé-
rences et les goûts (3). Ainsi les études de marché ont joué (et jouent) un rôle essentiel
dans la création du marché de masse moderne qui est pensé et construit comme le
rassemblement d’acheteurs individuels, pleins de discernement et soucieux de maxi-
miser la valeur. Bref, la production d’un savoir sur les consommateurs contribue à
former un type social : le consommateur-citoyen sexué (4).
(3) Voir en introduction à une vaste littérature : V. de G
RAZIA
(avec E. F
URLOUGH
) (ed.), The Sex of
Things : Gender and Consumption in Historical Perspective, Berkeley, University of California Press,
1996.
(4) E. C
ARTER
,How German Is She ? Postwar West German Reconstruction and the Consuming
Woman, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997 ; L. C
OHEN
,A Consumer’s Republic : The
Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Knopf, 2003 ; S. K
ROEN
, « Der Aufstieg
des Kundenbürgers », in M. P
RINZ
(Hg.), Der lange Wege in den Überfluss. Anfänge und Entwicklung
der Konsumgesellschaft, Paderborn, Schöningh, 2003, p. 519-550 ; id., « A Political History of the
Consumer », à paraître dans The Historical Journal, 2004. Cf. M. B
ERNOLD
et A. E
LLMEIER
, « Konsum,
Politik und Geschlecht. Zur “Feminisierung” von Öffentlichkeit », in H. S
IEGRIST
,H.K
AELBLE
,J.K
OCKA
(Hg.), Europäische Konsumgeschichte, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1997, p. 441-466.
C. CONRAD
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L’émergence d’un nouveau champ
de la connaissance
Demandons-nous d’abord pourquoi les études de marché, sous toutes leurs
formes, ont fait leur apparition dans l’entre-deux-guerres et pourquoi elles ont connu
leur triomphe à partir des années 1950 et 1960.
Les historiens peuvent invoquer des changements dans les structures. Ils ne sont
pas les premiers. Déjà les contemporains en avaient pris conscience. Rappelons ici
que la Première Guerre mondiale avait complètement bouleversé l’ordre du com-
merce international. Les branches de production exportatrices en particulier (les
grandes entreprises pharmaceutiques comme les P.M.E. de l’industrie de la porce-
laine) se découvrirent alors un intérêt nouveau pour ce que l’on appelait à l’époque
l’« observation du marché ». Puis, sous l’effet de la crise économique mondiale au
début des années 1930, ce furent de plus en plus d’entreprises qui prêtèrent attention
à la diffusion de leurs produits et aux modes de consommation.
On constate tant au sein du management que dans les sciences économiques
que l’attention traditionnellement portée à la production évolue dans cette période
vers un intérêt croissant pour les problèmes liés à la vente et la distribution, en un
mot : au marketing, sans pour autant utiliser ce mot en Europe avant les années
1950 (5). Cela concerne naturellement avant tout les biens de consommation. Il n’est
guère surprenant de voir que des représentants des industries du textile, de la phar-
macie, de l’alimentation et de la construction électrique sont en 1934 parmi les
fondateurs de la Gesellschaft für Konsumforschung (GfK : association pour la
recherche sur la consommation), qui est l’institut d’études de marché pionnier en
Allemagne. C’est dans leurs branches que se développe déjà dans l’entre-deux-
guerres ce « marché des acheteurs » qui remplacera généralement après 1945 le
« marché des producteurs ».
Les analystes du marché ainsi que les tenants de la science naissante qu’était
alors la gestion (6) ont bien mis en évidence l’importance du rôle de la distribution
dans la définition du prix d’un produit et se sont clairement engagés en faveur d’une
« rationalisation » dans ce domaine. Une brochure publicitaire de la GfK datant de
1936 estimait à 40 % du prix payé par le consommateur la part absorbée par les
frais de distribution pour un produit fini (7).
A l’instar des publicitaires, dont l’activité a connu un rapide essor depuis la fin
(5) Pour l’émergence du « marketing » comme domaine des sciences de gestion, cf. R. B
UBIK
,Ge-
schichte der Marketing-Theorie : historische Einführung in die Marketing-Lehre, Francfort, P. Lang,
1996 ; F. C
OCHOY
,Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris, La Décou-
verte, 1999.
(6) H. F
RANZ
,Zwischen Markt und Profession. Betriebswirte in Deutschland im Spannungsfeld
von Bildungs – und Wirtschaftsbürgertum (1900-1945), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998.
(7) Brochure rédigée par Hans Brose pour la GfK, Nuremberg, 1936. Cf. D. S
CHINDELBECK
, « “Asbach
Uralt” und “Soziale Marktwirtschaft”. Zur Kulturgeschichte der Werbeagentur in Deutschland am Beispiel
von Hans Brose (1899-1971) », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 1995, p. 235-252.
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
19
du
XIX
e
siècle, les pionniers des études de marché puisent en abondance dans les
travaux des sciences sociales, en particulier de la psychologie. Leur approche est à
la fois éclectique et volontariste. Ils mettent ainsi en évidence le fait qu’en période
de croissance globale des revenus la part discrétionnaire du revenu – celle qui reste
à la disposition du consommateur après qu’il a couvert ses besoins vitaux – augmente
aussi. Cette fraction de l’activité consommatrice semble plus dépendante d’éléments
non utilitaires, voire de facteurs d’ordre irrationnel. C’est surtout la subjectivité, voire
l’irrationalité, de la femme comme consommatrice qui devient un thème récurrent
dans les textes des économistes, des publicitaires et des spécialistes du marketing.
Selon eux, pour parvenir à des analyses utilisables il est nécessaire d’effectuer des
études psychologiques sur les motivations des consommateurs et consommatrices.
Bien qu’ils ne soient pas à l’abri de jugements moralisateurs sur le comportement
des ménagères, les premiers analystes des marchés enquêtent sur les fonctions
sociales et symboliques des marchandises auprès d’individus des deux sexes.
Cet accent mis sur les attitudes et motivations subjectives a inspiré le choix de
leur méthodologie par les premiers praticiens des études de marché en Allemagne.
Leur chef de file, Wilhelm Vershofen, qui cumulait une formation littéraire et psy-
chologique et une expérience pratique dans les affaires, a privilégié les approches
qualitatives (et non quantitatives) pour cerner les mobiles cachés des consommateurs.
D’où le recours à des questionnaires semi-standardisés et à des méthodes d’analyse
interprétatives plutôt que statistiques, ainsi qu’à une technique particulière d’entre-
tien. Les « correspondants » (tel était le nom donné par le GfK à ses interviewers)
devaient entrer en contact avec les enquêtés dans des situations de la vie quotidienne
au cours de conversations informelles. Tout en bavardant ils devaient poser à leur
interlocuteur les questions formulées dans le questionnaire. Mais ils ne remplissaient
ce dernier qu’après, en se servant des notes qu’ils avaient prises et en y ajoutant une
évaluation personnelle. Cette méthode fort peu orthodoxe devint la marque de
fabrique de cette école d’études de marché, l’école de Nuremberg. En revanche,
après la Seconde Guerre mondiale la GfK adopte les techniques standard de sondages
d’opinion diffusées par les instituts américains et reprises par la plupart des instituts
allemands de sondages d’opinion et d’études de marché. Cependant on peut souli-
gner que Vershofen et ses collègues non seulement estimaient que leur méthodologie
spécifique constituait une différence majeure par rapport aux enquêtes à l’américaine
sur le modèle de Gallup, mais encore la considéraient comme supérieure (8).
Cette appréciation que ces pionniers allemands portaient sur leurs travaux incite
à réévaluer le bilan de l’américanisation de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres,
qui a suscité de nombreuses recherches historiques. Il apparaît alors que les méthodes
américaines de marketing de masse, de publicité et d’étude statistique des marchés
étaient tout à fait connues en Allemagne (9). Toutefois le débat public sur la
(8) G. B
ERGLER
,Die Entwicklung der Verbrauchsforschung in Deutschland und die Gesellschaft
für Konsumforschung bis zum Jahre 1945, Kallmünz, 1959, p. 59-61, 71, citant un article de Vers-
hofen de 1944. Cf. également H. S
CHRÖTER
, « Advertising in West Germany after World War II. A case
of an americanization », Entreprises et Histoire, octobre 1998, p. 15-19 et 25.
(9) O.R. S
CHNUTENHAUSEN
,Die Absatztechnik der amerikanischen industriellen Unternehmung,
C. CONRAD
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