Observer les consommateurs.. Études de marché et histoire de la

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Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la
consommation en Allemagne, des années 1930 aux années 1960
par Christoph CONRAD
| Les Éditions de l’Atelier | Le Mouvement Social
2004/1 - N°206
ISSN 0027-2671 | ISBN | pages 17 à 39
Pour citer cet article :
— Conrad C., Observer les consommateurs. Études de marché et histoire de la consommation en Allemagne, des
années 1930 aux années 1960, Le Mouvement Social 2004/1, N°206, p. 17-39.
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Observer les consommateurs.
Études de marché et histoire
de la consommation
en Allemagne, des années 1930
aux années 1960
par Christoph CONRAD*
Lisez-vous beaucoup, un peu, pas du tout ? Allez-vous au restaurant ? Aimeriez-vous, madame, donner en location votre chambre à un
Noir ? Que pense-t-on, franchement, de la retraite des vieux ? Que pense
la jeunesse ? Que pensent les cadres ? Que pense la femme de trente
ans ? Que pensez-vous des vacances ? Où passez-vous les vacances ?
Aimez-vous les plats surgelés ? [...]
Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger.
Georges Perec, Les choses. Une histoire des années soixante,
2e éd., Paris, Julliard, 1997, p. 32-33.
es comportements des consommateurs constituent l’« obscur objet du désir »
des spécialistes du marketing, des publicitaires, des chefs d’entreprise et, plus
récemment, des historiens (1). De fait, lorsqu’ils explorent les sociétés du passé,
les historiens partagent avec les praticiens des études de marché un nombre surprenant de questions. Leur curiosité et la nôtre portent sur qui, quoi, où, combien de
fois, combien cela coûte. Mais elles ne se limitent pas à ces données de base. Elles
s’étendent à des enquêtes sur les désirs, les significations symboliques, les styles de
vie.
L’impact des théoriciens de la culture comme Michel de Certeau et des cultural
studies en général (2) a été tel que les recherches sur la consommation ont changé
de cible et ont de plus en plus mis l’accent sur le processus de réception et son rôle
L
* Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Genève. Traduction de Patrick Fridenson.
(1) Des versions antérieures de cet article ont été discutées lors de colloques et séminaires à Bielefeld,
Boston, Cambridge, Paris, Tel Aviv et Zurich. Je tiens à remercier Gisela Bock, Martin Daunton, Greg
Egighian, Patrick Fridenson, Hartmut Kaelble, Martina Kessel, Liz Lunbeck, Billie Melman, Frank Trentmann et Thomas Welskopp pour leur invitation et leurs commentaires.
(2) M. de CERTEAU, L’invention du quotidien I : Arts de faire, 2e éd., Paris, Gallimard, 1990. A. MATTELART, E. NEVEU, Introduction aux cultural studies, Paris, La Découverte, 2003.
Le Mouvement Social, no 206, janvier-mars 2004, © Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières
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C. CONRAD
créatif. Au lieu de considérer un client passif, elles ont mis au premier plan le lecteur
actif, homme ou femme, ses manières de décoder les signes ou de se méprendre sur
eux, de s’approprier les objets ou de les refuser, d’inventer des pratiques ou de se
familiariser avec elles. Dès que dans les recherches empiriques d’histoire de la
consommation on donne ainsi la priorité au consommateur actif – ou encore à l’auditeur de radio, au spectateur de films, au lecteur de journaux actif –, on a besoin
d’avoir sur ceux-ci des connaissances détaillées, différenciées et diachroniques, c’està-dire le genre de connaissances que les spécialistes des marchés produisent dans
leurs études, sondages et groupes de tests.
Notre article a donc l’ambition de présenter la société de consommation
contemporaine comme une « société de la connaissance », c’est-à-dire une société
où une connaissance appliquée est produite et constamment communiquée et où le
consommateur est construit comme un type social spécifique et comme un nœud
d’informations. Il ne s’agit donc pas de faire l’histoire des pratiques de consommation
dans l’Allemagne contemporaine ou des revenus ou des rêves des consommateurs
pour eux-mêmes. Au contraire, ce qui nous intéresse, c’est d’explorer quelques-uns
des cas auxquels les historiens d’aujourd’hui peuvent appliquer la production de
connaissances réalisées par des experts contemporains : économistes, psychologues,
spécialistes de la publicité. Avec un fil directeur : comprendre comment les études
de marché se sont mises en quête « du » consommateur inconnu et ont distingué les
acteurs féminins et masculins. Nous soutenons que le fait que les études de marché
sont une recherche-action a conduit ces experts à une reconnaissance du rôle des
femmes beaucoup plus réaliste qu’il n’était d’usage jusque-là dans les sciences économiques. Dès lors les analystes de marketing ont proposé des stéréotypes modifiés
de l’« essence » du masculin et du féminin en ce qui concerne les désirs, les préférences et les goûts (3). Ainsi les études de marché ont joué (et jouent) un rôle essentiel
dans la création du marché de masse moderne qui est pensé et construit comme le
rassemblement d’acheteurs individuels, pleins de discernement et soucieux de maximiser la valeur. Bref, la production d’un savoir sur les consommateurs contribue à
former un type social : le consommateur-citoyen sexué (4).
(3) Voir en introduction à une vaste littérature : V. de GRAZIA (avec E. FURLOUGH) (ed.), The Sex of
Things : Gender and Consumption in Historical Perspective, Berkeley, University of California Press,
1996.
(4) E. CARTER, How German Is She ? Postwar West German Reconstruction and the Consuming
Woman, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997 ; L. COHEN, A Consumer’s Republic : The
Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Knopf, 2003 ; S. KROEN, « Der Aufstieg
des Kundenbürgers », in M. PRINZ (Hg.), Der lange Wege in den Überfluss. Anfänge und Entwicklung
der Konsumgesellschaft, Paderborn, Schöningh, 2003, p. 519-550 ; id., « A Political History of the
Consumer », à paraître dans The Historical Journal, 2004. Cf. M. BERNOLD et A. ELLMEIER, « Konsum,
Politik und Geschlecht. Zur “Feminisierung” von Öffentlichkeit », in H. SIEGRIST, H. KAELBLE, J. KOCKA
(Hg.), Europäische Konsumgeschichte, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1997, p. 441-466.
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OBSERVER LES CONSOMMATEURS
L’émergence d’un nouveau champ
de la connaissance
Demandons-nous d’abord pourquoi les études de marché, sous toutes leurs
formes, ont fait leur apparition dans l’entre-deux-guerres et pourquoi elles ont connu
leur triomphe à partir des années 1950 et 1960.
Les historiens peuvent invoquer des changements dans les structures. Ils ne sont
pas les premiers. Déjà les contemporains en avaient pris conscience. Rappelons ici
que la Première Guerre mondiale avait complètement bouleversé l’ordre du commerce international. Les branches de production exportatrices en particulier (les
grandes entreprises pharmaceutiques comme les P.M.E. de l’industrie de la porcelaine) se découvrirent alors un intérêt nouveau pour ce que l’on appelait à l’époque
l’« observation du marché ». Puis, sous l’effet de la crise économique mondiale au
début des années 1930, ce furent de plus en plus d’entreprises qui prêtèrent attention
à la diffusion de leurs produits et aux modes de consommation.
On constate tant au sein du management que dans les sciences économiques
que l’attention traditionnellement portée à la production évolue dans cette période
vers un intérêt croissant pour les problèmes liés à la vente et la distribution, en un
mot : au marketing, sans pour autant utiliser ce mot en Europe avant les années
1950 (5). Cela concerne naturellement avant tout les biens de consommation. Il n’est
guère surprenant de voir que des représentants des industries du textile, de la pharmacie, de l’alimentation et de la construction électrique sont en 1934 parmi les
fondateurs de la Gesellschaft für Konsumforschung (GfK : association pour la
recherche sur la consommation), qui est l’institut d’études de marché pionnier en
Allemagne. C’est dans leurs branches que se développe déjà dans l’entre-deuxguerres ce « marché des acheteurs » qui remplacera généralement après 1945 le
« marché des producteurs ».
Les analystes du marché ainsi que les tenants de la science naissante qu’était
alors la gestion (6) ont bien mis en évidence l’importance du rôle de la distribution
dans la définition du prix d’un produit et se sont clairement engagés en faveur d’une
« rationalisation » dans ce domaine. Une brochure publicitaire de la GfK datant de
1936 estimait à 40 % du prix payé par le consommateur la part absorbée par les
frais de distribution pour un produit fini (7).
A l’instar des publicitaires, dont l’activité a connu un rapide essor depuis la fin
(5) Pour l’émergence du « marketing » comme domaine des sciences de gestion, cf. R. BUBIK, Geschichte der Marketing-Theorie : historische Einführung in die Marketing-Lehre, Francfort, P. Lang,
1996 ; F. COCHOY, Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999.
(6) H. FRANZ, Zwischen Markt und Profession. Betriebswirte in Deutschland im Spannungsfeld
von Bildungs – und Wirtschaftsbürgertum (1900-1945), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998.
(7) Brochure rédigée par Hans Brose pour la GfK, Nuremberg, 1936. Cf. D. SCHINDELBECK, « “Asbach
Uralt” und “Soziale Marktwirtschaft”. Zur Kulturgeschichte der Werbeagentur in Deutschland am Beispiel
von Hans Brose (1899-1971) », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 1995, p. 235-252.
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C. CONRAD
du XIXe siècle, les pionniers des études de marché puisent en abondance dans les
travaux des sciences sociales, en particulier de la psychologie. Leur approche est à
la fois éclectique et volontariste. Ils mettent ainsi en évidence le fait qu’en période
de croissance globale des revenus la part discrétionnaire du revenu – celle qui reste
à la disposition du consommateur après qu’il a couvert ses besoins vitaux – augmente
aussi. Cette fraction de l’activité consommatrice semble plus dépendante d’éléments
non utilitaires, voire de facteurs d’ordre irrationnel. C’est surtout la subjectivité, voire
l’irrationalité, de la femme comme consommatrice qui devient un thème récurrent
dans les textes des économistes, des publicitaires et des spécialistes du marketing.
Selon eux, pour parvenir à des analyses utilisables il est nécessaire d’effectuer des
études psychologiques sur les motivations des consommateurs et consommatrices.
Bien qu’ils ne soient pas à l’abri de jugements moralisateurs sur le comportement
des ménagères, les premiers analystes des marchés enquêtent sur les fonctions
sociales et symboliques des marchandises auprès d’individus des deux sexes.
Cet accent mis sur les attitudes et motivations subjectives a inspiré le choix de
leur méthodologie par les premiers praticiens des études de marché en Allemagne.
Leur chef de file, Wilhelm Vershofen, qui cumulait une formation littéraire et psychologique et une expérience pratique dans les affaires, a privilégié les approches
qualitatives (et non quantitatives) pour cerner les mobiles cachés des consommateurs.
D’où le recours à des questionnaires semi-standardisés et à des méthodes d’analyse
interprétatives plutôt que statistiques, ainsi qu’à une technique particulière d’entretien. Les « correspondants » (tel était le nom donné par le GfK à ses interviewers)
devaient entrer en contact avec les enquêtés dans des situations de la vie quotidienne
au cours de conversations informelles. Tout en bavardant ils devaient poser à leur
interlocuteur les questions formulées dans le questionnaire. Mais ils ne remplissaient
ce dernier qu’après, en se servant des notes qu’ils avaient prises et en y ajoutant une
évaluation personnelle. Cette méthode fort peu orthodoxe devint la marque de
fabrique de cette école d’études de marché, l’école de Nuremberg. En revanche,
après la Seconde Guerre mondiale la GfK adopte les techniques standard de sondages
d’opinion diffusées par les instituts américains et reprises par la plupart des instituts
allemands de sondages d’opinion et d’études de marché. Cependant on peut souligner que Vershofen et ses collègues non seulement estimaient que leur méthodologie
spécifique constituait une différence majeure par rapport aux enquêtes à l’américaine
sur le modèle de Gallup, mais encore la considéraient comme supérieure (8).
Cette appréciation que ces pionniers allemands portaient sur leurs travaux incite
à réévaluer le bilan de l’américanisation de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres,
qui a suscité de nombreuses recherches historiques. Il apparaît alors que les méthodes
américaines de marketing de masse, de publicité et d’étude statistique des marchés
étaient tout à fait connues en Allemagne (9). Toutefois le débat public sur la
(8) G. BERGLER, Die Entwicklung der Verbrauchsforschung in Deutschland und die Gesellschaft
für Konsumforschung bis zum Jahre 1945, Kallmünz, 1959, p. 59-61, 71, citant un article de Vershofen de 1944. Cf. également H. SCHRÖTER, « Advertising in West Germany after World War II. A case
of an americanization », Entreprises et Histoire, octobre 1998, p. 15-19 et 25.
(9) O.R. SCHNUTENHAUSEN, Die Absatztechnik der amerikanischen industriellen Unternehmung,
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OBSERVER LES CONSOMMATEURS
« rationalisation » était, lui, dominé par les avancées américaines dans les technologies et la production de masse (10).
La fascination pour le fordisme ne faisait toutefois pas l’unanimité. Un grand
nombre de critiques s’élevèrent pour protester contre l’application de modèles américains à l’économie et à la société allemandes. Si certains arguments utilisés dans
ce sens font alors appel à une rhétorique nationaliste et xénophobe, d’autres soulignent à juste titre les différences qui séparent les conditions de production et de
diffusion aux États-Unis et en Allemagne. On peut se référer une fois encore à une
intervention de Vershofen, tirée d’un ouvrage collectif publié en 1926 sous le titre
évocateur de « Ford et nous » (11). L’Allemagne, indique-t-il, n’est pas une société
de consommation de masse. Son marché se caractérise au contraire par une inclination en faveur des distinctions sociales et d’une recherche de la qualité artisanale
et de la tradition des goûts assez forte chez les consommateurs. Vershofen attirait
l’attention sur le fait que l’usage des méthodes fordiennes pouvait conduire à une
surproduction de biens de consommation en l’absence en Allemagne d’un marché
permettant un écoulement de masse. Ce point de vue faisant la jonction entre production et distribution constituait pour les sciences économiques allemandes de
l’époque une perspective originale. Dans d’autres publications, Vershofen et ses collègues ont même fait des pas dans la direction empruntée par Keynes en préconisant
de stimuler la consommation pour encourager la croissance de la production (12).
Cette double prise de distance par rapport au modèle américain, à la fois quant aux
méthodes et aux particularités de l’économie nationale, met en valeur les barrières
qui existaient dans les années 1920 et 1930 vis-à-vis d’un transfert culturel unilatéral,
de toute façon improbable. L’ambiguïté qui en résulte n’a pu que se renforcer sous
le régime nazi, avec l’intégration des études de marché dans « l’économie
organisée » (13).
Après 1945 les spécialistes allemands des études de marché se sont parfois
plaints que leur rôle de précurseurs a été oublié devant la vague d’américanisation
Berlin, 1927 ; la thèse puis le manuel du dirigeant de la GfK E. SCHÄFER, Grundlagen der Marktbeobachtung, Nuremberg, Krische, 1928 ; 2e édition augmentée (1940) sous le titre : Grundlagen der Marktforschung ; 3e éd. 1953, fait état d’un nombre considérable de publications américaines dans sa
bibliographie.
(10) M. NOLAN, Visions of Modernity. American Business and the Modernization of Germany,
Oxford, Oxford University Press, 1994. A. LÜDTKE & A. von SALDERN (Hg.), Amerikanisierung : Traum
und Alptraum im Deutschland des 20. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1996. E. KLAUTKE, Unbegrenzte Möglichkeiten. « Amerikanisierung » in Deutschland und Frankreich (1900-1933), Stuttgart,
Steiner, 2003. Victoria de Grazia (New York-Florence) prépare un livre, The Market Empire, à paraître
chez Harvard University Press.
(11) W. VERSHOFEN, « Inwieweit lässt sich die Ford’sche “Geschäftstheorie” verdeutschen ? », in
Soziales Museum in Frankfurt a. M. (Hg.), Ford und wir, Berlin-Vienne, Industrieverlag Spaeth & Linde,
1926, p. 55-64.
(12) Vour les références cités par G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 64, 67.
(13) Il est sans doute remarquable que la première application importante des études de marché ait
eu lieu pendant la période nazie. Donc la GfK est considérée comme un exemple pertinent pour l’étude
de l’américanisation sous le Troisième Reich et interprétée comme un signe de la « modernité » du régime
nazi. Cf. H.D. SCHÄFER, « Amerikanismus im Dritten Reich », in M. PRINZ & R. ZITELMAN (Hg.), Nationalsozialismus und Modernisierung, Darmstadt, W.B.G., 2e éd., 1994, p. 211-214.
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C. CONRAD
massive qui dominait alors la jeune République Fédérale d’Allemagne. Dans une
perspective historique il convient de souligner les différences entre les deux débats
sur le modèle américain : celui de l’entre-deux-guerres et celui des trente
glorieuses (14).
En observant les observateurs
La quantité considérable de données qu’ont accumulées depuis plus de 70 ans
les enquêtes de consommation, les sondages d’opinion et les études médias a frappé
les historiens économistes ou sociaux, ainsi que les chercheurs des autres sciences
sociales férus d’analyses longitudinales. Cependant lorsqu’ils les utilisent, ils courent
(encore davantage qu’avec les types précédents de descriptions sociologiques) le
risque de se borner à répéter la construction de la réalité effectuée par les observateurs antérieurs. Plus on avance dans le XXe siècle, plus la sorte de connaissance
trouvée dans ce genre de sources ressemble à celle que nos sciences sociales
d’aujourd’hui présentent comme des données valides. En d’autres termes, la manière
dont les sciences sociales décrivent le monde exerce une hégémonie telle qu’il faut
faire un effort supplémentaire pour créer la distance nécessaire à une compréhension
historique (15). Dans ces conditions, l’intérêt premier et le caractère unique des
études de marché (comme des autres types d’enquêtes et de sondages) pour les
historiens ne résident pas dans les données qui sont engrangées, mais dans la façon
dont cette connaissance est produite, diffusée et utilisée.
En regardant par-dessus l’épaule des sondeurs ou des analystes marketing, nous
rencontrons un autre genre de savoir, qui se fonde sur « l’observation des observateurs ». En captant les connaissances locales des consommateurs ou des auditeurs
des radios, leurs opinions, préférences et observations, les enquêteurs distillent
(14) Dans sa recherche sur la professionnalisation de la publicité en France, Marie-Emmanuelle Chessel
arrive à des conclusions analogues en soulignant une phase importante de modernisation dès les années
1930 : M.-E. CHESSEL, La publicité. Naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, C.N.R.S. Éditions,
1998. Dans une perspective plus générale, cf. pour l’Allemagne V.R. BERGHAHN, The Americanization
of West German Industry 1945-1973, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; et pour la France
R.F. KUISEL, Le miroir américain, Paris, Lattès, 1996.
(15) Lutz Raphael a bien cerné le piège qui menace l’histoire sociale du temps présent : la civilisation
du XXe siècle, selon lui, est à tel point « scientifique » que l’historien se trouve toujours en présence de
matériaux empiriques qui s’apparentent à des « observations de second degré » et correspondent en réalité
déjà à un savoir de type science sociale, celui-là même auquel le chercheur en histoire entend donner
naissance. Lorsqu’il utilise par exemple les résultats d’une enquête il ne fait que réitérer une réalité qu’il
a trouvée telle quelle. « Une histoire sociale trop naïve sur le plan méthodologique », écrit Raphael, « risque
de reformuler des constructions déjà connues et acceptées, à la manière des sciences sociales appliquées
qui ont livré et livrent encore tous les jours à des donneurs d’ordre issus de la politique, de l’économie et
de la société des constructions semblables ». L. RAPHAEL, « Die Verwissenschaftlichung des Sozialen als
methodische und konzeptionnelle Herausforderung für eine Sozialgeschichte des 20. Jahrhunderts », Geschichte und Gesellschaft, 22, 1996, p. 189.
22
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
interprétations et analyses pour les rapporter aux entreprises qui sont leurs clients.
Souvent leurs études sont des petits récits de ce qui a changé par rapport à un passé
plus stable et disent pourquoi les consommateurs allemands diffèrent de ceux de
l’Amérique « fordiste » ou pourquoi des groupes sociaux se comportent de la manière
qui est la leur. L’observation des observateurs ou des « observations du deuxième
degré » (pour reprendre les termes de Niklas Luhmann dans sa théorie des systèmes)
devient ainsi une source pour les historiens.
Le sociologue Luhmann (1927-1998) a sans doute été le représentant allemand
le plus connu de la théorie des systèmes et du constructivisme épistémologique (16).
Ses écrits abordent des sujets aussi différents que l’administration, le droit, la sémantique historique, les mass-media ou l’amour. Son apport théorique se caractérise par
la rencontre de l’hypercomplexité et du sens commun (et même de la banalité), ce
qui conduit à ce que le paradoxe soit un des effets de style dont il use avec prédilection. Sans pouvoir ici suivre pas à pas sa démarche scientifique, j’emprunterai cependant à Luhmann quelques-uns de ses concepts centraux. La première idée-force de
sa théorie réside dans la distinction entre ce qui constitue un système et ce qui fait
son environnement. Un système se définit par ses fonctions et ses frontières, à
travers sa différence par rapport à un autre, un extérieur. Un système social, qu’il
s’agisse de l’entreprise capitaliste ou l’université publique, se distingue de son environnement en ce qu’il ne se réfère qu’à lui-même et ne peut recouvrir que ce à quoi
son code correspond. Le deuxième concept essentiel est donc le principe de la référence à soi exclusive, de l’« autoréférentialité » pour traduire la terminologie de
l’auteur. Une chaîne d’hypermarchés, par exemple, peut évidemment comprendre
la langue des prix et des fluctuations de demande, tandis qu’elle est sourde par rapport à des arguments théologiques.
Tout cela serait bien insignifiant et resterait inutilisable pour notre but si Luhmann n’apposait à ce premier schéma un deuxième niveau, celui de l’« autoréflexivité ». Car les systèmes observent leur environnement et les systèmes voisins.
L’observation apparaît donc comme un troisième concept central. Notons que Luhmann donne au terme d’observation une acception particulière qui sort du registre
courant : « Nous comprenons par le fait d’observer », écrit-il, « une opération qui, à
travers elle-même, distingue le déterminé pour pouvoir le définir ». Au-delà, les
systèmes peuvent, par ce processus, s’observer eux-mêmes. Le système se réalimente ainsi de la différence qu’il observe entre l’environnement et lui : se manifeste
alors ce que Luhmann définit comme le re-entry. On passe ainsi d’une observation
du premier degré (de manière simplifiée, l’observation des choses, des processus) à
une « observation du deuxième degré » qu’il définit aussi comme « l’observation des
observateurs » (17).
(16) En ce qui concerne la traduction et la réception, d’ailleurs très restreinte, de son œuvre en France,
voir N. LUHMANN, Politique et complexité, Paris, Cerf, 1999 ; J. CLAM, Droit et société chez Niklas
Luhmann, Paris, P.U.F., 1997 ; A.-J. ARNAUD & P. GUIBENTIF (dir.), Niklas Luhmann, observateur du
droit, Paris, L.G.D.J., 1993.
(17) N. LUHMANN, « Die Beobachtung der Beobachter im politischen System : Zur Theorie der öffentlichen Meinung », in J. WILKE (Hg.), Öffentliche Meinung, Fribourg-en-Brisgau, Alber, 1992, p. 79 ; cf.
N. LUHMANN, « Communication et action », Réseaux, no 50, 1991.
23
C. CONRAD
C’est surtout ce dernier concept que Luhmann a repéré, notamment dans les
systèmes que représentent les sciences sociales, le droit ou les mass-media. Le monde
économique, lui aussi, a besoin de cette observation du deuxième degré. On peut
citer pour preuve l’existence de l’Ifo-Institut, fondé en 1949 à Munich sous la double
tutelle des organisations patronales et des syndicats et subventionné par l’État. Depuis
les années 1950, sa tâche est de s’enquérir régulièrement auprès des industriels et
des managers de leur diagnostic sur la situation économique et de leurs pronostics
sur l’avenir de celle-ci. Les indications données par cet institut qui joue un rôle de
baromètre de conjoncture relèvent, s’il en est, d’un phénomène d’observation
d’observateurs. A travers sa diffusion publique dans l’ensemble des médias, l’indice
de tendance publié par l’Ifo-Institut acquiert une réalité propre. Ainsi, deux fois par
an, les cours de la bourse allemande évoluent en fonction des résultats donnés par
l’Ifo-Institut (18).
La théorie des systèmes peut donc nous aider à mieux comprendre pourquoi
les entreprises modernes (tout comme les médias, les partis politiques ou les gouvernements) ont recours à des sources d’information externes pour comprendre l’environnement et même elles-mêmes. Ses concepts abstraits font ressortir des processus
très concrets dans le monde réel : les systèmes ne connaissent pas leur environnement en règle générale. Les entreprises qui produisent des biens de consommation
en grande série ne « connaissent » pas leurs clients. Les observateurs extérieurs ne
peuvent que fournir de l’information au système qui soit en conformité avec la logique
interne du système. La « digestion », par exemple, des résultats des études de marché
par une entreprise ne tombe pas sous le sens. Elle dépend des rapports de force
internes, des capacités de traitement de l’information et de l’assortiment entre l’information et le code interne.
Dans la présente recherche, nous suivons les étapes de la « construction de la
réalité » que des acteurs présents dans le monde réel ont établie, tout en reconnaissant que le type de données qu’ils ont collectées et les observations qu’ils ont rapportées sont uniques et ne peuvent être reproduites grâce à nos efforts. Elles offrent
une vue sur l’un des ateliers où les représentations du consommateur ont été à la
fois observées et formées. Les historiens peuvent bénéficier (sur le plan tant analytique qu’empirique) du fait que les analystes marketing, assez proches en cela des
publicitaires, combinent la position d’observateurs des comportements quotidiens et
le rôle des constructeurs de schèmes et modèles interprétatifs qui les aident à donner
un sens aux informations recueillies. A mesure qu’ils transportent ces interprétations
pour en faire des savoirs appliqués et des conseils, qu’ils les transforment en décisions
instrumentales, sur les stratégies marketing, la fixation des prix, l’emballage, le choix
des canaux de distribution – bref, en marketing –, ils redirigent des images sur le
consommateur. De manière à retracer de tels processus, nous avons choisi comme
marqueur la catégorisation des consommateurs selon les rapports sociaux de sexe.
(18) Cf. http://www.ifo.de/home. Parmi ses nombreuses publications, un survol européen : Ifo-Institut
für Wirtschaftsforschung (Hg.), Tendenzbefragungen als Mittel der Konjunkturbeobachtung in den
E.W.G.-Ländern, Munich, 1959.
24
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
Les études des années 1930 aux années 1960
Nous allons prendre des exemples dans des études réalisées par trois instituts :
la GfK (dont j’ai déjà évoqué la création en 1934 et qui avait été précédée par un
institut axé sur le partenariat universitaires-entreprises à partir de 1925), les instituts
de sondages et d’études de marché Allensbach et E.M.N.I.D., fondés tous les deux
après-guerre, au milieu des années 1940. Ces trois firmes sont toujours en activité
à l’heure actuelle (19).
La GfK a contribué de manière indirecte au développement des études d’opinion. En effet, elle a mis en place le premier réseau national d’interviewers en Allemagne (20). L’association possédait environ 300 correspondants en 1936, 610 en
1938, et 748 si l’on prend en compte les conquêtes territoriales du Troisième Reich.
Elle disposait en outre de plus de 100 collaborateurs pour des tâches spécifiques.
Ensemble ils étaient à même de réaliser des enquêtes reposant sur 10 000 à
15 000 interviews effectuées en peu de temps (21). Grâce à ce réseau, la GfK produisit des études de marché fondées sur un échantillonnage assez grossier par la
méthode des quotas et le recours à des techniques d’interview seulement semistandardisées. Néanmoins la GfK réussit à établir la première cartographie des
pouvoirs d’achat en Allemagne. Elle l’étendit à l’Autriche, après l’annexion par Hitler
de ce pays en 1938. La réputation de la GfK provient aussi du fait que le jeune
Ludwig Erhard (par la suite ministre de l’Économie, puis chancelier fédéral) y occupa
son premier poste avant d’entrer en politique après la fin de la Seconde Guerre
mondiale.
Les protagonistes de ce nouveau domaine peuvent être caractérisés comme des
hommes et des femmes relativement « marginaux ». Ils ont fait leurs débuts dans
différentes professions ou dans des postes universitaires moins prestigieux. En voici
cinq exemples.
Wilhelm Vershofen était certes professeur de sciences économiques, mais il
travaillait dans une école de commerce régionale (Handelshochschule). Sa culture
universitaire alliait les humanités et la psychologie à l’économie et la gestion. Il avait
fait son doctorat en littérature et écrivait même des romans, non sans succès. Le
statut régional et les standards académiques assez bas de son école lui ont laissé la
possibilité de nouer des relations étroites avec l’industrie locale, surtout avec les associations de P.M.E. de porcelaine. En 1928 il créa dans son école une petite unité
(19) De manière plus directe la recherche en marketing forme une des racines généalogiques des
sondages d’opinion publique aux États-Unis ; cf. J.M. CONVERSE, Survey Research in the United States.
Roots and Emergence 1890-1960, Berkeley, University of California Press, 1987 ; C. KAPFERER, Zur
Geschichte der deutschen Marktforschung, Hambourg, Marketing Journal, 1994, souligne les différences. Au lendemain de la Seconde Guerre, un des universitaires coopérant avec la GfK a même proposé
d’étendre leurs activités aux sondages d’opinion dans la société d’après-guerre : H. PROESLER, « Über
Meinungsforschung », in G. BERGLER (Hg.), Kultur and Wirtschaft. Eine Festgabe zum 70. Geburtstag
von Wilhelm Vershofen, Nuremberg, A. Nauck, 1949, p. 155-163.
(20) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit.
(21) GfK Nüremberg (Hg.), 50 Jahre..., op. cit., p. 22 ; G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 216.
25
C. CONRAD
de recherche pour « l’observation du marché » avec l’aide d’industriels de la région.
Plus tard elle devint l’épine dorsale de la GfK pour l’établissement des statistiques. Il
fut le cofondateur de la GfK en 1934-1935.
Elisabeth Noelle (née en 1916), elle, fut la fondatrice de l’institut Allensbach.
Elle avait obtenu l’une des dernières bourses d’échange aux États-Unis attribuées par
l’Office allemand d’échanges académiques (D.A.A.D.). Elle étudia les méthodes de
Gallup et d’autres sondeurs à l’Université du Missouri. Sa thèse de doctorat présenta
au public allemand les recherches américaines sur la communication de masse. Elle
fut publiée en livre en 1940 et devint un succès d’édition (22). Sous le nazisme
E. Noelle travailla comme journaliste.
Le comte Karl-Georg von Stackelberg (1913-1980), fondateur de l’institut
E.M.N.I.D., était une personnalité encore plus haute en couleur. Après des études
inachevées en économie et en sociologie, il effectua des travaux statistiques pour la
Chambre syndicale de l’industrie automobile allemande, puis se lança dans le journalisme et travailla comme correspondant de guerre. Son institut à Bielefeld, fondé
peu de temps après la guerre, devint au début des années 1950 un affilié de la chaîne
des instituts Gallup dans le monde. Stackelberg lui-même fut un proche de Ludwig
Erhard et exerça les fonctions de consultant en politique.
L’influence du modèle américain des sciences sociales s’exerça par des filières
directes et indirectes, par les rencontres personnelles ou la lecture des publications.
Mais le flux transatlantique d’idées et de personnes fut aussi alimenté par des réfugiés
venus de l’Europe sous le joug nazi. Leur activité rendit possible une réimportation
de certaines approches méthodologiques après la Seconde Guerre mondiale. Paul
Lazarsfeld (1901-1976), mathématicien viennois, devint ainsi le père fondateur de
la méthodologie de la recherche sociale à l’Université Columbia, à New York (23).
Si cet exemple est le plus marquant, il vaut aussi la peine d’évoquer la carrière de
George Katona (1901-1981), aujourd’hui moins connue. Hongrois d’origine, il se
rendit à Berlin dans sa jeunesse pour étudier la psychologie et les sciences économiques. Il y travailla comme journaliste jusqu’en 1933. Il émigra très tôt aux
États-Unis. Après des débuts difficiles, il y mena une carrière réussie comme professeur à l’Université du Michigan. Il s’y spécialisa dans la recherche sur la psychologie
des consommateurs. Dans de nombreuses grandes enquêtes quantitatives, il s’occupa
d’établir des façons de mesurer les motivations et les préférences subjectives des
acheteurs et des consommateurs. Ses travaux eurent un fort écho en Allemagne,
surtout dans les années 1960 et 1970, grâce à des traductions de ses livres et à des
invitations à des conférences (24).
Tous ces protagonistes ont un point commun dans leur carrière : ils ont eu à
s’inventer eux-mêmes comme interprètes légitimes de l’opinion publique.
(22) E. NOELLE, Amerikanische Massenbefragungen über Politik und Presse, Limburg an der Lahn,
1940.
(23) M. POLLAK, « Paul F. Lazarsfeld – fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la
Recherche en Sciences Sociales, 25, janvier 1979, p. 45-59.
(24) G. KATONA, Die Macht des Verbrauchers, Düsseldorf, Econ, 1962 ; id., Der Massenkonsum.
Eine Psychologie der neuen Käuferschichten, Düsseldorf, Econ, 1965.
26
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
Contrairement à leurs confrères américains, les sondeurs allemands et les praticiens
allemands des études de marché ont reçu moins de soutien des chercheurs en sciences
sociales. Au lieu d’appliquer des méthodes de recherche reconnues, ils ont dû
convaincre les autorités universitaires de la validité et de l’utilité de leurs propres
méthodes. C’est donc la réorganisation des sciences sociales en Allemagne de l’Ouest
au cours des années 1950 et 1960 sous l’hégémonie des Américains qui a ouvert
la voie à une légitimité accrue des recherches fondées sur des enquêtes par questionnaire aussi bien dans les milieux universitaires qu’hors de ceux-ci.
La recherche de marché a des liens étroits avec la publicité et le marketing dans
son sens le plus large. Ceci a été établi dans le cas des débuts de ce secteur d’activité
aux États-Unis avant et pendant la Première Guerre mondiale. Mais c’est aussi vrai
en Europe. Lorsque des publicitaires ont coopéré avec les premiers praticiens des
études de marché en Allemagne (Hans Brose) ou en Suisse (Lisetzky), cela a été un
grand facteur de dynamisme (25). Les connaissances nouvelles acquises par les
sondeurs ont été ensuite réutilisées stratégiquement par les hommes des relations
publiques et de la publicité. Il n’est donc guère étonnant que George Gallup, le père
fondateur des sondages d’opinion aux États-Unis, ait travaillé quelques années pour
l’agence de publicité Young & Rubicam, avant de fonder sa propre entreprise. Outre
ses contributions dans le domaine des sondages d’opinion, G. Gallup, qui avait fait
sa thèse de doctorat en études de presse, créa un grand nombre des méthodes de
base et procédures techniques utilisées aujourd’hui dans le marketing, la publicité, la
médiamétrie (26). Les sondages rendirent ainsi possible la mise au point d’une technique standard d’analyse de l’impact des publicités ou d’évaluation de l’acceptation
des annonces publicitaires, des emballages et des noms de marque. Ces connaissances sur les préférences des consommateurs entrent dans des stratégies visant à
transformer leurs comportements. Elles sont aussi, dans une certaine mesure,
ramenées vers le public et communiquées aux clients eux-mêmes dont elles décrivent
la conduite. Dès lors que cette technologie de l’espace public parvient à maturité,
personne ne peut avoir d’opinion sans connaître les opinions d’autrui.
(25) H.W. BROSE, Die Entdeckung des Verbrauchers. Ein Leben für die Werbung, Düsseldorf, Econ,
1958 ; D. SCHINDELBECK, « “Asbach Uralt”... », art. cit. ; P. BRÄNDLI, Der Supermarkt im Kopf. Konsumkultur und Wohlstand in der Schweiz nach 1945, Vienne, Böhlau, 2000. Pour la France de l’entredeux-guerres, cf. M.A. BEALE, The Modernist Enterprise : French Elites and the Threat of Modernity,
1900-1940, Stanford, Stanford University Press, 1999, ch. I.
(26) L. BLONDIAUX, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
27
C. CONRAD
« La volonté de savoir »
et les objets des études de marché empiriques :
confiance, rationalités, distinction, anticipation
Tout comme les études comparables sur le lectorat des journaux, les auditeurs
des radios et les téléspectateurs, les études de marché ont bâti une connaissance
(appliquée, pragmatique et orientée vers le profit) en matière de tendances de la
consommation. Les experts contemporains ont dû chercher les rapports entre ce
qu’ils avaient ainsi découvert et les connaissances existantes sur la structure de la
société dans son ensemble. Des distinctions par revenu, statut socio-professionnel,
région, âge et sexe ont été utilisées comme catégories pour organiser les données.
En même temps il a fallu sans cesse prouver leur importance relative et leur utilité
pour l’objectif de l’étude. De ce fait, les spécialistes des études de marché avaient
beau ne pas être intéressés par l’idée d’innover dans les sciences sociales à la manière
des universitaires, ils n’en parvinrent pas moins à des combinaisons inhabituelles
entre des idées rebattues et des résultats de recherches sociologiques novateurs.
Wilhelm Vershofen, le fondateur de la GfK, insista très tôt sur l’importance des
fonctions sociales et symboliques de la consommation. Pour obtenir des aperçus
neufs dans ce domaine, il fallait appliquer des méthodes psychologiques d’étude des
motivations. Les spécialistes des études de marché installés à Nuremberg qui prirent
leur inspiration chez Vershofen se servirent de ses idées de façon souvent surprenante et créatrice. Il leur arriva de donner du corps à des observations faites au début
du siècle par Georg Simmel ou Thorstein Veblen ou d’anticiper quelques-unes des
conclusions formulées par Pierre Bourdieu dans les années 1970 (27).
Voici quelques exemples de leurs recherches empiriques. Toutes les enquêtes
qui vont être analysées étaient appelées études conjointes (Gemeinschaftsuntersuchungen), car elles n’étaient pas lancées pour le compte d’une seule entreprise, mais
pour soit tous les membres de la GfK, soit un groupe d’entre eux. Par conséquent
ce n’est qu’à la marge qu’étaient cités des noms de marques et de produits. Ces
grandes enquêtes ne se centraient donc pas sur des préférences particulières de
consommateurs, mais sur des jugements généraux, des réactions à la publicité et des
attitudes psychologiques. Leurs résultats étaient communiqués par le bulletin confidentiel de l’association (28) ou même présentés dans la revue publiée par les économistes de la GfK.
En 1938, une grande enquête porta sur « la confiance dans les docteurs ». Elle
interrogea 10 000 patients et 1 770 médecins. Elle avait été lancée à la demande
de la branche pharmaceutique de la firme Bayer, elle-même membre du groupe
(27) En 1926, Vershofen écrit : « En effet, dans les pays occidentaux, les différences entre les consommateurs sont à la base des différences sociales ; en outre, particulièrement en Allemagne, la différenciation
dans la consommation est le seul facteur de distinction sociale », Ford und wir, op. cit., p. 58.
(28) Vertrauliche Nachrichten für die Mitglieder der GfK (Informations confidentielles pour les
membres de la GfK), 1937-1944.
28
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
I.G. Farben. Ses origines ne peuvent être connues que par déductions à partir de
quelques remarques figurant dans l’introduction de la publication. L’enquête portait
avant tout sur l’impact des campagnes de publicité sur la prise de produits pharmaceutiques et de médicaments. Mais elle était complétée par des questions générales
ayant trait aux relations patient-médecin. La firme avait aussi financé une campagne
de publicité dans la presse nationale qui s’efforçait de promouvoir une relation de
confiance avec le corps médical, en particulier avec le médecin de famille. On peut
penser que cette société pharmaceutique voulait explorer la question de la confiance
dans les docteurs sous toutes ses dimensions, y compris le respect des ordonnances,
les rapports avec les guérisseurs non autorisés, l’automédication et la confiance dans
les marques de médicaments (comme Bayer). Cependant, comme aucun nom de
marque ou de médicament n’était cité dans cette partie de l’enquête, celle-ci pouvait
entrer dans la catégorie des études conjointes de la GfK pour ses membres et même
être analysée en commun avec les psychologues d’un institut de recherche
publique (29). Un rapport commun fut publié par la suite sous forme de livre (30).
Les résultats qualitatifs et quantitatifs de cette étude donnent une vue fascinante du
marché de l’aide médicale dans la dernière année avant le déclenchement de la
Seconde Guerre mondiale.
La confiance en tant qu’attitude envers des professions libérales, des institutions
ou des biens peut aussi être identifiée comme un leitmotiv ou, au moins, un aspect
important des premières études entreprises par la GfK. Elle revient comme question
majeure dans les enquêtes à répétition sur les marques, leur identification, diffusion
et impact sur les achats. Même l’obsession actuelle à l’égard des logos se trouve déjà
développée à fond parmi les thèmes centraux des enquêtes consommateurs. La première étude de 1937 tout comme la première enquête d’après-guerre après le redémarrage de la GfK ont été centrées sur la notoriété des marques et sur la fidélité des
clients à leur égard (31). Au début de chaque entretien, un certain nombre de logos
(la croix de Bayer, la théière de la chaîne d’épiceries Kaiser ou les jumeaux de la
coutellerie de Solingen) ont été montrés aux consommateurs qui avaient à identifier
le nom exact auquel ces symboles renvoyaient et à reconnaître le produit ou la famille
de produits qui étaient représentés. La GfK considérait l’étoile de Mercedes comme
connue de tous ; elle était donc présentée en exemple pour illustrer cette question
lors de l’entretien. Plus fondamentalement, les enquêteurs voulaient savoir si les
marques influaient sur les choix des acheteurs et si ces derniers les considéraient
comme des garanties de qualité.
(29) L’Institut impérial pour la recherche psychologique et la psychothérapie (Reichsinstitut für Psychologische Forschung und Psychotherapie) à Berlin.
(30) J.H. SCHULTZ avec G. BERGLER et W. MICHL (Hg.), Vertrauen zum Arzt ? Medizinisch-psychologische Auswertung einer Erhebung der Gesellschaft für Konsumforschung, Stuttgart, Kohlhammer,
1944. Par une ironie de l’histoire l’auteur principal de cet ouvrage, le psychologue Johannes H. Schultz,
qui, après la guerre, deviendra assez connu pour son invention d’une pratique d’auto-hypnose toujours
populaire en Allemagne, se sentit le plus obligé de souligner les effets bénéfiques de la politique nazie de
santé.
(31) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 118 et le répertoire des études dans la bibliothèque de
la GfK à Nuremberg.
29
C. CONRAD
Durant le Troisième Reich, la GfK se positionna plus près des grandes entreprises privées que des organismes économiques et politiques du régime nazi.
Néanmoins ses méthodes nouvelles de recherche empirique s’avérèrent utiles et attirantes pour plusieurs institutions qui avaient des responsabilités dans l’organisation
de l’économie de guerre. Par exemple, une enquête sur la prise de pastilles de vitamine C par les mineurs de la Ruhr fut lancée en collaboration avec la Reichsknappschaft (la Caisse d’assurances sociales des mineurs) et la Wirtschaftsgruppe Bergbau
(le Comité d’organisation des entreprises houillères allemandes). Fondée sur
2 000 entretiens, l’étude avait cependant été initiée et financée par le fabricant des
pastilles de vitamine C, l’entrepreneur Willy Hillers, et son directeur commercial, tous
deux membres actifs de la GfK (32). L’enquête se déroula en 1941 et fut renouvelée
à plus grande échelle en 1942. Elle avait à nouveau pour enjeux le comportement
inconnu des consommateurs et leurs réactions envers ce nouveau supplément à leur
nourriture. La docilité des mineurs face à cette campagne était de toute évidence
cruciale : les pastilles de vitamine C étaient chères et réservées à des parties particulièrement stratégiques de la main-d’œuvre. Pendant les mois d’hiver, les houillères
distribuaient un rouleau de 12 pastilles au goût d’orange à chaque mineur au début
de sa journée ou pendant la pause. Cette ration était censée couvrir les besoins en
vitamine C d’un homme adulte par semaine. Le questionnaire élaboré pour guider
les entretiens avec les mineurs aussi bien que les instructions données aux enquêteurs
montrent à quel point la tâche était délicate. Les enquêtés ont été interviewés à leur
domicile et il fallait les convaincre qu’ils pouvaient donner leur avis en toute liberté.
Ces ouvriers devaient répondre à des questions d’ordre assez intime sur leurs
symptômes corporels, leur état d’esprit, leurs inquiétudes et leurs fantasmes à l’égard
des pastilles de vitamine C. Ainsi plusieurs questions portaient-elles sur les performances physiques, la sensation de soif, le besoin de sommeil, l’appétit, le poids. Plus
précisément, le questionnaire visait à détecter des effets indésirables comme les maux
d’estomac et les saignements des gencives.
Surtout l’étude était centrée sur les mineurs en tant qu’hommes. Ils devaient
répondre eux-mêmes aux questions, comme le spécifient les instructions : « Il est
important d’interroger les mineurs eux-mêmes, et non leurs femmes ou d’autres
membres de la famille même si cela pourrait être plus facile dans beaucoup de
cas » (33). Cependant les observations des femmes pouvaient être notées et intégrées
dans le rapport final de synthèse. En 1942, lors de la seconde vague de l’enquête,
un certain nombre d’employés de jour furent aussi inclus dans l’échantillon. En outre,
des entretiens ont aussi eu lieu avec des médecins du travail des houillères, des représentants du syndicat officiel et des porions. Comme toutes les études de la GfK, cette
enquête ne visait pas des résultats purement quantitatifs. Les réponses aux questions
n’étaient pas standardisées, et beaucoup étaient ouvertes, ce qui encourageait les
enquêtés à présenter des observations personnelles. Les instructions incitaient les
enquêteurs à ne pas écarter des remarques irrationnelles ou subjectives. Les
(32) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 172.
(33) « Erläuterungen zur Erhebung Nr. 48 a, Bergleute » (polycopié, 1942), bibliothèque de la GfK,
Nuremberg.
30
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
concepteurs de l’enquête étaient conscients des anxiétés et des soupçons non
exprimés mais manifestes que suscitait la nouvelle pastille. Les commentaires mentionnèrent plusieurs théories qui avaient cours sur le sens de cette initiative. Certains
mineurs déclarèrent – non sans raison – que cette campagne « avait pour objectif
caché d’accroître leurs performances », parlant de « pastilles esclavagistes » (Antreiberpillen). D’autres exprimèrent la crainte que la prise des pastilles ne les rende
impuissants (34). Tant la formulation des questions que la mise en alerte des
enquêteurs vis-à-vis de « réactions irrationnelles » montrent que les analystes marketing avaient conscience que leur curiosité au sujet de l’impact de la campagne de
nutrition touchait des zones sensibles de l’image de soi des ouvriers qualifiés et même
leur représentation de la masculinité elle-même.
Comme dans les deux exemples précédents, la connaissance des habitudes des
consommateurs que ces observateurs de sciences sociales appliquées produisent n’est
pas toujours immédiatement liée à l’intérêt commercial d’une firme ou d’un produit.
Elle se rapproche plutôt d’une sociologie de la santé et du corps. Les études explorent
tout le contexte de la résistance ou de la déférence à l’égard des conseils ou des
ordonnances que des gens ordinaires (patients ou ouvriers) manifestent vis-à-vis de
nouvelles manières de gérer les phénomènes corporels. La juxtaposition de ces deux
exemples montre aussi que les méthodes des études de marché (et les bons et loyaux
services de la GfK) étaient compatibles à la fois avec le capitalisme managérial et
avec la politique sociale du régime nazi.
Dans le bulletin d’information confidentiel de la GfK on peut trouver une théorisation précoce et inconnue des rapports sociaux de sexe (35). Il s’agit d’un article
sur les différences dans les attitudes de consommation entre les deux sexes, paru en
1937. Il fait partie d’une série de conclusions tirées de plusieurs enquêtes quant à la
pertinence de variables sociales. Après avoir aussi considéré les différences d’âge,
d’état civil, de région, d’appartenance à la ville ou la campagne, de revenu et de
profession (dans cet ordre), l’auteur souligne l’importance des différences liées au
sexe. Il se sent obligé de refuser un stéréotype usuel :
« Par exemple, il paraît raisonnable de conclure des observations initiales que
les instincts prédominent dans le comportement de consommation des femmes,
tandis que chez les hommes des considérations rationnelles sont au premier plan ».
En réalité, souligne l’auteur, « et les hommes et les femmes font usage de considérations d’utilité, et gardent la tête froide lorsqu’ils ont des besoins à satisfaire ».
Quand elle cherche le meilleur rapport qualité-prix, la ménagère est même la plus
obstinée des deux membres du couple. Sans aucun doute, les femmes sont aussi
utilitaires que les hommes. Toutefois « les concepts d’utilité employés par les femmes
sont différents de ceux des hommes [...]. Et lorsque la femme [...] apparaît sur le
marché comme l’acheteur décisif pour les besoins du ménage, et en partie même
pour les besoins personnels de l’homme, c’est une des tâches les plus importantes
de la recherche de marché que de mettre le développement des concepts d’utilité en
relation avec l’âme féminine ».
(34) G. BERGLER, Entwicklung..., op. cit., p. 172.
(35) Vertrauliche Nachrichten, no 4, septembre 1937, p. 1-6.
31
C. CONRAD
Par sa réfutation de la dichotomie entre rationnel et irrationnel, par sa différenciation du standard d’utilité, l’auteur s’éloigne donc des idées dominantes de son
temps. Il est encore plus intéressant lorsqu’il propose un nouveau cadre d’interprétation pour donner sens aux différentes observations réalisées sur les comportements
d’achat masculins et féminins.
L’auteur avance la thèse qu’apparaissent les plus utiles aux femmes les objets
qui, lorsqu’elles ont la propriété et l’usage, accroissent leur signification en tant que
femmes, en termes à la fois d’érotisme et de rang social ». Il prend en exemples des
produits de soin corporels et des cosmétiques (36).
Une autre analyse qui met en relief les différences entre féminin et masculin et
cette fois fait le lien avec des questions de distinction sociale porte sur les attitudes à
l’égard des montres-bracelets. Le même analyste marketing des années 1930 écrit que
l’étude a établi avant tout que l’acceptation de la montre-bracelet est désormais presque
générale chez les femmes. « Un groupe d’hommes qui manifestait sa préférence pour
les montres de poche a critiqué les montres-bracelets comme “indignes d’un homme”.
Ils considéraient les montres-bracelets comme un article fabriqué spécifiquement pour
les femmes, et en mettre “portait atteinte à la dignité d’un homme” ».
« Même si cette opinion sur la montre-bracelet semble quelque peu extravagante, elle indique que les hommes réagissent instinctivement contre certains biens
de consommation qui leur apparaissent trop adaptés aux goûts spécifiques des
femmes. Il en va de même pour les publicités. Les hommes veulent être traités “en
hommes”, et refusent qu’on s’adresse à eux de quelque manière qui puisse être
considérée comme féminine » (37).
En revanche, parmi les petits employés (donc les cols blancs) un grand nombre
de montres-bracelets est vendu. Ce groupe social a « une très forte tendance » à suivre
« le mouvement général en faveur de la montre-bracelet moderne ». Les petits
employés sont « dans une large mesure plus ouverts aux influences de la mode [...]
que d’autres groupes [...]. Nous avons vu à maintes reprises que les membres de ce
groupe sont sur le qui-vive à la recherche de moyens de ressembler davantage à ceux
qui grâce à des revenus supérieurs peuvent mieux suivre les modes, ou même
influencer ou dicter des modes » (38).
Ces enquêteurs ont donc réussi à avoir un sens aigu de « la distinction » dans la
population allemande d’avant-guerre grâce à leurs interviews et à leurs observations
participantes. Ils semblent ainsi anticiper les approches de la sociologie d’aujourd’hui.
Mais plutôt que d’identifier des prédécesseurs méconnus de Pierre Bourdieu, il vaut
mieux comparer leurs travaux aux recherches empiriques de sciences sociales de leur
temps. Il y a un vif et vaste débat sur les changements de la sociologie allemande entre
la République de Weimar et la période nazie, et nous n’en avons pas la conclusion.
Mais nous sommes frappé par l’isolement de la recherche empirique qui s’intéressait
(36) Les études individuelles ont été rassemblées plus tard dans un manuel systématisant les résultats
des recherches sur la consommation : W. VERSHOFEN (Hg.), Handbuch der Verbrauchsforschung, t. II :
H. PROESLER, Gesamtauswertung, Berlin, 1940.
(37) Vertrauliche Nachrichten, no 4, septembre 1937, p. 6.
(38) Ibid., p. 7-8.
32
OBSERVER LES CONSOMMATEURS
à la vie quotidienne des Allemands moyens (39). En voici deux exemples : l’analyse de
la population allemande en termes de classes effectuée par Theodor Geiger sur la base
des statistiques officielles (40) ; l’étude psychosociologique des attitudes des employés
réalisée par Erich Fromm en 1929-1930, mais non publiée à l’époque (41). L’une et
l’autre rendent hommage aux grandes enquêtes sur les budgets ouvriers qui avaient
trouvé leur analyste non pas en Allemagne, mais en France (42). Les résultats des
enquêtes de l’Institut de Nuremberg, qui furent publiés surtout pendant le Troisième
Reich, n’étaient pas entrés en contact discursif avec ce type d’efforts sociologiques,
qui furent du reste pour l’essentiel interrompus par la politique nazie. Ce fait explique
aussi la non-communication entre les recherches menées à Nuremberg et les études
tout à fait semblables effectuées par d’autres groupes (privés, semi-universitaires ou
commerciaux), comme l’équipe de recherche de Vienne autour de Paul Lazarsfeld qui
de 1927 à 1938 a travaillé sur les auditeurs de radio, les acheteurs de chaussures ou
de café rien que pour faire tourner un institut voué à l’origine à l’élaboration de connaissances utiles aux stratégies politiques des socialistes (43).
Deux observations provenant cette fois de sondages d’opinion plus classiques
réalisés par l’Institut für Demoskopie à Allensbach permettent d’éclairer deux
questions typiques de la croissance économique d’après-guerre, le prétendu « miracle
économique allemand » : la hiérarchie des désirs des hommes et des femmes d’un
côté, la responsabilité des goûts de l’autre. Pendant la guerre et, de façon régulière,
après elle, la GfK et d’autres instituts demandèrent aux ménages de classer par ordre
de préférence leurs intentions d’achat de biens de consommation durable et
d’appareils ménagers. Une enquête de 1955 de l’Institut d’Allensbach nous permet
de comparer les ressemblances et les différences entre les préférences des hommes
et celles des femmes (44).
Question : « Selon vous, lequel de ces biens devriez-vous posséder pour pouvoir
dire : “Maintenant, je vis à l’aise ; maintenant, j’ai un niveau de vie raisonnable ?”
(suit la présentation de dessins sur fiches) ».
(39) Pour une vue d’ensemble sur la place de la sociologie dans la société allemande cf. P. NOLTE, Die
Ordnung der deutschen Gesellschaft. Selbstentwurf und Selbstbeschreibung im 20. Jahrhundert,
Munich, Beck, 2000, p. 127-159 ; pour le développement des méthodes et institutions de recherche cf.
H. KERN, Empirische Sozialforschung. Ursprünge, Ansätze, Entwicklungslinien, Munich, Beck, 1982,
p. 114-180.
(40) T. GEIGER, Die soziale Schichtung des deutschen Volkes. Soziographischer Versuch auf statistischer Grundlage, Stuttgart, Enke, 1932.
(41) E. FROMM, Arbeiter und Angestellte am Vorabend des Dritten Reiches, édition de W. BONSS,
Munich, dtv, 1983.
(42) M. HALBWACHS, L’Évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, Alcan, 1933. Cf.
l’analyse quantitative d’A. TRIEBEL, Zwei Klassen und die Vielfalt des Konsums. Haushaltsbudgetierung
bei abhängig Erwerbstätigen in Deutschland im ersten Drittel des 20. Jahrhunderts, Berlin, M.P.I.
für Bildungsforschung, 1991.
(43) Le petit institut s’appelait Österreichische Wirtschaftspsychologische Forschungsstelle (Centre
autrichien de recherche en psychologie économique) et a existé de 1927 à 1938 ; cf. le témoignage d’un
des collaborateurs de Lazarsfeld : H. ZEISEL, « Die Wiener Schule der Motivforschung », in J. LANGER (Hg.),
Geschichte der österreichischen Soziologie, Vienne, Verlag für Gesellschaftskritik, 1988, p. 157-166,
et H. KERN, Empirische Sozialforschung, op. cit., p. 162-171.
(44) O. LENZ, « Deutschlands soziale Wirklichkeit », Die politische Bildung, no 2, 1956, p. 58.
33
C. CONRAD
Hommes
Rang
Femmes
Rang
Réfrigérateur électrique
48 %
1
50 %
1
Machine à laver électrique
34 %
2
37 %
2
Aspirateur [...]
29 %
3
32 %
3
Téléviseur
29 %
3
21 %
11
Voiture
21 %
8
15 %
17
Dans les deux classements les trois premières places étaient exactement les
mêmes : réfrigérateur, machine à laver électrique, aspirateur. Venaient ensuite un
meuble et un grand tapis pour le salon. Il n’y a que deux biens auxquels les hommes
aspiraient davantage que les femmes : un téléviseur (au 3e rang contre le 11e) et une
voiture (au 8e rang contre le 17e et dernier). Dans tous ces cas il est possible de
confronter les intentions avec les achats effectués et de saisir la séquence durant
laquelle ces biens sont entrés dans la majorité des ménages (45). Il apparaît que les
hommes ont pu agir à leur guise en matière de télévision. En effet, dans les familles
ouvrières et celles des classes moyennes la possession d’un téléviseur s’est diffusée
plus vite que celle d’une machine à laver. Le consensus sur la plupart des autres
appareils révélé par l’enquête se retrouve dans les pratiques d’achat. Et, de fait,
l’automobile est devenu le bien par excellence du consommateur masculin. Mais ce
que nous aimerions mettre en relief, c’est moins le réalisme historique de ces observations et anticipations des années 1950 que plutôt la manière dont fut construite
cette représentation statistique, en opposant les préférences des hommes et des
femmes au lieu de faire confiance à l’idée du « ménage » non-sexué qui prendrait des
décisions communes.
Certaines questions ne furent posées qu’aux femmes. Le goût en est un bon
exemple, du moins dans les années 1950. Étant donné qu’avoir une demeure confortable était un des objectifs prioritaires affiché par la moyenne des consommateurs,
les fabricants, détaillants et publicitaires avaient besoin de connaître les préférences
en matière de style. En revanche, à cette époque les questions relatives aux voitures
n’étaient en général posées qu’aux hommes. Les sondeurs d’Allensbach posèrent
régulièrement des questions sur les styles de mobilier de salon ou sur différents types
de chaises, lampes ou armoires (présentés sous forme de dessins au cours de l’interview). Mais, comme ils traitaient d’acquisitions relativement importantes par rapport
aux budgets modestes de cette époque, les spécialistes des études de marché changèrent de méthodes et administrèrent ces questions à un échantillon comportant à
la fois des hommes et des femmes. La distribution des réponses constitue un indicateur intéressant des aspects socioculturels de la reconstruction d’après-guerre en
Allemagne. Les consommateurs allemands ont opté pour un style de salon
(45) A. ANDERSEN, Der Traum vom guten Leben, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1999, p. 92,
108-109, 119.
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OBSERVER LES CONSOMMATEURS
modérément traditionnel (à plus de 50 %) et contre tant le mobilier de l’Empire
allemand (avant 1914) que le style moderniste des années 1950. Au fil du temps,
les jeunes enquêtés, en particulier les jeunes hommes, ont manifesté un intérêt croissant pour des solutions modernes en matière d’architecture et de design (46). Les
sondeurs n’ont pas répugné à explorer les profondeurs du goût allemand. Leurs
enquêteurs ont ainsi montré à un échantillon de 500 personnes en Allemagne de
l’Ouest des dessins de 7 types différents de nains de jardin. Les trois plus appréciés
ont été « Le joyeux jardinier », « L’amitié », et « La leçon de chant ». Par contre, « Le
reporter » ou « La déclaration d’impôt sur le revenu » ont été moins populaires (47).
Seule une recherche comparatiste détaillée pourrait confirmer l’hypothèse selon
laquelle, dans ce coin particulier des mentalités allemandes, le sens d’une « trajectoire
spécifique » (Sonderweg) était encore vivace.
La prise en compte des études de marché
par les sciences économiques
Deux articles parus dans des revues universitaires illustrent un phénomène qui
a suscité moult débats chez les économistes et les gestionnaires en Allemagne : la
découverte du comportement des consommateurs comme objet scientifique à part
entière et la pénétration des résultats d’enquêtes consommation dans les milieux
universitaires (48). Un économiste de Berlin, Karl Christian Behrens, publia dans
une revue importante un bref article sur « La consommatrice comme acteur sur le
marché ». Ses premières phrases allaient à l’essentiel : « Jusqu’à présent l’activité de
la ménagère a reçu trop peu d’attention dans la plupart des études théoriques et
pratiques ». Behrens continuait en formulant les principes de base de ses analyses.
« Toute recherche sur la place du consommateur dans notre économie de marché
doit garder à l’esprit deux valeurs : d’abord la somme d’argent que le père (avec les
autres salariés) met dans le ménage (c’est le revenu normal) et ensuite la capacité de
la ménagère à accroître au maximum le revenu du père. Les deux réunis forment le
revenu du consommateur (c’est le revenu réel). La ménagère dépense ce revenu du
consommateur » (49).
Si nous avons cité ici Behrens, c’est parce qu’il fait autorité : professeur d’université, responsable d’un séminaire sur les études de marché et la consommation à
l’Université Libre de Berlin, il incarne la réunion de la recherche fondamentale et de
la recherche appliquée pour ce qui est aujourd’hui appelé le marketing au sens le plus
(46) Jahrbuch der öffentlichen Meinung 1947-1955, 1956, p. 110-111 (exclusivement des femmes
en 1954) ; Jahrbuch der öffentlichen Meinung 1957, 1957, p. 108-109 (hommes et femmes
1955-1956).
(47) Jahrbuch..., op. cit., 1957, p. 115-116.
(48) Cf. E. CARTER, How German is She, op. cit., ch. III.
(49) K. Chr. BEHRENS, « Die Verbraucherin als Marktpartei », Der Volkswirt, 8, 1954, no 44, p. 13-15.
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C. CONRAD
large – lequel a conquis sa place dans les sciences de gestion (50). Pourquoi Behrens
a-t-il autant d’intérêt pour les ménagères ? Surtout parce qu’il veut comprendre comment fonctionnent les marchés et en particulier comment un système de prix compétitifs peut s’établir. Il entre dans beaucoup de détails pour montrer qu’en avoir pour
son argent est une affaire... coûteuse : « Les recherches ont montré que les ménagères
mesurent pleinement combien le temps et l’énergie nécessaires pour trouver les prix
les plus bas ne sont souvent pas compensés par le montant économisé ». L’alternative
est donc claire : « Ou des achats bon marché ou du temps libre ».
Behrens veut promouvoir la transparence des prix et l’accès aux offres spéciales
à très bas prix. Il fait donc diverses propositions au Comité pour la Rationalisation
de l’Économie pour « renforcer la position de marché », y compris la mise en place
de services d’information et conseils neutres, à l’instar des associations de consommateurs américaines ou de l’Association Allemande des Ménagères, et la création
d’un Groupe de rationalisation de l’économie ménagère. Ici aussi il ouvre la voie à
une innovation, en l’occurrence la professionnalisation du rôle de la ménagère, qui
est la clé des stratégies de promotion de ces associations. En outre, il met en avant
l’idée d’une « limitation du nombre de marques dans le commerce », afin de réduire
la variété des biens disponibles et d’en augmenter la standardisation. Il est assez
piquant d’observer qu’il cite, en 1954, le « poste radio national » (Volksempfänger)
et la Volkswagen d’Hitler comme exemples réussis de produits unitaires moins chers.
En 1961, Helga Schmucker, qui avait d’autres perspectives, souligna à son tour
le rôle central des femmes comme force dans l’économie de marché. Elle fut d’abord
une grande figure au sein de l’Office Statistique Régional de Bavière. Puis elle devint
professeur d’économie ménagère à Giessen et à Göttingen. Helga Schmucker fut
une des premières personnalités à réclamer l’inclusion du travail domestique non
payé dans la comptabilité nationale. Elle partait de l’observation que « plus de la
moitié du revenu des milieux populaires passe par les mains des femmes » (51). Son
modèle, qui répond à des considérants analogues à ceux de Behrens, assume l’existence de champs d’action nets et distinctement classables pour les hommes et pour
les femmes. Elle émet surtout une série d’affirmations pour définir qui prend en fait
les décisions concernant des achats spécifiques.
S’agissant des rapports sociaux de sexe, notre article propose quatre idées.
En premier lieu, il semble que la prise en considération du rôle des femmes
comme décideurs micro-économiques (selon une analyse assez égalitaire) est motivée
par des éléments pragmatiques : la maximisation du profit, et non pas la perspective
de leur émancipation. La méthodologie de recherche, qui accorde une égalité de
traitement aux deux sexes lors de la collecte des données, va dans le même sens.
En second lieu, la nature de science appliquée de la recherche de marché et la
(50) Cf. son manuel : K. Chr. BEHRENS, Demoskopische Marktforschung, Wiesbaden, Gabler, 1961.
Behrens était d’ailleurs proche de l’école ordo-libérale dont est issu Ludwig Erhard ; voir sa contribution
dans le recueil d’articles à l’occasion du 60e anniversaire du père du « miracle économique » allemand :
« Vom Verbraucher », in E. von BECKERATH, F.W. MEYER, A. MÜLLER-ARMACK (Hg.), Wirtschaftsfragen
der freien Welt, Francfort-sur-le-Main, Knapp, 1957.
(51) Article de 1961 repris dans le recueil de ses travaux : H. SCHMUCKER, Studien zur empirischen
Haushalts- und Verbrauchsforschung, Berlin, Duncker & Humblot, 1980, p. 143-151.
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OBSERVER LES CONSOMMATEURS
quête de connaissances commercialement utiles stimulent beaucoup les analystes
marketing et les incitent à expérimenter des méthodes de recherche et des modèles
explicatifs inédits. Ils en viennent ainsi à transférer de façon innovante des résultats
acquis par la sociologie et la psychologie sociale dans les domaines de la gestion et
de la microéconomie.
En troisième lieu, il est beaucoup plus difficile de saisir les effets de la recherche
de marché sur l’acculturation des femmes et des hommes dans la société de consommation. L’impact direct des entretiens semble marginal à cette époque (mais depuis
il s’est beaucoup accru). En revanche, il faut souligner les effets de la diffusion sélective des résultats des sondages. Il se réalise surtout par l’alimentation régulière en
sondages d’opinion des médias, des agences de publicité et des designers de produits.
Les représentations des rapports sociaux de sexe dans la société de consommation
ont ainsi une double dimension : elles créent et aussi elles reflètent des attitudes qui
sont répandues dans la population et exprimées par elle.
Enfin, par rapport à bien d’autres secteurs des sciences sociales contemporaines, les recherches en marketing donnent une représentation des hommes et des
femmes qui paraît plus réaliste et plus ouverte, même si, comme nous l’avons vu,
les stéréotypes sur les rapports sociaux de sexe sont particulièrement nombreux.
Cette impression d’un plus grand degré de réalisme est en partie due au fait que les
spécialistes des études de marché n’ont pas eu le parti pris de scepticisme envers la
modernité et de critique de la culture que la plupart des sociologues ont manifesté
dans les années 1930 comme dans les années 1950.
Perspectives d’histoire comparée
On a de bonnes raisons de penser que le développement de la recherche de
marché en Allemagne (de la République de Weimar à la période nazie puis à l’Allemagne Fédérale) tel que nous venons de le présenter n’est pas propre à ce pays. Les
travaux récents réalisés dans différents pays sur les sondages d’opinion, le marketing,
les théories de management et l’histoire de la consommation nous permettent
d’esquisser certains termes de comparaison. Il s’agit de la périodisation, du type de
régime politique et d’économie politique et de la transformation du modèle de
l’acteur-type.
La période de l’entre-deux-guerres et même celle de la Seconde Guerre mondiale
ont partout joué un rôle important en préparant les entreprises, les spécialistes du
marketing et le grand public à la transition vers une société de consommation de masse.
Comme le montrent des travaux sur la France, la Suisse et le Canada, toutes ces
années ont vu beaucoup d’efforts déployés pour développer et professionnaliser les
recherches sur les médias et la consommation, la publicité, la distribution de masse (52).
(52) M.-E. CHESSEL, La publicité, op. cit. ; M.A. BEALE, The Modernist Enterprise..., op. cit. ;
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C. CONRAD
La comparaison intertemporelle aussi bien qu’internationale aidera à nuancer
certaines thèses qui courent le risque de reproduire le modèle politique de la « trajectoire spécifique » (Sonderweg) de l’Allemagne, c’est-à-dire de conclure à sa déviation par rapport au reste de l’Occident, même dans la consommation. C’est surtout
le livre d’Erica Carter, How German is She ?, publié aux États-Unis en 1997, qui
va dans ce sens (53). Nous trouvons très convaincante son analyse foucaldienne des
différentes manières dont en Allemagne les femmes se sont vu assigner une « fonction
d’intérêt public comme citoyennes consommatrices » dans la reconstruction d’une
identité nationale après la Seconde Guerre mondiale. De façon incontestablement
élégante E. Carter a rassemblé des sources provenant de la publicité, du cinéma, de
l’architecture, du discours politique et, précisément, des études de marché. En
revanche, des critiques s’imposent. Elle offre une vue unificatrice du projet discursif
de reconstruire la nation allemande qui sous-estime les conflits, l’hétérogénéité des
discours et les résultats paradoxaux. Elle ne donne pas d’analyse comparative (même
implicite). Une chronologie plus longue, faisant référence aux précédents régimes –
la République de Weimar et l’État nazi –, aurait aidé à identifier aussi bien les continuités que le rythme du changement dans la société de marché en expansion de la
République Fédérale d’Allemagne (54).
L’attractivité des nouvelles méthodes psychologiques ou statistiques a été ressentie à la fois dans les démocraties et dans les dictatures. Après la Seconde Guerre
mondiale, l’utilisation de ces méthodes n’a pas dépendu du régime politique, mais
plutôt du type d’économie, comme on peut s’en convaincre par une comparaison
directe entre Allemagne de l’Est et de l’Ouest (55). Par ailleurs, l’histoire croisée des
deux Allemagne offre des matériaux fascinants pour cerner le rôle de la consommation dans la construction identitaire des sociétés contemporaines (56).
Le processus de détection et de création du type social de l’acheteur individualisé et sexué doit être intégré dans une relation historique entre la consommation
encadrée par les pouvoirs publics et la consommation vue comme un choix privé
individuel. Cette relation est longue et complexe. Il n’y a pas une succession d’étapes
différentes – du consommateur aux horizons collectifs organisé politiquement au
citoyen – consommateur individualiste et « libéral ». Cependant il est évident que les
travaux en marketing ont joué un rôle dans la modification de l’influence respective
des deux modèles (57).
P. BRÄNDLI, Der Supermarkt im Kopf, op. cit. ; D.J. ROBINSON, The Measure of Democracy. Polling,
Market Research, and Public Life, 1930-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1999.
(53) E. CARTER, How German Is She ?, op. cit.
(54) Voir H. BERGHOFF (Hg.), Konsumpolitik. Die Regulierung des privaten Verbrauchs im 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999.
(55) I. MERKEL, Utopie und Bedürfnis. Die Geschichte der Konsumkultur in der D.D.R., CologneWeimar, Böhlau, 1999, p. 134-150.
(56) D.F. CREW (ed.), Consuming Germany in the Cold War, Oxford, Berg, 2003.
(57) Cf. M.J. DAUNTON & M. HILTON (eds.), The Politics of Consumption : Material Culture and
Citizenship in Europe and America, Oxford, Berg, 2001 ; L. COHEN, A Consumer’s Republic..., op.
cit. La synthèse originale de M. HILTON, Consumerism in Twentieth-Century Britain : The Search for
a Historical Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, souligne l’importance des organisations des consommateurs pour comprendre l’évolution de la société de consommation britannique.
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OBSERVER LES CONSOMMATEURS
Il faudrait bien entendu prolonger et conceptualiser davantage ces trois
dimensions en faisant des recherches véritablement comparatistes et transnationales.
Dans cette voie, les historiens auraient intérêt à suivre les panneaux indicateurs que
les praticiens des études de marché eux-mêmes ont érigés au début de la croissance
d’après-guerre. Ils ont organisé des conférences internationales, des coopérations
entre instituts de sondages, des études couvrant plusieurs pays, et certains instituts
sont devenus des multinationales. Ainsi certains des protagonistes sont parvenus à
aller au-delà des marchés nationaux. En 1948 a été fondée E.S.O.M.A.R., une association européenne d’économistes, de sociologues et psychologues, de chercheurs
en gestion et de praticiens des études de marché. L’O.E.C.E., puis l’O.C.D.E. ont
apporté un soutien actif à « la recherche de marché à l’échelle de l’Europe » (titre
d’une conférence organisée en 1960), subventionné des enquêtes et organisé des
conférences à partir de la seconde moitié des années 1950 (58). On peut donner
d’autres exemples : le réseau mondial des instituts partenaires de Gallup ou les
activités de l’institut E.M.N.I.D. à Bielefeld, qui en faisait partie. Dans ces traversées
des frontières la tendance à une hégémonie accrue des U.S.A. va de pair avec une
tendance à l’européanisation et même à la mondialisation (59).
(58) C. KAPFERER, Marktforschung in Europa, Hambourg, B. Behr, 1963, p. 169 ; le livre fut publié
par le Rationalisierungs-Kuratorium der Deutschen Wirtschaft (le conseil de l’économie allemande
pour la rationalisation) – une organisation qui, dès les années 1940, montrait un vif intérêt pour les
activités de la GfK.
(59) La série des colloques annuels de l’institut de sondages E.M.N.I.D. (Bielefeld) qui fait partie du
réseau Gallup s’ouvre dès les années 1950 aux pays voisins, aux États-Unis et aux pays asiatiques et
sud-américains ; cf. la brochure Referate und Referenten von 10 E.M.N.I.D. Arbeitstagungen
1951-1960, s.l., s.d., bibliothèque du Zentralarchiv, Cologne ; E. BAUER, Internationale Marketingforschung, Munich-Vienne, Oldenbourg, 1995.
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