Langage et communication1 par Georges Mounin Tout n'est pas langage Si la linguistique est l'étude scientifique du langage, encore faut-il s'entendre sur ce qu'on nomme langage. La question, comme on va le voir, n'est pas académique. Sa réponse commande en fait toute utilisation correcte de la linguistique par les autres sciences humaines. Une longue tradition philosophique nomme langage tout « moyen quelconque d'exprimer des idées » (Larousse du XXe siècle) ; « n'importe quel moyen de communication entre les hommes êtres vivants » (Jespersen, Encyclopaedia britannica) ; « tout système de signes pouvant servir de moyen de communication » (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1926) ; « tout système de signes aptes à servir de moyen de communication entre les individus » (Marouzeau, Lexique de la terminologie linguistique ). La définition saussurienne (1916) ne s'écarte pas sensiblement de ce patron définitoire : « une langue, dit-elle, [c'est] un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes ». Il découle de ce type de définition, comme le note Vendryès, que « tous les organes peuvent servir à créer un langage ». Et Giulio Bertoni (Enciclopedia Treccani, 1938) en déduit légitimement que « la mimique est un langage [ ...] le rire est un langage [ ...] les larmes sont un langage ». Sur cette pente, la peinture, la sculpture, la musique deviennent aussi des langages; le cinéma également ; tous les spectacles, une exhibition de catch, un office religieux, un match de football, le code de la route, la signalisation maritime, le chant des oiseaux, les cris des singes et des cerfs, la danse des abeilles, les frottements d'antennes des fourmis. A la limite même, le port d'un chandail rouge, la présence d'une salle à manger scandinave dans un appartement ou d'une dinde au repas de Noël, les règles du mariage dans une civilisation donnée, tout devient signe, et tout est langage. Mais alors, pourquoi les traités de linguistique n'étudient-ils pas scientifiquement tous ces prétendus langages ? Parce que la tradition philosophique, en général, postule (en même temps) que les langues humaines constituent un langage totalement différent de tous les autres -mais sans démontrer jamais en quoi réside sa spécificité. Sur ces bases, par exemple, depuis deux siècles, les philosophes n'ont jamais pu dire ce qui distinguait les langues naturelles des hommes d'avec la communication animale, dans leur fonctionnement de système de communication. Et Colin Cherry (1957) répète à ce sujet textuellement Buffon: les animaux n'ont pas de langage, dit-il, parce qu'ils n'ont pas un système de pensée organisé (mais par un cercle joliment vicieux, nous affirmons qu'ils n'ont pas de pensée parce que nous posons qu'ils n'ont pas de langage au sens humain du terme). Tout n'est pas communication La linguistique moderne offre depuis un quart de siècle une série de critères capables d'essayer d'aborder et peut-être de commencer à résoudre correctement ces problèmes. La première distinction fondamentale consiste à bien séparer les phénomènes qui impliquent une intention de communication (même s'il n'est pas toujours commode de prouver scientifiquement l'existence d'une intention), d'avec ceux qui n'en impliquent aucune. Le ciel d'orage n'a nulle intention de communiquer avec le météorologiste, le 39° de fièvre n'est pas produit intentionnellement pour informer le médecin, etc. (Epicure, en ce sens, avait déjà tort de dire que « le sang est le signe de 1 Mounin, Georges, Clefs pour la linguistique, Seghers, Paris, 1968, pp.35-46 1 la blessure » ). La forme des nuages, la température, le sang sont ici des indices ( « des faits immédiatement perceptibles qui nous font connaître quelque chose à propos d'autres faits qui ne le sont pas » dit Prieto). L'interprétation des indices -qui est la tâche de toutes les sciences d'observation -est probablement une opération totalement différente de la lecture des messages construits avec des signes (mais ce sera aux épistémologistes à le dire). En attirant l'attention sur le fait que la fonction centrale (sinon spécifique) des langues naturelles humaines est la fonction de communication, la linguistique enseigne à toutes les sciences humaines à ne jamais postuler que, dans tel ou tel domaine, il y a intention de communication sans le prouver. Pour les fourmis, pour les abeilles, pour les corbeaux, la preuve expérimentale a demandé de longues et minutieuses expériences. Pour les dauphins, par exemple, les présomptions établies sont encore fragiles. Le fait que deux dauphins, enfermés dans une piscine et séparés par une paroi dans laquelle est encastré un hydrophone, ne crient pas quand l'hydrophone est fermé; le fait aussi que les deux animaux ne crient presque jamais ensemble; le fait enfin qu'il semble y avoir dans leurs productions phoniques des séquences qui reviennent régulièrement, font tout juste un commencement intéressant de preuve. La démonstration décisive serait qu'on puisse mettre en corrélation stable des séquences phoniques distinctives avec des situations ou des comportements distincts. Mais quand Barthes, du fait que je porte une veste de tweed feuille morte, conclut que je me joue à moi-même et aux autres la comédie du gentleman-farmer anglomane (ou toute autre chose) , il traite un indice, ou peut-être un symptôme, comme un ( « un signal, dit Prieto, est un fait qui a été produit artificiellement pour servir d'indice » ). Le port de cette veste, en effet, peut avoir dix motivations différentes: je veux faire comme tout le monde par pur conformisme; ou bien c'est un cadeau que je n'ai pas choisi; ou bien c'était la dernière, ou la seule de ma taille dans le magasin; ou bien c'est ma couleur préférée, quelle que soit la mode ; ou bien enfin, je veux paraître à la mode, etc. Barthes détecte certainement des indices précieux pour constituer une psychologie sociale, ou une psychanalyse, voire une psychopathologie du costume. Mais on ne voit nulle part qu'il se livre à ces longues enquêtes sociologiques de motivation, par exemple, qui, seules, permettraient d'interpréter de tels indices, et d'établir dans quelle mesure ils sont utilisés réellement comme signaux ou signes vestimentaires. Le fait de les appeler signes, et de leur appliquer du dehors des concepts linguistiques n'augmente pas la validité de l'interprétation. Linguistique ou sémiologie ? A supposer que nous ayons montré que tels ou tels phénomènes relèvent d'une intention de communication, ou de simulation de communication (trompeuse) , nous n'en avons pas conquis pour autant le droit de parler de langage -ce qui est la position habituelle des philosophes, pour qui langage et communication sont synonymes. Ils ont tort, parce qu'ils postulent, ce faisant, que le même but implique les mêmes moyens: les mêmes types d'unités et les mêmes types de combinaisons de ces unités entre elles; ce qui resterait à démontrer, cas par cas -et ce qui est sûrement loin d'être la réalité. Toutes les fois qu'il y a communication, c'est-à-dire message, la linguistique fonctionnelle et structurale propose une analyse selon laquelle les types de communication peuvent être classés d'après les types de messages et d'unités construisant ces messages. C'est la tâche de la sémiologie de les décrire un par un. Eric Buyssens ( 1943) a proposé les grandes lignes d'une telle classification, d'une façon qui reste aujourd'hui la plus satisfaisante. 1. -Il y aurait d'abord les moyens de communication, a-systématiques, c'est-à-dire pour lesquels on n'aperçoit ni unités ni règles stables de construction de message à message. Pour une affiche publicitaire par exemple, on peut déceler des règles psychologiques (miser sur l'attrait du nu 2 féminin), ou des règles esthétiques (calculer soigneusement la répartition des volumes et des couleurs), ou des règles typographiques (choix des caractères et des espaces, etc.) , mais non des unités et des règles sémiologiques propres, réutilisables de message à message. Chaque affiche est probablement à elle-même son propre code, même quand il s'agit d'une série d'affiches concernant le même produit. Il en va sans doute de même pour la peinture et pour la sculpture, dans la mesure toutefois où l'on pourra établir qu'un tableau ou une statue ont bien pour objet premier d'établir une communication entre l'artiste et le public -thèse qui est loin d'être admise par tous ceux qui se sont occupés du problème. Même dans le domaine cinématographique, où le film s'organise comme une espèce de long discours, on est encore loin d'être assuré qu'il est construit avec des unités et selon des règles scientifiquement comparables à celles que la linguistique met en évidence dans les messages des langues naturelles. 2. -Il y aurait ensuite les systèmes de communication. Ce seraient tous les moyens de communication dans lesquels les messages sont constitués par des unités isolables, formellement toujours identiques de message à message, et où ces unités stables construisent les messages selon des règles de combinaison stables elles-mêmes. Par exemple, dans le code de la route, tout panneau circulaire signifie une injonction, tout panneau triangulaire un danger, tout panneau rectangulaire une information ; toute couleur bleue signifie une obligation ou une autorisation, toute couleur rouge une interdiction, etc. Les langues naturelles sont l'exemple le plus typique de ces systèmes. Avec les cinq unités: le chasseur -tue [ ou tuent, phonétiquement identique] -le lapin -et -le chien, on peut construire au moins 24 messages différents et corrects selon les règles de la syntaxe française; ainsi : le chasseur tue le lapin et le chien le lapin tue le chasseur et le chien le chien tue le chasseur et le lapin le chasseur et le chien tuent le lapin le lapin et le chasseur tuent le chien le chasseur, le chien et le lapin tuent tue le chasseur, le lapin et le chien, etc. 3. -Qu'ils soient systématiques ou non, les instruments de la communication peuvent construire des messages au moyen d'unités où le rapport entre signifiant et signifié est intrinsèque. On entend par là des unités telles qu’il y a au moins un rudiment de rapport analogique entre la forme du signifiant et son sens: quand une silhouette de bicyclette signifie bicyclette, une tête de cheval signifie boucherie chevaline, un dessin de cuiller et fourchette entrecroisées signifie restaurant, etc. Le lien peut être évident pour tous, comme pour la bicyclette; ou de plus en plus conventionnel et requérant un apprentissage social: la tête de mort, qui signifie danger pour l’enfant européen, de façon spontanée croyons-nous, est la forme fréquente de bonbons mexicains; le noir, qui nous paraît à l'évidence la couleur naturelle du deuil et de la mort, est celle de la virilité pour les Canaques; la balance a depuis longtemps cessé d'avoir un rapport transparent avec la justice, etc. Il y a là passage graduel, avec des transitions peut-être infinies. C'est ce type d'unités qu'on appelle généralement des symboles ( mais comme la linguistique et la psychologie américaines appellent généralement symbols ce que nous allons appeler signes, elles nomment signes iconiques ou icônes ce que nous nommons symboles. La retraduction en français de cette terminologie américaine par des chercheurs linguistiquement mal préparés a abouti à introduire ces mêmes termes en français, sans aucune nécessité) . 3 4. -Dans d'autres cas, les moyens de communication construisent des messages où le rapport entre signifiant et signifié est extrinsèque : dont les unités constitutives sont telles qu’il n’y a aucun lien naturel analogique entre leur forme et leur sens. On dit alors, depuis Saussure, que le signe est arbitraire; ce qui veut dire, non pas que chaque locuteur peut l'employer ou même l'inventer à son gré, mais que le rapport entre son signifiant et son signifié est purement (totalement) contingent et conventionnel, sans aucun rappel naturel analogique de l'un à l'autre. Dans le signal du code de la route qui annonce un tournant, il reste encore un aspect de symbole ; mais dans celui qui prescrit un stop obligatoire, le triangle pointe en bas est un signal totalement arbitraire dans sa forme par rapport à ce qu'il signifie. Il en va de même pour la croix verte des pharmacies, pour le drapeau jaune sur la face arrière du dernier wagon d'un train qui signale un train supplémentaire, etc. Il en est de même aussi pour les unités signifiantes des langues naturelles : la preuve qu'il n'y a aucun rapport intrinsèque, naturel et symbolique, entre l'animal que nous appelons le cochon, et le concept ou signifié corrélatif, et son nom français, c'est qu'il s'appelle ailleurs maiale, pig, Schwein, khanzir, choïros, etc. 5. Buyssens distingue enfin les systèmes de communication directs, comme la forme orale du langage humain par exemple, d'avec les systèmes substitutifs qui transcodent seulement les unités formelles des premiers dans un second système d'unités: toutes les écritures, le morse, le braille, le code maritime des signaux à bras, le langage gestuel des sourds-muets sont ( et ne sont que) des systèmes de communication substitutifs. Communication ou transmission On conçoit que les linguistes réprouvent et déconseillent l'usage immodéré et a priori du mot langage pour décrire des phénomènes, sans investigation scientifique préalable. On risque ainsi de postuler qu'il y a une intention de communication là où elle n'existe pas. Il n'est pas sûr du tout que les biologistes ne risquent pas de nous fourvoyer et même de se fourvoyer quand ils nous parlent de l'acide désoxyribonucléique comme de l'émetteur d'un « langage » qui envoie des « messages » au cytoplasme, messages qui sont des ordres issus d'un « code » dont quatre hases azotées sont les « lettres » ( ou les phonèmes ? ) , lesquelles servent à construire vingt « mots » ( c'est-à-dire vingt acides aminés) dont les assemblages produisent des « phrases » (c'est-à-dire des protéines) qui transportent « l'information » génétique. Au lieu des termes linguistiques qui semblent bien n'être ici que des métaphores, grâce auxquelles on finit par dire et quelquefois par croire qu' « il existe quelque chose d'écrit au creux de la matière », il serait prudent de ne parler qu'en termes de transmission (et non pas même de communication). Les mêmes usages métaphoriques permettraient sans doute, avec aussi peu d'ingéniosité, de décrire toute la circulation ferroviaire en termes de linguistique structurale, sans bénéfice théorique ni pour la linguistique ni pour le fonctionnement des chemins de fer! Communication ou communion ou stimulation ? On doit dire la même chose à propos de la peinture, de la sculpture, de la musique, et même du cinéma, out de toutes les formes du spectacle. Avant de parler de langage en ce qui les concerne, de disserter sur le vocabulaire de Braque, ou la syntaxe de Rimsky-Korsakoff, etc., on fera bien d'explorer soigneusement la nature de la communication qui s'établit si communication il y a entre l'émetteur (ou le message, ce qui est encore différent) et le récepteur, dans chaque cas. On peut déjà réfléchir à ce simple problème: à la différence des langues naturelles humaines, ces 4 types de « communication » sont à sens unique, sans réciprocité: toujours du créateur au consommateur, qui ne peut jamais répondre, ni dialoguer, par le même canal. On fera bien de chercher aussi s'il y a des unités, et lesquelles, pour construire, et selon quelles règles, ces messages que constitueraient un tableau, une statue, une symphonie, un film, etc. Après seulement, on pourra examiner si les systèmes de communication révélés (peut-être) par ces espèces de messages sont comparables à ceux des langues naturelles humaines. La relation affichiste-affiche-consommateur est-elle exactement parallèle à la relation locuteur-messageauditeur ? (C'est plus que douteux.) Quoi que ce soit qu'on trouve alors, on peut être assuré que ce sera plus extraordinaire sans doute, plus riche, que les métaphores linguistiques actuelles. Déjà, dans des travaux remarquables, comme la Sémiologie graphique, de Jacques Bertin (La Haye, Mouton, 1967), pour le dessin technique sous toutes ses formes ; comme L ' oeuvre picturale et les fonctions de l'apparence (Paris, Vrin, 1962) de René Passeron, pour la peinture ; dans La perception de la musique (Paris, Vrin, 1958), de Robert Francès ; dans les articles encore tâtonnants de Christian Metz sur le cinéma, on peut apercevoir la complexité aussi bien que la variété du fonctionnement de ces formes de communication, -qui ne sont peut-être d'ailleurs que des formes de communion, -ou des formes de stimulation; peut-être sans vrai rapport avec le langage au sens propre du terme. 5 1. Quelle condition est nécessaire pour parler d’un langage? 2. Qu’est-ce qui distingue les moyens de communication a-systématiques et systématiques? 3. Qu’est-ce qu’un système de communication substitutif? 4. Qu’est-ce qui distingue moyens de communication, moyens de transmission et moyens de stimulation? 6