Jacques Rivette: Théâtre, amour, cinéma

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Jacques Rivette:
Théâtre, amour, cinéma
Collection L'Art en bref
dirigée par Dominique Chateau
Publiée avec la participation du centre de Recherche sur l'Image et de
l'Université de Paris I Panthéon Sorbonne
Déjà parus
Maryvonne SAISON, Les théâtres du réel, Pratiques de la représentation
dans le théâtre contemporain.
Jacques FOL, Propos à l 'œuvre, Arts visuels et architecture.
Dominique CRA TEAU, L'Art comme unfait social total.
Jean SUQUET, Marcel Duchamp ou l'éblouissement de l'éclaboussure.
Catherine DESPRA TS-PÉQUIGNOT,
Roman Opalka une vie en
peinture.
Céline SCEMAMA-HEARD, Antonioni, le désert figuré.
Carl EINSTEIN, La sculpture nègre.
Christian
JAEDICKE, Nietzsche. figures de la monstruosité
Tératographies.
Dominique CRA TEAU, Duchamp et Duchamp.
Giovanni JOPPOLO, Le matiérisme dans la peinture des années quatrevingt.
André LE VaT, Gustave Courbet, au-delà de la Pastorale.
Ludovic CORTADE, Ingmar Bergman: l'initiation d'un artiste.
Giovanni JOPPOLO, Critique d'art en question.
Hélène DESCHAMPS
Jacques Revette:
Théâtre, amour, cinéma
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
@L'Harmattan, 2001
ISBN: 2-7475-1029-8
MUS mes remerciements vont à Nicole Brenez.
Grand merci à Jean A. Gili et à Jacques Duchateau.
Et aussi à ptp: mam' et caillou.
A Pierre.
Introduction
Il n'en va pas autrement de cet amour où le désir
porté à l'extrême ne semble amené à s'épanouir que
pour balayer d'une lumière de phare les clairières
toujours nouvelles de la vie.
André Breton, L'Amour fou
Lamour fou.
En 1968, ces mots: « Faites l'amour. Ne faites pas la guerre. »
Des fleurs sur les murs. Épanouissement de révolte et d'espoir.
En 1969, sort L'Amour fou de Jacques Rivette qui n'est un
mm politique que si l'on entend ce mot dans son acception la plus
large: au sens d'une morale des rapports humains.
Et ces mots de la rue, pourtant, « faites l'amour ne faites pas
la guerre », nous les voyons inscrits au cours d'une séquence sur un
mur à l'intérieur de l'appartement du protagoniste.
Si la révolte de 68 s'est tue, L'Amour fou reste un mm révolutionnaire. Un mm à vivre debout.
Parce qu'il invite le spectateur à expérimenter la question du
choix, du libre choix, c'est un film qui nous abandonne dans une
responsabilité sacrée à laquelle il ne nous sera jamais possible de
renoncer. Un film qui subitement nous révèle, pour mûrir ensuite
lentement, nous accompagner. S'éclairer de lui-même, en nous.
Il porte le même titre que le roman de Breton, écrit en 1937,
à la brûlure d'une autre révolution. Alors comme dans ces pages de
poésie, de fascination du hasard et de l'amour d'aimer, en demeurant toujours en colère contre le monde, L'Amour fou de Rivette est
un écran d'amour. Une éclaboussure de désir.
Et L'Amour fou est revendication. Mais revendication d'un
style: un cinéma de dispositif où l'aventure du filmage fait déjà
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Jacques Rivette:
théâtre, amour, cinéma
partie du film. La trame en devient par conséquent la captation de la
réalité, non sa construction. Cette infime réalité d'accidents, d'imprévus, de silences, de retenues.
Et si nous parlions de hasard pour L'Amour fou de Breton, il
faut y voir chez Rivette l'essence de l' œuvre: un hasard d'écriture.
La caméra neutre, comme un filtre, suit ses personnages, se laisse
surprendre, une caméra dont le principe essentiel est son indécision,
et qui suit le mouvement qu'impulsent l'imprévu, l'inattendu, le
sou-dain, la poésie de l'instant, le suspens, la suspension du sens.
Alors nous pouvons regarder L'Amour fou comme le récit d'un
présent passé: le présent du tournage. Un présent qui n'eut lieu
qu'une seule fois, le témoignage de toutes ces rencontres, celle de
Rivette, avec ses techniciens, ses acteurs... La matière du film n'est
que du présent irreproductible. Les acteurs improvisent, Rivette
enregistre.
Ce fondement théorique nous rappelle étrangement celui du
théitre et nous pourrions comparer chaque prise à une représentation théitrale.
Chaque prise, comme toute représentation théâtrale, est
unique: elle est le résultat visible de l'accord entre les êtres vivants
présents. Une émulsion insaisissable.
Ce ne sont plus des personnages, mais des êtres que. nous
percevons, car ils ne sont plus en représentation: ils sont.
Présences pures qui se dévoilent, éclatent. Leurs gestes ne sont
plus appris et répétés pour faire sens, ils sont dérobés, volés par le
filmage. Cette manière impressionniste nous amène vers une intériorité qui est révélée plut&t qu'organisée et exposée.
Pour répondre à ce principe d'enregistrement de succession
de hasard, qui implique que l'on filme tout dans sa durée naturelle,
Rivette a ordonné le montage comme un journal. Un journal qui
couvre le temps de la rencontre. Le temps du tournage: cinq semaines.
Si nous parlions à l'instant de théitre pour en souligner l'aspect direct, comme à la télévision on est en direct, ce n'est pas un
hasard! Rivette, critique, s'interroge constamment sur les passages
du théâtre au cinéma. Qu'est-ce qui fait qu'un film qui prend en
charge la question du théâtre s'interroge profondément
sur les
rapports vérité-mensonge?
Qu'est-ce qui fait qu'alors nous
parvenons à la vérité avec des moyens mensongers? Qu'est-ce que ce
moyen d'expression codifié, limité, qui tout en les enfermant, révèle
Introduction
9
pour-tant les êtres? Le théâtre favorise-t-iI des relations privilégiées,
plus profondes, plus complices que le cinéma? À l'inverse, le cinéma
en tant qu'art de la proximité,
permet-il de représenter
et
d'interroger l'intime? En le dérobant ?
Après s'être posé toutes ces questions à travers des films de
Mizoguchi et Bergman, ou les avoir posées directement à Preminger
et Renoir, il intègre directement le théâtre dans son cinéma. De
façon théorique et plus innocente, à travers le théâtre il repense le
cinéma, et il tente de formaliser la limite entre scène de théâtre et
scène cinématographique.
Nous avons à présent les deux éléments essentiels de L'Amour
fou. Le journal et le théâtre. Le journal en tant qu'éthique de tournage. La scène de théâtre, incluse dans le film.
La scène, Rivette l'envisage d'une façon paniculière : il nous
propose d'assister à ce qui est d'habitude caché au théâtre, c'est à
dire à toute la phase de préparation, de répétitions, de montage (au
théâtre on monte avant la représentation, au cinéma on monte après
le tournage).
C'est-à-dire encore à cette phase secrète, à ce travail obscur
qui se fait à l'intérieur des êtres et entre les êtres (le metteur en scène,
les acteurs, la pièce), cette organisation collective, magique parce
qu'extérieure au monde, ce secret, cette intrigue, comme on prépare
en douce une surprise, ce complot.
Afin de rendre compte de cette entreprise théâtrale, deux
procédés formels différents sont à l'œuvre: d'une part une équipe de
tournage en 16 mm dirigée par André S. Labarthe se propose de
réaliser un reportage (nous revenons au style direct) sur la création
d'une pièce, en l'occurrence Andromaque de Racine, montée par
Jean-Pierre Kalfon-Sébastien, et d'autre part, une autre équipe,
dirigée par Rivette tourne en 35 mm, comme un voyeur dissimulé
dans un coin du théâtre, qui se fait le plus discret possible pour tout
enregistrer, sans que l'on se rende compte de sa présence.
Deux procédés, l'un actif et offensif, l'autre passif et distant,
qui tentent de faire éclater la notion de création.
La figuration de l'expérience théâtrale se reflète dans la
création cinématographique. Les répétitions au théâtre prolongent la
mise à nu des acteurs de Rivette (en particulier Bulle Ogier-Claire et
Jean-Pierre Kalfon-Sébastien).
Ce qui est envisagé au théâtre se révèle dans le film.
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Jacques Rivette: théâtre, amour, cinéma
Le journal inclut le théâtre en terme d'échéance: la date de la
première représentation: en tant que fin de la phase de l'ombre et
début de la mise en lumière, le spectacle rendu public. Le 31, en
tant que fin et comme.ncement.
Et tout L'Amour fou est circulaire: la fin renvoie au début et
le début est déjà la fin. Il n'y aura pas de spectacle. L'Amour fou est
crise. Tentation d'aimer mais impossible réalisation. Et impossible
création.
Il semble que s'il y a mouvement dans L'Amour fou, il est
circulaire, comme s'il s'agissait d'atteindre le centre, percer le mystère
- non seulement le mystère de la création (artistique), mais encore
celui de la naissance. Rejoindre le cœur de l'existence.
Deux éléments essentiels: le théâtre et l'amour. Construction
collective et destruction intime. Comment se correspondent-ils?
Comment s'influencent-ils?
Nous voudrions montrer comment Rivette met l'âme à nu,
comment il dévoile l'intime.
De ce film monumental vécu comme une épreuve, d'abord
par sa durée (plus de quatre heures) ensuite par l'expérience que
nous sommes conduits à vivre, nous allons tenter d'éclaircir quatre
domaines. Quatre domaines qui correspondent aux différents sens
que peut prendre le mot « scène ».
D'abord, nous envisagerons la scène de théâtre: qu'est-ce
qu'une scène de théâtre? Comment est formalisé le travail de répétition ? Qu'est-ce qu'être acteur, metteur en scène, assistant? Et surtout, construire un autre monde, à quoi cela sert-il?
Ensuite, en nous attachant à l'expérience intérieure de Claire,
en montrant l'état de régression affective dont elle est victime et
comment elle porte sa solitude, nous aborderons la scène en tant
que « scène primitive ».
Puis, considérant l'effet de propagation, de contaminatio, de
cette crise, qui s'effectue sur Sébastien, nous verrons comment sont
conçues les scènes de couple, scènes d'amour, scènes à deux,
autrement dit, les « scènes de ménage» ; et la « scène de ménage »,
au sens d'une crise de couple que l'on donne à voir, un spectacle
intime.
Enfin nous nous interrogerons sur les rapports scène de
théâtre-scène cinématographique, en considérant la scène comme
« séquence ».
Entre ces quatre « terrains rocheux », il nous faudra découvrir
Introduction
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les zones de friction, les zones intermédiaires, les correspondances,
les échos, les distorsions et contradictions.
Alors nous pouvons articuler notre réflexion autour de la
question de la limite: limite entre théfttre et cinéma, limite entre le
16 et le 3S mm, limite entre le même et l'autre, limite entre la vie et
le monde de la création...
La création est-elle possible?
1.
La scène de théâtre
Il nous suffit d'un espace vide et de deux êtres -l'un accomplissant un acte que le second observe - pour que déjà naisse la
notion de scène de théâtre.
De façon minimaliste, la scène est le lieu où l'acteur se produit, le théâtre est la rencontre de l'acteur et du public.
La scène est d'abord un espace strictement défini. C'est
l'espace de jeu, l'espace de fiction creusé dans la réalité. Un lieu clos
d'où est ontologiquement exclu le spectateur. Lieu de représentation
qui ne fonctionne en tant que tel qu'avec l'entente préalable des
deux parries: l'acteur et le public.
Quel que soit cet espace -la scène d'un théâtre à l'italienne,
délimitée classiquement au fond par une butée scénographique, sur
les côtés par les coulisses, en haut par les cintres, et vers l'avant par
un mur invisible, symbolique, ou encore une surface de jeu improvisée dans un café, ou une plage entière - il doit être reconnu comme aire de jeu par tous: la barrière entre la fiction et le réel doit être
infranchissable.
Avant même qu'il y ait représentation, la scène est un espace
vacant: le théâtre naît de la vacuité. Du rien. C'est à cette seule condition que quelque chose peut se produire.
Quelque chose... Nous prenons conscience de cet espace et
nous l'observons. Nous tentons d'en saisir la facture, nous scrutons
ses limites, du regard nous l'embrassons, nous cherchons dans les
moindres détails d'où pourrait bien naître l'éclat de vie, l'étincelle du
faux semblant. La scène de théâtre est tel un tableau: dans une
épaisseur immuable.
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Jacques Rivette:
théâtre, amour, cinéma
Dès lors, le plus imperceptible mouvement devient événement: le moindre souffle d'air qui modifierait le pli d'une tenture,
la moindre variation de l'intensité lumineuse qui porterait plus avant
l'ombre d'un objet, le moindre grincement de planche, le moindre
craquement organique semblent nous mettre en éveil. Dans un état
de tension particulier, une imparience singulière qui fait sentir du
théitre ses prémisses, cet avant-spectacle où tout est encore possible.
Car rien n'est joué d'avance: le théitre se crée au présent. Dans une
respiration commune. C'est un souffle collectif qui unit les acteurs
et les spectateurs.
« Acteur >l,« spectateurs » : deux substantifs actifs désignant
deux catégories d'êtres humains agissants. Leur action commune
crée le spectacle: il n'y a pas de spectacle si le public ne collabore
pas, il faut que le public écrive la piècè.
Cacteur est un être particulier: il est un passeur d'émotion. Il
est ici et maintenant p0!lr raconter une histoire, mieux, pour vivre
une histoire devant nous. Il est un intermédiaire entre un texte et ses
auditeurs: le porteur de la voix d'un auteur.
Celui par lequel s'exprime le tragique d'être homme. Sans lui,
le drame n'existe pas.
Si le théâtre n'existe pas sans lui, il n'y a de représentation
théâtrale qu'en public. Une pièce de théitre n'est en lumière qu'en
confrontation directe avec les spectateurs. Figures agissantes, avonsnous dit, car réflexives de la scène: c'est l'action de regarder qui
donne vie à la représentation 1. Interactivité essentielle, constitutive
du théâtre.
Nous avons précédemment évoqué la notion de « barrière»
entre le lieu de la fiction et de la réalité, sans doute faut-il préciser
qu'en tant qu'art, le théâtre ne peut se passer de convention.
Le théâtre obéit à des règles de représentation qu'il convient
d'accepter. Au spectateur il est demandé de croire au faux-semblant,
de prendre comme vrai le faire semblant de l'acteur, d'accepter le jeu
- et tout est fait pour qu'il l'oublie justement - et à l'acteur de
gérer la contradiction primordiale de son travail: être à la fois acteur
et son propre spectateur, être à la fois dedans et dehors, vivre l'émotion et se regarder la vivre, agir et veiller, jouer et contrôler son jeu.
Comme un enfant dans une partie de cache-cache, qui se dissimule
derrière un réverbère: selon les conventions fixées par les règles du
jeu, il est caché; lorsqu'un être extérieur l'appelle, il se retourne, lui
répond, et se détourne à nouveau pour reprendre sa position initiale,
15
La scène de théâtre
sa position de cachette. Il est dans le jeu et pourtant dans sa conscience, il garde une part de vigilance sur le monde extérieur.
S'il nous sera donné d'approfondir le travail de l'acteur, nous
pouvons ici nous interroger sur ce qui définirait un spectateur idéal.
En quoi le théâtre participe-t-il à aiguiser ses qualités?
Nous l'avons vu, la base du théâtre est le vide. Cela semble
évident si l'on considère le travail de l'acteur: toute émotion ne peut
s'épanouir que si elle est, seule, exprimée. Il s'agit de gommer tout
bavardage qui brouillerait les mots essentiels. Le travail consiste, à
partir du vide, à concentrer ses moyens d'expression pour qùils ne
signifient que ce qu'ils doivent signifier. L'acteur doit être vide,
détendu et à la fois concentré.
C'est un état de disponibilité totale: celui qui permet de
réagir, d'être présent. Cette réactivité maximale, ce vide parfaitement
maîtrisé, donnent à l'acteur ce que l'on appelle la « présence» sur
scène. Un personnage semble alors « habité ».
Si le vide de l'acteur s'acquiert avec l'entraînement,
cela
devrait être le rôle du théâtre que de l'enseigner aux spectateurs. Le
théâtre devrait amener celui-ci à un état de disponibilité maximale se
caractérisant par l'oubli de ses expériences passées, l'oubli de ses
attentes ou critiques a priori. Le spectateur ne devrait qu'être là.
Vide. Et donc libre. Le théâtre serait une cérémonie initiée par un
sas, un long corridor où l'homme apprendrait à oublier sa vie, ses
soucis, ses avis, à s'oublier lui-même enfin, chemin au bout duquel il
apparaîtrait neuf L'homme ôterait son manteau de réalité et se
présenterait nu devant la scène. Disponible.
La disponibilité ainsi devient cette capacité à se remplir, s'enrichir d'une expérience nouvelle, cette capacité à se laisser surprendre, à ne plus rien connaître de soi que ce que l'expérience théâtrale
va provoquer, ou révéler. Comme un révélateur ne fait monter que
ce qui a été préalablement impressionné, mais que nous n'aurions
pas été capables d'imaginer.
En tant qu'être agissant encore, le spectateur s'engage en
même temps que son regard choisit. Son regard est singulier, il ne
peut englober
impunément
toute la surface de jeu
-
si ce n'est au
détriment des détails. Le spectateur porte donc la responsabilité de
faire des choix, de faire lui-même la mise au point, de réaliser ses
propres gros plans et plans d'ensemble. Cette aCtion procède d'une
espèce de montage subjectif unique et absolument pas reproductible.
16
Jacques Rivette:
théâtre, amour, cinéma
En cela le théâtre est un art de l'éphémère. Une représentation perdure peut-être dans quelques mémoires individuelles, mais
théoriquement le théâtre ne supporte aucun enregistrement puisque
celui-ci nierait son caractère essentiel: celui de n'être toujours qu'en
train de se faire. Une représentation qui a eu lieu est déjà morte.
Lactivité du spectateur, si nous devons encore l'analyser n'est
pensable que si la mise en scène et le jeu des acteurs lui laissent suffisamment de place, d'où l'importance, encore, de cet « espace vide »
qui concerne cette fois-ci l'acteur, qui s'offre de la façon la plus
neutre possible, et donne à chacun l'occasion d'y mettre du sien,
ordonne au spectateur de s'y envisager, et de s'y regarder 2.
La première caractéristique de la scène de théâtre étant posée,
celle de l'espace strictement délimité qui offre une certaine topologie, c'est-à-dire un système de clôture et d'ouverture, il reste à
compléter cette définition par une scénographie, un rapport particulier entre les figures et le fond.
Il n'existe aucun art où le corps soit à ce point mis à nu, et
exposé au regard de l'autre de façon si cruciale. Nous parlons d'un
théâtre engagé, de tout théâtre portant cette velléité d'éduquer l' œil
du public; non d'un théâtre illustratif, d'un théâtre de divertissement qui égare le spectateur. C'est d'un théâtre qui pose radicalement le problème de la présence physique, du corps, qu'il est question.
Pedro Kadivar met en parallèle le devoir de responsabilité du
spectateur face à la scène et face aux camps de la mort. Se référant à
Shoah de Claude Lanzmann et plus particulièrement à l'homme qui
raconte avoir vu passer des centaines de wagons remplis d'hommes
que l'on menait à la mort, il montre comment cet homme, justement, n'avait pas de regard. Ne voulait-il pas voir? Ou bien s'était-il
habitué, et du coup désintéressé de ce spectacle? Toujours est-il
qù « il ne faisait que "regarder" la réalité dont il se sentait parfaitement irresponsable et qui lui était peut-être à ce titre irréelle 3. »
N'étant pas touché intimement, cet homme est aveugle: il ignore ce
qùil voit, il ne voit précisément rien.
Si l'on peut poursuivre ce parallèle, c'est que dans les deux
cas, c'est le corps qui est visé: corps comme représentant de la
judéité, et corps comme présence physique de l'autre.
Le théâtre serait ainsi l'expérimentation de l'altérité. Par une
prise de conscience du corps de l'autre comme absolument séparé de
soi, résolument autre.
17
La scène de thélitre
Un corps qui renvoie à l'existence même et qui pose radicalement la question: qu'est-ce qu'avoir un corps?
Dès lors l'engagement théâtral, le temps du théâtre deviennent un acte grave qui fait de la vie retrouver l'origine.
Au terme de cette première exposition, il nous semble nécessaire de préciser que cette définition de la scène est valable dans le
cas de Rivette, mais que cette conception constitue à la fois un point
d'aboutissement et une régression par rapport à l'évolution historique de la scène.
Point d'aboutissement parce qu'Andromaque est montée en
1967 et que dans la mise en scène il nous semble percevoir les leçons
que nous avons pu tirer du théâtre d'avant-garde en France.
Esthétiquement d'abord: il s'agit d'un théâtre totalement
dépouillé. Les décors n'indiquent plus rien: le temps, ni l'espace ne
font sens. Si nous trouvons une raison historique à ce parti pris,
pour ce qui est du théâtre d'avant-garde -
« ce théâtre a toujours
été un théâtre pauvre, ou mieux encore: qui a fait de sa pauvreté
économique
un style volontaire
4»
-
la neutralité
du décor d'An-
dromaque répond à un choix esthétique délibéré.
Ensuite, ce qui caractérise le théâtre d'avant-garde, c'est la
radicalisation de l'expérience théâtrale, principe qui doit beaucoup à
Antonin Artaud, et qui vise à transformer l'acte théâtral en une cérémonie primitive, un rituel. « La pensée doit s'absorber entièrement
dans la physique même de l'action dramatique: plus d'intériorité,
plus de psychologie, et même, contrairement à ce que le bourgeois
pense souvent de l'avant-garde, plus de symbolisme: tout symbole
est réel5. »
Andromaque s'inscrit dans une perspective critique qui refuse
l'assimilation d'une représentation théâtrale à un produit de consommation.
Et enfin, envisager de monter Andromaque en 1967, c'est
avoir pris conscience de la limite de la parole: le théâtre de l'absurde
a subverti le langage au point de ne plus supporter que le silence. Ne
pouvant aller au-delà du statut de la parole comme fin en soi, la
création d'Andromaque se donne comme la conscience aiguë de cette
problématique moderne, mais en affirme l'échec en même temps,
puisque l'on revient au texte de Racine où la parole est un moyen de
transmettre un message. Il s'agit autant d'un progrès que d'une
régression.
18
Jacques Rivette:
théâtre, amour, cinéma
De la même façon, la scénographie qui institue une scène
centrale totalement ouverte, ramène à une organisation primitive,
assimilable à celle de tout rituel religieux, c'est-à-dire avant même
que naisse la notion de spectacle.
Parce que si nous pouvons déjà voir se dessiner la notion de
scène dans les cérémonies religieuses, nous ne pouvons pas les
désigner comme spectacle, car elles étaient réservées aux initiés. Que
ce soit la fête chez les Précolombiens, les cérémonials religieux en
Extrême-Orient, les spectacles en Egypte ancienne, les cultes spectaculaires dans l'Antiquité classique, la liturgie chrétienne, ils présentent tous les mêmes points communs: « un espace circonscrit,
une unité d'action, l'exécution par des gestes prévus et réglés
d'avance, mis en scène, sans oublier le caractère du rôle de l'officiant, personne qui transcende la foule et qui est l'intermédiaire
entre les hommes et les dieux 6. »
Ainsi l'apparition des divertissements collectifs en l'honneur
de la grande déesse la Mère Terre Gaia, 5000 ans avant notre ère, et
surtout ensuite, les joyeuses fêtes agraires du printemps célébrées
pour Déméter ne constituent pas encore ce que l'on appelle un
« spectacle ». Il faut attendre les fêtes dionysiaques pour qu'apparaissent les premiers spectateurs et l'embryon du dispositif scénique du théâtre grec, avec ses deux lieux soigneusement séparés:
l'un réservé au chœur, c'est-à-dire à la danse et au chant: « l'orchestra » (une piste en terre battue de vingt mètres de diamètre), l'autre
réservée aux acteurs, c'est-à-dire au jeu et à la parole: le « proskenion » (bande de cinquante mètres sur trois de profondeur), ce que
nous appelons aujourd'hui la scène. Quant à la skene (qui a donné
ce mot scène en français), c'est la baraque-vestiaire devant laquelle
évoluent les acteurs, et de laquelle ils entrent et sortent par trois
portes béantes. Les spectateurs seront disposés dans l'hémicycle, le
theatron c'est-à-dire l'endroit d'où l'on voit.
Ainsi l'organisation scénique d'Andromaque, loin d'être aussi
élaborée, rappelle plutôt le pré-théâtre, en ce qu'elle fait se confronter directement acteurs et spectateurs.
Comment le cinéma peut-il ouvrir la scène de théâtre?
Figurer l'intériorité humaine ne semble plus possible. Encore
que celle-ci ne fut jamais saisissable que par des signes extérieurs, des
traces. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Fautrier nous montre
19
La scène de théâtre
les entrailles d'un sanglier? Cicatrice rouge béante dans des ténèbres
obscures. Il est plus aisé d'ouvrir le ventre d'un animal, d'en révéler
sa chair; du moins ressentons-nous une impression d'offrande:
quelque chose que nous pourrions comprendre, quelque chose de
palpable, quelque chose de brut, de la viande. Celle-ci nous est
donnée, nous l'éprouvons dans notre propre ventre comme un gouffre qui nous bouffe. Nous bouscule.
Mais c'est encore de nous qu'il s'agit, de notre petit miroir qui
ne nous fait voir du monde que de vaines suppositions, de vaines
approximations, de fragiles interprétations. Nous avons le cœur qui
bat, il résonne avec puissance, avec grâce, nous semble-t-il, car le
temps, l'espace sont abolis, mais que savons-nous de l'âme humaine ? Et que savons-nous de notre corps? De notre chair qui
vibre et vit?
Ce n'est pas en ouvrant nos ventres que nous parviendrons à
déterminer ce qui nous habite et nous hante.
Pourtant, avec le visible des corps que nous offre Rivette, c'est
l'âme que celui-ci met à nu. C'est dans l'épreuve de l'opacité, de la
réflexivité que se dévoile l'intériorité. Aux visages défigurés de
Fautrier donnés d'emblée comme un mystère, Rivette oppose les
corps dans leur entier parce que, dit-il, « si je filme un visage, j'ai
envie de voir les mains, et si je vois les mains j'ai quand même envie
de voir le corps, j'ai toujours envie d'avoir le corps dans son entier, et
du corps également de la personne ou le décor avec lequel ce corps
agit et réagit» 7. Mais dans le même temps, il n'ose pas s'approcher,
et cette pudeur déontologique permettrea d'inscrire les corps dans
leur globalité, et de restituer dans la continuité leur propre mouvement, leur respiration et leur existence même. Parce qu'enfin c'est
cet acharnement du visible qui va découvrir l'invisible.
La question « qùest-ce qùavoir un corps? », Rivette la formalise en deux termes: le corps au théâtre, corps théâtral comme
corps fonctionnel et public, et le corps chez soi, dans son univers
familier, corps intime et privé pris dans un rapport univoque de soi à
soi, ou dans une relation
duelle
-
relation amoureuse
-
de soi à
l'autre.
« Il n'y a de grand mm que de théâtre 8 » : cette sentence n'est
pas suffisante pour justifier la présence du théâtre dans L'Amour fou,
mais peut-être pour commencer, pouvons-nous avancer que s'il y a
théâtre, outre le fait qu'il est un élément de la dialectique théâtre-vie,
20
Jacques Rivette:
théâtre, amour, cinéma
c'est surtout parce que Rivette l'envisage comme un moyen de théoriser cette distance ontologique entre la caméra et les acteurs.
C'est un parcours vertigineux que le spectateur de L'Amour
fou doit réaliser pendant plus de quatre heures. Il riy a de spectateur
de L'Amour fou qu'actif Il lui est impossible de ne pas s'engager
absolument, il faut qu'il fasse lui-même l'épreuve du théâtre et de la
vie. Faire l'expérience, éprouver. Sentir et vivre. Il riy a d'Amour fou
que consenti, partagé et révélé. :Ëtre actif Et patient. Accepter de
progresser lentement, de tomber, de se perdre, de se relever et avancer encore. « Il faut éprouver, le théâtre et une série d'épreuves »
affirme Constance Dumas (Bulle Ogier) dans La Bande des quatre.
C'est la fragilité, le recommencement, le doute constant qui
constituent la matière théâtrale. Cette matière-là, Rivette la cerne:
ses mouvements de caméra sont souvent des courbes qui jamais ne
s'approchent du centre, parce qu'à frôler le cœur étrange, nous risquons de le broyer.
Alors au terme de cette boude fantastique apparaît pourtant
le vestige de l'être, sa naissance, ce qui l'anime. Et le théâtre permet
de formaliser le danger perpétuel qui supporte toute vie humaine, il
offre un passage vers la lumière, pas seulement celle de la scène, mais
celle de la vérité intérieure.
Il permet de dramatiser, au sens où Bataille le définit:
d'abord « c'est simplement être » et ensuite « c'est la volonté s'ajoutant au discours, de ne pas s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir le
glacé du vent, à être nu » 9.
Cette épreuve terrible, Rivette l'élabore avec grâce: la grâce
de la réserve, de l'humilité, celle d'un homme curieux qui recueille
tragiquement les traces de la nature humaine.
«
Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la
crainte et le tremblement; la mort en est une, sans doute; et comment au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se
sentir un imposteur 10 ? » Traiter de l'enjeu théâtral considéré comme
« une nécessité qui ri est pas exigée par la vie mais par la mort qui va
l'ordonner » Il devient par conséquent une affaire de morale et l'expérience que nous allons vivre va nous révéler le caractère insoutenable de notre vérité dans sa plus cruelle nudité.
Allons au théâtre: ce que nous voyons en tant que spectateur
est l'aboutissement d'un travail de recherche, le résultat toujours
provisoire d'une élaboration qui a déjà eu lieu. Et précisément le
parÏ de L'Amour fou est de nous montrer l'invisible du théâtre: ce
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