Delphine Lemonnier-Texier [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] AVANT-PROPOS De Fin de partie à Endgame, le texte remet en cause ce que l’on tient pour acquis du langage, de la fiction littéraire, et du jeu théâtral à la fois. Ce n’est pas parce que l’on sait parler que l’on peut dire quelque chose, semblent indiquer les dialogues entre Clov et Hamm ; le fait de déchiffrer les mots sur la page ou de les entendre ne semble pas davantage suffire pour « lire » la pièce ; acteurs et metteurs en scène, enfin, témoignent de cette même résistance du texte. Mettre en scène Beckett, c’est avant tout faire un travail d’explication de texte 1, lire Beckett, c’est se plonger dans l’univers du plateau, de ses rouages, de ses effets. C’est la force de ce constat qui a guidé les choix éditoriaux dont découle le présent ouvrage. Repères Retraçant le cheminement de Beckett et les trois types de théâtre qu’il a conçus, au fur et à mesure de son expérience de l’épuisement de la langue, Catherine Naugrette montre comment Fin de partie « s’insère donc à la fois dans le mouvement général de l’œuvre beckettienne et dans le processus spécifique qui régit et différencie le théâtre – les théâtres de Beckett – au sein de cette œuvre ». Toute l’écriture beckettienne tend vers le même aboutissement : « [d]ans Fin de partie, à l’intérieur du théâtre I, Beckett travaille encore avec les matériaux dramatiques traditionnels. Pourtant, les malmenant, les retournant, les détournant, il les soumet déjà à ce geste fondamental, qui est à chaque fois le même : réduction, contraction, dépouillement, épuisement… » 1. C’est le terme précis employé (en français dans le texte) par Herbert BLAU : “How did we do the play ? First of all, it was really a matter of explication de texte”, in Lois OPPENHEIM, Directing Beckett, Ann Arbor, the University of Michigan Press, 1994, p. 52. 11 Delphine Lemonnier-Texier Les notes prises par Beckett pour la version allemande de Fin de partie en 1967 définissent la structure de la pièce, dont par ailleurs tout est fait pour qu’elle soit gommée, tant du point de vue du spectateur que de celui du lecteur. La rigueur et la symétrie structurelles voulues par Beckett sont de précieuses indications pour entamer toute analyse en profondeur du texte, comme le souligne Geneviève Chevallier. C’est la cruauté qui est l’élément initial de l’analyse faite de la pièce par Marie-Claude Hubert. Un monde frappé d’inertie, dont ne subsistent que les quatre personnages (et trois générations) d’une famille où la torture est le principal mode relationnel. Pourtant « l’aliénation qui assujettit Hamm et Clov l’un à l’autre est le seul mode d’être compatible avec la vie. Elle semble constitutive de la vie même ». Le parallèle avec Artaud est présent mais n’atteint pas le stade de la cruauté de sang : « Dans Fin de partie, des meurtres sont commis, certes, mais ils sont accomplis presque silencieusement et ils ne sont accompagnés d’aucune manifestation extérieure de violence. » [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] Lieu, didascalies Gildas Bourdet raconte la genèse du décor rouge qui l’opposa à Beckett et qu’il finit par être contraint de bâcher de gris pendant l’intégralité des représentations de Fin de partie, soulignant ce paradoxe : « The point of the scenic artifice was to materialize the feeling the play induced in me, the feeling that what is dead sometimes seems more alive than what is still alive and that what is alive also seems sometimes about to be frozen in death. Nothing to me was more Beckettian than the effect thus produced. » L’étude détaillée des didascalies d’Endgame permet de mettre en lumière la multiplicité des conventions théâtrales qui y sont soulignées et subverties, la richesse du répertoire scénographique employé, ainsi que le parallèle établi entre plateau et tableau. Le regard (de Clov, et donc du spectateur) y remplit une fonction déictique, et parfois presque une fonction narrative. La symétrie s’affiche dans les didascalies de manière obsessionnelle, et les objets sont comme autant d’extensions des personnages, si bien qu’entre illusion mimétique éphémère et affichage de la théâtralité, l’univers que dessinent les didascalies est bien celui d’un espace claustrophobe qui se confond avec l’acte de parole (le dialogue) ininterrompu qui s’y déroule. La préoccupation de Bernard Levy à propos du respect du texte de Beckett le conduit à « dans la mise en scène donner à voir ce respect du texte qu’impose l’écriture beckettienne. C’est pourquoi la pièce s’ouvre par la projection de la page de garde des Éditions de Minuit, suivie de la première page de didascalies, tandis que le plateau apparaît derrière le tulle : l’espace scénique 12 Avant-propos [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] se superpose à l’écriture avant de prendre sa place. En confrontant ainsi le texte et sa réalisation sur scène, je montre d’emblée que même le respect le plus absolu de la lettre ouvre sur un véritable espace de liberté et de réinterprétation : on semble être très proche des didascalies et en même temps on a l’impression d’en être très loin ». Il insiste également sur la parenté avec la musique : « Diriger des acteurs dans Fin de Partie me semble proche d’une direction musicale, toujours au plus près de la partition. » Venu à Beckett après sa lecture de Molloy à dix-sept ans, Joël Jouanneau raconte sa fascination pour son théâtre, et la difficulté présentée par les didascalies qui pour lui ont longtemps constitué un obstacle à la mise en scène de ses pièces : « J’ai un rapport complexe à ses didascalies : j’ai toujours été bouleversé par les mots de Beckett, et nous lui devons de nous avoir révélé un théâtre quantique, proche de Lucrèce et De la nature des choses. Sa poésie, la structure de ses pièces, ses personnages sont au théâtre, oui, un équivalent pour moi de la révolution quantique en physique. » À travers son rapport très personnel au texte de Fin de partie, il retrace et explique ses choix de mise en scène, ses écarts par rapport aux didascalies. Voix, corps, mouvement, regard Robert Scanlan situe le théâtre de Beckett dans le contexte global de son œuvre, pour définir deux types de texte, et deux statuts de la voix : « Beckett himself has said to me (and to others) that certain texts come from “things heard” and others come from “things seen”. Some texts are generated by a visible figure, and others are heard only by an invisible auditor. These distinctions, in fact, define the difference between the dramatic and the nondramatic texts. » Mettre en scène Beckett, c’est avant tout localiser l’origine de la voix : « Since all the Beckett works are fundamentally structured around the voice, any handling of the text that fails to locate the voice accurately will disrupt the formal coherence of the work. » C’est dans la comparaison avec Shakespeare que l’on mesure le statut spécifique du théâtre de Beckett et la nécessité d’en préserver le contexte, le cadre voulu par Beckett, afin de ne pas risquer d’amoindrir la portée de ses pièces. Gerry McCarthy analyse la difficulté posée par le théâtre de Beckett aux comédiens. Pour la surmonter, il utilise l’analogie avec la chorégraphie, où le mouvement prime sur l’interprétation, où l’interprétation est même hors de propos : « For the actor to play the entire performance never using his sight, but visualizing through his narratives and through his interrogation of Clov, brings a sighted actor as near to a representation of blindness as we can expect. The question of sight or blindness is never examined in dramatic 13 [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] Delphine Lemonnier-Texier terms. It is, therefore, not a valid question. Beckett gives the actors problems of performance, not of interpretation. » L’étude du corps dans Endgame montre que « le corps du personnage beckettien répond […] à une triple logique : il est aussi anonyme que possible, avec un visage grimé et un regard figé ou absent, il expose sa difformité et ses dysfonctionnements – souvent répugnants – et il souligne le caractère artificiel, théâtralisé, de son existence sur la scène, par l’absence de toute apparence possible de naturel ». Alors qu’il constitue un élément central du plateau, c’est paradoxalement par le récit que le corps se donne à voir « dans une dialectique de la présence et de l’absence : en bonne partie caché, sur scène, par les vêtements ou les poubelles, le corps du personnage est complété par le récit ». Du corps montré au corps raconté, c’est en tant qu’instrument à mesurer le temps, au fil de sa déchéance, que s’inscrit le corps dans l’univers des personnages. Le mouvement dans Endgame est à tel point codifié qu’il ne laisse aucune place à la spontanéité du comédien, comme le montre Charlotta Palmstierna Einarsson, ce qui pose un certain nombre de problèmes de mise en scène : « Among the difficulties that the interpreter of the written script of Endgame must face is the fact that the play is meant to be experienced, not read, and within the structure of the performance, significances and meanings come to bear on each other through elliptic patterns. » C’est ainsi que tout ce qui est relatif aux déplacements acquiert, dans la pièce, une fonction spécifique : « Immobility and mobility are foregrounded to be perceived as anomalies which the spectator cannot but notice and speculate about. » Cette façon de défamiliariser le mouvement est au cœur même de la stratégie de Beckett consistant à inciter le spectateur à utiliser d’autres ressources dans son processus de réception, dans sa quête de sens. Herbert Blau revient sur son expérience de première main dans la mise en scène d’Endgame pour souligner le contraste structurel avec Godot : « Only Beckett is Beckett, but not all Beckett is the same, within the dramaturgical spectrum of universal grayness. There are improvisational appearances in all his texts, but not all improvisation is alike either, being a function of the psychic mechanisms at work. » C’est par le biais de Shakespeare qu’il éclaire le fonctionnement de Clov : « [he] functions like a kind of extension or exacerbation of the “ratiocinative meditativeness” that Coleridge attributed to Hamlet, an impacted figure (as a tooth is impacted) of the Hamletic condition. As when Hamlet finally kills the king, he does so out of maximum indecisiveness, as a reflex against the near-crippling inability to act. No wonder Clov lurches when he walks, as if he were impelled only by stasis itself. » C’est le performatif qui fait sens, en tant que tel : « Things make sense, if you want to make sense, but they also have to have a performative sense. » 14 [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] Avant-propos Dans la série des dysfonctionnements corporels qui définit la pièce, Stéphanie Ravez choisit de se pencher sur les troubles de la vision : « Une des façons d’aborder ce qu’il convient d’appeler l’hermétisme de la pièce, sa résistance à l’interprétation, est de s’intéresser précisément à ce qu’elle nous dit et nous montre de la vision. » Le passage par l’histoire de la perspective permet de prendre conscience que « ce que révèle le dispositif perspectif de l’aveuglement du sujet “regardant” la peinture, correspond à notre expérience du texte mis en scène ». Marek Kedzierski revient sur ses mises en scène d’Endgame pour insister sur la rigueur exigée du comédien : « This is something actors who played with me have come up with: the sense of discipline that a Beckett play requires, which makes them feel that all that they have played so far was easy! Beckett is so dense and you cannot simply hide something that you don´t know how to play. It stands out. » Ce sont également les répétitions qui sont au cœur du jeu dramatique : « Ideally, every important repetition should be noticed by the audience the way a musical leitmotiv is immediately recognised. So I always try to be insistent on the echoes in the play: it is important that the actors should play it the same way when the words are the same, or are a variation on the same pattern. » Texte(s), intertexte(s), langue(s), langage(s) Bruno Clément se penche sur les trois récits de Fin de partie : « […] roman et poésie, sur un mode qui finalement ne permet guère de les distinguer, viennent l’un et l’autre “rejoindre”, c’est-à-dire servir, l’intrigue générale de la pièce. L’histoire que raconte Hamm est, en effet, sans doute vraisemblable, une mise en intrigue des événements qui l’ont conduit à adopter, du moins à recueillir l’enfant dont une catastrophe naturelle et générale menace la vie ; cet enfant pourrait bien être Clov, qui serait donc en ce cas le fils adoptif de Hamm. » Les trois types de mode narratif présents dans Fin de partie permettent « en cherchant à caractériser chacun de ces récits, [d’]ébaucher quelque chose qui ressemble sinon peut-être à un projet esthétique, du moins à un diagnostic, voire à l’énoncé d’une thèse historiquement orientée qui ne concernerait pas seulement Fin de partie, ou le genre dramatique en tant que tel, mais la conception même de l’activité artistique ». L’analyse souligne des rapprochements « avec un texte qui appartient à une tradition littéraire à laquelle on ne rattache pas souvent Beckett : le roman de quête, et plus précisément de la quête du Graal ». C’est un autre intertexte également qui est éclairé, celui que Beckett souligne particulièrement dans Endgame, où il ajoute à la citation tronquée de 15 [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] Delphine Lemonnier-Texier Richard III celle de Prospéro dans The Tempest. Pourquoi ces citations-là, et pourquoi ces pièces-là ? Quel est le statut de ces intertextes, et le contexte shakespearien dont ces citations sont extraites ? Le passage par Shakespeare permet de dessiner des convergences, de révéler des analogies, jusqu’à des parentés lexicales ou syntaxiques, et de déceler le soulignement du statut vestigial de la mimésis conventionnelle dans Endgame. Le processus de l’auto-traduction est analysé par Michaël Oustinoff, dans une étude qui met en parallèle ces écrivains de l’exil que sont Beckett, Nabokov et Green. Entre traduction et réécriture, c’est bien souvent à une seconde création que l’auteur se livre, et dans le cas de Beckett, c’est le passage par l’allemand qui mène de Fin de partie à Endgame. C’est également l’hypotexte shakespearien qui est convoqué, dans le passage de « Finie la rigolade » à « Our revels now are ended ». C’est donc en faveur d’une lecture plurilingue de l’œuvre qu’il faut plaider, dans la mesure où : « [à] partir du moment où l’on reconnaît une égale importance aux deux états français et anglais du texte, il n’y a aucune raison de disqualifier une lecture plutôt qu’une autre sous prétexte qu’elle s’applique davantage à Fin de partie plutôt qu’à Endgame. » C’est, enfin, le fonctionnement du langage dramatique et de la syntaxe anglaise que l’article de Delphine Lemonnier-Texier et Sandrine Oriez propose de mettre en parallèle, afin de prendre la mesure du travail syntaxique effectué par Beckett pour déstabiliser les repères de l’énonciation, travail dont les énoncés de la pièce portent la trace et qui a des retombées sur l’ensemble de la structure dialogique, bâtie en très large part sur les figures de la répétition et de la modulation. Lectures… Les lectures proposées parlent d’elles-mêmes : celles d’Arnaud Beaujeu, qui révèlent l’évidence de la pluralité d’un texte pourtant en apparence épuré, et celles qui déchiffrent la psychopathologie sous-jacente dans le texte. Jean-Noël Donnart s’attache aux symptômes décelables dans le discours des personnages : « Retenant le bouclage de la signification vers la référence, Beckett fait apercevoir le langage pour ce qu’il est : un enchaînement de mots, de signifiants articulés entre eux confinant au hors sens, s’inaugurant d’une perte fondamentale quant à l’Autre. Ainsi, fait-il vibrer moins la vérité – fût-elle terrible ou mortelle, que le vide qu’enserre tout dire, laissant apparaître à l’occasion l’indicible de l’objet de la pulsion. Se dénude alors la rencontre traumatique pour le parlêtre avec la langue », tandis que Benjamin Keatinge éclaire le texte des rapports qu’il entretient avec les méthodes de Bion, pour tenter de percer les raisons qui font que le texte a une telle prise sur ses 16 Avant-propos [« Lectures de Endgame / Fin de partie de Samuel Beckett », D. Lemonnier-Texier, B. Prost et G. Chevallier (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr] lecteurs, ses spectateurs et ses critiques : « Hamm and Clov display a schizoid indifference to their own fate which is, psychologically speaking, a terrifying attitude. This is perhaps why, as Beckett suggested to Schneider, in Endgame “the hooks” really do go in. A psychopathological reading goes some way towards understanding the nature of these hooks while still recognising the play’s enduring complexity and ambiguity. » Interpréter, ou pas… Le mot de la fin sera celui d’Alvin Epstein : « In a way I am talking against interpretation. As human beings, doing any kind of work in the theatre, we interpret, we see things through our own eyes, through our own mind, through our own experience, and that already is a very distinct interpretation. The less you bring from outside the play, from outside of Beckett’s writing, the more Beckett’s vision as seen through your eyes will emerge on stage. » Cet ouvrage est né de la conviction que l’entrecroisement des voix, des analyses, des lectures, de la pratique du plateau était la seule manière d’aborder Endgame. La multiplicité des recoupements, la richesse des analyses et des lectures qui en résultent, les échos présents au fil des articles, bâtissent autant de ponts entre des approches que l’on ne s’attendrait pas nécessairement à voir concorder. Le dialogue, établi au fil des pages et des rencontres, témoigne de la vitalité d’un texte pourtant « impossible » si l’on en croit Beckett lui-même, comme le rappelle Walter Asmus : « Beckett once said to me : “it is an impossible play, it cannot be done, try to get as much humour out of it as possible.” » 17