HAMM. - On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose ?
CLOV. – Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah, elle est bonne !
Fin de partie
Cela fait maintenant soixante ans qu’on attend Godot, soixante années
au cours desquelles on aura assisté à bien des attaques et à bien
des louanges, au plus vif enthousiasme comme à la répulsion la plus
déchaînée. Une pièce écrite sur un cahier d’écolier, en moins d’une
saison si l’on en croit les dates mentionnées : 9 octobre 1948 –
29 janvier 1949. Il faudra encore une mesure d’attente, et toute
l’énergie de Suzanne, l’épouse de Beckett, pour que la pièce soit enfin
représentée en janvier 1953 dans la mise en scène de Roger Blin
au Théâtre Babylone. Contrairement à la légende, la critique, quoique
parfois perplexe, est largement favorable, et la pièce trouve immé-
diatement de puissants admirateurs : Anouilh, Audiberti, Salacrou…1
C’est leur engagement qui va amener le public dans la salle, et avec
lui la discorde. Les “pour” et les “contre” iront même un soir jusqu’à
en venir aux mains, ce qui est l’assurance d’un succès. Dès lors,
chacun se presse au théâtre pour savoir à quel camp il appartient.
L’affluence est telle que le directeur, Jean-Marie Serreau, emprunte
chaque soir des chaises au café d’à-côté pour les spectateurs de
dernière minute.
Deux ans plus tard, la pièce se crée à Londres dans une version
anglaise châtiée : comme c’est l’usage, elle doit passer par la censure
du Lord Chamberlain qu’on s’est chargé d’avertir du danger. “L’un des
nombreux thèmes qui traversent la pièce est le désir des deux clochards
de se soulager continuellement, lui écrit ainsi Lady Dorothy Howitt.
Une telle dramatisation des nécessités hygiéniques est choquante et
va à l’encontre de tout sens britannique de la décence.” Plutôt que ses
personnages, c’est donc la pièce qu’on purge…2 Ce qui n’empêche
pas les grands noms du théâtre de s’y intéresser. Alors qu’à Broadway
échoue à se monter une production avec Buster Keaton dans le rôle
de Vladimir et Marlon Brando dans celui d’Estragon, à Londres, Alec
Guinness et Sir Ralph Richardson sont sur les rangs. Le gros coup
ne se fait pas, laissant Beckett sans regrets.
1 On pourra consulter pour s’en convaincre le dossier de presse d’En attendant Godot, textes
réunis et présentés par André Derval, éd. 10/18, 2007 | 2 Il faudra attendre 1964 pour que le texte
intégral de Godot puisse être joué au Royaume-Uni.
Quiconque tente de trouver une motivation à ce récit sera poursuivi ; quiconque tente
d’y trouver une morale sera banni ; quiconque tente d’y trouver une intrigue sera fusillé,
par ordre de l’Auteur.
Mark Twain, préface aux Aventures d’Huckleberry Finn, 1885
Ce qu’il y a de bien, avec Beckett, c’est que plus on l’approche, plus
il disparaît. On pense l’avoir cerné qu’il est déjà très loin. Soit l’œuvre
se rétracte, blindée par la justesse de chaque phrase, de chaque
mot – impossible de lire plus loin que ce qui a été parfaitement écrit.
Soit, c’est le contraire : plus on cherche plus on trouve, pour finir
précipité dans un dédale de sens multiples, d’allusions aux épîtres
et de pitreries graveleuses, de lambeaux de références croisées –
peinture, littérature, poésie, philosophie, échecs, de Pétrarque à Joyce,
de Dante à Schopenhauer et du Caravage à Karpov…
Commençons par le début alors, pour observer que, dès le début,
c’est compliqué. Où mettre Beckett ? Bien sûr, en Irlande, on trouvera
en anglais les livres du grand écrivain national, tandis qu’ici, on s’enor-
gueillira de classer dans la littérature française les livres publiés à
Paris aux éditions de Minuit de celui qui aura fait le choix d’une langue
étrangère. C’est, comme on dit de ce côté-ci de la Manche, de bonne
guerre. Mais où ranger ses livres au Brésil ou en Italie ? Au Danemark
ou en Hongrie ? Mieux, sachant que Beckett a traduit la plupart de ses
œuvres, partant tantôt de l’anglais, tantôt du français, quelle version
de départ choisir, l’originale ou la suivante, pas moins originale
et peut-être amendée ? Allez poser la question à un éditeur turc…
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