Danièle Linhart sociologue du travail CNRS

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Dossier. Le travail en chantier
Les conséquences
de l’individualisation
dans le monde
du travail
Q
Le management
des années 2000
se fonde
sur une défiance
envers la solidarité
entre salariés.
Individus et services
sont mis en
concurrence, ce qui
crée une « précarité
subjective » même
dans les emplois
formellement
stables.
Danièle Linhart,
Sociologue du travail, directrice
de recherche au CNRS.
uelles sont, selon vous, les conséquences les plus
marquantes pour les salariés des évolutions de
l’organisation du travail ?
Un élément particulièrement frappant dans les évolutions de l’organisation du travail est le sentiment de
solitude des salariés lié à la politique d’individualisation
mise en place depuis la fin des années 1970. Sous couvert de répondre aux attentes des personnes, c’est un
processus d’affaiblissement du corps du salariat qui est
à l’œuvre : individualisation des salaires, horaires variables, individualisation des formations. Ces mesures ont
vidé de leur substance le collectif des salariés et compliqué la vie syndicale.
En quoi les représentations du travail ont-elles
changé et modifient-elles notre rapport au travail ?
Y a-t-il une crise de sens du travail ?
Depuis les années 1990-2000, il y a une ingérence
dans les relations de travail par la diffusion de prestations de service au sein même de l’entreprise. Sur une
chaîne de montage, les ouvriers sont considérés comme
clients et fournisseurs les uns des autres. Par exemple,
ils doivent consigner sur un cahier ce qu’ils estiment
avoir été mal fait. Dans une fabrique de biscottes, pour
un problème de fabrication de pâte dû à un changement de farine, des ouvriers en sont venus aux mains,
en raison de cette atomisation des relations de travail.
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■ Les conséquences de l’individualisation dans le monde du travail
La Revue
de la CFDT
N°103
Au lieu de l’entraide et de la solidarité que l’on observait auparavant, il y
a aujourd’hui conflit. Plutôt que d’aller se plaindre de la mauvaise qualité
de la farine, ils se renvoient les torts entre eux. La prise en charge marchande des relations de travail a vraiment des effets délétères.
En ce qui concerne le sens du travail, les codes de conduite, les chartes éthiques donnent au management le droit de définir ce qui est moral
dans l’entreprise, la loyauté à avoir à l’égard de l’entreprise (pas à l’égard
des collègues ou des clients) pour définir le salarié vertueux. Il existe un
enrôlement de la vie de famille par la flexibilité et les clauses de mobilité.
Préparer des dossiers à la maison, voir ses horaires changer, être joignable
à tout moment, prendre des risques pour se dépasser, savoir se remettre en
cause, autant d’exigences de la part de l’entreprise qui colonisent la vie de
famille. À travers les notions de compétences et de savoir-être s’opère une
mise à mal des métiers. Les compétences professionnelles sont mises
L’entreprise joue
en relation avec la rentabilité au détriment des règles du métier.
sur
une vision
Ainsi, les médecins dans les hôpitaux se sentent attaqués par une
narcissique
de chacun.
gestion privée de la prescription : tant de jours d’hospitalisation
«
Vous
allez
vous
révéler
pour telle pathologie.
à
vous-mêmes.
»
Dans
ce
Le management cherche à prendre en main l’intérêt de
contexte,
le
travail
n’est
l’entreprise à court terme au détriment des identités profesplus vécu comme un acte
sionnelles, de la solidarité et de la dimension citoyenne du trade socialisation
vail. Le sociologue du travail Émile Durkheim a bien mis en qui permet de se mettre
évidence que le travail introduit une interdépendance fondaen dialogue
mentale des relations entre les uns et les autres. Avec le slogan
avec la société.
«Travailler plus pour gagner plus », c’est l’argent qui est retenu comme valeur essentielle du travail au détriment de la réalisation de soi.
Le travail est déconnecté des enjeux sociaux et économiques. Il se
limite au périmètre de l’entreprise. Il n’est plus mis en résonance. De ce
point de vue, il y a une dérive de la valeur travail qui se voit déconnectée
du monde social et politique.
Selon la sociologie clinique de Vincent Degaulejac, l’entreprise joue
sur une vision narcissique de chacun. «Vous allez vous révéler à vousmêmes. » Dans ce contexte, le travail n’est plus vécu comme un acte de
socialisation qui permet de se mettre en dialogue avec la société. Le
management actuel qui vise au dépassement de soi, à la prise de risques
correspond à un dialogue entre soi et soi, à une manipulation. Pourtant
le travail est structurant, il aide à dépasser les épreuves de la vie.
Les parcours professionnels sont de plus en plus morcelés. Le
concept de sécurisation des parcours professionnels peut-il être un
élément de réponse ?
Ce que j’ai coutume d’appeler la précarité subjective se développe
considérablement aujourd’hui. En effet, les salariés sont apparemment
dans des situations de stabilité de par leur fonction, grâce à un CDI (contrat
à durée indéterminée). Dans les faits, ils sont gérés de telle sorte qu’ils se
retrouvent dans un sentiment d’instabilité, en raison d’une réorganisation
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Dossier. Le travail en chantier
permanente du travail. J’appartiens à l’Observatoire du stress de France
Telecom. Il y a une réelle volonté de mettre en situation d’insécurité les
salariés pour que ceux-ci soient ensuite plus réceptifs aux injonctions. Le
sentiment de bien-être dans son travail est considéré comme une défense
de pré carré. L’idée en vogue est d’obtenir la meilleure productivité en
déplaçant les gens, pour les empêcher de tomber dans une routine source
de mise à distance du travail. Il s’agit donc de les installer dans une précarité subjective, en ne leur permettant pas de s’appuyer sur leur expérience,
sur des réseaux, suspectés d’être des réseaux de complaisance. Il faut maintenir une inquiétude pour que les personnes se mettent toujours en question, avec la volonté d’atteindre les objectifs fixés. C’est une des raisons
pour lesquelles la hiérarchie change fréquemment. Elle ne peut donc pas
tisser de liens d’amitié. Les changements continus fragilisent le salarié, le
dépossèdent de ses modalités d’autoprotection.
Le travail est plus interactif, plus intellectuel, plus tertiaire. Avec l’informatique, il devient un échange de données, en interaction avec autrui dans
les hôpitaux comme dans l’industrie. L’organisation taylorienne se
Il y a une réelle
maintient à bien des égards, mais elle devient contre-productive car
volonté de mettre
elle exclut toute marge de manœuvre ou d’interprétation pour le
en situation
salarié. L’organisation devient alors hybride et paradoxale : d’un
d’insécurité les salariés côté, nous avons des objectifs quantitatifs, du reporting, de la trapour que ceux-ci soient çabilité, du taylorisme ; de l’autre, c’est l’aptitude du salarié à
ensuite plus réceptifs s’engager dans son travail lui-même qui est jugée. Cela fait écho
aux injonctions. à la phrase de D. Lombard, PDG de France Telecom à propos
Le sentiment
d’une réorganisation nécessaire après la vague de suicides dans
de bien-être dans son
ce groupe : « Je peux relâcher la pression pendant deux mois. »
travail est considéré
C’est bien la mise en évidence de l’idée que si les gens ne se sencomme une défense
tent
pas en permanence acculés, ils ne sont pas efficaces.
de pré carré.
Cette volonté de déstabiliser le salarié provoque une défiance à son
égard. La sécurisation des parcours suffira-t-elle à corriger ces effets négatifs de l’organisation du travail ? Il faut mettre en question la nature de
l’organisation du travail. Face à l’instabilité du travail, la prise en charge
au niveau des droits sociaux est extrêmement importante. La formation
comme la reconversion sont essentielles.
N’oublions pas que parallèlement à cette précarité subjective que je
viens d’expliquer, il existe une précarité objective avec les contrats précaires et les travailleurs pauvres.
L’autonomie des travailleurs serait-elle un leurre puisqu’ils sont
soumis à des pressions plus fortes de productivité, ou à des organisations du travail plus stressantes avec les NTIC ?
L’autonomie des salariés est un piège pour les salariés car ils n’ont pas
les moyens d’y arriver. Pourtant, ils sont responsables de la qualité de ce
qu’ils font et de la quantité de ce qu’ils produisent. Ils ne peuvent pas
négocier alors que les équipes sont mal formées et les objectifs inatteignables. On les exhorte à réussir en leur demandant de se débrouiller. Et
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■ Les conséquences de l’individualisation dans le monde du travail
La Revue
de la CFDT
N°103
s’ils n’y arrivent pas, cela signifie qu’ils n’ont pas les compétences. Je me
souviens d’une femme manager à France Telecom qui demandait à ses
subordonnés de « rendre l’impossible possible ». Il est logique dans ces
conditions que la souffrance s’installe.
1> C. Baudelot
et M. Gollac, Travailler
pour être heureux ? Le
bonheur et le travail en
France, Fayard, 2002.
L’un des effets négatifs de l’individualisation est l’affaiblissement
des collectifs. Comment pourrait-on reconstruire des collectifs ?
Nous nous trouvons dans une situation complexe car il existe en
France une forte intériorisation de son rapport à la société et au travail.
Chacun a le sentiment de vivre une situation injuste comme si les autres
ne vivaient pas les mêmes problèmes. Dans les années 1980 par exemple, l’émission de télévision «Vive la crise », présentée par Yves Montand
et suivie d’un numéro spécial de Libération, avait donné le sentiment que
les Français n’ont pas le goût du travail, et défendent les acquis avant
tout. Pourtant, en 1950-1960, notre pays avait la productivité la plus
importante au monde. Ensuite, les 35 heures ont donné l’image d’un
pays qui travaillait peu. Les Français sont dans une position schizophrène : les 35 heures ont développé une société du temps libre,
Avec
mais la baisse du temps de travail sans embauches a augmenté
l’individualisation
l’intensification du travail, sans baisse de productivité.
des salaires
Avec l’individualisation des salaires et des objectifs des années et des objectifs, chacun
2000, chacun négocie tout seul dans son coin avec son n+1. Il négocie tout seul dans
y a trente ans, cette rencontre sans un délégué du personnel ou son coin avec son n + 1.
un délégué syndical aurait été inimaginable. Aujourd’hui chacun Il y a trente ans,
est seul et se trouve mis en concurrence avec les autres. Le tra- cette rencontre sans
vail est une épreuve solitaire. Le fait d’être mobile, muté réguliè- un délégué du personnel
rement dans un autre service ou une autre région ou ou un délégué syndical
aurait été
encore une autre filiale, place le salarié dans un milieu inconnu.
inimaginable.
C’est une situation difficile mais dont il ne faut pas se plaindre car
sinon vous serez viré ou vous serez jugé comme n’étant pas au niveau.
Comme l’expliquent Christian Baudelot et Michel Gollac1, la moitié des
cadres et des opérateurs se sentent personnellement victimes d’exploitation.
Ce n’est pas un sentiment collectif. Cette pression permanente n’est pas
propice au débat collectif sur les injustices, les inégalités, le non-respect des
métiers. « Ça passe ou ça casse. » Les travailleurs sont dans une précarité
subjective où ils redoutent d’être mis en position d’incompétence.
Les travaux de Philippe d’Iribarne, économiste et sociologue, montrent bien qu’en France nous sommes fidèles au métier. Il existe un
ancrage culturel qui est mis à mal aujourd’hui et qui provoque un sentiment d’isolement, de peur, de repli sur soi car il n’y a pas de dialogue
avec le collectif ou avec la hiérarchie.
Les psychologues du travail Yves Clot et Christophe Dejours dénoncent
ce manque de temps d’échange et demandent l’instauration d’un débat collectif, car il faut prendre en considération le fait que nous ne sommes pas
seuls dans une même situation malgré l’entretien individuel. Les vagues de
suicides au travail permettront peut-être une prise de conscience d’un
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Dossier. Le travail en chantier
problème général. Par exemple, au moment de l’opposition à la réforme des
retraites, les gens sont sortis dans la rue pour dire: « On n’en peut déjà plus,
comment pourra-t-on tenir deux ans de plus ?» La prise excessive de tranquillisants, l’augmentation des consultations psychologiques ou psychiatriques indiquent combien la souffrance est vécue comme un problème ou
une insuffisance personnelle, une peur de ne pas s’adapter, la preuve d’un
échec ou d’un manque de chance. Même la souffrance n’est pas collective
alors qu’auparavant, c’était un problème d’injustice qui provoquait une
action collective.
Auparavant, la souffrance présente sur les chaînes de montage et la
pénibilité du travail avaient un sens car elles étaient décryptées. Il s’agissait d’un problème collectif qui était mis en lien avec la société. Tout le
monde possédait les mêmes objectifs et les mêmes cadences, ce qui générait de l’entraide pour dépasser collectivement une situation. Aujourd’hui,
avec l’individualisation, la souffrance n’a qu’un sens personnel.
Comment envisager la reconnaissance du travail ? Doit-on
changer de mode d’évaluation individuelle des salariés pour éviter
leur mise en concurrence?
La reconnaissance du travail est un problème fondamental du management actuel. Nous sommes dans un déni systématique du travail
puisque les gens qui évaluent n’ont pas le temps d’évaluer. Ils sont
La souffrance est
vécue comme une
obligés de fixer des objectifs en maintenant la pression. Nous
insuffisance personnelle,
sommes donc dans une dimension arbitraire. Il faut toujours
une peur de ne pas faire plus. «Vous avez fait ça. Vous pouvez faire mieux. » Cela
s’adapter, la preuve d’un fait partie de la précarisation subjective.
échec ou d’un manque de
Il serait judicieux de mettre en cohérence le discours avec
chance. Même la souffrance les pratiques, de laisser les gens responsables de leurs objecn’est pas collective alors tifs, de leur budget. Inventer des groupes de paroles, des grouqu’auparavant, c’était pes collectifs d’expression pour mettre en débat l’organisation
un problème d’injustice du travail. Tout dépendra de la capacité de chacun à accepter de
qui provoquait une discuter de sa situation de travail, à reconnaître l’idée que tout le
action collective.
monde vit la même chose. Les syndicats doivent mettre en évidence la défiance systématique des salariés, ces formes de gestion et
d’organisation qui génèrent de la souffrance. Le management actuel
attaque la dimension positive du travail.
Les travaux de la sociologue Dominique Méda mettent en évidence
l’attente la plus forte au niveau européen des Français face au travail et la
plus grande frustration ressentie, en raison de cette non-reconnaissance
du travail.
Propos recueillis par Fabienne Doutaut
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