113INTERVENTION 2016, numéro 144:113-114
Piste de lecture
La gouvernance par les nombres – Cours au Collège
de France (2012-2014)
Alain Supiot, Fayard, 2015, 520 p.
Résumé et commenté par
Roger Gervais, Ph.D., Département des sciences humaines, Université Sainte-Anne, Nouvelle-Écosse
La gouvernance par les nombres. À lire le titre, on pourrait se croire devant un livre qui critiquerait, un
peu à la Toqueville, les conséquences d’un gouvernement démocratique, d’un gouvernement guidé par la
majorité. Toutefois, ce n’est pas le cas. Supiot a plutôt choisi d’étaler, pour le lecteur, les conséquences d’un
gouvernement qui s’instruit à partir des structures scientifiques et économiques, anciennement dénoncées
par les marxistes, aujourd’hui la cible des anti-néolibéralismes et des critiques de la nouvelle gestion publique1.
On y retrouve un texte qui étudie l’évolution politique depuis Hobbes et Rousseau jusqu’à l’écroulement
de l’Union soviétique et à l’arrivée d’un nouvel ordre mondial déterminé par l’informatique, le culte de la
performance et le néolibéralisme. Son approche est téléologique, parce que, comme Marcuse, pour se faire
militant, il annonce une fin ultimement horrible: «Comme toute idéologie ayant perdu le sens de la limite,
l’anarcho-capitalisme est condamné à trouver sa limite catastrophique» (: 409). L’implosion financière de 2008,
la violence partout dans le monde et la destruction planétaire en sont un avant-goût (: 303), nous dit Supiot.
Et, toujours en tandem avec les auteurs qui adoptent une approche téléologique, Supiot offre aux lecteurs des
lieux de résistance, des pistes qui empêcheront le déraillement total de la société, comme la solidarité sociale2
ou encore le «ré-encastrage» des marchés3.
Le livre est divisé en deux parties. La première, «Du règne de la Loi à la gouvernance par les nombres»,
compte huit chapitres. Au sein de ces chapitres, Supiot décrit comment l’appréciation de la machine (chapitre1)
et celle de la pensée scientifique (chapitre 2) se sont infiltrées dans notre conception du gouvernement.
Il discute de la fascination qu’ont les humains à structurer la vie selon les nombres (chapitre4)4 et montre
comment cette fascination mène à la quantification des sphères privées et publiques (chapitre5) au sein des
régimes libéraux-capitalistes et communistes (chapitre3 et6). L’assujettissement aux nombres, nous dit Supiot,
est la conséquence d’une société qui associe marché, comptabilité, personnalité juridique et gestion étatique
(chapitre6). Cette société se justifie par les théories de l’acteur, les théories qui remplacent les jugements par le
calcul, qui font de l’humain et de leurs réalisations le résultat d’une pensée calculée, d’une pensée informatisée.
Selon Supiot, si la gouvernance par les nombres supplante la gouvernance par les lois, c’est en raison d’une
trop grande appréciation de la révolution numérique et de la gouvernance par objectifs. Il nous donne des
exemples de ces manifestations5 en gouvernance individuelle (: 220), en gouvernance de l’entreprise (: 221),
ainsi qu’en gouvernance étatique nationale (: 228) et mondiale (: 232).
1. Aussi connue comme le Nouveau management public ou New Public Management.
2. «Le principe de solidarité est aujourd’hui le principal obstacle auquel se heurte le Marché pour s’imposer totalement face à l’ordre
juridique» (: 414).
3. «Le problème qui se pose alors est de “ré-encastrer” les marchés dans la société et de cesser de réduire la vie humaine à la vie
économique, et la vie économique à l’économie de marché»(: 414). Voir aussi le chapitre14.
4. «L’essor de la gouvernance par les nombres n’est pas un accident de l’histoire. La recherche des principes ultimes qui président à
l’ordre du monde combine depuis longtemps la loi et le nombre au travers de la physique et des mathématiques, s’agissant de l’ordre
de la nature; et du droit et de l’économie, s’agissant de l’ordre social»(: 103).
5. «Le management par objectifs est aujourd’hui le paradigme de l’organisation scientifique du travail, aussi bien dans le secteur public
que dans le secteur privé. Au lieu d’assujettir le travailleur au respect de règles qui définissent sa tâche en avance, on l’associe
à la définition des objectifs assignés à cette tâche, objectifs en principe quantifiés, qui déclinent à son niveau les buts communs de
l’organisation. Chaque travailleur ainsi “objectivé” est en état de mesurer et réduire l’écart entre les objectifs fixés et sa performance
réelle, selon un processus d’autocontrôle qui, selon Drucker, s’identifie absolument avec la liberté, puisqu’il satisfait “le désir de
donner toute sa mesure au lieu de se contenter de faire tout juste ce qu’il faut”» (: 218-219).