5.9. La caractéristique d’Euler-Poincaré 215
5.9 La caractéristique d’Euler-Poincaré
La caractéristique d’Euler-Poincaré est sans doute le plus ancien de tous les
invariants de la topologie algébrique. Il est mis en évidence pour la première
fois par Leonard Euler, qui remarque que si un polyèdre est convexe (donc
homéomorphe à la sphère S2), et si on appelle respectivement S,Aet Fle
nombre de ses sommets, arêtes et facettes, on a
FA+S= 2
Vous pouvez tester ce résultat par exemple sur les cinq polyèdres platoni-
ciens :
S A F F A+S
tétraedre 4 6 4 2
cube 8 12 6 2
octaedre 6 12 8 2
dodécaedre 20 30 12 2
icosaedre 12 30 20 2
La valeur de FA+Sest appelée la « caractéristique d’Euler » (ou d’« Euler-
Poincaré ») du polyèdre en question. On va la définir d’une manière plus gé-
nérale, qui montrera qu’elle ne dépend que du type d’homotopie du polyèdre
considéré. Pour tout espace Xpour lequel la caractéristique d’Euler est défi-
nie, celle-ci est notée χ(X). On aura donc χ(S2)=2.
Euler n’a pas vraiment démontré ce résultat, même s’il a remarqué que si
on subdivise une facette d’un polyèdre en traçant un segment de droite entre
deux de ses sommets, on ne change pas Set on augmente Aet Fd’une unité,
laissant ainsi la valeur de FA+Sinchangée. On peut donc penser à pro-
céder en sens inverse, c’est-à-dire à supprimer des arêtes jusqu’à ce qu’il ne
reste plus qu’un polyèdre pour lequel le résultat est clair. Toutefois, ce rai-
sonnement est invalide car rien ne dit que ce procédé nous amènera sur un
tel polyèdre.( 10)
10. On peut démontrer élémentairement le théorème d’Euler de la façon suivante, en ad-
mettant certaines propriétés de la notion de mesure des surfaces. Choisissons un point O
à l’intérieur du polyèdre convexe, et projetons le polyèdre à partir de Osur la sphère de
centre Oet de rayon 1. Les arêtes du polyèdre deviennent des arcs de grands cercles. On
peut supposer que les facettes du polyèdre sont des triangles quitte à les subdiviser, ce qui
ne change par FA+Scomme on l’a vu. On a donc pavé la sphère par des triangles géo-
216 5. Théories de chaînes et applications
Remarquer qu’un phénomène semblable se manifeste en dimension 1. En
effet, un polygône convexe (donc homéomorphe à S1) a autant de sommets
que d’arêtes, et on a donc toujours SA= 0, c’est-à-dire χ(S1)=0.
289 Définition. Soit Xun espace topologique tel que la somme des di-[def:caracEuler]
mensions des Q-espaces vectoriels Hi(X;Q)(iN) soit finie. Alors Xa une
caractéristique d’Euler χ(X)définie par
χ(X) =
iN
(1)idim(Hi(X;Q))
290 Exemple. La caractéristique d’Euler d’un espace contractile est 1. En effet, on
aH0(X;Q)Qet Hi(X;Q) = 0 pour i= 0. La caractéristique d’Euler de la sphère Snest 0
si nest impair et 2si nest pair. La caractéristique d’Euler de l’espace projectif RPnest 0si
nest impair et 1si nest pair. Remarquer que la caractéristique d’Euler généralise la notion
de cardinal d’un ensemble fini, puisque dans le cas d’un tel ensemble X, vu comme un espace
topologique discret, on a χ(X) = dim(H0(X;Q)) = Card(X).
291 Lemme. Soit Xun CW-complexe fini (c’est-à-dire ayant un nombre[lem:CWEuler]
fini de cellules toutes dimensions confondues). Alors sa caractéristique d’Eu-
ler est définie est vaut :
χ(X) =
iN
(1)iCard(Ei)
Eiest l’ensemble des indices pour les i-cellules de X(définition 280 (page
204)).
Démonstration. Comme l’homologie cellulaire de Xest isomorphe à son
homologie singulière, il suffit de montrer que si
M=0Mn
n
Mn1
n1
. . . 2
M1
1
M0
est un DG-Q-module de dimension finie, alors
i
(1)idim(Mi) =
i
(1)idim(Hi(M))
désiques. Un théorème d’Albert Girard (XVIIIième siècle) dit que la surface d’un tel triangle
est α+β+γπ,oùα,βet γsont les angles du triangle. Ce théorème se démontre faci-
lement en considérant des « fuseaux » c’est-à-dire des portions de la sphère délimitées par
deux demi-grands cercles de mêmes extrémités. La surface totale de la sphère (qui vaut 4π)
est la somme des surfaces de ces triangles, donc la somme de tous leurs angles diminuée de
πF . Mais la somme de tous les angles de nos triangles est 2πS. On a donc 4π= 2πS πF ,
c’est-à-dire 4=2SF. Soit maintenant Mle nombre de médianes de tous nos triangles. On
aM= 3F= 2A, donc 4 = 2S+ 2F3F= 2S2A+ 2F. Cette démonstration a la vertu
pédagogique d’être exploitable dès le collège.
5.9. La caractéristique d’Euler-Poincaré 217
Mais ceci résulte immédiatement de l’égalité dim(Mi) = dim(Im(i)) +
dim(Ker(i)).
Pour calculer la caractéristique d’Euler d’un CW-complexe fini, il suffit donc
d’être capable de compter les cellules en chaque dimension. Bien sûr, ceci
s’applique aux polyèdres convexes d’Euler, qui sont des CW-complexes finis,
ce qui constitue la démonstration moderne de son théorème.
292 Lemme. Soit kun corps commutatif et Xun espace tel que H(X;Z)[lem:Euler-corps]
soit de type fini. Alors Xa une caractéristique d’Euler, et on a
χ(X) =
iN
(1)idim(Hi(X;k)) =
iN
(1)irang(Hi(X;Z))
Ainsi, la caractéristique d’Euler de Xpeut se calculer en utilisant n’importe
quel corps commutatif, ou en utilisant Zet en remplaçant la dimension par
le rang.
Démonstration. Comme Qest un corps commutatif, il suffit de démontrer
l’égalité
iN
(1)idim(Hi(X;k)) =
iN
(1)irang(Hi(X;Z))
Le théorème des coefficients universels donne la suite exacte
0Hi(X;Z)kHi(X;k)Tor(Hi1(X;Z), k)0
Décomposons Hi(X;Z)en ZdiTi,oùZdiest Z-libre et Tide torsion. On a
alors di= rang(Hi(X;Z)). On a Zdikkdi,Tor(Zdi, k) = 0 et Tik
Tor(Ti, k)(lemme 234 (page 171)). Bien sûr, di= rang(Hi(X;Z)). On a donc
dim(Hi(X;k))=di+ dim(Tik) + dim(Tor(Ti1, k)). Quand on fait la somme
alternée des dimensions des Hi(X;k), il reste donc juste la somme alternée
des di.
293 Remarque. Les dimensions de Hi(X;Q)et Hi(X;k)ne sont pas nécessairement
égales. Par exemple, on a H0(RP2;Q)Qet H1(RP2;Q) = H2(RP2;Q) = 0 d’une part et
H0(RP2;Z/2) H1(RP2;Z/2) H2(RP2;Z/2) Z/2d’autre part. Dans les deux cas on ob-
tient χ(RP2) = 1, mais pas de la même façon. Noter également que la plupart des arguments
présentés ci-dessus ne fonctionneraient pas si on remplaçait les sommes alternées par des
sommes ordinaires.
294 Lemme. Soit Xun espace topologique, Aet Bdeux ouverts de X. Si
A,Bet ABont des caractéristiques d’Euler, il en est de même de AB, et
onaχ(AB) = χ(A)+χ(B)χ(AB).
Démonstration. Il suffit d’appliquer l’exercice 53 (page 384) à la suite
exacte de Mayer-Vietoris pour Aet B.
218 5. Théories de chaînes et applications
En particulier, puisque χ()=0, si Xest l’union disjointe de deux espaces
Aet Bayant des caractéristiques d’Euler, on a χ(X)=χ(A) + χ(B). On en
déduit que si Xest l’union disjointe de kexemplaires d’un espace Aayant
une caractéristique d’Euler, on a χ(X)=kχ(A).
Il résulte imédiatement de la formule de Künneth que si Xet Yont des
caractéristiques d’Euler, il en est de même de X×Yet qu’on a χ(X×Y) =
χ(X)χ(Y).
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