L’effort sur le chemin de Dieu :
les idées de Fethullah Gülen sur le jihad
Asma Asfaruddin
Résumé
Le jihad (combat, effort) est, dans le Coran et la sunnah, un terme aux multiples désinences.
L’expression coranique récurrente al-jihad fi sabil Allah l’effort dans le chemin de Dieu ») permet
que cet effort s’accomplisse de multiples manières. Après avoir analysé un éventail d’exégèses de
versets coraniques pertinents et d’ouvrages anciens sur le hadith, cette étude montre combien l’accent
que Fethullah Gülen met sur le jihad, comme moyen de renouveau et de transformation personnels,
moraux, spirituels et sociaux est en accord avec les anciennes interprétations qu’on trouve dans les
travaux exégétiques et sur le hadith des premiers temps. Une telle interprétation, fondée sur la tradition
et l’histoire, s’oppose aux proclamations récentes et polémiques qui donnent au mot jihad la seule
signification de combat armé et implacable contre les non musulmans. Ce document démontre que les
penseurs musulmans contemporains tels que Gülen, qui proposent une lecture plus ouverte et à mul-
tiples facettes de ce que signifie « faire des efforts dans le chemin de Dieu », en reviennent aux inter-
prétations anciennes, et donc historiquement plus authentiques, du jihad et de son champ d’application
moral.
Le mot arabe jihad en est venu à signifier d’abord « lutte/ combat en armes », souvent traduit par
« guerre sainte ». Pourtant, un examen attentif des occurrences de ce terme, en particulier dans le Co-
ran et dans la littérature ancienne du hadith, montre que la période de formation de l’islam ne justifie
pas cette interprétation à l’exclusion de tout autre. Dans le Coran, l’expression fi sabil Allah, qui signi-
fie « dans le chemin de Dieu » ou « pour l’amour de Dieu », est souvent ajoutée à al-jihad. Dans sa
totalité, l’expression arabe al-jihad fi sabil Allah signifie « faire des efforts dans le chemin de Dieu »
au sens large. Dans la littérature du hadith et exégétique sur ce sujet, cet effort humain pour le propos
le plus nobleobtenir l’approbation de Dieu se manifeste de plusieurs façons.
Le présent document discutera des significations multiples du jihad, tels qu’elles ressortent du Coran,
des exégèses et de la littérature du hadith, en particulier des premiers temps. Après avoir mis en évi-
dence le vaste éventail des significations du jihad dans ces sources, j’en viendrai à analyser
l’interprétation du jihad de Fethullah Gülen, et sa pertinence pour les musulmans contemporains. La
thèse est que son interprétation du jihad reprend la polyvalence du terme dans le Coran et la littérature
du hadith et que l’accent qu’il met sur les dimensions à la fois spirituelles et physiques est aujourd’hui
opportun et pertinent, en particulier dans le sillage de l’appropriation de ce terme par les groupes ex-
trémistes contemporains poursigner une activité militante obstinée.
Le jihad dans le Coran
Selon le Coran, les êtres humains doivent être en permanence engagés dans une activité fondamentale
morale consistant à enjoindre à faire le bien et à interdire de faire le mal (Coran 3 : 104, 110, 114, 7 :
157, 9 : 71, 112, etc.). L’effort que suppose l’application de ce prétexte est à proprement parler et ma-
nifestement un jihad, et cet effort est à la fois individuel et collectif. Les moyens nécessaires pour pro-
duire cet effort varient selon les circonstances, et le Coran fait souvent référence à « ceux qui combat-
tent avec leurs biens et leur personne » (par exemple Coran 8 : 72, jahadu bi amwalihim wa anfusihim)
et exhorte les croyants à poursuivre cet effort de cette manière tout au long de leur vie (Coran 9 : 20).
Cette formulation coranique particulière autorise donc, d’un point de vue sémantique et selon
l’interprétation, que l’effort soit produit de différentes manières : pratiquer la charité, dépenser de ses
biens dans des buts licites, engager le combat spirituel contre les désirs de son âme charnelle, résister
par les mots et par des moyens physiques, voire armés, à l’injustice sociale et aux autres formes
d’injustice.
Le terme coranique qital signe spécifiquement le combat au sens propre, armé, comme un des as-
pects du jihad. Le qital fait partie du jihad dans des situations particulières. Le mot arabe harb désigne
la guerre en général. Le Coran emploie quatre fois le mot harb pour parler des guerres illicites menées
par ceux qui veulent répandre la corruption sur la Terre (5 : 64), du cœur de la mêlée entre croyants et
non croyants (8 : 57, 47 : 4) et, en une occasion, de la possibilité d’une guerre lancée par Dieu et Son
prophète contre ceux qui continueraient à pratiquer l’usure (2 : 279)1. Ce mot n’est jamais associé à
l’expression « dans le chemin de Dieu » et n’a aucun rapport avec l’idée de jihad.
Cultiver la patience ou la tolérance patiente (sabr en arabe) est un autre aspect important du jihad,
comme le Coran en apporte la preuve. Durant ce qu’on appelle la période mecquoise (c’est-à-dire à
peu près de 610 à 622 A.D.), les musulmans ne furent pas autorisés par le Coran à user de représailles
matérielles contre les païens mecquois qui les persécutaient en raison de leur foi. Les versets révélés
au cours de cette période conseillent plutôt aux musulmans de rester inébranlables face à l’hostilité des
Mecquois. Tout en reconnaissant le droit à l’autodéfense pour ceux qui sont malmes, le Coran sou-
tient, dans cette première période, que supporter patiemment les méfaits des autres et pardonner à ceux
qui leur portent préjudice est la ligne de conduite la meilleure pour résister au mal. Quatre versets im-
portants (42 : 40-43) révèlent cette dimension non violente, et de la plus haute importance, du combat
contre les méfaits (et donc du jihad) dans cette toute première période de la mission prophétique de
Muhammad. Ces versets affirment :
« La punition d’un mal est un mal identique. Celui qui pardonne et s’amende trouvera sa ré-
compense auprès de Dieu, car en vérité Il n’aime pas les malfaisants.
Ceux qui, après avoir subi un préjudice, se font justice eux-mêmes, voilà ceux contre lesquels
aucun recours n’est possible.
Le recours n’est possible que contre ceux qui oppriment les gens et se comportent sans raison
de manière outrancière avec la Terre. Voilà ceux qui subiront un châtiment terrible.
Mais celui qui est endurant et qui pardonne fait preuve des meilleures dispositions. »
Dans le discours coranique, la patience est donc un élément important et une manifestation du jihad
des justes. La résistance paisible et militante aux méfaits est également valorisée. Par exemple, un
verset coranique (16 : 110-111) affirme : « Quant à ceux qui ont émigré après avoir été persécutés,
qui ont lutté activement (jahadu) et ont été endurants (sabaru) jusqu’au bout, ton Seigneur leur
pardonnera et sera miséricordieux avec eux, le jour où chaque âme plaidera pour elle-même. »
Un autre verset (47 : 31) affirme : « Nous vous éprouverons pour connaître ceux parmi vous qui
luttent (almujahidin) et ceux qui sont endurants (al-sabirin). » Le combat paisible et non violent
n’est pourtant pas la passivité qui, face à l’oppression et l’injustice graves, est clairement considérée
comme immorale dans la vision coranique : à « ceux qui s’abstiennent de combattre » (al-Qa'idim
en arabe) Dieu adresse des reproches dans le Coran (4 : 95).
Apprendre consciemment l’endurance et la patience est un acte dont le mérite religieux est grand pour
le croyant. Ainsi, le verset 39 : 10 indique que « ceux qui sont patients recevront une récompense
incommensurable » et, selon le verset 25 : 75 : « Voilà ceux qui recevront en récompense les lieux
[du paradis] parce qu’ils ont été endurants … Ils y demeureront immortels. » Il faut insister sur le
fait que, dans le Coran, aucune autre activité ni aucune autre qualité ne recueillent à ce point
l’approbation divine.
Le jihad dans la littérature du hadith
À partir du VIIIe siècle A.D., les compilations de hadiths témoignent abondamment des significations
variées de ce terme général de jihad en tant que combat spirituel, moral et physique. Il est vrai que la
littérature du hadith contient de nombreux récits prophétiques et non prophétiques glorifiant le jihad
belliqueux, entrepris avec l’intention correcte ou pour une cause juste. L’individu qui meurt sur le
champ de bataille dans de telles conditions est considéré comme martyr et lui sont promises des ré-
compenses généreuses dans l’autre monde pour son abnégation héroïque. Une des narrations les plus
connues à propos de la récompense reçue dans l’au-delà par le martyr à la guerre est recensée par Mu-
slim et Ibn Maja (mort en 886) dans leurs deux recueils de hadiths qui font autorité ; elle affirme que
tous les péchés du martyr seront oubliés, sauf ses dettes2.
Cependant, prises isolément, de telles narrations véhiculent l’idée fausse que la littérature du hadith
n’approuve aucun autre aspect du jihad. Le croire serait une erreur manifeste : de nombreux récits
contenus dans les différents recueils de hadiths soulignent les dimensions variées du jihad et du mar-
tyre, en dehors de la dimension guerrière. Ainsi, une narration attribuée à al-Hasan al-Basri, savant de
la fin du VIIe siècle (mort en 728), recueillie par ‘Abd al-Razzaq (mort en 827) dans son ancien re-
cueil de hadiths intitulé al-Musannaf, cite al-Hasan : « Rien n’est plus difficile et exigeant (ajhad)
pour un homme que de dépenser son argent honnêtement ou pour une juste cause, et de dire la prière
en plein milieu de la nuit. »3 L’usage qu’al-Hasan fait du superlatif ajhad, étymologiquement lié au
mot jihad, souligne la très grande excellence morale des actes de piété personnels, fondamentaux et
non agressifs. Le plaidoyer en faveur de la supériorité du combat spirituel se reflète dans une autre
déclaration prophétique qu’on trouve dans des ouvrages anciens de hadiths et qui font autorité, ceux
de Ahmad ibn Hanbal (mort en 855) et al-Tirmidhi (mort en 892), selon laqueelle : « Celui qui combat
contre son propre ego est un mujahid, c’est-à-dire qu’il mène le jihad. »4 Un récit recueilli dans la
compilation classique et réputée de hadiths de Muslim b. Hajjaj (mort en 875) insiste de la même fa-
çon sur l’aspect intérieur et spirituel de l’effort pour Dieu. Il affirme : « Quiconque combat avec son
cœur est un croyant. »5 De tels récits mettent en lumière la signification générale du jihad, à savoir un
effort pour s’améliorer moralement et spirituellement. L’accent porte donc sur les actes spirituels de
purification de soi, sur la charité et la prière.
Parallèlement aux multiples acceptions du mot jihad, les recueils de hadiths ont également recensé des
significations variées pour le terme shahid. Ainsi l’ouvrage ancien du VIIIe siècle intitulé al-
Muwatta’, de Malik b. Anas (mort en 795), fondateur éponyme de l’école juridique sunnite malékite,
recense que le Prophète avait identifié sept sortes de martyrs, outre ceux qui sont morts en combattants
sur le champ de bataille. Ainsi, « celui qui meurt victime d’une épidémie est un martyr, celui qui
meurt noyé est un martyr, celui qui meurt de pleurésie est un martyr, celui qui meurt de diarrhée est un
martyr, celui qui meurt par le feu est un martyr, celui qui meurt frappé par l’effondrement d’un mur en
mauvais état est un martyr, et la femme qui meurt en couches meurt en martyr. »6 Ce récit, comme
celui cité auparavant, accorde le martyre au croyant qui meurt dans la souffrance et affaibli, à cause de
différentes maladies, d’un accouchement difficile dans le cas d’une femme, ou qui est victime d’un
accident malheureux, comme d’être écrasé par un mur qui s’effondre, sans parler de celui qui tombe
sur le champ de bataille.
D’autres narrations prétendent que ceux qui pratiquent les vertus de véridicité et d’endurance, et qui
font montre de compassion envers les déshérités ont un statut moral équivalent au statut de ceux qui se
lancent dans le jihad guerrier. Trois des plus hautes autorités sunnites en matière de compilation de
hadithsal-Bukhari (mort en 870), Muslim (mort en 875) et al-Tirmidhi (mort en 892) rapportent
que le Prophète a déclaré que « celui qui aide la veuve et le pauvre est comme celui qui combat dans le
chemin de Dieu »7. Selon un récit rapporté par le savant pieux et ascète Ibn Abi l-Dunya (mort en
894), « une affirmation de la vérité (al-qawl bi'l-haqq) et la patience pour s’y conformer sont équiva-
lentes aux actions des martyrs »8. De tels actes de courage non guerriers par exemple dire la vérité au
péril de sa vie ou au risque d’affronter d’autres conséquences négatives comme de simples actes de
charité sont des manifestations importantes de l’effort dans le chemin de Dieu. Toutes ces significa-
tions sont en cohérence avec le hadith prophétique très connu qui décrit les différentes manières de
pratiquer le jihad : par la main, par la langue et par l’intention (c’est-à-dire silencieusement dans le
cœur)9. Un autre hadith, peut-être aussi connu, cite le Prophète disant, au retour d’une campagne mili-
taire : « Nous sommes rentrés du petit jihad (c’est-à-dire du combat physique, extérieur) pour mener le
grand jihad (c’est-à-dire le combat spirituel intérieur). »10 Ce dernier hadith souligne les deux princi-
pales manières de pratiquer le jihad, avec la hiérarchie de leurs mérites respectifs, le combat intérieur
et spirituel ayant plus de valeur que le combat extérieur, physique.
S’efforcer d’acquérir la connaissance est une autre forme extrêmement louable de jihad. Al-Turmidhi
(mort en 892) a dans son recueil de hadiths faisant autorité recensé la narration suivante : « Quiconque
part en quête de la connaissance est sur le chemin de Dieu (fi sabil Allah) jusqu’à son retour. »11 Il en
résulte que celui qui meurt en cherchant ou en diffusant la connaissance est considéré comme martyr.
Ainsi, un récit émanant de deux Compagnons, Abu Hurayra et Abu Dharr, cite le Prophète disant :
« Quand la mort saisit celui qui cherche la connaissance pendant sa quête, il meurt en martyr. »12 Ce
hadith affirme sans ambigüité la haute valeur morale accordée à la connaissance dans le Coran, qui
constitue le critère décisif pour distinguer le croyant de l’incroyant13. Mais, plus important, parmi les
discours antagonistes concernant le champ du jihad et du martyre, il constitue une preuve textuelle de
valeur, qui souligne l’abnégation et l’effort inhérents aux quêtes intellectuelles et rationnelles, et donc
leur nature méritoire au plan religieux.
La littérature ultérieure sur l’éthique et la mystique, issue d’auteurs soufis après le IVe siècle H./Xe
siècle A.D., va encore accentuer ces aspects spirituels et non guerriers du jihad, mais il importe de
reconnaître que l’accent est mis fortement, dès les trois premiers siècles de l’islam, et dans différentes
sources, sur ces aspects, qui ne sont donc pas un développement ultérieur comme l’affirment certains
dans des polémiques récentes14.
Les idées de Fethullah Gülen sur le jihad, la pacification et la violence
Les points de vue de Fethullah Gülen sur le jihad et la coexistence pacifique des différentes commu-
nautés religieuses et culturelles sont solidement enracinés dans les perspectives du Coran et de la sun-
nah, et se situent par rapport à elles dans un continuum mimétique. En tant que pratiquant du ta-
sawwuf, il insiste sur l’importance du grand jihad intérieur sans nier la nécessité, dans des situations
particulières, du petit jihad extérieur. Ainsi, expliquant la distinction qu’il fait entre ces deux formes
de combat dans le chemin de Dieu, Gülen dit : « Le combat intérieur (le grand jihad) est l’effort pour
atteindre sa propre essence. Le combat extérieur (le petit jihad) est le processus qui permet à
quelqu’un d’atteindre son essence. Le premier consiste à lever les obstacles entre soi et sa propre es-
sence, pour que l’âme atteigne la connaissance, éventuellement la connaissance divine, l’amour divin
et le bonheur spirituel. Le second consiste à enlever les obstacles entre les gens et la foi, afin que les
gens puissent choisir librement entre croyance et incroyance15.
L’effort en vue d’atteindre sa propre essence, tel que Gülen le présente, est donc un effort perpétuel, et
c’est quotidiennement que chaque individu engage le grand jihad pour combattre contre son âme char-
nelle (nafs) qui, si elle n’est pas maîtrisée, pousse à mal agir. Acquérir la connaissance qui conduit à
aimer Dieu et ses congénères est une part importante du processus de réalisation de soi, insiste
len16. Comme nous l’avons rappelé, le Coran et le hadith mettent l’accent sur le fait que la quête de
connaissance fait partie de l’effort d’ensemble de l’être humain pour réaliser son plein potentiel sur
terre.
Gülen définit, d’une manière spécifique et digne d’intérêt, le petit jihad, ou jihad extérieur, comme
« le processus qui permet à quelqu’un d’autre d’atteindre son essence ».
Le petit jihad ne se réduit pas aux champs de bataille, ce qui en restreindrait considérablement
l’horizon. En fait, le petit jihad recouvre un éventail tellement large de significations et d’applications
qu’il englobe parfois un mot ou un silence, un froncement de sourcils ou un sourire, la façon d’entrer
dans une réunion ou d’en sortir bref, tout ce qui est fait pour l’amour de Dieu et le fait de maitriser
amour et colère pour se conformer à Son approbation. C’est ainsi que tous les efforts produits pour
réformer la société et les gens relèvent du jihad, ainsi que tout effort fait pour la famille, les proches
parents, les voisins et les gens de son quartier17.
Dans l’interprétation de Gülen, le petit jihad joue un rôle social important et, peut-on ajouter, offre des
perspectives mondiales. Il lance un défi à ceux qui y voient une entreprise purement guerrière pour
fendre l’islam. Tout acte humain entrepris avec des intentions nobles, qui apporte un bénéfice à la
société et promeut le bien commun, conduisant à une authentique transformation de la société, fait
partie du jihad extérieur. Le jihad extérieur doit donc être engagé parallèlement au jihad intérieur pour
parvenir à l’équilibre souhaité, car selon Gülen, « si l’un des deux manque, l’équilibre est rompu »18.
Une telle façon holistique de comprendre le sens de l’effort constant dans le chemin de Dieu s’accorde
parfaitement avec les conceptions du Coran et de la sunnah de al-jihad fi sabil Allah. Comme nous
l’avons déjà mentionné, le fait que le Coran répète que l’individu doit faire des efforts avec sa per-
sonne et ses biens dans le chemin de Dieu lui permet de pratiquer cet effort d’innombrables manières.
Les significations multiples de l’expression fi sabil Allah dans le chemin de Dieu ») apparaissent
clairement dans un récit remarquable recensé dans le Musannaf d’‘Abd al-Razzaq, qui raconte que
plusieurs Compagnons étaient assis avec le Prophète quand un homme de la tribu des Quraysh, appa-
remment païen, et tout en muscles, vint à passer. Certains de ceux qui étaient là s’exclamèrent :
« Comme cet homme paraît fort ! Si seulement il utilisait sa force dans le chemin de Dieu ! » Le Pro-
phète demanda : « Pensez-vous que seul quelqu’un qui est tué [au combat] est engagé dans le chemin
de Dieu ? » Il poursuivit : « Quiconque sort dans le monde pour chercher à faire un travail licite pour
aider sa famille est dans le chemin de Dieu. Quiconque sort pour chercher un gain matériel (al-
takathur) est, quant à lui, engagé dans le chemin de Satan (fa huwa fi sabil al-shaytan). »19 Ce récit
contient une réfutation claire de la position de ceux pour qui « le combat dans le chemin de Dieu » se
limite au sens guerrier. Cet éventail de significations est souhaitable dans la mesure où le combat quo-
tidien de tout individu pour vivre sa vie « dans le chemin de Dieu » instille à la plus banale des activi-
tés licites une importance morale et spirituelle qui lui vaut la satisfaction divine.
Il est particulièrement notable que l’interprétation du jihad selon Gülen inclue le combat pour garantir
que les gens ont la liberté religieuse de croire ainsi qu’ils le souhaitent. Un tel point de vue est moins
inattendu quand on le compare au point de vue coranique sur la liberté religieuse et sur la liberté qu’a
l’être humain de choisir sur cette question cruciale. La traduction simpliste de jihad par « guerre
sainte », comme c’est le cas dans certains discours, savants ou non, de nos jours, a transmis à beau-
coup de gens l’idée que le jihad est l’instrument permettant d’asseoir l’hégémonie religieuse et poli-
tique des musulmans sur les autres hommes. Une telle interprétation est en fait une déformation et un
contresens graves sur l’usage coranique du mot. Le terme « guerre sainte » suggère avant tout l’idée
d’une bataille menée au nom de Dieu pour parvenir à la conversion forcée des non croyants, et souvent
d’une « guerre totale, où tous les coups sont permis » et supposée anéantir l’ennemi20, deux objectifs
inacceptables pour la doctrine de l’islam. Le Coran (2 : 256) affirme catégoriquement qu’il n’y a « pas
de contrainte en religion », tandis qu’un autre verset (10 : 99) demande : « Est-ce à toi de con-
traindre les hommes à croire ? » Quant à la conduite juste pendant la guerre (jus in bello), le Coran
interdit d’être à l’origine de l’agression contre l’ennemi (2 : 190) et d’avoir recours à un comportement
injuste provoqué par la colère ou le désir de vengeance (5 : 8)21. Il n’existe donc aucune justification
scripturaire à la guerre (ou à l’emploi d’autres moyens) pour contraindre des non musulmans à accep-
ter l’islam.
En outre, un ensemble important de versets du Coran précise que le petit jihad (guerrier) peut être
entrepris pour défendre d’autres peuples, musulmans ou non musulmans, qui sont confrontés à
l’injustice, en particulier ceux qui sont persécutés en raison de leur croyance religieuse. Ces versets
(Coran 22 : 39-40), sur lesquels s’est fondée la formulation de l’éthique islamique de la guerre et de la
paix, affirment : « Toute autorisation de se défendre est donnée à ceux qui ont été attaqués parce
qu’ils ont été injustement opprimés. Dieu est puissant pour les secourir. Ce sont ceux qui ont été
chassés injustement de leur maison seulement pour avoir dit : ‘Notre Seigneur est Dieu.’ Si Dieu
n’avait pas repoussé certains hommes par d’autres, des ermitages auraient é détruits, des sy-
nagogues, des églises et des mosquées où le nom de Dieu est fréquemment invoqué. En vérité,
Dieu sauvera ceux qui L’aident. Dieu est en vérité fort et puissant. »
Il existe parmi les exégètes un large consensus pour considérer que ces versets furent les premiers à
être révélés pendant la période médinoise pour autoriser les musulmans à combattre. La raison histo-
rique particulière fournie pour recourir au combat physique est, à ce moment-là, l’expulsion injuste
des musulmans mecquois par les Mecquois païens, avec pour seule justification qu’ils proclamaient
leur croyance en un seul Dieu. En outre, affirme le Coran, si les gens n’étaient pas autorisés à se dé-
fendre contre des malfaiteurs agressifs, tous les lieux d’adoration il faut remarquer que l’islam n’est
pas la seule religion évoquée seraient détruits et ainsi la parole de Dieu serait oubliée. Ces versets
suggèrent donc clairement que les musulmans peuvent avoir recours au combat pour se défendre
même pour le compte de non musulmans persécutés à cause de leur foi, rappelant ainsi aux musul-
mans leur solidarité avec les gens vertueux de toutes les communautés religieuses, pas seulement la
leur.
Les premiers exégètes du Coran ont reconnu la tonalité œcuménique de ces versets, bien que beaucoup
d’exégètes ultérieurs, après le IXe siècle, en aient eu une lecture plus étroite. Dans son exégèse des
versets coraniques 22 : 39-40, l’exégète omeyyade des premiers temps Muqatil b. Sulayman (mort en
767) dit que la permission fut donnée aux musulmans de combattre dans le chemin de Dieu parce que
les païens mecquois les persécutaient et qu’en conséquence Dieu leva l’interdiction de combattre qui
avait eu cours pendant les treize premières années de la mission du Prophète Muhammad. Le verset
explique la nature de la persécution : les musulmans avaient été expulsés de leur maison et une partie
des musulmans physiquement torturée, d’autres étant insultés verbalement au point qu’ils finirent par
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