Libération samedi 22 et dimanche 23 septembre 2001
Lexique. Le langage à connotation religieuse est omniprésent dans ce conflit d'un nouveau type
Des mots devenus les leitmotive de la crise
Par LA RÉDACTION DE «LIBÉRATION»
Mise sur les rails le 19 septembre, l'opération militaire américaine après les attentats a
commencé par buter sur les mots. Son nom de code «Justice sans limite» («Infinite justice», en
VO) a été jugé «offensant» par des théologiens musulmans, estimant que seul Allah en serait
capable.
Le bien et le mal
«Une bataille monumentale du bien contre le mal», c'est ainsi que Bush a d'emblée qualifié la
réaction américaine aux attentats du 11 septembre. Bien et mal, du latin bene et male, est une
référence au chapitre biblique de la Genèse (III, 1-6) où le serpent promet à Eve qu'elle et Adam
seront «comme des dieux qui connaissent le bien et le mal» s'ils mangent du fruit défendu. La
version coranique du mythe adamique ne mentionne pas cette antithèse. Celle-ci est
particulièrement marquée dans les systèmes religieux gnostiques, dont l'influence est sensible
dans le christianisme antique. Soumis à la critique rationaliste des Lumières et moqué par
Nietzsche (Par-delà le bien et le mal), ce binarisme passe pour le propre d'esprits étroits ou
frustes, comme les duos du bon et du méchant dans les cultures populaires et les films de
Hollywood. Ainsi la police religieuse des taliban s'intitule-t-elle «ministère pour la Propagation
de la vertu et l'Eradication du vice».
Croisade
Du latin crux, croix. Nom donné à diverses expéditions populaires ou militaires (ces dernières au
nombre de huit, de la fin du XIe siècle au milieu du XIIIe) destinées à occuper, contre la
puissance arabo-musulmane, les territoires donnés par le Nouveau Testament comme le cadre de
l'action de Jésus-Christ. Prêchée à l'instigation de la papauté, la croisade peut aussi prendre des
«hérétiques» pour cible (croisade des Albigeois). Bien que le mot ait désormais un emploi
principalement métaphorique et désigne une cause poursuivie avec obstination et intransigeance
(croisade contre l'alcoolisme, pour les bêtes), il a gardé une connotation religieuse. C'est ainsi que
Franco a désigné la guerre civile qu'il a menée contre la république espagnole (1936-1939). Le
souvenir des croisades médiévales est resté vif dans l'imaginaire oriental, ce qui rend
particulièrement malencontreux son usage par Bush à la recherche d'alliés au sein du monde
arabe et musulman.
Fatwa
Opinion ou décision concernant la doctrine ou le droit religieux émise par une autorité reconnue
sur la base du Coran. Dans l'islam officiel, ce rôle est habituellement dévolu aux muftis nommés
ou contrôlés par les régimes en place. Mais l'absence, chez les sunnites comme en l'occurrence
les taliban et les Saoudiens, d'un clergé établi permet à n'importe quel théologien islamiste de
proclamer ses propres fatwas et déclarer que les autorités religieuses officielles n'ont pas les
qualités requises pour donner un avis juridique. Un groupe armé peut ainsi légitimer l'action de
ses fidèles en décrétant la guerre sainte ou en prononçant une sentence de mort.
Guerre
Mène-t-on une guerre contre un ennemi invisible comme le sont les «réseaux Ben Laden»?
George W. Bush, qui a qualifié les attentats d'«acte de guerre», le croit. Et se prépare à la
«première guerre du XXIe siècle». Toujours soucieux de s'aligner sur son grand allié, le
Britannique Tony Blair parle aussi d'un «état de guerre» contre le terrorisme international. Mais
ne s'agit-il pas plutôt d'un «combat d'un genre nouveau», comme le pense Jacques Chirac? Le
débat sémantique qui a agité les alliés traduit en fait une inquiétude: voir Washington
s'embarquer dans des représailles indiscriminées.
Islam
Troisième grande religion monothéiste, révélée au prophète Mohammed entre 610 et 632. Elle se
trouve intimement liée aux deux révélations juive et chrétienne qui la précèdent. Elle reconnaît
tous les prophètes de l'Ancien Testament et accepte également Jésus, non comme le fils de Dieu,
mais comme un prophète. Religion universaliste, elle compte aujourd'hui près d'un milliard de
fidèles. Islam vient de l'arabe aslama, «se soumettre», «demander la paix». Un musulman, mot
formé à partir de la même racine, est celui qui s'est soumis à Dieu.
Islamique
Adjectif se rapportant à tout ce qui touche à la religion et à la civilisation musulmanes, et non à la
doctrine islamiste.
Islamistes
Ce sont tous ceux qui voient dans l'islam autant une idéologie politique qu'une religion
(contrairement aux musulmans, qui sont simplement des croyants, lire «Islam»). Ils rejettent le
monde actuel, qu'ils comparent à la jahiliyya, la période antérieure à l'islam, et prônent une
véritable révolution pour revenir à l'âge d'or des quatre premiers califes. Ils ne jurent que par le
Coran. Le premier mouvement islamiste - les Frères musulmans -, fondé en 1928 en Egypte par
Hassan al-Banna, a, depuis, été dépassé par des groupes plus radicaux comme les Gamaat
Islamiya ou le Jihad islamique. Les islamistes modérés, qui donnent la priorité à l'action sociale
sur le combat politique, s'opposent ainsi aux groupes islamistes armés qui prêchent en premier
lieu le jihad, à l'instar d'Oussama ben Laden.
Jihad
Signifie littéralement «effort». Il recouvre toute une série d'actions, depuis l'approfondissement
spirituel jusqu'au combat sacré. Ce dernier est la «guerre sainte», destinée à défendre l'islam
contre un danger ou à le propager à travers le dar al-harb, le «domaine de la guerre», qui sert à
qualifier le monde non musulman. Selon les oulémas, les autorités religieuses, les hostilités ne
sont déclarées que dans des conditions très précises. Dans l'histoire, les docteurs de la loi ont
toujours hésité à proclamer le jihad, même contre un pouvoir colonial. En revanche, ce concept
occupe une place centrale dans l'idéologie islamiste. Pour la première fois, il peut s'appliquer non
seulement aux «grands satans» occidentaux, mais aussi aux régimes musulmans jugés impies.
Les islamistes radicaux ont élevé le jihad au rang de sixième pilier de l'islam. C'est devenu une
obligation pour tout croyant, au même titre que le pèlerinage à La Mecque ou le jeûne du
ramadan.
Kamikaze
Du japonais, signifiant «vent providentiel», nom donné à la tempête qui mit fin à une invasion
maritime coréenne (1281). Kamikaze a désigné, à la fin de la guerre nippo-américaine, de jeunes
volontaires japonais qui pilotaient des avions, ou plus rarement des torpilles, de manière à
s'écraser sur des navires ennemis, donc en se suicidant. Il n'y avait pas de kamikazes à Pearl
Harbor (1942). Le mot s'emploie aussi par métaphore pour désigner quiconque vaque à ses
affaires sans trop se soucier de risques disproportionnés. Le 11 septembre, ils étaient dix-neuf
terroristes kamikazes dans les quatre Boeing.
«Mort ou vif»
C'est ainsi que George W. Bush veut le milliardaire saoudien Ben Laden. «Je me rappelle que
lorsque j'étais enfant, on avait l'habitude au Far West de placarder des affiches proclamant:
"Recherché mort ou vif"», a-t-il lancé lundi dernier. Une rhétorique qui emprunte à l'imagerie de
l'Ouest américain. Mais surtout à celle de la télévision des années 60, qui a bercé l'adolescence du
quinqua Bush. L'affiche figurait dans le générique d'Au nom de la loi, où Steve McQueen jouait
le rôle du chasseur de primes Josh Randall, célèbre pour sa Winchester au canon scié. Titre
original de la série culte: Wanted dead or alive.
Opération «Justice sans limite»
Mise sur les rails le 19 septembre, l'opération militaire américaine après les attentats a commencé
par buter sur les mots. Son nom de code «Justice sans limite» (Infinite Justice, en VO) a été jugé
«offensant» par des théologiens musulmans, estimant que seul Allah en serait capable. Le
secrétaire d'Etat américain à la Défense a donc amorcé une retraite sémantique, «pour éviter les
malentendus». Plus généralement, spécialistes en droit comme en théologie s'entendent pour dire
qu'une «justice sans limite» ne peut en effet se concevoir que dans l'ordre du divin. Même si
l'expression n'est pas explicitement dans la Bible, on voit cette justice à l'œuvre notamment dans
le Jugement dernier et dans l'Apocalypse. Dans tout autre registre, que serait une «justice sans
limite»? «Une injustice, répond François Terré, spécialiste en philosophie du droit. La justice est
en effet ce qui rétablit l'équilibre, l'ordre, impliquant forcément pour s'exercer une forme, une
mesure et des valeurs.» Après avoir été «sans limite», l'opération semble pour l'instant «sans
nom». Mais c'est un autre débat.
Solidarité
Depuis les attentats, tous les partenaires - occidentaux ou non - des Etats-Unis l'ont dit et répété à
satiété. Avec une emphase d'autant plus grande que chacun espère qu'après un tel affichage, il
aura les mains plus libres pour apprécier le contenu concret de «l'obligation morale» faite à un
membre d'un «groupe ayant conscience d'une communauté d'intérêts de ne pas desservir les
autres et de leur porter assistance». Dans ce dosage, la France est d'ores et déjà aussi orfèvre
qu'elle le fut pendant la guerre du Golfe.
Taliban
Littéralement «étudiants en religion» islamique. Armés par le Pakistan, ils étaient en effet à
l'origine recrutés dans les écoles coraniques sunnites pakistanaises, très fréquentées par les
réfugiés afghans. Estimés à 25 000 hommes, ils apparaissent sur la scène afghane en 1994, alors
que les moudjahidine (combattants, notamment du commandant Massoud) s'entre-déchirent après
avoir renversé le régime communiste. En 1996, ils s'emparent de Kaboul, instaurant un «régime
islamique complet», salué par la secrétaire d'Etat américaine Madeleine Albright. Washington y
voit alors un contrepoids à l'influence iranienne en Asie centrale et une route plus sûre pour le
pétrole de la région.
Terrorisme
Du latin terrere, «effrayer, épouvanter». L'argot a très tôt adopté le mot terreur au sens
d'«individu violent et dangereux» (XVIIIe siècle). A la même époque, Montesquieu l'utilise pour
définir les régimes despotiques, avant que la Révolution le consacre (avec une majuscule) pour
désigner les dix mois de pouvoir absolu robespierriste (1793-1794).
Depuis Thermidor, les dérivés terrorisme et terroriste sont devenus d'usage courant, mais
terroriser n'a pas survécu dans son acception politique. Le mot, jamais revendiqué par ceux qui
sont ainsi désignés, possède une charge réprobatrice qui peut être trompeuse. Ainsi, les résistants
français furent traités de «terroristes» par Vichy. Toutefois, le mot semble désormais prendre une
valeur plus technique, désignant «l'emploi systématique de mesures d'exception, de la violence
pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir...)».
«What a wonderful world»
Même avec la voix de Louis Armstrong, le monde ne peut plus être merveilleux. 150 titres de
variété ont été jugés impropres à la diffusion en ces temps d'attentats par Channel
Communications, la compagnie texane propriétaire de 1 170 stations de radio aux Etats-Unis.
Rayées des platines, toutes les allusions explosives ou volantes - comme Bennie and the Jets
d'Elton John, Ticket to Ride des Beatles ou Blow up the Outside World des Soundgarden - et,
pour être politiquement correcte jusqu'au bout des ondes, la compagnie a écarté Imagine, de John
Lennon, la chanson pacifiste par excellence.
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