PSYCHOTROPES, EFFICACITÉ, EFFICIENCE
La prescription : une éthique de l’efficacité ?
Georges Jovelet*
RÉSUMÉ
Le corpus thérapeutique en psychiatrie s’est constitué à partir de principes théoriques, d’expériences cliniques, de méthodes
soignantes incluant l’empirisme : qu’il s’agisse de l’approche psychothérapique ou des traitements physiques, l’élucidation
des processus à l’œuvre reste incomplète : y manque la jonction entre théorie et application. L’aliéniste F. Leuret a proposé
un modèle de théorie de la pratique dont les principes visent l’efficacité à tout prix. Ses avancées doctrinales seront étudiées
(mais non sans réserve quant à ses options thérapeutiques). La prescription sera envisagée dans ses rapports avec la stratégie
de la cure psychiatrique, sa finalité et les enjeux actuels, à savoir la standardisation des réponses. Quelles en sont les
conséquences pour la position du prescripteur et pour une éthique de la prescription ?
Mots clés :prescription thérapeutique, cure, éthique, fonction, causalité, empirisme, pragmatisme, questions, théorie,
demande, autorité, pouvoir
ABSTRACT
Prescription: a ethics for efficacity? The psychiatric therapeutic corpus is based on theoretical principles, clinical
experiments and care methods including empiricism: the processes at work, whether in the psychotherapeutic approach or
in physical treatment, cannot be entirely elucidated, since a gap remains between theory and its applications. Alienist F.
Leuret had developed a theorical model of practice aiming only efficacy. His doctrinal proposals will be studyied, this
notwithstanding opinion regarding his therapeutic choices. Prescription will be considered in line with psychiatric cure
strategies, according to their actual finality and stake, in particular regarding standardized answers. What are the
consequences in terms of the prescriber’s position and of a system of ethics for prescription?
Key words:prescription, therapy, ethics, function, causality, empiricism, pragmatism, theory, demand, power
RESUMEN
La prescripción entre teoría y acto. El corpus teórico en psiquiatría se ha constituido a partir de principios teóricos, de
experiencias clínicas, de métodos terapéuticos que incluyen el empirismo : tanto en el caso del abordaje psicoterapéutico
como en el de los tratamientos físicos, la elucidación de los procesos operantes resiste a una comprensión mecanicista. La
disjunción entre teoría y aplicación, entre subjetividad de la relación médico-enfermo y la objetividad de los protocolos, las
problemáticas mobilizadas entorno a la noción de garantía terapéutica hacen que, en el terreno de la prescripción, la acción
y la eficacia prevalgan sobre una teoría terapéutica o de la enfermedad. Sean cuales fueren las consecuencias para la
posición del prescriptor y para una ética de la prescripción
Palabras clave :prescripción, terapéutica, ética, función, causalidad, empirismo, pragmatismo, teoría, demanda, poder
* Psychiatre des Hôpitaux, Epsmd de l’Aisne, 02320 Prémontré. <georges.jo[email protected]>
L’Information psychiatrique 2005 ; 81 : 125-33
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La distance qui sépare l’activité quotidienne,
clinique et thérapeutique des théorisations,
a beaucoup augmenté et nous manquons complètement
d’une « théorie de la pratique » capable de rendre
compte de manière réflexive
de ces pratiques elles-mêmes.
Georges Lantéri-Laura [11]
Penser la prescription
Ce texte résulte du condensé de deux interventions pré-
sentées en atelier aux journées de Dijon, la première intitu-
lée Questions posées à la fonction de prescription,la
seconde D’une cure à l’autre. Le travail de réécriture a
permis de dégager, en prenant appui sur les ouvrages de
M. Foucault [7] et de F. Leuret [12], les dimensions parti-
culières à la prescription : la théorisation de sa pratique et
son rapport à l’éthique. Au-delà d’un discours commun sur
la prescription, comment rendre compte de ce moment de
spécification de la démarche thérapeutique ? Ce temps de
décision, d’articulation entre savoir théorique et exercice,
le savoir-faire, ne peut se résumer à une description de
l’acte et de ses effets sur le seul patient mais implique aussi
la personne du prescripteur, son intentionnalité et la nature
du lien qui s’instaure. Il serait cependant tout autant illu-
soire et pour F. Leuret de l’ordre de la « prétention » de
tenter de cerner une « médication uniforme » que d’isoler
une théorie explicative globale. G. Lantéri-Laura l’af-
firme : « la thérapeutique psychiatrique constitue un en-
semble hétérogène, dont aucune théorie générale ne
parvient à rendre compte dans sa totalité » [11].
La prescription : une réponse,
des questions d’ordre éthique
L’acte de prescrire, pour le psychiatre, s’appuie sur une
tradition qui est au fondement de la discipline en tant que
médicale. Il trouve sa justification dans une certaine
caution thérapeutique, qui relève de la déontologie au sens
d’Hippocrate, définie par l’engagement et la garantie de
qualité, d’efficacité.
C’est « l’art de guérir » qui, de toutes les époques, a
déterminé l’identité, la légitimité du pouvoir médical. Agir
pour le bien de l’autre, pour l’intérêt commun : cette
conception philanthropique, humaniste, aux connotations
morales, soulève un certain nombre de questions dans notre
champ : place, identité, fonction, statut social, adresse de
nos soins et surtout finalité de notre action. Entre la pres-
cription comme acte et la prescription comme intention,
entre présupposés théoriques et données de l’expérience, le
« penser la prescription » nécessite (ou exige) un question-
nement éthique.
La prescription met en tension les réflexions connexes
sur la norme, la pathologie, la souffrance et le droit qui sont
des opérateurs déterminants dans ce champ. Quand et pour-
quoi est-il licite de prescrire ? Un article récent du journal
Le Monde dénonçait le mésusage des psychotropes et les
prescriptions par excès, tout en soulignant les effets du
malaise social et les formes méconnues de dépression. La
disparition d’un symptôme doit être visée avec discerne-
ment à partir de bases cliniques au-delà du comportement et
prenant en compte la demande : cet ajustement fait la ri-
chesse et la complexité de la pratique. La prescription
interroge l’efficacité, la sécurité, l’attention portée au pa-
tient et à la collectivité qui sont au cœur de la réflexion
éthique à propos de l’evidence based-medicine
1
. Qu’est-ce
qui prévaut dans notre champ : une vérité scientifique, une
vérité d’après-coup de l’évaluation ou la vérité du patient ?
Comme le rappelle l’argument de nos journées scienti-
fiques, la prescription thérapeutique s’inscrit comme le
dernier acte d’une suite tout autant logique que chronolo-
gique. Conditions de la rencontre, examen psychiatrique
élaboré à partir du recueil séméiologique et du regroupe-
ment syndromique suivi de la prescription... c’est la démar-
che clinique et thérapeutique que nous envisagerons.
Démarche clinique et thérapeutique
On peut affirmer de notre place de médecin, de théra-
peute qu’il n’y a pas de prescription possible sans approche
clinique réglée. Il n’y a pas à l’inverse de clinique sans une
perspective thérapeutique issue de l’écoute, de la quête de
soulagement et de modification du sujet autant que la gué-
rison, ce qui suppose de ne pas confondre clinique, recher-
che, qu’elle soit nosographique ou épidémiologique ou
ciblée sur le seul symptôme.
Cette prise en compte clinique, dans sa dimension sin-
gulière de la situation de rencontre, quand bien même
l’entretien n’induirait pas une prescription, est le premier
temps de la thérapeutique. Faute d’une reconnaissance à sa
juste place du lien qui s’y noue avec ses effets imaginaires
de représentation des attentes, du vouloir de l’autre et du
supposé savoir, la prescription peut aboutir à deux dérives,
à savoir la transposabilité et l’interchangeabilité de nos
actions : codifiées, « protocolisées », déspécifiées, elles
peuvent être l’objet d’un « transfert de compétence ».
Ailleurs, évacuées de la dimension psychothérapeutique,
on pourrait observer un clivage entre acte prescriptif et acte
psychothérapique, un des enjeux et risques de la création du
statut de psychothérapeute. Toute dérive scientiste, toute
clinique hâtive à visée objectivante sont à même de forclore
à la fois la fonction du thérapeute, mais aussi celle du sujet
souffrant, réduit à celui d’objet à traiter et les symptômes à
de pures apories du discours.
Le savoir clinique, étendu au savoir contextuel (clinique
de secteur), est à articuler à la fois à la quête d’une cause et
1On lira dans ce sujet avec intérêt le n° 41 de juin 2004 du bulletin Pour la
recherche de la Fédération française de psychiatrie consacré à l’EBM.
G. Jovelet
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à une thérapeutique. Peut-on élaborer une thérapeutique
sans références théoriques ?
Prescription et/ou thérapeutique
Les deux termes sont utilisés indifféremment bien que
leurs aires sémantiques ne se recouvrent pas. La prescrip-
tion est issue du langage juridique : le sens dérivé en méde-
cine est celui « d’un ordre expressément formulé » qui
recèle plus la modalité de l’adresse à l’autre, marqué par la
relation d’autorité, l’injonction, que la finalité.
La thérapeutique concerne l’ensemble des actions et
pratiques destinées à traiter les malades, à guérir. Les deux
termes ne s’équivalent pas, ils se complètent : la prescrip-
tion dans notre champ est à entendre comme prescription
thérapeutique, formulation devenue tautologique dans no-
tre domaine et que nous avons retrouvée historiquement
datée dans le Traité de techniques psychiatriques [3] rédigé
en 1949 par P. Bernard. Dans le chapitre intitulé « la visite
médicale quotidienne », il est noté qu’elle est aussi le mo-
ment de « prescriptions thérapeutiques » : « Au cours de la
visite, le médecin formule d’abord les traitements et les
soins physiques dont l’exécution incombe à l’infirmier, il
prescrit en outre le régime de vie, l’activité de chaque
malade... » [3]. Prescriptions donc auprès de l’infirmier... et
du patient. Les deux termes étaient adossés et c’est théra-
peutique qui s’est trouvé élidé... au profit de la prescription,
fait qui n’est pas anodin, puisqu’il révèle la prévalence du
moyen sur la finalité.
Cette réflexion nous amène à interroger la consistance
thérapeutique de nos actions de soin : qu’est-ce qui fait
qu’un acte est thérapeutique ? Qu’elle en est la nature, la
plus-value ? Suffit-il par exemple qu’il émane d’un soi-
gnant ?
La psychothérapie institutionnelle a cultivé à l’excès une
conception extensive du soin ou tout ce qui émanait de et
par l’institution était considéré comme thérapeutique : le
travail, les corvées, l’isolement, la sanction, etc. Nous ne
reprendrons pas les débats qui ont alimenté cette référence
des pratiques où la finalité était cependant interrogée au
quotidien dans nos institutions ; seule réserve, c’est cette
position d’intériorité du questionnement.
À l’envers, des rationalisations diverses ont abouti à
l’abstention thérapeutique, parfois au prix d’un déni de la
souffrance et de la maladie mentale.
Comment travailler avec comme outil de soin une insti-
tution, dès lors que l’on considère que son usage est délé-
tère, iatrogène au regard de la thérapeutique ? Position en
apparence paradoxale puisque l’institution n’est jamais
tout à fait bonne ni tout à fait mauvaise.
Les réponses sont à élaborer au cas par cas : pas de
recette, pas de protocole, pas de procédure, la prescription
est un acte posé en fonction de l’histoire du patient, de
l’institution, qu’elle soit intra ou extrahospitalière, et qui
s’inscrit dans la perspective du soin. Le souci de l’autre,
c’est-à-dire la prise en considération du sujet et de ses
symptômes, est à distinguer d’une entreprise d’éradication,
de normalisation ; le positionnement est tributaire des at-
tentes du patient et de sa famille, qu’il convient également
de prendre en compte.
Les fondements de la thérapeutique
L’émergence de la psychiatrie s’est opérée à partir de la
réduction de la folie à la maladie mentale. Cette appropria-
tion est indissociable du présupposé qui est au cœur de la
reconnaissance de la psychiatrie comme discipline médi-
cale, le pari de la curabilité. Cette condition est soutenue
par Gladys Swain : « la naissance de la psychiatrie, telle
qu’elle s’est jouée autour des années 1800, s’est donnée
d’abord comme l’invention d’une thérapeutique » [16].
L’affirmation d’un abord possible des aliénés, en parti-
culier par le traitement moral, en rupture avec un délaisse-
ment inféré au dogme d’incurabilité qui fera retour quel-
ques décennies plus tard avec la dégénérescence ou
l’assimilation de l’aliénation à la démence, s’appuie sur
l’idée novatrice d’une prise thérapeutique (à lire les pre-
miers aliénistes, on peut y lire emprise) sur les aliénés, leur
discours, leur comportement. Ce discours affiché, ambi-
tieux pour ne pas dire téméraire, fait coupure : il vise,
au-delà de sa dimension philanthropique reconnue, à jeter
les bases d’une « médecine spéciale », à savoir la recon-
naissance de la discipline. Cette doctrine a pour socle
l’identification et la classification des désordres mentaux en
proscrivant le vocable folie et pour moyen le « dialogue
avec l’insensé » [17]. L’idée qui sera développée ultérieu-
rement et qui recouvre cette réalité est celle de la folie
partielle... la monomanie. Une part du raisonnement de
l’aliéné est préservée. Les points d’appui sont les troubles
de l’entendement (du raisonnement), de l’affectivité (les
passions de l’âme), de la volonté puis de l’instinct.
Cette détermination, au sens de ce qui fait cause pour les
premiers aliénistes, éclaire la volonté thérapeutique à l’œu-
vre chez P. Pinel pour qui « regarder la folie comme une
maladie en général incurable, c’est avancer une assertion
vague et sans cesse contredite par les faits les plus
authentiques [14], aussi chez J. E Esquirol, E. Georget et
qui culmine au plan théorique et pratique chez François
Leuret dans son ouvrage de référence daté de 1846, Des
indications à suivre dans le traitement moral de la folie
[12].
Cette affirmation se développera parallèlement dans les
domaines judiciaire et médico-légal, avec la reconnais-
sance de la place des aliénistes dans les prétoires, et insti-
tutionnel avec la loi du 30 juin 1838 et la création des asiles
départementaux.
On notera que cette volonté de prouver la légitimité de la
démarche thérapeutique peut conduire à un affrontement, à
un assujettissement de l’autre, véritable furor sanandi.La
constitution d’un corpus théorique et pratique est subor-
La prescription : une éthique de l’efficacité ?
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donnée à la délimitation de variétés cliniques, à la quête de
causalités endogènes ou exogènes et de traitements (physi-
ques ou moraux).
De la cure à la thérapeutique
La lecture du cours au Collège de France de M. Foucault
intitulé Le pouvoir psychiatrique [7] est une voie d’abord
féconde pour l’étude de cette émergence historique des
grandes dimensions de la thérapeutique contemporaine à
partir de la « direction morale minutieuse » qu’est le traite-
ment moral, qui donnera naissance à la psychothérapie, et
des traitements physiques dont la prescription médicamen-
teuse est issue.
La référence textuelle principale est la leçon du 19 dé-
cembre 1973 : une note des éditeurs indique que, dans le
manuscrit, cette leçon était intitulée « la cure psychiatri-
que », formule que M. Foucault a gommé lors de son cours.
Persistent dans les points de la présentation une cure de
F. Leuret et ses éléments stratégiques. Dans son développe-
ment, le philosophe fait référence au « cadre de la cure ».
Foucault reproche à l’aliéniste un défaut de théorisation :
«on attendait sans en donner jamais ni une explication, ni
une théorisation la guérison » remarque qui nous paraît
mériter un développement.
On peut s’interroger sur les raisons du choix du terme
pouvoir plutôt que cure, interrogation étendue au titre géné-
ral de l’ouvrage, dès lors que la trame, le grand opérateur,
est la cure. Ce choix nous apparaît plutôt relever d’une
position idéologique qu’a épinglée dans un autre temps
G. Swain [16] en considérant l’asile comme une « machine
à socialiser » autant qu’à ségréguer, que d’une analyse
discursive.
Les propos de M. Foucault sur la psychiatrie naissante
permettent de saisir, à partir de ses positions critiques,
polémiques, qui s’appuient sur l’analyse des discours, des
savoirs, des pratiques, une conceptualisation de la cure
psychiatrique intégrée dans un des éléments d’un système
qu’il qualifie de disciplinaire.
L’émergence de la « médecine spéciale », pour repren-
dre le terme de P. Pinel [14], qui a promu la reconnaissance
et l’extension du champ de la psychiatrie, est tout entière
subsumée par le concept de pouvoir psychiatrique et déri-
vée de son lieu : l’asile.
Pouvoir psychiatrique ou cure
psychiatrique ?
Nous ne développerons pas ici des propos contradictoi-
res sur les méthodes utilisées ; il serait imprudent, malvenu,
de ne pas saisir dans le rappel historique des thérapeutiques
en psychiatrie, combien elles ont été marquées du sceau de
la violence institutionnelle, de la subordination exercée sur
l’autre, aliéné ou malade mental. Des ouvrages ont été
consacrés [15] à l’inventaire des techniques psychiatriques
qui sont édifiantes quant au sort fait, à toutes les époques y
compris des très récentes, aux malades mentaux, par les
aliénistes, les psychiatres en quête forcenée d’une réponse
rationnelle au problème de la folie... et de son éradication.
Cet « acharnement thérapeutique », terme que nous pré-
férons à celui de « sadisme thérapeutique » introduit par
P. Morel dans sa préface à la réédition de l’ouvrage de
Leuret [12], associe aussi bien les méthodes morales que les
méthodes physiques...
Clinicien, chercheur passionné et philanthrope, P. Pinel,
en son temps, avait utilisé à propos de l’usage ou plutôt du
mésusage des méthodes physiques, le terme de « délire
médical » et assimilé l’aliéné au colonisé [13] ;il prônait le
traitement moral
La période qui a succédé à la naissance de la discipline et
à la création des asiles départementaux a été marquée, à
l’inverse, par un abandon, un délaissement du projet théra-
peutique et des malades. P. Bercherie [2] en témoigne
ainsi : « l’Institution psychiatrique va dériver sans cesse
plus au cours du siècle d’une mission curative à une
mission conservatrice ». Plus proche de nous, les effets du
mouvement antipsychiatrique et de la dépsychiatrisation
sont d’autres formes de violence par négligence, absten-
tion, faites aux patients.
Pas de thérapeutique sans pouvoir
thérapeutique ?
La lecture des ouvrages précités et de l’article de
P. Bercherie, Histoire et épistémologie des thérapeutiques
[2], permet de mesurer les écarts, les évolutions de la
prescription, tant au plan des connaissances que des prati-
ques. On doit reconnaître à F. Leuret une finesse clinique,
d’observation et d’analyse des principes et, si ses options
thérapeutiques sont à récuser, il n’en reste pas moins que la
pratique de la psychiatrie implique parfois à son corps
défendant de se confronter à l’exercice d’une autorité régle-
mentaire, d’un pouvoir, qui sont à élaborer tout en ne les
niant pas.
Nous faisons référence aux effets des diagnostics et
pronostics posés en clinique quotidienne et dans la fonction
d’expertise, aux hospitalisations ou traitements contraints.
Le déni de la souffrance, le défaut de reconnaissance de la
maladie par certains sujets, amène le psychiatre, qui a une
responsabilité sociale, à prendre des mesures contraignan-
tes, contenantes, qui visent le soin, mais aussi la protection
du patient, de son entourage et de la société ; cette mission
est plus difficile à circonscrire que l’inventaire des troubles
répertoriés par le DSM.
Le système disciplinaire qui s’est transmué dans notre
actualité en système de contrôle, selon l’expression de
G. Debord, est illustré par la volonté de surveillance so-
G. Jovelet
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ciale, incluse dans la prévention, l’hygiène mentale, l’exi-
gence de sécurité. Le récent projet de circulaire du ninistère
de l’Intérieur est exemplaire de cette « gestion des risques »
[5]. Criminalisation des malades mentaux, actions ciblées
sur certaines populations, détection précoce des troubles
chez les enfants par les enseignants eux-mêmes, fichiers
nationaux des patients hospitalisés en psychiatrie... en té-
moignent.
Cette demande du pouvoir politique est légitimement à
travailler, à questionner au quotidien, dans nos institutions :
que fait-on ? pourquoi ? et en quel nom ?
Dans ses développements, M. Foucault force le trait,
caricature la démarche des aliénistes dans le sens mono-
idéïque du pouvoir psychiatrique : les faits (la cure) ne sont
pas rapportés à une logique de soins. L’argumentaire, par
souci pédagogique, est excessif, mais surtout déplacé des
moyens à la finalité.
La posture de F. Leuret exemplifie le travers : l’aliéniste
est entièrement tendu vers la guérison à toutes fins. Sa
devise pourrait être « la fin justifie les moyens » : manœu-
vre, intimation, intimidation, vexation, action sur le corps
avec l’utilisation de la douche dans toutes les variantes de
l’hydrothérapie, sont là pour insécuriser le délirant, pour
déséquilibrer sa conviction et lui faire « lâcher prise » quant
à ses idées fausses. F. Leuret se défend de ce que lui-même
désigne du nom de « supplice, de barbarie », dont la seule
légitimité et ambition serait le malade : « devant un malade
je ne pense pas à mes assistants ; je ne pense pas à moi :
je pense à lui » [12]. Le bien de l’autre, la visée de la
méthode, « le devoir éthique d’effıcacité »
2
[18] servent ici
de caution et d’alibi thérapeutiques.
Apports de F. Leuret à la stratégie
de la cure
F. Leuret est un aliéniste en situation : il s’expose dans
ses énoncés, ses hypothèses et expose la problématique à
partir d’un travail monographique documenté qui vise
l’élucidation de questions cruciales au regard de son objec-
tif thérapeutique : la guérison, même fugace, des patients
aliénés.
Des questions toujours d’actualité sur le statut de
l’aliéné, sur les causes de l’affection, sur les leviers et les
effets de la cure. La folie est opposée à la raison ; l’aveu
signe la reconnaissance de la maladie et les moyens de
détruire les idées fausses sont recherchés en contrariant les
aliénés, cela afin de redresser leur raison. Nous avons isolé
chez Leuret quelques points doctrinaux [12].
L’absence de recette, de protocole préétabli. Versus de
l’aliéniste : « il n’y a pas de précepte, il ne peut pas y en
avoir ; il y a seulement des indications, et ces indications
varient à l’infini, car elles dépendent de la nature d’esprit
du malade, de son caractère, de l’éducation qu’il a reçue,
de son âge, de son sexe, de la forme, des causes et de la
durée de son délire, de sa position sociale ». Ailleurs il est
dit qu’il n’y a pas de « médication uniforme », elles dépen-
dent aussi et tout autant « du médecin, de son caractère, de
son activité, de ses ressources, enfin de ce qui, dans
l’esprit d’un homme peut agir sur un autre homme ». Ces
propos témoignent de l’engagement de Leuret, chercheur,
expérimentateur, qui met à l’épreuve ses principes théra-
peutiques. Son ouvrage se conclut par cette formule à la fois
humble et ambitieuse : « venez, voyez, et faites mieux »
[12] aux accents d’un défi faisant emprunt à une formule
impériale bien connue. Versus de l’aliéné : l’aliéné résiste,
tend de tromper par un effet de la réticence, de la résistance
«le malade cédait, mais il nous trompait en cédant ». Plus
loin, « j’ai tacitement admiré la ruse de mon adversaire »
[12] : F. Leuret peut surprendre dans ses actions orientées,
ses points de conviction, il fait le pari de la parole : « un
vésicatoire, une potion, si effıcaces en pareil cas, ne me
parurent pas nécessaires, je n’emploierai d’autres puis-
sances que celles de mes paroles. Ailleurs, c’est son
silence qui est utilisé pour aiguillonner le patient et
l’inciter à se livrer ». Enfin, l’entreprise de l’aliéniste vise
à faire passer le patient de « l’état d’hostilité, ou au moins
de la méfiance à celui de docilité » (accéder à l’observance
thérapeutique ?).
Dans sa démarche, F. Leuret abandonne les principes
philantropiques de ses prédécesseurs « n’employez pas les
consolations (avec les malades) car elles sont inutiles »
cité par P. Morel [12] : il ne s’agit pas de développer de la
bonne conscience mais de la rigueur (la sévérité), du calcul
thérapeutique et de la logique, c’est la stratégie de la cure.
L’aliéniste inaugure la « co-thérapie » en associant deux
figures de thérapeutes : l’un prenant le rôle « d’ami offi-
cieux », l’autre exerçant « la puissance suprême ». Une
image caricaturée bien sûr, du couple psychologue-
psychiatre actuel ?
Leuret fait une place au travail de réhabilitation dans
l’éventail thérapeutique, il a par ailleurs le souci de la
transmission de l’art du traitement moral « comment l’ex-
périence acquise pourra-t-elle profiter à ceux qui vien-
dront après nous ? » confie-t-il.
Il apparaît que F. Leuret pose les bonnes questions, plus
que les bonnes réponses... Quant au « traitement possible
de la psychose », pour reprendre un fragment du titre d’un
article de J. Lacan [10], en tout cas, il ne se dérobe pas
devant la tâche.
Deux points sont à souligner : l’articulation de la causa-
lité à la thérapeutique, la stratégie et le positionnement du
thérapeute.
L’articulation de la causalité à la thérapeutique
M. Foucault signale que F. Leuret ne théorise jamais, ne
donne aucune explication qui serait fondée soit sur une
2Notre intitulé est déduit de cette formulation de T. Trémine qui
concrétise toute la démarche intellectuelle et éclectique de F. Leuret.
La prescription : une éthique de l’efficacité ?
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