73INTERVENTION 2016, numéro 144
Cependant, il faut aussi reconnaitre que le ressentiment peut être aussi lourd dans les milieux où des
rapports plus collégiaux sont encouragés. Parfois même, il est plus facile de «faire à sa tête» dans des milieux
institutionnels plus larges. On y retrouve d’ailleurs fréquemment l’expression «moi, ce qui se passe dans mon
bureau…» pour souligner une singularisation et une subjectivation importante du métier et ainsi une distance
assumée face aux prescriptions des tâches. Dans certains milieux communautaires, une incartade par rapport
à l’esprit du lieu peut être interprétée comme une faute professionnelle, et on peut y rencontrer des conflits
épiques. L’équipe de travail qui, dans les milieux institutionnels et communautaires, peut jouer un certain
rôle de contre-pouvoir et de refuge où il est possible d’obtenir la reconnaissance et le soutien attendus peut
également, à l’occasion, constituer un véritable ring. L’égalitarisme n’est aucunement un gage de pacification
des rapports, ni de reconnaissance. La thèse des causes hiérarchiques et particulièrement managériales de la
souffrance reste incomplète.
Or, pour répondre plus directement à votre question, je pense que la souffrance liée au travail, bien
qu’elle affecte à divers degrés les individus, selon leur histoire personnelle et leurs dispositions psychiques,
a des origines profondément sociales et qu’il faut regarder du côté d’enjeux plus grands que les cadres
organisationnels. Parmi ces enjeux, ce qui reste décisif concerne la visée générale d’une réalisation de soi
dans le travail. L’éthos de ces métiers pour lequel il faut toujours «se battre» requiert autonomie d’action et
indépendance d’esprit chez des travailleurs de plus en plus instruits et spécialisés. S’il se trouve des potentialités
de réalisation de soi dans le travail, il existe aussi des contraintes qui empêchent cette réalisation. L’«activité
empêchée» encore plus que la lourdeur de la tâche serait la cause de souffrances sociopsychiques la plus
souvent repérée (Clot, 2008).
4. En fonction de votre intérêt pour la psychosociologie des métiers relationnels, et en lien avec le
présent numéro de la revue Intervention, quels sont, selon vous, les enjeux les plus préoccupants
pour les professionnels du secteur sociosanitaire de nos jours?
Bien qu’elles aient une incidence indéniable sur les manières d’envisager le métier, les questions
organisationnelles n’ont pas le monopole des explications sur le devenir des métiers relationnels. On ne doit
pas laisser de côté des aspects sociaux plus larges qui ont une influence importante sur les pratiques de ces
métiers. Il faut aussi regarder du côté d’enjeux liés à la fois à leur propre autonomie et à celle des sujets qu’ils
rencontrent. Ces enjeux relèvent d’une redéfinition collective de ce qu’est la relation d’aide. Cela soulève une
question intéressante: quelle serait alors la définition de l’autonomie professionnelle, mais aussi de l’autonomie
du sujet rencontré dans un contexte «relationnel»? L’autonomie des personnes, qui est visée dans les pratiques
de ces métiers, induit aussi la volonté d’une symétrie relationnelle de la part des personnes rencontrées, ce
qui nécessite un « toucher clinique » différent remettant en cause certaines théories d’intervention. Par
exemple, dans plusieurs milieux communautaires comme institutionnels, une sorte de «contrat» est signé
afin de favoriser le pouvoir d’agir du client face à son rétablissement, remettant ainsi en question le principe
d’une autorité symbolique du thérapeute. Face à cette revendication de symétrie relationnelle en tant que
phénomène social nouveau, les praticiens doivent sans cesse revoir leurs pratiques.
Un autre défi occasionné par la nouvelle horizontalité relationnelle concerne la possibilité – et la
nécessité – de réfléchir sur les mots pour se définir. Par exemple, l’une des caractéristiques de ces métiers
est de faire coexister des postures d’expertise et d’accompagnement qui sont en même temps considérées
comme antagonistes. L’évaluation, par exemple, suppose que le professionnel possède une certaine expertise
et cependant, on entend souvent que c’est mal d’être un expert et bien d’être un accompagnateur. Mais
qu’entend-on par accompagnement? En quoi l’accompagnement serait-il moins orienté que l’expertise?
L’accompagnement n’est-il pas une forme d’expertise? Dans cette veine, il est aussi intéressant d’entendre les
distinctions extraordinairement floues entre thérapie et non-thérapie au-delà des enjeux liés à la loi21. Ainsi,
on accompagne des participants vers la sortie d’une crise relationnelle en travaillant l’estime de soi par la
parole et des stratégies de mobilisation, mais «on ne fait pas de thérapie». Dans le même esprit, le mouvement
de la pair-aidance (on n’hésite pas d’ailleurs à parler du client-expert) s’introduit également dans le débat
expertise et accompagnement, thérapie/non-thérapie, comme ce fut le cas avec les bénévoles. Si, par exemple,
le professionnel se dit non expert, quels sont les critères pour le différencier du pair-aidant? Je ne défends pas
du tout ici la position de l’expert, mais je crois que les défis des professionnels se trouvent non seulement dans
la confrontation avec les cadres organisationnels, mais avec leur propre langage et ce que ce langage contient
d’implicite social.