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LA CERISAIE - Anton Tchekhov –mise en scène Gilles Bouillon – production Cie Gilles Bouillon / Cie du Passage
« Sans la cerisaie je ne comprends pas ma vie… »
(Quelques notes dramaturgiques, Bernard Pico)
« Le 22 août, la cerisaie est mise en vente »
En 1904, Tchekhov écrit la plus parfaite de ses pièces : sans héros, sans coup de feu !
Qui tient uniquement par sa construction, son écriture musicale, par le tissu léger des
relations qui se nouent et se dénouent avec tant de facilité, dans un tel désordre familier.
Banalité et excentricité. Il ne se passe rien dirait-on, mais ça avance ! C’est le mouvement
de la vie même, ce désordre, cet humour et cette tendresse que doivent restituer les
acteurs sur la scène.
La réalité échappe aux personnages, tous ces distraits, rêveurs éveillés, dormeurs debout
qui soliloquent, se souviennent, hallucinent, rêvent plus qu’ils ne communiquent entre eux.
Sourds-aveugles qui s’affrontent brutalement, s’agitent ou s’endorment intempestivement,
on dirait sans conséquences, sans suite dans les idées. Par caprice, par jeu. Bonbons et
billard. Comme des enfants qui jouent, comme des acteurs, qui font et défont leur terrain
de jeu, avec une étrange légèreté. Insouciants du présent, ils vivent dans le souvenir du
passé, dans une enfance prolongée, dans un monde qui semble tangible mais dont la
splendeur heureuse n’existe peut-être déjà plus que dans les images tremblantes d’un
vieux film d’amateurs ou la chambre claire de leur espace mental.
La cerisaie : l’enjeu réel du drame et son enjeu symbolique.
Le jardin aux cerisiers enveloppe un drame vrai, humain, avec ses petits et grands
rebondissements, une histoire d’êtres dépossédés, d’une famille dispersée. Ce n’est qu’en
sourdine qu’on entend le bruit de l’Histoire avec un grand H, bien réel, Tchekhov a l’ouïe
fine, mais bruit de fond seulement, assourdi par le cycle des saisons de la vie, par une
poétique de l’irréversible et de la perte, passée au filtre de la comédie.
Nos vies sont faites de départs, de ruptures, d’attachements et de détachements, de
dénouements incertains, de cerisaies perdues, retrouvées, perdues aussitôt. Banalité de
nos existences sans héroïsme, sans tragédie, sans mélo. Le temps qui passe. C’est cela
le motif de Tchekhov. Justement, pas de quoi en faire un drame. Et pourtant le sujet de la
Cerisaie est un sujet tragique, dans la mesure où il donne à une histoire privée une
dimension universelle, publique, historique : toute la Russie est notre cerisaie. Le monde
et notre existence sont une cerisaie.
Avec la cerisaie c’est un monde qui finit, les personnages vont se disperser, continuer à
vivre (mal) dans le non sens de l’existence, continuer à faire la même chose ailleurs,
comme Lioubov, Gaev et tous les autres, sans renoncer à ces attachements qui
constituent notre vérité profonde : attachement aux êtres, aux lieux de l’enfance, aux
rêves qui persistent au delà de l’enfance, à notre art. Bons qu’à ça ! Non vraiment, pas de
quoi en faire un drame.