THEATRE DES BOUFFES DU NORD Mise en scène de Peter Brook présentée pour la première fois le 5 mars 1981 Adaptation française de 1.-C. Carrière Éléments scéniques et costumes de Chloé Obolensky Musique de Marius Constant Collaboration à la mise en scène : Maurice Bénichou Personnages et interprètes : Lopakhine Douniacha .............................. . Semion Epikhodov ................ . Firs ......................................... . Lioubov .................................. . Ania Charlotta Ivauovna ............... . Varia ...................................... . Gaev ....................................... . Pistchik .................................. . Yacha ...................................... Niels Arestrup Catherine Frot Claude Évrard Robert Murzeau Natasha Parry Anne Consigny Michèle Simon net Nathalie Nell Michel Piccoli Jacques Debary Maurice Bénichou Trofimov ..................................... Joseph Blatchley Passant et chef de gare ...............Jean-Paul Denizon 108 Évoqué par Maurice Bénichou, assistant à la mise en scène et interprète de Yacha en 1981. cerisaie qu’ils parviennent à les lui transmettre. Vingt-cinq ou trente arbres ne seraient. pas aussi ·évocateurs. Jl:us ne vous êtes pas posé le problème de sa représentation, comme d’autres metteurs en scène? Pouvez-vous d’abord nous parler de la salle, très particulière, des Bouffes du Nord? Peter Brook a trouvé, en 1974, ce théâtre, qui correspondait exactement à ses principes de travail. Il n’y a pas de scène, pas de rideau, les acteurs sont donc très proches du public, ce qui permet un jeu plus direct, plus naturel, plus moderne. Le comédien peut parler très fort ou très bas, et s’il est clair dans sa pensée, sa voix passe comme un violon. C’est merveilleux. Ce n’est cependant pas un petit théâtre de poche, et nous ne pouvons constamment jouer sur un registre très bas car l’effet serait pauvre et banal. Nous sommes obligés d’avoir une certaine vitalité pour nous adapter à cet espace qui change tout le temps: CJlnment l’utilisez" vous, cet espace, dans le cas précis de La Cerisaie? Les spectacteurs sont-ils intégrés à la pièce ? Tout le théâtre est la maison, les spectateurs sont « enveloppés », pris à l’intérieur de l’histoire, pour pouvoir réagir. Nous ne pouvons pas jouer comme s’il y avait un mur. Ainsi nous circulons au milieu du public et nous utilisons même les balcons de la salle pour faire sentir davantage la grandeur de cette muison à l’abandon. Mais, en même temps, ce contact direct avec les spectateurs recrée totalement l’intimité de la pièce. E les murs lépreux, lézardés du théâtre-? Ils correspondent aussi parfaitement à l’histoire: La maison où elle se déroule est vieille et attachante. C’êst un endroit cassé, abîmé, mais encore luxueux qui traduit bien le fait que tout se détruit progressivement autour de cette femme, de retour chez elle après plusieurs années d’absence. J.t:us ne représentez pas le jardin et cependant le spectateur a l’impression de le voir. Comment est-ce possible? C’est son imagination qui le crée par l’intermédiaire des comédiens. Ceux-ci ressentent si fortement les images de la 110 Non, jamais. On ne peut pas illustrer un sentiment. Or, la cerisaie raconte un moment heureux, attachant, qui ne se résume pas à une anecdote. Il s’agit plutôt d’une parabole qui nous montre des gens allant vers leur destin, vers la mort. Jl:us ne pensez donc pas que la pièce parle aussi d’une époque précise? Son but n’est pas de reconstituer la Russie de 1904. Certes, la Révolution n’est pas loin et Tchekhov l’a senti. Ainsi, à un moment de la pièce, on entend un bruit insolite qui annonce probablement que quelque chose de dramatique se prépare. Mais il suffit simplement de savoir qu’il y a la période antérieure à la révolution et celle qui la suit, et qu’elles sont différentes. Cela dit, tout le monde a trouvé notre spectacle « très russe ». A quoi cela tient-il ? Si nous nous sommes peu penchés sur l’historique et le côté russe de la pièce, nous nous sommes en revanche totalement soumis au texte lui-même. Nous en avons interrogé chaque mot, chaque signe de ponctuation, la forme même de son écriture, dans un souci de fidélité absolue à ce qu’il pouvait nous dire. C’est sûrement ce qui donne au spectateur le sentiment que nous «collons» parfaitement au climat particulier de la pièce. Quel est ce climat? Trompeur. Ces gens qui ne font rien, qui parlent beaucoup mais prennent peu de décisions, sont en fait très vivants, très actifs. Les nuits d’hiver sont longues en Russie, ils organisent donc des soirées, des fêtes, pour animer leur vie et décharger leur angoisse. J;:us n’avez donc pas consulté d’ouvrages historiques? Nous nous sommes surtout intéressés à Tchekhov, à ses nouvelles, à ses récits. Et nous nous sommes aperçus que 111 l’image qu’on en donne généralement est fausse. Il n’est ni larmoyant, ni d’un sentimentalisme excessif. Il est au contraire très caustique, très dur pour les gens qu’il décrit et dont il observe la vie dans les moindres détails. Comment cela se traduit-il ? Les personnages de La Cerisaie nous ressemblent. Ils ont une histoire, ils sont à la fois touchants et ridicules, parfois même grotesques. Ce ne sont donc pas des héros au sens traditionnel du terme, mais des êtres humains, complexes, changeants, avec des côtés attachants et d’autres qui nous irritent. Ce qu’ils aiment avant tout, c’est la vie, et cet amour fait qu’ils ne veulent pas se laisser détruire. Ainsi, derrière chaque personnage, derrière chaque réplique, on discerne un engagement total qui transforme le dialogue en une sorte de duel, de combat à l’épée, même s’il est le plus souvent livré avec délicatesse. En cela on peut dire que Tchekhov ne décrit pas la réalité sous son aspect anecdotique mais qu’il en révèle la dimension essentielle. Tchekhov tenait à définir La Cerisaie comme une pièce « comique ». et il est vrai que votre mise en scène provoque souvent le rire des spectateurs. Pouvez-vous nous préciser le sens que vous donnez à ce terme de « comique» ? Il ne s’agit pas d’un comique grossier, d’un comique de boulevard, mais du vrai comique, celui de l’existence. C’est une farce à la fois féroce et tendre. Si l’on observe la vie de l’extérieur, on s’aperçoit qu’elle a quelque chose de comique ; même la mort, même les enterrements deviennent dérisoires. C’est dans cette distance que sont écrites les nouvelles et les pièces de Tchekhov. Ainsi cette femme déchirée nous touche, mais il ne veut pas que l’émotion devienne trop forte et s’empare complètement des spectateurs ; aussi il la laisse se développer jusqu’à un certain degré et puis il la casse parce qu’il est gêné. On ne peut pas vivre avec de grands sentiments. Comment s’opèrent ces cassures? Elles reposent sur le rythme de la pièce dont aucune séquence ne se développe jusqu’à son terme. Tchekhov nous mène sur une piste, puis brusquement il la modifie en faisant, par exemple, entrer un personnage qui bouleverse 113 la situation. C’est en ce sens qu’il est un des inventeurs du théâtre moderne. Il nous mène constamment d’événement comique en événement tragique sur un rythme actif et contrasté qui ne s’arrête jamais. =i C :st donc le contraire d’une tragédie classique? C’est une pièce comique, ni sentimentale, ni tragique, mais pathétique. Les spectateurs ne pleurent pas parce que ce qu’ils voient est triste mais parce que c’est vivant. On ne pourrait supporter des gens qui se plaindraient pendant deux heures un quart. Pouvez-vous nous donner un exemple de ce travail du rythme? Prenons l’arrivée à la maison. Tous sont gais, se congratulent, parlent, plaisantent, rient; puis, arrive le précepteur de l’enfant mort. Un silence lourd s’installe, l’émotion et les larmes remplacent brusquement l’insouciance de l’instant précédent. Mais, tout à coup, Lioubov regarde Trofimov et lui demande pourquoi il est devenu si vieux, si laid. C’est fini, l’angoisse est dissipée. 1l est en effet ridicule pour Lioubov de continuer à pleurer devant des tiers et Tchekhov trouve donc une sortie. On pense à autre chose. Reste la trace dans le cœur et son évocation pour le spectateur, qui sait désormais que Lioubov garde en elle une blessure profonde. Mais il l’apprend par hasard, car rien n’est préparé, ce qui donne au théâtre cette illusion de l’imprévu qui domine la réalité. El est-il de même pour la queue de billard ? Nous ne pouvions disposer un vrai billard, trop encombrant, sur la scène. Les spectateurs imaginent qu’il y a, derrière, une grande salle, où l’on joue au billard. Or, ce jeu a, dans la pièce, une signification très importante. Il symbolise en quelque sorte une société et son déclin. En effet, au Il IC acte, les serviteurs, les subalternes entrent sans aucune pudeur dans la salle de billard du maître et ils se permettent tout, même de casser une queue. Pour Oaev, fou de billard, c’est comme si on abîmait son jouet; et cela se passe à la fin de la pièce, juste avant que la maison ne soit vendue. POUrqUOi avez-vous choisi de faire asseoir les personnages par terre? Ce n’est pas un principe. Dans tout décor naturaliste, il y a des meubles et on s’en sert. Nous avons commencé à répéter avec des chaises et des tables car cela aidait les acteurs. Nous nous sommes aperçus alors que nous repro- Le décor unique est-il un choix, ou bien est-ce une nécessité technique? 116 1 CJmment avez-vous choisi ces objets? Les tapis. par exemple ? Nous avons choisi des tapis d’abord pour la beauté de la matière et de la couleur. Ensuite pour les signes qu’ils peuvent facilement transmettre. Ainsi, au I cr acte, ils symbolisent l’intérieur d’une maison cossue, alors qu’au I1C acte, qui se passe à l’extérieur, ils permettent d’imaginer les couleurs chatoyantes de la campagne, les changements de lumière. Pour les autres objets, c’est très simple. Nous utilisons les objets et les meubles indispensables au cours de l’histoire : l’armoire, qui représente le passé de la maison et l’enfance de ses habitants et « devant qui» Gaev prononce un discours mémorable, des tasses, quand les personnages boivent du café, des cartes pour les tours de Charlotte, les bagages au moment du départ. Nous sommes ainsi obligés d’avoir quelques objets réalistes. e serait irritant? Non, cela n’existe pas dans la vie, donc cela ne nous toucherait pas. Ces personnages sont enfantins, excessifs et quand il leur arrive des malheurs, nous pleurons avec eux ; puis, avec eux aussi, nous les oublions. Étant donné la disposition particulière de la salle des Bouffes du Nord, on ne peut pas y construire un décor différent pour chaque acte. De toute façon, telle n’est pas notre conception de la mise en scène, car nous pensons que les changements de décor cassent le rythme et l’atmosphère dans laquelle sont peu à peu enveloppés les spectateurs, et 1 qu’ils risquent de privilégier davantage l’anecdote. Aussi nous partons d’un espace vide, qui se transforme au fil des actes à l’aide d’un petit nombre de meubles ou d’objets qui illustrent les différents lieux où se déroule l’action. On ne peut plus à notre époque monter des pièces de façon naturaliste, c’est le cinéma qui remplit cette fonction. ...• 117 duisions toujours la même mise en place. Petit à petit nous les avons enlevées et remplacées par des coussins que nous avons fini par enlever aussi pour donner aux comédiens une plus grande liberté de mouvement. C’est donc devenu une évidence? Oui. Le mouvement est venu d’un sentiment intérieur, résultat de tout un travail sur le corps (exercices physiques, exercices de relations avec les autres, improvisations) qui a « nourri» les comédiens, et les a amenés à se mouvoir en toute liberté à travers le texte. Il était alors intéressant de ne pas avoir de sièges et de laisser la suggestion ouverte, en particulier à l’acte 1. A l’acte Il, le problème ne se pose pas puisqu’on est dans la campagne, donc assis dans l’herbe. A l’acte III, celui de la fête, il y a quelques sièges qui signifient la présence d’invités inhabituels; enfin, au dernier acte, il n’y a que le fauteuil dans lequel meurt Firs. Ainsi, pour des raisons pratiques, nous avons choisi le dépouillement, et si notre travail a été réussi, le spectateur n’a eu besoin que du jeu des acteurs pour solliciter son imagination. CJmment avez-vous conçu les costumes? Ils sont le résultat d’une véritable recherche., Ils ont été élaborés par une spécialiste qui a écrit un livre sur la Russie de cette époque, illustré de photographies. C’est pourquoi P. Brook lui a demandé sa collaboration. Leur agencement, le raffinement des robes de Lioubov, son ombrelle,. correspondent effectivement à la réalité d’alors, mais il ne s’agit pas pour autant d’une véritable reconstitution. Revenons aux personnages. Pouvez-vous nous préciser les rapports des maîtres et des serviteurs dans la pièce? Les valets, tels Yacha qui est d’une rare insolence, commencent à s’émanciper car les maîtres sont en déclin et n’ont plus le pouvoir d’autrefois dont parle Firs avec regret. On assiste à la naissance d’une nouvelle bourgeoisie russe représentée par Lopakhine, le moujik, fils de serf, devenu riche grâce à son travail. La Cerisaie nous montre donc .l’effritement d’une société qui s’en va en morceaux pour laisser place à une nouvelle bourgeoisie qui sera elle-même balayée par la révolution, évoquée dans la pièce par le personnage de Trofimov. 119 \ \ 1 Parlez-nous du personnage de Lopakhine. Il nous semble ambigu. Votre mise en scène insiste plutÔt sur son cÔté « moujik» ? Les souliers jaunes, par exemple ? C’est un signe de mauvais goût, mais il les porte comme pour manifester sa nature profonde de moujik, fils de serf, qui n’avait même pas le droit d’entrer dans la cuisine des maîtres. Maintenant qu’il est riche, il est accepté car il entretient toute la famille, mais on lui fait constamment remarquer qu’il n’est pas du même monde. Et l’on sent qu’il est gêné car il a conscience de se tenir mal, de ne pas avoir « les manières », « le vernis» qu’il faut. Gaev et Lioubov sont amicaux envers lui, mais toujours avec cette pointe de condescendance qu’ont les aristocrates pour les nouveaux riches issus du peuple. Après l’achat de la cerisaie qu’éprouve-t-il ? Il est à la fois satisfait et désespéré. L’achat de la cerisaie est pour lui une revanche mais c’est aussi le moyen qu’elle ne tombe pas aux mains d’un étranger. Il pense que cet achat va arranger les choses, mais on le rejette, alors il va tout casser. Il en est désespéré car il détruit un univers auquel il tient : il ne verra plus ces gens dont il s’est en quelque sorte vengé, mais auxquels il est malgré tout attaché, il n’épousera pas Varia. POUrqUOi ne l’épouse-toi! pas? C’est une affaire qui ne se fait pas, comme on peut le constater tous les jours dans la vie. Il n’en est certes pas amoureux fou de façon romantique, mais il l’aime bien, à la manière d’un moujik. Pourtant, il ne peut pas se décider à faire sa demande chaque fois qu’il la voit; il se passe entre eux quelque chose qui entrave la situation, et en empêche le dénouement. A vez-vous tenu compte des autres mises en scène de La Cerisaie ? Nous ne le faisons jamais. C’est très dangereux, surtout quand elles sont très bonnes. Nous avons seulement consulté les notes de Tchekhov et celles de Stanislavski, qui sont très nombreuses. Nous avons voulu reconstituer une /22 Ci-contre : Charlotte Ivanovna et Trofimov. époque disparue, dont la plupart des contemporains sont morts aujourd’hui, et dont il nous reste un texte, des mots. Nous avons cherché à le faire de la manière la plus vivante possible, en dépassant J’anecdote pour atteindre à l’universel. Quel est l’aspect de votre spectacle qui vous semble le plus important? Son unité profonde qui résulte de notre conception du travail théâtral. C’est la rencontre privilégiee entre un théâtre, une pièce, un metteur en scène, des ;Jcteurs, qui fabrique pour le spectateur des sensations aussi fortes. Propos recueillis par C.J.R. et C.V.-1. 124