la situation. C’est en ce sens qu’il est un des inventeurs du théâtre
moderne. Il nous mène constamment d’événement comique en
événement tragique sur un rythme actif et contrasté qui ne s’arrête
jamais.
C
:st donc le contraire d’une tragédie classique?
C’est une pièce comique, ni sentimentale, ni tragique, mais pathétique.
Les spectateurs ne pleurent pas parce que ce qu’ils voient est triste
mais parce que c’est vivant. On ne pourrait supporter des gens qui se
plaindraient pendant deux heures un quart.
e
serait irritant?
Non, cela n’existe pas dans la vie, donc cela ne nous toucherait pas.
Ces personnages sont enfantins, excessifs et quand il leur arrive des
malheurs, nous pleurons avec eux ; puis, avec eux aussi, nous les
oublions.
Pouvez-vous nous donner un exemple de ce travail du rythme?
Prenons l’arrivée à la maison. Tous sont gais, se congratulent, parlent,
plaisantent, rient; puis, arrive le précepteur de l’enfant mort. Un silence
lourd s’installe, l’émotion et les larmes remplacent brusquement
l’insouciance de l’instant précédent. Mais, tout à coup, Lioubov
regarde Trofimov et lui demande pourquoi il est devenu si vieux, si
laid. C’est fini, l’angoisse est dissipée. 1l est en effet ridicule pour
Lioubov de continuer à pleurer devant des tiers et Tchekhov trouve
donc une sortie. On pense
à
autre chose. Reste la trace dans le cœur et
son évocation pour le spectateur, qui sait désormais que Lioubov garde
en elle une blessure profonde. Mais il l’apprend par hasard, car rien
n’est préparé, ce qui donne au théâtre cette illusion de l’imprévu qui
domine la réalité.
Le décor unique est-il un choix, ou bien est-ce une nécessité
technique?
Étant donné la disposition particulière de la salle des Bouffes du Nord,
on ne peut pas y construire un décor différent pour chaque acte. De
toute façon, telle n’est pas notre conception de la mise en scène, car
nous pensons que les changements de décor cassent le rythme et
l’atmosphère dans laquelle sont peu
à
peu enveloppés les spectateurs,
et
116
=i
1 1
qu’ils risquent de privilégier davantage l’anecdote. Aussi nous partons d’un espace
vide, qui se transforme au fil des actes à l’aide d’un petit nombre de meubles ou
d’objets qui illustrent les différents lieux où se déroule l’action. On ne peut plus à
notre époque monter des pièces de façon naturaliste, c’est le cinéma qui remplit cette
fonction.
CJmment avez-vous choisi ces objets? Les tapis. par exemple
?
Nous avons choisi des tapis d’abord pour la beauté de la matière et de la couleur.
Ensuite pour les signes qu’ils peuvent facilement transmettre. Ainsi, au Icr acte, ils
symbolisent l’intérieur d’une maison cossue, alors qu’au I1C acte, qui se passe
à
l’extérieur, ils permettent d’imaginer les couleurs chatoyantes de la campagne, les
changements de lumière.
Pour les autres objets, c’est très simple. Nous utilisons les objets et les meubles
indispensables au cours de l’histoire : l’armoire, qui représente le passé de la maison
et l’enfance de ses habitants et « devant qui» Gaev prononce un discours mémorable,
des tasses, quand les personnages boivent du café, des cartes pour les tours de
Charlotte, les bagages au moment du départ. Nous sommes ainsi obligés d’avoir
quelques objets réalistes.
El
est-il de même pour la queue de billard
?
Nous ne pouvions disposer un vrai billard, trop encombrant, sur la scène. Les
spectateurs imaginent qu’il y a, derrière, une grande salle, où l’on joue au billard. Or,
ce jeu a, dans la pièce, une signification très importante. Il symbolise en quelque
sorte une société et son déclin. En effet, au Il IC acte, les serviteurs, les subalternes
entrent sans aucune pudeur dans la salle de billard du maître et ils se permettent tout,
même de casser une queue. Pour Oaev, fou de billard, c’est comme si on abîmait son
jouet; et cela se passe
à
la fin de la pièce, juste avant que la maison ne soit vendue.
POUrqUOi avez-vous choisi de faire asseoir les personnages par terre?
Ce n’est pas un principe. Dans tout décor naturaliste, il y a des meubles et on s’en
sert. Nous avons commencé à répéter avec des chaises et des tables car cela aidait les
acteurs. Nous nous sommes aperçus alors que nous repro-
117
...•