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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 2529/04
présentée par Michel GARRETTA
contre la France
La Cour européenne des droits de lhomme (cinquième section), siégeant
le 4 mars 2008 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Snejana Botoucharova,
Jean-Paul Costa,
Volodymyr Butkevych,
Rait Maruste,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 17 décembre 2003,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Michel Garretta, est un ressortissant français, en
1944 et résidant à Paris. Il est représenté devant la Cour par Me F. Morette,
avocat à Paris.
A. Les circonstances de lespèce
Les faits de la cause, tels quils ont été exposés par le requérant, peuvent
se résumer comme suit.
2 DÉCISION GARRETTA c. FRANCE
1. Le contexte général de laffaire
1. La présente requête sinscrit dans le contexte de laffaire dite « du
sang contaminé ».
Le requérant était, à lépoque des faits, directeur général du centre
national de transfusion sanguine (CNTS), qui fabriquait et distribuait en
France des produits sanguins, destinés notamment aux hémophiles, et avait
le monopole de leur importation.
a) Le résumé des événements
2. En janvier 1982, lagence épidémiologique fédérale des Etats-Unis
signala le premier cas dinfection par le syndrome de limmunodéficience
humaine (sida) chez un hémophile. Début 1983, léquipe de lInstitut
Pasteur du professeur Montagnier isola le virus du sida, alors appelé LAV.
Cette découverte fut publiée dans la revue Science le 20 mai 1983. La
transmission de ce virus par voie intraveineuse était suspectée.
3. Le 9 juin 1983, une étude réalisée par des médecins du CNTS relevait
le caractère gravissime de ce syndrome et recommandait la recherche des
donneurs à risque et lutilisation prudente des fractions coagulantes.
Le 20 juin 1983, une circulaire ministérielle du directeur général de la
santé recommanda lexclusion des donneurs à risque lors des collectes de
sang.
4. Le 26 juin 1983, le comité des ministres du Conseil de lEurope
adopta la recommandation no R (83) 8 sur la prévention de la transmission
possible du syndrome dimmunodépression acquise (SIDA) des donneurs
contaminés aux receveurs de sang ou de produits sanguins. On y lit
notamment ce qui suit :
« [Le comité des ministres] recommande aux gouvernements des Etats membres de
prendre toutes les dispositions et mesures en ce qui concerne le syndrome
dimmunodépression acquise et en particulier :
- déviter chaque fois que cela est possible lemploi de préparations de facteurs de
coagulation obtenus à partir de vastes pools de plasma (...) ;
- dinformer les médecins traitants et les receveurs lectionnés, tels les
hémophiles, des risques potentiels de lhémothérapie et des possibilités de réduire ces
risques à un minimum ;
- de fournir à tous les donneurs de sang une information précise sur le syndrome
dimmunodépression acquise, de manière que ceux qui appartiennent à des groupes à
risque sabstiennent de participer aux dons du sang (...) »
5. Plusieurs études effectuées en 1983 et 1984 établirent que les produits
sanguins fournis aux hémophiles et aux transfusés pouvaient être à lorigine
de la séropositivité et que le virus LAV pouvait être inactivé par le
chauffage.
6. Le principe du chauffage comme méthode dinactivation du virus fut
évoqué lors du congrès de Munich de la société internationale de la
DÉCISION GARRETTA c. FRANCE 3
transfusion sanguine en juillet 1984 et fit lobjet en France dun rapport
présenté le 22 novembre 1984.
Lefficacité du chauffage et son innocuité furent confirmées par la
communauté scientifique au congrès dAtlanta, en avril 1985.
7. Une enquête sur la sérologie de deux mille donneurs de sang
parisiens, dont le résultat fut connu en décembre 1984, révéla une
proportion de 5 donneurs positifs sur 1000.
8. Le 16 janvier 1985, une nouvelle circulaire du directeur général de la
santé rappela les recommandations de la première circulaire du 20 juin1983
en notant quil semblait que les dispositions de celle-ci avaient été peu
appliquées. Elle indiquait que la responsabilité des établissements de
transfusion sanguine qui nappliqueraient pas les mesures de prévention
recommandées pourrait être mise en cause.
9. Le 8 février 1985, la société américaine Abbott déposa au laboratoire
national de la santé un dossier concernant un test de dépistage de la
séropositivité des donneurs de sang et se disait capable de satisfaire aux
besoins du marché français. La société française Diagnostics Pasteur déposa
à son tour, le 28 février 1985, un dossier concernant son propre test de
dépistage tout en indiquant quelle nétait pas capable de le produire en
quantité suffisante avant le début de lannée 1986. Le président de cette
société intervint auprès des autorités publiques afin de retarder, en vue de
garantir la prééminence de son test sur le marché français, la mise en place
dun dépistage obligatoire des donneurs de sang. Lattestation
denregistrement des tests fut délivrée le 21 juin 1985 à la société
Diagnostics Pasteur et le 24 juillet 1985 à la société Abbott.
10. Les 7 et 9 mai 1985, le requérant adressa deux lettres similaires au
directeur du laboratoire national de la santé (LNS) et à la direction générale
de la santé (DGS), dans lesquelles il indiquait que lon pouvait estimer la
progression annuelle de la contamination parmi les hémophiles français
polytransfusés à 10 20 % et quenviron 10 % dentre eux développeraient
dans les cinq ans un sida fatal.
11. Lors dune réunion tenue le 29 mai 1985 au centre national de la
transfusion sanguine (CNTS), son directeur général, le requérant, fit adopter
la décision de continuer la distribution de lots de produits sanguins non
chauffés et de ne pas les rappeler, bien que lensemble des lots soient
contaminés.
Le requérant conclut ainsi sur « la position actuelle du CNTS » :
« (...) non blocage et non rapatriement a posteriori des lots de produits finis sachant
que le calcul statistique démontre malheureusement que tous nos « pools » sont
actuellement contaminés. Cest aux autorités de prendre leurs responsabilités sur ce
grave problème et éventuellement de nous interdire de céder des produits, avec les
conséquences financières que cela représente. »
12. Le 30 mai 1985, un rapport du groupe sida et transfusion sanguine,
rédigé par un responsable du CNTS, fut transmis au secrétaire dEtat à la
4 DÉCISION GARRETTA c. FRANCE
Santé. Ce rapport préconisait une application aussi rapide que possible du
dépistage systématique du sida à chaque don du sang, mais sans faire
mention du rappel de produits sanguins connus comme contaminants.
13. Le 19 juin 1985, le premier ministre, Laurent Fabius, annonça à
lAssemblée nationale son intention de rendre obligatoire le test de
dépistage du sida à chaque don du sang.
14. Dans une note interne du 26 juin 1985 destinée à ses subordonnés, le
requérant précisa que la distribution de produits non chauffés restait la
procédure normale tant quils étaient en stock, sauf demande spécifique
concernant en particulier des receveurs ayant une sérologie gative. Une
autre note dun responsable du CNTS adressée le 3 juillet 1985 aux
établissements distributeurs précisait « pour les malades connus anti LAV
positif [séropositifs] les concentrés non chauffés doivent être utilisés jusquà
épuisement des stocks ».
15. Le 23 juillet 1985, deux arrêtés du ministre des Affaires sociales et
du secrétaire dEtat à la Santé prescrivirent, lun le dépistage du virus du
sida dans les dons du sang à compter du 1er août 1985, lautre le non
remboursement des produits non chauffés à compter du 1er octobre 1985.
Il ressort du dossier que des produits non chauffés furent distribués
jusquau 15 septembre 1985.
16. Par une circulaire du 2 août 1985, diffusée le 15 août suivant aux
directeurs détablissements de transfusion sanguine et qui fut publiée au
bulletin officiel du secrétariat dEtat le 10 octobre 1985, il fut demandé que
les produits sanguins contaminés soient renvoyés au centre de transfusion
sanguine qui les avait délivrés.
b) Le scandale médiatique
17. Le scandale médiatique éclata en avril 1991 lors de la publication
dans lhebdomadaire lÉvénement du Jeudi dune série darticles de la
journaliste Anne-Marie Casteret, elle-même médecin, prouvant notamment
que le CNTS avait sciemment distribué, de 1984 à fin 1985, des produits
sanguins contaminés par le virus du sida à des hémophiles.
c) La mise en place du fonds dindemnisation
18. Larticle 47 de la loi no 91-1406 du 31 décembre 1991 portant
diverses dispositions dordre social mit en place un fonds dindemnisation
des victimes de préjudices résultant de la contamination par le VIH et
causés par une transfusion de produits sanguins.
c) La reconnaissance de la responsabilité de lEtat
19. Par trois arrêts du 9 avril 1993, le Conseil dEtat constata la
responsabilité de lEtat à raison des contaminations sanguines par
transfusion de produits sanguins pratiquées entre le 22 novembre 1984 et le
20 octobre 1985, en retenant notamment ce qui suit :
DÉCISION GARRETTA c. FRANCE 5
« Considérant quil résulte de linstruction que le risque de contamination par le
virus VIH par la voie de la transfusion sanguine était tenu pour établi par la
communauté scientifique dès novembre 1983 et que lefficacité du procédé de
chauffage pour inactiver le virus était reconnue au sein de cette communauté dès
octobre 1984, tandis quil était admis, à cette époque, quau moins 10 % des
personnes séropositives contractent le syndrome dimmunodéficience acquise dans les
cinq ans et que lissue de cette maladie est fatale dans au moins 70 % des cas ; que ces
faits ont été consignés le 22 novembre 1984 par le docteur Brunet, épidémiologiste à
la direction générale de la santé, dans un rapport soumis à la commission nationale de
la transfusion sanguine ; queu égard au caractère contradictoire et incertain des
informations antérieurement disponibles tant sur lévolution de la maladie que sur les
techniques susceptibles dêtre utilisées pour en éviter la transmission, il ne peut être
reproché à ladministration de ne pas avoir pris avant cette date de mesures propres à
limiter les risques de contamination par transfusion sanguine, notamment en
interdisant la délivrance des produits sanguins non chauffés, en informant les
hémophiles et leurs médecins des risques encourus, ou en mettant en place des tests de
dépistage du virus sur les dons de sang et une sélection des dons ; quen revanche, il
appartenait à lautorité administrative, informée à ladite date du 22 novembre 1984, de
façon non équivoque, de lexistence dun risque sérieux de contamination des
transfusés et de la possibilité dy parer par lutilisation des produits chauffés qui
étaient alors disponibles sur le marché international, dinterdire, sans attendre davoir
la certitude que tous les lots de produits dérivés du sang étaient contaminés, la
délivrance des produits dangereux, comme elle pouvait le faire par arrêté ministériel
pris sur le fondement de larticle L. 669 du code de la santé publique ; quune telle
mesure na été prise que par une circulaire dont il nest pas établi quelle ait été
diffusée avant le 20 octobre 1985 ; que cette carence fautive de ladministration est de
nature à engager la responsabilité de lEtat à raison des contaminations provoquées
par des transfusions de produits sanguins pratiquées entre le 22 novembre 1984 et le
20 octobre 1985. »
Le Conseil dEtat condamna en conséquence lEtat à verser à chacun des
requérants 2 000 000 francs français (FRF), soit 304 898 euros (EUR) à titre
de dommages-intérêts.
d) La procédure devant la Cour de justice de la République
20. Le 18 juillet 1994, la Cour de justice de la République fut saisie de
plaintes contre le premier ministre, la ministre des Affaires sociales et de la
Solidarité nationale et le secrétaire dEtat à la Santé du chef de complicité
de crime dadministration de substances nuisibles à la santé, requalifié après
linstruction en délits dhomicides et de blessures par imprudence.
21. Le 9 mars 1999, la Cour de justice de la République relaxa le
premier ministre et la ministre des Affaires sociales. Le secrétaire dEtat à la
Santé fut reconnu coupable du délit dhomicide involontaire pour navoir
pas pris les mesures daccompagnement des arrêtés du 23 juillet 1985 afin
dimposer le dépistage obligatoire ou la destruction des produits sanguins
prélevés avant le 1er août 1985 et qui navaient pas été testés ou inactivés et
pour navoir pas donné les instructions nécessaires pour que soient
recherchées et rappelées les personnes susceptibles davoir été
antérieurement contaminées. Il fut dispensé de peine.
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