ergonomie, psychologie et travail dans les pays de l`ex-urss

ERGONOMIE, PSYCHOLOGIE ET TRAVAIL DANS LES
PAYS DE L'EX-URSS
(HISTORIQUE ET SPECIFICITE DU DEVELOPPEMENT)
Valery NOSULENKO
Institut de Psychologie de l'Académie des Sciences de Russie, Moscou et
Fondation Maison des Sciences de l'Homme
54, Boulevard Raspail, 75006, Paris
Pierre RABARDEL
Université de Paris-8 Saint-Denis, ERX 125 CNRS
2, rue de la Liberté 93526 SAINT - DENIS CEDEX 02
RESUME
Nous allons, dans ce chapitre, présenter un survol d'ensemble de l'état et de l'évolution des
recherches, de l'enseignement et des pratiques dans les domaines de l'ergonomie, de psychologie
du travail et de la psychologie de l'ingénierie en URSS puis en Russie. Elle présente les concepts
essentiels ainsi que les informations sur l'enseignement et la pratique dans ces domaines. Il ne s'agit
pas d'un travail exhaustif, mais d'une première approche issue de l'analyse d'un ensemble de
sources accessibles.
Dans une première partie, nous présenterons un bref historique, puis nous examinerons les
principales approches qui ont pu être identifiées, enfin nous présenterons un bilan en termes
d'organisation de la recherche, de publications, d'enseignement et de pratiques.
HISTORIQUE
Le développement de la psychologie et de l'ergonomie dans l'ex-URSS s'est produit dans un
contexte de fort encadrement par l'état, comme nous allons le voir par un rapide survol historique.
Les frontières des différentes branches et disciplines sont, par ailleurs difficiles à tracer et surtout à
rapprocher de celles que nous connaissons dans l'ergonomie francophone. Nous avons préféré
conserver les intitulés des disciplines telles qu'ils existent en Russie (en les traduisant bien sûr)
plutôt que de risquer des transpositions qui pourraient être abusives.
Les années qui ont suivi la révolution de 1917 sont marquées par une effervescence intellectuelle
et artistique en Union Soviétique. On a assisté à un fort développement de la psychologie marqué
par l'œuvre puissante de Vygotsky qui reste aujourd'hui une source d'inspiration importante pour
l'ergonomie, notamment dans le domaine des Human Computer Interaction. Les années 30 furent
Référence bibliographique pour citation :
Nosulenko, V., Rabardel, P., (1998) - Ergonomie, psychologie et travail dans les pays de l’ex.
URSS : historique et spécificités du développement, In Des évolutions en ergonomie..
Dessaigne, M.F, Gaillard, I., eds., Toulouse, OCTARES.
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au contraire caractérisées par un "nettoyage idéologique" de la science. En 1936 un décret du
comité central de P.C. sur "Les perversions idéologiques dans le système d'éducation" a eu
comme conséquence l'arrêt du développement puis la quasi disparition de la psychotechnique :
l'application de toutes les méthodes psychotechniques pour la sélection a été interdite. En réalité
l'impact de ce décret a été bien au delà du champ de l’éducation. L'ensemble des recherches dans
les différents domaines de la psychologie appliquée et pratique s'est trouvé mis en cause et
considérablement réduit. Une période de latence s'ouvrait qui allait durer plus de 30 ans.
C'est seulement après la mort de Staline (1953) et le "dégel" de la société soviétique initié par
Khroutchev dans les années 60 qu'un redémarrage est devenu possible. La psychotechnique va
renaître sous l'appellation de "systémotechnique" dans un contexte marqué par l'émergence de la
cybernétique, par la compétition avec les USA et par l'apparition de demandes sociales,
essentiellement issues des ingénieurs, adressées à la psychologie : “que peut la psychologie pour la
conception des grands complexes techniques, des avions, des fusées ?".
Les principaux psychologues de cette période, B.G.Ananiev, A.N.Leontiev et B.M.Teplov ont
chargé B.F.Lomov (un élève de Ananiev) d'examiner comment, au plan théorique, mais aussi
idéologique, la psychologie, pouvait trouver une insertion dans les pratiques sociales. Lomov va
créer, au sein de l'université de Leningrad, le premier laboratoire de psychologie industrielle
d'URSS qui deviendra ensuite le laboratoire de "Psychologie de l'ingénierie".
La psychologie de l'ingénierie est alors apparue en URSS comme porteuse d'une perspective
nouvelle : créer autour de l'homme au travail dans les systèmes techniques complexes, un milieu
psychologiquement adapté, développer des outils de travail qui constituent un élargissement des
mains et des pensées de l'homme. En 1963 Lomov va publier simultanément deux textes décisifs.
Le premier co-signé avec Leontiev [1] est un article qui positionne la nouvelle psychologie de
l'ingénierie dans les débats idéologiques de l'époque. Cet article va rendre l'existence de la
psychologie de l'ingénierie légitime. Le second est un ouvrage de synthèse, "L'homme et la
technique" [2], qui rend compte des travaux des spécialistes occidentaux de la psychologie du
travail, de l'ergonomie et des Human Factors (par exemple, Chapanis, McCormic, Taylor,
Welford, Wiener and Rosenblucth, Backer et autres). Cet ouvrage écrit en langage simple va
devenir un livre de chevet pour les ingénieurs. Il leur présente à la fois les résultats de recherche et
les utilisations pratiques possibles et va les convaincre de la nécessité de prendre en compte le
facteur humain lors de la conception des outils et des systèmes de travail.
Cependant le système de la science restait encore fermé aux sciences humaines jugées trop
"molles". L'ouverture se produira progressivement au début des années 60 lorsqu'un Conseil
scientifique en cybernétique sera créé en tant que département de l'académie des sciences de
l'URSS. Son président A.I.Berg, un académicien, spécialiste mondialement connu en
cybernétique, va créer rapidement une section de psychologie qui sera ainsi la première des
sciences humaines a être reconnue dans le système institutionnel de la science. Les présidents
furent D.A.Ochanine puis A.N.Leontiev et enfin B.F.Lomov. La création de l'Institut de
psychologie de l'Académie des sciences de l'URSS, en décembre 1971, viendra ensuite confirmer
la place nouvelle de la psychologie. Dans le système de la science soviétique, la création d'un
institut au sein de l'Académie des sciences signifiait la reconnaissance officielle par l’État du
domaine scientifique correspondant. Une autre science humaine, la sociologie, devra par exemple
attendre les années 90 pour être institutionnalisée de la même façon par la transformation d'un
institut de recherche sociologique en "Institut de sociologie".
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L'assemblée générale de l'Académie des sciences va élire B.F.Lomov comme premier directeur
de l'Institut de psychologie. Un de ses premières objectifs sera le développement de la
psychologie de l'ingénierie. Lomov était contre "la théorisation libre" au sens d’indépendante de
toute réalité concrète. Il exigeait que la recherche se base sur les objets réels et les demandes
concrètes de la vie. Son principe général est l'union de la théorie, de l'expérience et de la
pratique. Selon ce principe, d’une part, le traitement des “problèmes appliqués” ou pratiques
(tels qu’ils se manifestent sur le terrain) est la source de données, méthodes et idées nouvelles
pour la psychologie; d’autre part, ces “idées nouvelles” conduisent à des développements au plan
de la théorie; enfin, la mise à l’épreuve de ces conceptualisations théoriques passe par
l’expérimentation. Ainsi, la théorie, l'expérience et la pratique sont intégrées dans un cycle unique
de création des connaissances psychologiques.
Ce cycle a lui même des conséquences au plan de la “pratique” où il permet l’élaboration de
méthodes de résolution des problèmes du terrain ; au plan de la théorie par la reconstruction des
objets théoriques et au plan expérimental par le développement de méthodes et de techniques de
recherche nouvelles. Les chercheurs de l'institut ont été massivement impliqués dans des projets
de technologie avancée tels que la conception des salles de contrôle des centrales électriques, ou
celles des stations orbitales. Les conceptualisations scientifiques ont été développées de façon à
fournir des appuis théoriques pour l'élaboration des systèmes techniques et la résolution des
problèmes pratiques qui faisaient toujours l'objet d'une approche multidisciplinaire qualifiée de
"systémique". Plusieurs équipes travaillant de façon coordonnée sur des aspects aussi divers que la
physiologie, la psychologie, les aspects informatiques ou la modélisation mathématique.
La psychologie de l'ingénierie se définit comme une science à l'intersection des disciplines
biologiques, techniques et anthropotechniques. Pour Lomov elle est à la fois une science
"technique" et une science psychologique [2]. Elle constitue pour l'URSS l'équivalent du domaine
couvert par les différentes disciplines relevant des Human Factors anglo-saxonnes, avec bien
entendu des référents théoriques propres. Dans les années 70 on a cherché à distinguer la
psychologie de l'ingénierie de l'ergonomie : on proposait de considérer la psychologie de
l'ingénierie comme une discipline purement psychologique tandis que l'ergonomie aurait en charge
les problèmes de l'articulation entre les techniques et les facteurs humains. Cette distinction ne sera
finalement pas retenue par la suite.
Pour Lomov [3] l'ergonomie est l'un des "complexes" pluridisciplinaires de la science (au même
titre que les sciences de la gestion par exemple), dont l'objet est l'étude des processus de travail
pour leur amélioration. La psychologie de l'ingénierie, l'hygiène et la sécurité, la psychologie, la
physiologie, la biomécanique, l'esthétique technique font partie du même complexe de la science
avec d'autres disciplines. Ainsi, chacune des sciences conserve son autonomie tout en participant
au “complexe” ergonomie pour la réalisation des tâches concrètes.
D'autres points de vue concernant les rapports de l'ergonomie aux autres sciences ou disciplines
ont également vu le jour :
l'ergonomie comme “technologie” où sont mises en application les données issues des
sciences fondamentales (physiologie, psychologie et autres) . Cette conception débouche
sur l’élaboration de normes et de réglementations basées sur les résultats
“fondamentaux”.;
l'ergonomie c'est l'hygiène du travail dans sa plus large interprétation ;
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l'ergonomie comme composante de la systémotechnique ;
l'ergonomie c'est la psychologie de l'ingénierie élargie par des données hygiéniques,
anthropométriques et autres (ici, le terme "psychologie de l'ingénierie" est remplacé par le
terme "ergonomie") ;
la psychologie de l'ingénierie est la base théorique (l'une des bases théoriques) de
l'ergonomie.
APPROCHES PRINCIPALES
La structure conceptuelle de la psychologie de l'ingénierie
La psychologie de l'ingénierie soviétique représente, du point de vue théorique, la synthèse des
approches et des méthodes qui s'appuient sur les concepts de la psychologie générale, notamment
sur les concepts d'activité et de reflet psychique (Ananiev [4], Rubinstein [5, 6], Leontiev [7] et
autres), ainsi que sur les résultats des recherches empiriques et des applications pratiques.
L'approche anthropocentrique a été considérée comme la voie générale du développement de la
psychologie de l'ingénierie (Lomov [2]). Dans le cadre de cette approche, nous pouvons
distinguer différents plans d'analyse des systèmes "homme-machine" qui correspondent aux
différents aspects de l'activité de l'homme-opérateur.
La psychologie de l’ingénierie n’est pas un tout homogène. Les auteurs et les courants se
distinguent notamment par les dimensions choisies préférentiellement comme “points d’entrée”. Le
choix des dimensions privilégiées est lui-même dépendant des objectifs scientifiques ou pratiques
des chercheurs ainsi que des champs empiriques sur lesquels ils travaillaient. Ces approches
diffèrent par la centration choisie : point de vue du sujet au travail; processus de contrôle;
répartition des fonction entre l’homme et la machine; assistance informationnelle de l’activité de
l’opérateur. Elles apparaissent donc plutôt complémentaires que contradictoires.
Le terme "approche anthropocentrique" a été proposé par B.F.Lomov en 1975 [3] pour
caractériser le point de vue devant être privilégié à propos de relations entre l'opérateur et le
système technique 1. Cette approche s’oppose à l'approche technocentrique de l'analyse du
système "homme-machine". L’approche anthropocentrique considère les relations entre l'homme
et la machine comme les relations entre "le sujet de travail" et "l'outil (moyen) de travail".
L'activité finalisée de l'homme constitue donc le processus de base dans le système. L'homme
n'est pas un simple élément du système "homme-machine", mais l'élément fondamental qui
organise le fonctionnement du système, oriente le système pour l'obtention d'un résultat concret,
préalablement fixé par lui-même et qui assure la flexibilité du fonctionnement du système.
L’analyse en termes "d’entrées" et de "sorties" ne suffit pas pour caractériser l'homme : l'étude
psychologique de la structure et des mécanismes de son activité est nécessaire.
L’approche anthropocentrique a été élaborée dans le cadre de la théorie psychologique de
l’activité. Elle vise l’analyse de la structure et de la dynamique de l’activité de l’homme-opérateur
ainsi que l’étude des mécanismes de sa régulation psychique. L’homme est considéré, dans cette
1 Une première esquisse de cette approche avait été présentée pour la première fois en 1963 dans une
communication signée Leontiev, Lomov "L'homme et la technique" lors de la séance plénière au II Congrès de
la société des psychologues de l'URSS [1].
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approche, comme le sujet du travail, de la cognition et de la communication. L’objet de la
psychologie de l’ingénierie est constitué par la conception de ce que peut être l’activité du sujet en
relation avec le système technique ou industriel en cours de conception. Cette orientation est
identifiée comme le “projet de l’activité de l’homme-opérateur”. Le projet de l’activité n’est
pas réduit à la liste des actions et des prescriptions. Les éléments principaux d’un tel projet
consistent en la description des composantes psychologiques de l’activité de l’homme dans le
système technique futur. Il doit prévoir les différentes versions de réalisations des actions. Il doit
évaluer comment les interfaces proposées assurent une anticipation du comportement du système
par l’opérateur. Le projet de l’activité vise également l’analyse des actions d’opérateur dans le
cadre de l’automatisation du système “homme-machine” : il doit définir le actions qui doivent être
automatisées et les actions pour lesquelles l’automatisation est dangereuse. Dans le projet une
importance particulière est accordée à la définition des “zones” qui nécessitent des initiatives
créatrices dans l’activité. Il doit prévoir la formation chez l’homme des compétences pour planifier
son activité, pour l’auto-contrôle et pour utiliser ses propres réserves, notamment pour créer les
mécanismes spéciaux du comportement dans les situation imprévisibles (incidents). La conception
des moyens techniques (interfaces, systèmes de commande et de communication, etc.) est donc
intégrée à l’élaboration du projet psychologique de l’activité de l’homme-opérateur. Les moyens
techniques ne sont que les moyens d’une activité de l’homme consciente et finalisée [3].
L’approche anthropocentrique constitue le cadre de référence commun aux différents plans
d'analyse de l'activité de l'homme-opérateur. Nous allons maintenant présenter quelques uns de
ces plans de façon plus détaillée.
Le principe de "l'opérateur actif" (Zavalova, Lomov, Ponomarenko [8, 9])
Selon le principe de l'opérateur actif, l'efficacité et la fiabilité du fonctionnement du système
"homme-machine" sont déterminés par le niveau de prédisposition de l'opérateur à une action. A
tout moment il doit disposer des moyens non seulement d'observer mais également d'influencer
l'état des objets placés sous son contrôle. Ce principe permet, par exemple, d’expliquer
l'efficacité élevée des commandes d'avion de type "mixte" (automatisé + manuel). La baisse du
niveau d'activité peut donc être une cause d’erreurs graves, de refus de l'opérateur de continuer le
travail dans les situations de défaillance partielle de la technique, y compris pour des défaillances
pouvant être résolues par l’intervention d'un “opérateur actif”. D’où la nécessité affirmée de
maintenir un état actif de l'opérateur et sa prédisposition à la résolution des tâches motrices
perceptives et cognitives y compris dans des conditions exceptionnelles. Le degré
d’automatisation doit garantir le contrôle ininterrompu du processus de commande en fonction des
informations préparées par les automates. En même temps, certains opérations de commande
doivent être exécutées directement par l’opérateur. Ce principe a été pârticulièrement développé
dans le domaine de l’aviation.
La notion de "modèle informationnel" (Zintchenko, Panov [10])
Le modèle informationnel est un objet spécialisé de perception et d'action qui comprend (sous
forme codée) les informations sur l'état du système de contrôle et sur son environnement. C’est un
moyen externe de l'activité, médiateur entre l'homme et la technique dans les systèmes automatisés
de contrôle. L’opérateur élabore et fait fonctionner un moyen interne sur la base de ce moyen
externe : "le modèle conceptuel et d'image". Le niveau d’adéquation du modèle informationnel aux
objectifs de l'activité et à la situation constituent des caractéristiques importantes. Les exigences les
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