LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE Généalogies de la psychologie. collection dirigée par Frnnck Chaumon, FTédéric Gros et Paul Mengal La psychologie Teste muette sur ses origines. Les histoires traditionnelles de cette discipline convoquent, pour en décrire les commencements, soit les grands discours philosophiques rationalistes ou empiristes sur l'âme (sa nature et sa destinée), soit, dans une perspective plus scientiste~ la constitution d'une science expérimentale et positive du psychisme. Dans les deux cas, quelque chose échappe: l'archéologie même de la psychologie, c'est-àdire la manière dont le discours sur l'âme a pu prendre sens dans un contexte historique donné. Il s'agira d'interroger, à propos de ce thème philosophique, ce que Foucault appellerait son niveau d'énoncé: comment l'évidence de la psychologie dépend d'un projet politique. Cette nouvelle collection s'inscrit dans le registre large de l'histoire et de l'épistémologie des sciences humaines. Elle veut prendre en compte cependant pour ce faire les grands acquis de la philosophie contemporaine: archéologies du savoir de Foucault et déconstructionnisme de Derrida. Il s'agit en somme de proposer des ouvrages qui constituent autant de chapitres d"une grande histoire politique de la vérité. Paul MENGAL LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Hongrie 1053 Budapest Kossuth L.u. 14-16 HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE cgL'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8293-0 EAN : 9782747582933 INTRODUCTION « Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire. » Nietzsche Depuis son institutionnalisation à la fin du XIXe siècle, la psychologie a poursuivi deux objectifs majeurs. Le premier, largement inspiré par la biologie, s'est donné l'ambition d'étudier expérimentalement le comportement de l'animal et de l'homme. L'individu, dans cette première orientation, est considéré comme un représentant d'une espèce biologique. L'objectif premier de l'entreprise est d'étudier la nature et les conditions de production des comportements et d'en déterminer les fondements biologiques. Cette approche repose sur le principe que les événements du monde extérieur induisent des modifications physiologiques qui, à leur tour, affectent le répertoire comportemental des individus. La psychologie se présente alors comme une discipline ou une partie de la biologie, définie depuis le début du XIXe siècle comme science générale du vivant. Dans cette perspective, la notion de comportement reste vague et désigne tout aussi bien une conduite observable qu'une activité mentale ou une représentation inacccessible à l' observateur. Mais d'autres psychologues, sans pour autant nier la nécessité d'un rapport à la biologie, définissent le sujet de leur science comme une individualité singulière dont l'histoire personnelle et les oeuvres ou productions ne sont comparables à celles d'aucun autre. Il est clair qu'un tel sujet, même si son histoire laisse en se déroulant des traces dans l'organisme, ne saurait être étudié par la biologie. Quand la psychologie traite par exemple de l' affecti vité, des émotions, des sentiments, elle juxtapose des descriptions plus ou moins pertinentes de manifestations neurophysiologiques (rougeur, tachycardie, sudation, LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE tremblement, bégaiement, etc.) à une histoire, un contexte social, un environnement biographique. Mais sauf à construire un modèle de l'interaction entre ces deux domaines, tâche redoutable dont on ne voit pas aujourd'hui comment on pourrait la mener à bien, il reste au psychologue à se laisser enfermer dans des choix qui tous conduisent à exclure l'une ou l'autre de ces orientations. Il lui faut opter entre science de la nature et science humaine, entre méthode expérimentale et méthode clinique, entre un projet de gestion sociale et un désir d'épanouissement personnel. Les figures philosophiques de cette opposition sont nombreuses. Pour ne rappeler que quelques exemples typiques, citons le dualisme cartésien opposant l'âme au corps comme la pensée à l'étendue ou encore la théorie de Kant où l'espace, forme du sens externe, s'oppose au temps, forme du sens intime. Construire une théorie de l'interaction, et non plus de la juxtaposition, pose une redoutable question de méthode car il y a hétérogénéité totale entre la méthode qui opère sur le versant biologique et celle qui s'applique au versant biographique. Le classique parallélisme psychophysiologique, solution de juxtaposition, est en fait un parallélisme bio-social car il fait une hypothèse de concomittance du biologique et du social comme de la série des événements neurophysiologiques et des événements biographiques ou sociaux. Le parallélisme définit une relation asymétrique entre les deux domaines car aux états de conscience correspondent des états du système nerveux mais non réciproquement. Alors que certains dénonçaient le parallélisme, d'autres tentaient de rendre compte de l'interaction par la voie du structuralisme. Ainsi Kahler qui affirmait l'isomorphisme de structure entre le monde physique, biologique et psychologique ou Piaget qui se proposait de surmonter les impasses du parallélisme en affirmant l'isomorphisme entre les structures causales qui régissent le monde physique et biologique et les structures implicatives qui gouvernent le domaine psychologique et moral. Plutôt que de s'installer dans le domaine de l'intersection entre biologie et histoire individuelle, la psychologie se maintient à grand peine sur le fil du rasoir et l'inconfort de la position la fait basculer tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. 10 INTRODUCTION En 1986, le CNRS organisait un colloque sur l'état de l'histoire des sciences de l'homme. Nous y avions souligné le morcellement de la psychologie sur le plan institutionnel, reflet de la division que nous venons d'évoquer « Sur le plan institutionnel, la psychologie n'est pas plus unitaire. Que de différences entre son implantation universitaire, son insertion dans les grands organismes de recherche, en particulier le CNRS, et les pratiques sociales des différents métiers de la psychologie. A l'université, la psychologie relève du domaine des sciences humaines, au CNRS elle appartient au secteur des sciences de la vie. Quant aux "praticiens", ils se répartissent essentiellement entre l'industrie, l'école et I'hôpital. »1 Les raisons ne manquent pas pour rendre compte de cet état de fait. La biologie est une science positive. Lamarck, l'un des premiers usagers du terme, a proposé, dans son esquisse de l'Apperçu analytique des connaissances humaines (1810-1814), une organisation hiérarchique des objets d'étude concernant les corps vivants « 1. Connaissancedu phénomènede la vie, c'est-à-dire de l'ordre de choses qui le constitue dans un corps. 2. Connaissance du phénomène de l'irritabilité, et des facultés qu'il donne à ceux des corps vivants qui ont des parties irritables. 3. Connaissance du phénomène du sentiment, et des facultés qu'il donne à ceux des animaux qui en jouissent. 4. Connaissance du phénomène des idées. 5. Connaissance des penchants auxquels sont assujettis les êtres vivants qui possèdent le sentiment intérieur de leur existence, penchants qui sont la source de leurs actions. »2 1. Paul Mengal, Pour une histoire de la psychologie, Revue de Synthèse, 1-2, 1989, p. 496. 2. Jean-Baptiste Lamarck, Apperçu analytique des connoissances humaines, in M. Vachon, G. Rousseau et Y. Laissus, Inédits de Lamarck, Paris, Masson, 1972, p. 127. Nous avons rétabli l'orthographe actuelle de la citation. Il LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE Un tel programme ne laisse aucune autonomie véritable à la psychologie et la considère simplement comme une partie de la biologie. Auguste Comte a renforcé encore cette position, allant jusqu'à dénier tout statut de science positive à une psychologie qui ne s'intégrerait pas dans une science générale du vivant: «Le cas des animaux a toujours constitué le principal écueil devant lequel toutes les théories psychologiques sont venues successivement témoigner, d'une manière irrécusable, leur impuissance radicale, depuis que les naturalistes ont forcé les métaphysiciens à renoncer enfin au singulier expédient imaginé par Descartes, et à reconnaître, plus ou moins explicitement, que les animaux, du moins dans la partie supérieure de l'échelle zoologique, manifestent, en réalité, la plupart de nos facultés affectives et mêmes intellectuelles, avec de simples différences de degré; ce que personne aujourd'hui n'oserait plus nier, et ce qui suffirait, abstraction faite de toute autre considération, à démontrer pleinement l'absurdité nécessaire de ces vaines conceptions. »3 A. Comte salue ensuite Destutt de Tracy qui considérait déjà que « l'idéologie est une partie de la zoologie »4. La psychologie positive sera donc biologique ou ne sera pas. Ces idées sont encore accentuées par C. Darwin qui écrit sur cette même question: « [...] si considérable qu'elle soit, la différence entre la vie psychique de l'homme et celle des animaux les plus élevés n'est certainement qu'une différence de degré et non d'espèce. »5 3. Auguste Comte, Philosophie première. Cours de Philosophie Positive, Leçons 1 à 45, présentation et notes par M. Serres, F. Dagognet et A. Sinaceur, Paris, Hermann, 1975. Le texte cité est extrait de la quarantecinquième leçon intitulée: Considérations générales sur l'étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales (1837), p. 854. 4. Auguste Comte, op. cit., p. 855. 5. Charles Darwin, La descendance de l'homme et la sélection sexuelle, 1871. 12 INTRODUCTION La psychologie animale peut alors prendre son essor et dominer largement la psychologie expérimentale, surtout angloaméricaine. Au nom du principe darwinien d'ascendance commune: « [...] la nature des rapports qui unissent dans un petit nombre de grandes classes tous les organismes vivants et éteints, par des lignes d'affmités complexes, divergentes et tortueuses; »6 la rupture entre animalité et humanité est abolie. L'application de ce principe à la psychologie fonde l'apparition, dans cette discipline, de modèles animaux en vue de l'étude du comportement. George Romanes et Conwy Lloyd Morgan jettent les bases de la psychologie comparative et des théories de l'apprentissage.7 De la mise à l'écart de la singularité de l'histoire individuelle, Léon Brunschvicg prend acte dans son ouvrage De la connaissance de soi (1931) : « [...] ce n'est pas le moi psychologique et social, celui qui se perd dans les méandres infinis de l'intimité ou de la socialité, qui est digne de considération, mais le moi universel, qui sait oublier ses singularités pour travailler, à son rang, à l'effort transindi viduel de la science. »8 Les psychologues expérimentalistes reconnaîtront sans peine leur sujet d'expérience dans cette description, les piagétiens y verront le frère jumeau du sujet épistémique et les cognitivistes 6. Ch. Darwin, L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1 re éd. 1859), trade E. Barbier sur la dernière édition anglaise de 1876, Paris, Flammarion, 1992, p. 513. 7. On peut consulter sur ces questions Robert Boakes, From Darwin to behaviourisme Psychology and the minds of animals, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 1984. 8. Cité par André Canivez, Aspects de la philosophie française, in Y. Belaval (éd.), Histoire de la philosophie, III: Du XIxe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, colI. La Pléiade, 1974, p. 468. 13 LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE pourront entamer le dialogue avec ce sujet universel qui parle couramment le mentalais comme l'a montré J. Fodor. Ce sujet anonyme peut être également, ainsi que nous l'a appris Thomas Hobbes, le sujet politique, c'est-à-dire celui qui poursuit son intérêt individuel en préservant la liberté d'autrui. Cette révolution biologique de la psychologie a été présentée par les tenants d'un mythe fondateur comme une victoire contre la philosophie. Il est vrai que cette biopsychologie s'est en partie reconstituée contre ce que les Idéologues appelaient le psychologisme. Comte suit de près la pensée de Broussais qui rejette l'école française de psychologie représentée en ce début de siècle par Laromiguière, Jouffroy, Royer-Collard et Victor Cousin. Cette école est sous l'influence des écossais Dugald Stewart et Thomas Reid et veut clairement séparer la psychologie des sciences naturelles que sont la biologie ou la physiologie. Lorsque Jouffroy défrnit l'objet de la psychologie: « Le moi, l' homme, le principe intelligent, sont donc des dénominations différentes d'une même chose; la science de l'une de ces choses est donc la science des deux autres; la psychologie, qui est la science du principe intelligent, est donc par cela même la science du moi ou de l'homme. »9 il indique également que sa méthode est introspective et distincte de celle des sciences de la nature: « La psychologie est fille de la réflexion, comme toutes les autres sciences le sont de l'attention. »10 Il lie objet et méthode en désignant la conscience: « Qu'il nous suffise de dire que, de toutes parts, le monde interne est délimité par la conscience, et avec lui la 9. Théodore Jouffroy, Mélanges philosophiques (1833), présenté par J.-P. Dumont, Paris, Slatkine, 1979, p. 271. Le texte que nous citons, intitulé Objet, certitude, point de départ et circonscription de la psychologie, a paru dans le tome XIX de l'Encyclopédie moderne en 1823. 10. T. Jouffroy, op. cit., p. 273. 14 INTRODUCTION psychologie; car l'objet de la psychologie est d'éclaircir ce que la conscience sait de nous-même, et là où la conscience ne pénètre point, il n' y a rien à éclaircir. »11 Victor Cousin reprend une partie de cette position et confère à la psychologie le statut de fondement de la démarche philosophique: «Rentrer dans la conscience et en étudier scrupuleusement tous les phénomènes, leurs différences et leurs rapports, telle est la première étude du philosophe; son nom scientifique est la psychologie. La psychologie est donc la condition et comme le vestibule de la philosophie. La méthode psychologique consiste à s'isoler de tout autre monde que celui de la conscience pour s'établir et s'orienter dans celui -là, où tout est réalité, mais où la réalité est si diverse et si délicate; et le talent psychologique consiste à se placer à volonté dans ce monde tout intérieur, à s'en donner le spectacle à soimême, et à en reproduire librement et distinctement tous les faits que les circonstances de la vie n'amènent guère que fortuitement et confusément. »12 Si l'on se tourne cette fois vers les critiques du psychologisme français, on remarque que la question s'ordonne de même autour des rapports entre psychologie et sciences naturelles. Pierre Leroux, dans sa Réfutation de l'éclectisme, accuse les philosophes écossais d'avoir sous-estimé l'importance des sciences de la nature: « Ils manquèrent ainsi à la fois à la philosophie et à la psychologie même. Car réduire la philosophie à l'état d'observation, c'est détruire la vie du moi et du nous, c'est anéantir la vraie philosophie; et quant à la psychologie proprement dite, il est évident que les Ecossais, en excluant de leur recherche la considération du corps, en ne s'aidant pas directement de ces sciences 11. T. Jouffroy, op. cit., p. 285. 12. Victor Cousin, Fragments de philosophie contemporaine, l'édition de 1926. 15 Préface de LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE naturelles sur le patron desquelles ils prétendaient se modeler, ont rendu cette recherche stérile et impuissante. »13 Le destin de la psychologie semble donc indissolublement lié à celui des sciences naturelles. Les spiritualistes et éclectiques tant critiqués par les positivistes s'en prenaient euxmêmes aux empiristes anglais qui avaient lié le sort de la science de l'esprit à celle du corps. Le mythe fondateur de la psychologie a situé cet affrontement au XIXe siècle et a présenté l'avènement de la psychologie scientifique comme la victoire définitive d'une science naturelle du comportement contre une science biographique et interprétative de l'esprit. Selon que l'on est partisan d'une psychologie naturaliste et expérimentale ou que l'on est un adepte d'une orientation clinique de la psychologie, on se rangera, soit sous la banière du positivisme, soit sous celle de la psychanalyse. Ces deux mythes désignent chacun son père fondateur: Wilhelm Wundt, pour le premier, et Sigmund Freud, pour le second. Wundt, pour avoir fondé, à Leipzig, le premier laboratoire de psychologie expérimentale en 1875, et Freud, pour avoir été le créateur de la psychanalyse. Si le second mythe n'est généralement pas contesté, un autre récit vient parfois supplanter le premier qui propose G. T. Fechner14 comme créateur de la psychologie expérimentale. Mais qu'importe, Rome a bien eu, elle aussi, deux mythes fondateurs! La caractéristique principale des mythes de fondation est qu'ils accréditent l'idée de nouveauté absolue. Le type de savoir et la démarche que mettent en oeuvre les pères fondateurs constituent un apport original qui ne doit rien à l'histoire antérieure. Les pères fondateurs sont tous des orphelins. 13. Pierre Leroux, Réfutation de l'éclectisme, présenté par J.-P. Lacassagne, Paris, Slatkine, 1979, p. 121. Le texte cité a paru dans le tome IV de l'Encyclopédie nouvelle, Paris, Gosselin, 1838, article Eclectisme. 14. G. T. Fechner, Elemente der Psychophysik, Leipzig, Breitkopf et Hârtel, 1860, 2 vol. 16 INTRODUCTION En réalité, ces pseudo-historiens ou mythographes n'ont fait que prendre acte d'une distinction déjà théorisée par W. Dilthey15 entre sciences de la nature et sciences de l'esprit mais en oubliant en chemin la différence d'objectif entre expliquer et comprendre et en croyant, à la différence de Dilthey, que l'explication conduit à plus de certitude. Nous souhaiterions montrer que la proposition de Dilthey n'est pas une vision anticipatrice du futur de la psychologie mais qu'elle est, comme une large part du travail philosophique, la thématisation d'une situation déjà historiquement réalisée. Cela signifie que le rapport fondamental entre psychologie et biologie est déjà constitué bien avant le XIXe siècle et que le moment de sa constitution correspond exactement au moment où la psychologie se présente comme un nouveau domaine du savoir. Plus précisément, le discours de la psychologie se forme lorsque le rapport de l'âme et du corps rencontre la question des relations entre organe et fonction dans le cadre d'une connaissance anatomique renouvelée. Cette rencontre se pose en des termes nouveaux au moment où l'homme occidental met en doute l'édifice de la philosophie naturelle médiévale et la pertinence de la perspective eschatologique que lui offre la théologie chrétienne. La psychologie se présente donc comme une reconstruction du rapport de l'âme au corps inscrivant ce rapport dans une nouvelle vision du sens de l'histoire. Mais les deux psychologies que nous avons désignées ne partagent pas la même conception de I'histoire. La première, qui cherche ses modèles et ses méthodes dans la biologie, fait sienne une conception de l'histoire qui met au premier plan la contingence des événements. Lorsque la philosophie empiriste unit le sujet psychologique et le sujet politique dans le seul et même modèle de l'association, elle développe dans le même temps une conception de l'histoire qui ne laisse pas plus de place à un développement historique du savoir qu'à une philosophie historique du développement de 15. W. Dilthey, Der Aujbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften (1910), trad. française par Sylvie Mesure, L'édification du monde historique dans les sciences de l'esprit, Paris, Les éditions du Cerf, 1988. 17 LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE l'humanité. Thomas Hobbes identifie histoire et historicité et soutient dans Behemoth (1660-1668) que le temps de l'histoire ne porte ni signification, ni orientation qui désignerait le terme d'un projet à accomplir ou d'une vérité à atteindre. En un mot, l'histoire n'a pas de sens. Cette théorisation du rôle de l'histoire, projetée dans le domaine biologique, sera celle de Darwin dans sa conception de l'histoire des espèces. Ainsi se construisent les connaissances, ainsi se déroulent les événements. Les unes et les autres ne sont que les produits des circonstances que rencontrent les individus. La seconde psychologie, qui se soucie du devenir individuel, préfère considérer l'histoire comme une genèse, c'est-à-dire un développement dont chaque étape comporte en elle-même les germes de son propre dépassement. L'histoire individuelle est souvent considérée comme l'accomplissement d'un destin, un processus orienté et porteur de signification. Ce modèle a subi quelques modifications au cours du temps. Inspiré du sens anagogique de l'interprétation biblique qui trace un parallèle entre le devenir du peuple de Dieu et celui du chrétien, alimenté par la théologie, puis la philosophie de l'histoire, ce modèle a également produit ses effets dans les psychologies génétiques.16 Cette philosophie de l'histoire produit un savoir global conforme â l'idéal de Schelling qui voulait confondre théologie, droit et médecine dans une seule science: «Il n'y aura plus qu'une seule sagesse de base. Jurisprudence et médecine ne seront plus séparables de la théologie, l'histoire sera le théâtre public des voies de Dieu et de toute providence [...]. Elle sera la source de toute connaissance. Le droit découlera de la théologie, et la médecine ne sera plus qu'une théologie emblématique, 16. Paul Mengal (coordonné par), Histoire du concept de récapitulation. Ontogenèse et phylogenèse en biologie et sciences humaines, Paris, Masson, 1993 et Paul Mengal, L'histoire du concept de récapitulation: théologie, philosophie de l'histoire et biologie, Bulletin de la Société Zoologique de France, 119,2, 1994,p. 109-116. 18 INTRODUCTION on verra dans les âmes et dans les corps l'empreinte de l'être d'où sont issues toutes choses. »17 Les circonstances n'occupent guère qu'une place mineure dans une telle représentation de l'existence. L'homme est porté, agi par des forces qui le dépassent ou qui, de toute manière, sont inaccessibles à l'observation directe. A s'entêter toujours à vouloir faire commencer l'histoire de leur discipline au XIXe siècle, les psychologues ont progressivement accrédité l'existence d'une sorte de préhistoire de la psychologie. Les historiens fondent leur distinction entre histoire et préhistoire sur une différence essentielle entre les documents disponibles aux deux périodes considérées. Cette distinction, méthodologique dans sa nature, est sans fondement dans le cas de l'entreprise qui nous intéresse. Les sources du XIXe et du XXe siècle sont exactement du même type que celles qui touchent aux siècles précédents: textes et archives retraçant l'histoire des hommes et des institutions. La différence ne tient pas non plus à la nature de l'objet étudié, ou plus précisément aux variations de l'objet étudié. C'est-à-dire que la psychologie n'a ni plus ni moins déplacé son objet d'investigation entre le XVIe et le XVIIIe siècle qu'elle ne l'a fait entre le XIXe et le XXe. Si encore la psychologie était aujourd'hui unanimement positiviste, on situerait alors commodément le moment de la rupture vers le milieu du XIXe siècle. Mais comme cette unanimité est loin d'être réalisée, cette rupture relève encore du même mythe fondateur et ne peut être objectivement mise en évidence. Il faut alors se tourner vers une autre explication pour rendre compte du rapport conflictuel que la psychologie entretient avec sa propre histoire. Comment expliquer un aussi long silence sur une période d'environ trois siècles? Ce silence a également produit de curieux effets sur l'historiographie. Les 17. Schelling, Clara ou des rapports entre le monde naturel et le monde spirituel ou Über die Weltalter, p. 47. Cette idée n'est pas très neuve. On la trouve exprimée chez Cornelius Gemma (Cornelis van den Steen, dit Cornelius), De naturae divinis Characterismis, seu caris et admirandis spectaculis, causis, indiciis, proprietatibus rerum, Anvers, Chr. Plantin, 1575, p. 371. 19 LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE historiens, si l'on peut employer ce terme, de cette période ont soigneusement inventorié les ouvrages de psychologie mais, chose curieuse, ils ne les ont pas lus et n'ont surtout pas tenté de les situer dans le contexte culturel de leur époque. Notre ambition est de rechercher et de décrire l'ensemble des facteurs qui ont conduit la psychologie à se présenter, dès son apparition dans le champ du savoir, comme un Janus Bifrons. Cette recherche nous conduira bien sûr à retrouver les premiers emplois du mot et à montrer qu'ils s'insèrent dans un nouveau domaine de connaissance. Mais nous nous efforcerons surtout de déterminer quelles sont les conditions contextuelles de ces emplois nouveaux et de dégager le type d'environnement culturel qui en a permis l'expression. Cette enquête nous conduira à déborder largement le domaine de la psychologie et à rechercher dans la théologie, la philosophie, la politique et les sciences de la nature les conditions de son apparition et de ses premières divisions. Désintérêt des historiens de la philosophie pour la psychologie ou désintérêt des psychologues pour l'histoire? L'enquête nous permettra probablement d'apprécier plus correctement les enjeux épistémologiques qui déterminent ces attitudes. Après avoir fait le point sur les questions d'historiographie et sur le problème, toujours largement ouvert, de la première occurrence du mot psychologie, nous étudierons dans quel contexte culturel se sont développées les deux premières grandes écoles de psychologie que nous avons repérées. Mais pour rendre intelligible la nature des ruptures et des continuités que ce nouveau champ disciplinaire présente avec les conceptions dominantes de l'époque, il nous est apparu indispensable de proposer une rapide synthèse des principaux modèles anthropologiques hérités de l'Antiquité et du Moyen Age. Nos choix se sont déterminés en fonction des influences subies par ceux auxquels nous nous sommes directement intéressés. Ces quelques pages ne doivent donc en aucune façon être considérées comme une histoire abrégée de la philosophie. Notre enquête lexicale sur les premiers emplois du mot nous conduira à mettre en évidence l'existence de deux écoles de psychologie, à Marburg et à Leyde, unies par de nombreux liens 20 INTRODUCTION autant théoriques qu'institutionnels et partageant un même idéal humaniste de tolérance religieuse et d'ouverture à la science moderne en voie de constitution. Nous analyserons ensuite les rapports étroits que tisse la psychologie avec l'anthropologie et l'anatomie des débuts du XVIIe siècle. Cette enquête nous permettra de mettre en évidence l'institution progressive d'une conception dualiste des rapports de l'âme et du corps déjà formulée par les maîtres de Marburg et de Leyde. Nous montrerons enfin que cette conception dualiste s'inscrit dans un contexte plus vaste qui englobe les rapports de l'homme privé à l'homme public, ceux de l'Eglise et de l'Etat, ceux enfin, dans le domaine juridique, qui se nouent entre le for interne et le for externe. Les écoles de Marburg et de Leyde ne connurent pas de fortune glorieuse. La première sombra dans le désastre de la guerre de Trente Ans alors que la seconde vit ses acteurs principaux révoqués de leurs fonctions universitaires pour avoir imprudemment choisi le parti perdant d'une controverse religieuse qui divisa les Pays-Bas. Dans les pays catholiques, la Contre-Réforme imposa le retour à un aristotélisme thomiste qui mit un terme à des formes de pensée plus novatrices. Enfin, la tentative d'emprunter à l'anatomie une méthode de travail pour la psychologie, c'est-à-dire d'étudier les facultés de l'âme comme l'anatomie étudie les organes du corps, s'est soldée par un échec. Mais il n'en reste pas moins que durant cette période s'est développée une tradition de pensée prometteuse dont René Descartes sut habilement recueillir l'héritage. 21