Introduction
Dans cet ouvrage, nous proposons une histoire de la psychologie
française aux XIXeet XXesiècles. Ce choix mérite d’être explicité.
Pourquoi navons-nous pas fait débuter notre histoire avec Platon et
Aristote, selon une certaine tradition, ou encore dèsleXIVesiècle, au
moment où,nousdit-on,lenéologisme «psychologie »est forgé?
Quels choix historiographiques nous ont guidées ?
Le vocable latin psychologia est un terme savant, forgéàpartir du
grec ancien, par des érudits férus dhellénisme dans la seconde
moitiédu XIVesiècle (Filip Melanchton, Johann-Thomas Fregius,
Rodolphe Goclénius). Il se répand alors dans les universités protes-
tantes de Marburg en Allemagne et de Leyde en Hollande. Il désigne
une étude ou une science de l’âme liéeàla théologie ou àlana-
tomie. Le lecteur actuel peut être déroutépar le caractère hétéroclite
des thèmes qui sont alors étudiés dans les livres ou les chapitres de
psychologia (les fantômes, la nature et la transmission du péchéori-
ginel par exemple). Néanmoins, en dépit du caractère étrange ànos
yeux de la psychologia de la Renaissance, lapparition de ce néolo-
gisme peut faire figure dappel àla constitution dun savoir auto-
nome sur l’âme.
Mais que faut-il entendre par l’âme ? Est-ce la réalitéimmortelle
et distincte du corps étudiée par la théologie chrétienne, ou le prin-
cipe vital animant les corps étudiépar la médecine àla suite dAris-
tote ? La psychologia érudite du XIVesiècle est prise entre ces deux
perspectives. De ce point de vue, on peut dire que s’ébauchent, dèsla
création du mot psychologia, une équivoque et des controverses qui
continuent de traverser lhistoire ultérieure de ce quon appellera
«psychologie »[Mengal, 1994] *.
Par la suite et jusquau début du XIXesiècle, le mot «psycho-
logie »demeure un vocable rarement utiliséet la plupart du temps
franchement ignorépar la tradition philosophique des XVIIeet
XVIIIesiècles. On se gardera donc de confondre lapparition dun mot
avec celle dun concept. On pourrait soutenir àjuste titre que la psy-
chologia du XIVesiècle, tout compte fait, a peu de chose àvoir avec la
psychologie telle quon lentendra àla fin du XVIIIesiècle et au début
du XIXesiècle. Inversement, on pourrait affirmer que, quoique le mot
en soit absent, il y a bien déjàune «psychologie »chez Descartes,
Malebranche, Leibniz, Spinoza, Locke et Hume. En tous les cas, ces
philosophes seront mis en position de précurseurs par les psycho-
logues du XIXesiècle, bien davantage que ne le seront les érudits de la
Renaissance qui inventèrent le mot psychologia. Ainsi serait-il impru-
dent de considérer qu’à ce nouveau mot correspond un concept qui
serait encore le nôtre, si tant est quil y ait accord, de nos jours, sur le
sens àdonner au mot «psychologie ».
Àcôtéde la tradition savante illustrée par les écoles de Marburg
et de Leyde s’était développée une tradition mystique de la «cure
d’âme »,désignée en latin par psychologia par Jacob Boehme (1632).
De façon plus générale, sans que le mot soit nécessairement
employé, on peut qualifier de «psychologiques »des pratiques
dinvestigation, daction et de traitement. De ce point de vue, le phi-
losophe qui médite ou le chrétien qui scrute sa conscience cherche
àsaisir et àchanger une intériorité. On a ainsi pu faire remonter au
christianisme et àsaint Augustin le thème dun homme intérieur
psychologique. Il existe aussi des pratiques visant l’âme dautrui. Le
maître qui enseigne, lorateur qui persuade, le prêtre qui confesse,
dirige les consciences ou exorcise, le médecin qui interroge, prescrit
et console sont souvent apparus aux psychologues du XIXesiècle
comme des précurseurs. Ainsi, «psychologie »désigne tout àla fois
un mot, des concepts et des pratiques. En faire lhistoire implique
que lon prenne en compte ces trois aspects.
Cest pourquoi nous privilégierons le moment où,auXIXesiècle,
apparaissent des personnages qui se revendiquent comme des «psy-
chologues »détenteurs dun savoir et dune pratique spécialisés. La
* Les références entre crochets renvoient àla bibliographie en fin douvrage.
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psychologie nest plus alors seulement un mot rare mais un terme
du vocabulaire plus courant. Au XIXesiècle, elle devient en France
une discipline àvisées philosophiques et scientifiques, et elle
commence àsinstitutionnaliser. Cest au cours de la seconde moitié
du XXesiècle que se mettent en place des cursus académiques auto-
nomes et que se créent des professions de psychologues.
Afin de conserver un certain recul historique, nous avons choisi
de conduire ce récit jusquen 1968. En psychologie comme en
dautres domaines, ce moment marque la fin dune époque et en
inaugure une autre oùprend forme la configuration actuelle de la
discipline. Au-delàde cette date, nous avons cependant donnédes
aperçus sur quelques développements récents de la psychologie
française.
Dans cet ouvrage, nous mettrons en question lidéerépandue, qui
ressortit àce que les historiens des sciences qualifient dapproche
«internaliste », selon laquelle lhistoire de la psychologie peut être
racontée comme celle dun savoir qui se serait constituédembléede
façon autonome et «scientifique ». Il nous faudra, ne serait-ce que
brièvement, replacer la psychologie dans les contextes sociaux et
politiques qui déterminent ses conditions d’émergence et infléchis-
sent ses orientations. Nous insisterons davantage sur les rapports
complexes et souvent ambivalents quelle a, dèsledébut, entre-
tenus avec dautres disciplines. Nous parlerons, par exemple, de rela-
tions dinféodation et de mimétisme avec les sciences exactes et la
physiologie, d’émancipation et de compromis avec la philosophie et
la médecine, de concurrence avec dautres sciences humaines. Nous
évoquerons encore les liens souvent non avouésquelle établit avec
dautres psychologies, littéraires, populaires ou damateursou
avec dautres univers, ceux des affaires, de la publicité, de la gestion
et de la direction des entreprises.
Nous tenterons darticuler cette perspective externaliste au sens
large àlhistoire des concepts, des objets, des méthodes propres àla
discipline sans privilégier, ni cependant négliger, une présentation
des «grandes œuvres »et des «grands hommes »de la psychologie.
Nous noublierons pas que cette histoire est étroitement liéeàcelle
des pratiques, des institutions et des sujets qui ont servi de matériau
humain, les femmes, les enfants, les fous, les criminels, les étu-
diants en psychologie et parfois les expérimentateurs eux-mêmes. Si
la psychologie a voulu se présenter comme le fonds rationnel et
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scientifique de ces pratiques de lhomme et du social, nous exami-
nerons également les points oùelle a rencontréses limites.
Ainsi, il nous apparaît important de montrer au lecteur que lhis-
torien peut choisir entre plusieurs récits et plusieurs perspectives, et
quil doit justifier ce qui préside àses choix. Ce point de vue paraît
aller de soi, mais il nest pas trèsrépandu dans les histoires de la psy-
chologie et nest pas fréquemment présentéaux lecteurs français.
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