Revue d’Études Françaises ¾ No 10 (2005)
Néanmoins, le sens olfactif en lui-même est bien digne des éloges, car
quelles que soient la source et la durée d’une sensation olfactive, elle est
capable de faire des miracles. Que ce soit un parfum, une odeur, une senteur, un
arôme ou un miasme, une puanteur ou une exhalaison des « fleurs du mal toutes
imprégnées de senteurs » (Senninger, 1986 : 135) qui provoque tel ou tel état
d’esprit, sa force est titanesque. Une brise odorante peut faire apparaître des
paysages exotiques, des paradis parfumés (Mœsta et errabunda) dans une
chambre, des déesses dans un placard ou métamorphoser un vampire en une
femme voluptueuse grâce aux « mots tout imprégnés de musc » (Les
Métamorphoses du Vampire). « Les plus rares fleurs / Mêlant leurs odeurs / Aux
vagues senteurs de l’ambre » donneront le pouls de la vie, le souffle vital à
l’image poétique du pays, où « tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et
volupté » (L’Invitation au Voyage). Baudelaire rêve de pénétrer les choses, les
personnes qu’il peint, comme un fort parfum « pour qui toute matière et
poreuse » (Le Flacon). Dans Le Confiteor de l’Artiste il se confesse : « …toutes
ces choses [l’azur, une petite voile, la houle] pensent par moi, ou je pense par
elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ». En même temps
le poète se laisse pénétrer par les odeurs les plus diverses, qui ont fait le sujet de
nombreux ouvrages critiques et de différents types de classement, par exemple
selon leur origine (animale ou végétale)1, selon les images (de femmes, de pays
exotiques, de paradis perdus, de souvenirs oubliés, etc.)2 qu’elles font naître
dans l’imagination du poète et de ces lecteurs, ou encore selon leur effet sur
l’âme (bénéfiques ou démoniaques)3. Léon Bopp a consacré un ouvrage
imposant à toutes les sensations présentes dans les Fleurs du Mal et aux moyens
lexicaux et grammaticaux qui les expriment. Si l’on parle d’une hiérarchie des
parfums, d’un classement vertical des odeurs baudelairiennes, on peut en effet
distinguer d’un côté des odeurs « de la santé » (La Muse malade), des « parfums
des anges » de la chair spirituelle (Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire…),
et de l’autre des « miasmes morbides » (Élévation), des « exhalaisons » et autres
« puanteurs » (Une Charogne).
1 Cf. les ouvrages de Ruff, Călinescu, Barillé-Laroze, Galand, etc. cités dans la bibliographie.
2 Cf. entre autres les ouvrages de Thélot, Pia, Bocholier, Zimmermann cités dans la bibliographie.
3 Cf. Rincé, Zimmermann, etc.
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