ANGELA PALÁGYI
Une lecture olfactive des Fleurs du Mal de Charles
Baudelaire.
Le parfum en métaphore
1. Baudelaire et la perception olfactive en littérature
Le manifeste poétique de Baudelaire est de « chante[r] les transports de
l’esprit et des sens » (Correspondances). Aussi est-il devenu le poète des sens
par excellence. Guy Michaud dans son livre Message poétique du symbolisme
écrit à propos du « jardinier » des Fleurs du Mal : « Hyperacuité et obsession
des sens, voilà ce qui rend par avance Baudelaire solidaire des générations qui
viendront après lui. Tout pour lui, pourrait-on dire, se traduit par des
sensations : l’amour, le rêve, la tristesse, et jusqu’au sentiment de la mort… Il a
éprouvé et cultivé tous les ordres de sensations, et singulièrement l’un d’entre
eux : les parfums » (Michaud, 1947 : 49). Le poète lui-même le déclare haut et
fort :
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
La Chevelure
« Baudelaire est surtout un olfactif et par là encore il est bien moderne » –
conclut Guy Michaud (ibid.).
Au tout début du symbolisme les poèmes parfumés de toutes les odeurs
possibles étaient plutôt une rareté et une innovation. Gonzague de Reynold écrit
à ce sujet : « …les sensations nouvelles introduites par Baudelaire dans la
poésie française [sont] celles du goût, celles de l’odorat. C’est là le frisson que
V. Hugo le félicitait d’avoir découvert » (De Reynold,1993 : 312). En outre, les
efforts du poète pour faire découvrir aux autres d’une façon aussi persistante la
puissance et la magie de la sensation olfactive devaient provoquer, sinon
choquer le goût public. Et c’était justement l’intention du poète.
Revue d’Études Françaises ¾ No 10 (2005)
Néanmoins, le sens olfactif en lui-même est bien digne des éloges, car
quelles que soient la source et la durée d’une sensation olfactive, elle est
capable de faire des miracles. Que ce soit un parfum, une odeur, une senteur, un
arôme ou un miasme, une puanteur ou une exhalaison des « fleurs du mal toutes
imprégnées de senteurs » (Senninger, 1986 : 135) qui provoque tel ou tel état
d’esprit, sa force est titanesque. Une brise odorante peut faire apparaître des
paysages exotiques, des paradis parfumés (Mœsta et errabunda) dans une
chambre, des déesses dans un placard ou métamorphoser un vampire en une
femme voluptueuse grâce aux « mots tout imprégnés de musc » (Les
Métamorphoses du Vampire). « Les plus rares fleurs / Mêlant leurs odeurs / Aux
vagues senteurs de l’ambre » donneront le pouls de la vie, le souffle vital à
l’image poétique du pays, où « tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et
volupté » (L’Invitation au Voyage). Baudelaire rêve de pénétrer les choses, les
personnes qu’il peint, comme un fort parfum « pour qui toute matière et
poreuse » (Le Flacon). Dans Le Confiteor de l’Artiste il se confesse : « …toutes
ces choses [l’azur, une petite voile, la houle] pensent par moi, ou je pense par
elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ». En même temps
le poète se laisse pénétrer par les odeurs les plus diverses, qui ont fait le sujet de
nombreux ouvrages critiques et de différents types de classement, par exemple
selon leur origine (animale ou végétale)1, selon les images (de femmes, de pays
exotiques, de paradis perdus, de souvenirs oubliés, etc.)2 qu’elles font naître
dans l’imagination du poète et de ces lecteurs, ou encore selon leur effet sur
l’âme (bénéfiques ou démoniaques)3. Léon Bopp a consacré un ouvrage
imposant à toutes les sensations présentes dans les Fleurs du Mal et aux moyens
lexicaux et grammaticaux qui les expriment. Si l’on parle d’une hiérarchie des
parfums, d’un classement vertical des odeurs baudelairiennes, on peut en effet
distinguer d’un côté des odeurs « de la santé » (La Muse malade), des « parfums
des anges » de la chair spirituelle (Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire…),
et de l’autre des « miasmes morbides » (Élévation), des « exhalaisons » et autres
« puanteurs » (Une Charogne).
1 Cf. les ouvrages de Ruff, Călinescu, Barillé-Laroze, Galand, etc. cités dans la bibliographie.
2 Cf. entre autres les ouvrages de Thélot, Pia, Bocholier, Zimmermann cités dans la bibliographie.
3 Cf. Rincé, Zimmermann, etc.
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Baudelaire est collectivement reconnu comme le poète à l’âme déchirée
entre le bien et le mal, entre le présent et le passé, entre ici-bas et là-haut ou
l’au-delà. Mais c’est le Baudelaire matériel, réel. Le Baudelaire, démiurge de
son univers poétique, arrive à une harmonie de l’esprit et des sens là où il se sert
des images sensorielles pour créer une « unicité réconfortante de l’image en la
substituant à la multiplicité mensongère du réel » (Rincé, 1988 : 92). Le parfum
peut aider à dépasser cette réalité désunie et aide souvent le poète des sens à
faire de sa poésie le lieu où peut exister la « ténébreuse et profonde unité » des
signifiants (les apparences du monde réel) et des signifiés (la quintessence des
choses).
La double postulation de l’homme – l’une vers Dieu, l’infini, l’éternel,
l’harmonie, ou comme l’écrit encore l’auteur de Mon cœur mis à nu :
« spiritualité, désir de monter en grade » ; l’autre vers Satan, le désordre, la
destruction et l’autodestruction : « animalité », « joie de descendre » – au gré
d’un parfum. Vie double, de l’esprit et des sens, disent les uns, mais de notre
point de vue c’est un des sens qui dicte à l’esprit et par là au corps ce qu’il doit
éprouver, sentir et « voir ». Étrange subordination et unité du corps et des sens.
Une unité qui se réalise dans le texte littéraire des Fleurs du Mal grâce au
paysage langagier et imager de leur univers poétique.
Dans notre travail nous nous efforcerons de porter notre attention sur des
poèmes moins souvent cités en rapport avec le motif du parfum, dans lesquels
les odeurs ne font qu’une apparition fugace ou à peine perceptible. Nous nous
intéresserons en effet à tous les types de manifestation des senteurs, de la
circulation de l’air, de l’élément aérien en général4, à tout ce qui est en rapport
avec la respiration et l’olfaction jusqu’aux vapeurs et autres liquides
potentiellement parfumés.
Notre objectif sera donc de procéder à une relecture des Fleurs du Mal afin
de réfléchir, à travers les occurrences du motif du parfum, à l’univers poétique
de Baudelaire. Ces multiples relations qui s’établissent entre le parfum et
d’autres éléments cosmiques tantôt par voie d’une libre association (dans le cas
de la métaphore), tantôt par voie logique (dans le cas de la métonymie),
4 Cf. la remarque de Marcel Schaettel (1976 : 117) : « C’est l’air qui transmet les ‘messages’
olfactifs […], qui les brasse et qui les mêle, qui crée le vertige poétique des sensations et des
analogies. »
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donneront un éclairage sur la forma mentis baudelairienne. Nous suivons ici la
méthode de Jacques Geninasca : « Notre propos n’est pas d’établir ici un
algorithme de description du texte poétique, mais de montrer qu’on ne peut
éviter de prendre en considération et de construire les unités du niveau figuratif
– dont nous postulons l’existence – si l’on désire produire une analyse
sémantique du discours » (Geninasca, 1976 : 120).
2. Le parfum en métaphore et en comparaison
2.1. Introduction aux métaphores du parfum – Au Lecteur
La première apparition du motif du parfum est plutôt implicite, mais revêt
néanmoins une grande importance :
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Au Lecteur
Le verbe « respirer » désigne la condition la plus nécessaire à la vie, qui est
en même temps celle de l’olfaction. L’objet de la première « inspiration » des
Fleurs du Mal est bien sûr le Mal par excellence – la Mort. Rien d’étonnant
pour un recueil portant un tel titre, mais ce titre même nous prépare aussi à
d’autres types de parfums : il nous faut aussi des odeurs du Bien, allant de celles
simplement agréables jusqu’aux saintes, comme base de comparaison. Car le
Mal a aussi bien sa place même dans le plus beau des mondes, c’est notamment
lui qui nous fait apprécier et aimer le Bien5. Donc dès le tout début nous nous
retrouvons dans une ambiance macabre. Commençons à « déchiffrer » le
paysage langagier, à décoder les figures techniques, les signifiants pour arriver
aux signifiés de l’art poétique des Fleurs du Mal de Baudelaire.
Dans ce vers nous décelons une métaphore en apposition, « la Mort, fleuve
invisible », qui est une figure complexe. Le comparé « la Mort » est au sens
5 Ce ne sera pas toujours facile de distinguer les odeurs du Bien de celles du Mal durant notre
travail (et ce n’est pas d’ailleurs notre but principal), car elles seront souvent mélangées pour
mieux faire passer le message poétique : le Mal, le péché peut être beau comme la Beauté
peut être satanique et le Bien trompeur et dangereux.
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figuré – métonymie de l’air mortel, mortifère du péché6. Le comparant en
apposition « fleuve invisible » associe à l’élément a priori gazeux, un élément
liquide mais « invisible », donc néanmoins aérien ou gazeux. Le comparé est en
outre personnifié « avec de sourdes plaintes » et désigne métonymiquement les
plaintes des damnés. D’un autre point de vue, le verbe « respirer » est employé
métaphoriquement pour « se remplir » (de vices, de péchés, etc.). Ici nous
sommes en présence d’un emploi métaphorique d’un verbe – en partie –
d’olfaction, puisqu’on respire autre chose que de l’air plus ou moins parfumé
(l’olfaction étant le comparant [phore] et le comparé [thème] la Mort).
2.2. Métaphores associant l’olfaction à l’œuvre poétique
La deuxième apparition du motif du parfum sur les pages du recueil est liée
au verbe « flairer » qu’on pourrait nommer par excellence verbe d’olfaction et
qui, comme le verbe « respirer » dans l’extrait analysé ci-dessus (cf. Au
Lecteur), est employé métaphoriquement :
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
Éveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
Le Soleil
« Flairer » signifie « appliquer son odorat à, percevoir l’odeur de7 », donc
implique davantage la présence d’une odeur que le neutre « respirer » du poème
précédent. Son complément peu commun « les hasards de la rime »
(remarquons-en la nature doublement abstraite : le poète ne flaire pas
simplement la rime, mais ses « hasards » !) suggère ici un nouveau sens : une
recherche minutieuse, fine, patiente de la Muse invoquée implicitement par
l’emploi abstrait du singulier « la rime ». Par conséquent la rime, qui se fait
flairer, sera associée à un parfum qui est d’ailleurs l’attribut obligatoire de la
6 Cf. dans le même ordre d’idées la 4e strophe de ce poème : « Chaque jour vers l’Enfer nous
descendons d’un pas » – expression métonymique du genre « effet pour la cause » – au sens
de « chaque jour nous péchons ».
7 Du lat. flagrare, avoir de l’odeur, fig. pressentir (Larousse, 1911).
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