UNIVERSITÉ D`AIX-MARSEILLE École Doctorale

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UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILLE
École Doctorale Cognition, Langage, Éducation – ED 356
Faculté des Arts, Lettres, Langues, Sciences Humaines
CEPERC/UMR 7304
Thèse de Doctorat
PHILOSOPHIE
Amélie MERTENS
NOUVEL ÉCLAIRAGE SUR LA NOTION DE CONCEPT
CHEZ GÖDEL À TRAVERS LES MAX-PHIL
Thèse dirigée par Mme le Professeur Gabriella Crocco
Soutenue le 12 décembre 2015
Composition du jury :
Mark VAN ATTEN (CNRS)
Eva-Maria ENGELEN (Université de Constance, Allemagne)
David RABOUIN (Paris VII)
Valérie DEBUICHE (Université d’Aix-Marseille)
Gabriella CROCCO (Université d’Aix-Marseille)
Remerciements
Je remercie ma directrice de thèse, Gabriella Crocco pour cette belle aventure, pour
m’avoir accordé une place dans un projet que je lui sais être cher, et qui fut une si riche
expérience. Je la remercie pour ses conseils, pour toute l’attention passionnée qu’elle porte,
toujours bienveillante, aux travaux de ses étudiants.
Je remercie les membres du groupe de travail du projet « Kurt Gödel philosophe : de la
logique à la cosmologie », pour l’ensemble des discussions et échanges qui ont contribué à
nourrir ma réflexion.
Je souhaite également remercier Valérie Debuiche pour le temps qu’elle m’a consacré,
ses conseils et son soutien.
À tous ceux qui ont partagé et égayé mes heures de travail, aux étudiants de la salle des
doctorants du deuxième étage de la Maison de la Recherche d’Aix. Une pensée plus
particulière à Elsa, qui me suit depuis ma premiere année en philosophie. Nous n’aurions
alors jamais pensé vivre un tel moment, et pourtant nous l’avons fait !
Enfin je voudrais remercier mes proches, mes amis et ma famille, qui m’ont
accompagnée durant ces années, et qui m’ont tant aidée dans les moments les plus difficiles.
Résumé
Notre travail vise à étudier les Max-Phil, textes inédits de Kurt Gödel, dans lesquels il
développe sa pensée philosophique. Nous nous intéressons plus spécifiquement à la question
du réalisme conceptuel, position déjà défendue dans ses écrits publiés (de son vivant ou
posthumes) selon laquelle les concepts existent indépendamment de nos définitions et
constructions. L’objectif est de montrer qu’une interprétation cohérente de ces textes encore
peu connus est possible. Pour ce faire, nous proposons une interprétation de certains passages,
interprétation hypothétique mais susceptible d’apporter de nouveaux éléments à des questions
laissées sans réponse par les textes publiés, telles celles relatives au réalisme conceptuel. Cette
dernière position ne peut être comprise que par un éclairage de la notion de concept chez
Gödel. Les concepts sont des entités logiques objectives, qui se distinguent des objets
mathématiques, et qui sont au cœur du projet d’une théorie des concepts conçue comme une
logique intensionnelle et inspirée de la scientia generalis de Leibniz. L’analyse des Max-Phil
souligne que la notion de concept et la primauté du réalisme conceptuel sur le réalisme
mathématique ne peuvent se comprendre qu’à la lumière du cadre métaphysique que se donne
Gödel, à savoir d’une monadologie d’inspiration leibnizienne. Les Max-Phil offrent ainsi des
indices sur la façon dont Gödel reprend et modifie la monadologie de Leibniz, afin,
notamment, d’y inscrire les concepts. L’examen de ce cadre métaphysique tend également à
éclaircir les rapports entre les concepts objectifs, les concepts subjectifs (tels que nous les
connaissons), et les symboles (par lesquels nous exprimons les concepts), mais aussi les
rapports entre logique et mathématiques.
Mots-clés : Kurt Gödel, Max-Phil, concept, réalisme conceptuel, métaphysique, monadologie,
logique, théorie des concepts, Leibniz, intension.
Abstract
Our work aims at studying the unpublished texts of Kurt Gödel, known as the Max-Phil, in
which the author develops his philosophical thought. This study follows the specific issue of
conceptual realism which is adopted by Gödel in his published texts (during his lifetime or
posthumously), and according to which concepts are independent of our definitions and
constructions. We want to show that a consistent interpretation of the Max-Phil is possible. To
do so, we propose an interpretation of some excerpts, which, even if it is only hypothetical,
can give new elements in order to answer open questions of the published texts, e.g. questions
about conceptual realism. This last position is not understandable without explaining Gödel’s
notion of concept. For him, concepts are logical and objective entities, distinct from
mathematical objects and they are at the core of a theory of concepts, which is conceived as
an intensional logic, following Leibniz’s scientia generalis. The analysis of the Max-Phil
underlines that we can understand the notion of concept and the primacy of conceptual
realism over mathematical realism only in the light of Gödel’s metaphysical frame, i.e. of a
monadology inspired by Leibniz. Thus the Max-Phil shows how Gödel reinvestigates
Leibnizian monadology, and offers some clues on the modifications he makes on it in order to
include concepts. The examination of this metaphysical frame tends to elucidate the
relationships between objective concepts, subjective concepts (as we know them) and
symbols (through which we express concepts), and also the relationship between logic and
mathematics.
Keywords: Kurt Gödel, Max-Phil, concept, conceptual realism, metaphysics, monadology,
logic, theory of concepts, Leibniz, intension.
Table des matières
Introduction ....................................................................................................................... 1
1. Présentation générale des Max-Phil .............................................................................. 9
1.1
Cadre général et historique des Max-Phil....................................................... 12
1.1.1 Le Nachlass.................................................................................................... 12
1.1.2 Les travaux déjà effectués sur les documents inédits : la série des Collected
Works et Hao Wang ............................................................................................... 21
1.1.3 Le rôle du projet ANR « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la
cosmologie ».......................................................................................................... 31
1.2 Comment lire les textes inédits de Gödel, les Max-Phil ....................................... 39
1.2.1 Description des Max-Phil : forme, contenu et logique d’écriture .................. 40
1.2.2 Cadre méthodologique de lecture et d’analyse .............................................. 57
2. Platonisme de Gödel : un état de l’art ......................................................................... 61
2.1 Platonisme dans les écrits de Gödel ...................................................................... 63
2.1.1 Les différentes affirmations du platonisme précédant le tournant husserlien,
dans les écrits publiés de Gödel............................................................................. 65
2.1.2 Perception des concepts et analycité : au cœur des rapports entre optimisme
rationaliste et platonisme ....................................................................................... 97
2.1.3 Les questions soulevées par l’affirmation d’un réalisme conceptuel dans les
textes précédant le tournant husserlien ................................................................ 111
2.2 Les interprétations de Gödel : quelle place pour le réalisme conceptuel précédant
le tournant husserlien ?............................................................................................. 113
2.2.1 Interprétation de Gödel dans le débat réalisme-antiréalisme ....................... 114
2.2.2 Platonisme de Gödel et idéalisme transcendantal ........................................ 116
2.2.4 Donald A. Martin : exemple d’une analyse systématique du réalisme
conceptuel de Gödel ............................................................................................ 120
2.2.3 Gabriella Crocco, vers la réhabilitation du cadre leibnizien dans
l’interprétation du platonisme de Gödel .............................................................. 134
2.3 Questions ouvertes sur le réalisme conceptuel et rôle de l’analyse des Max-Phil
............................................................................................................................................ 145
3. Eclairage des Max-Phil sur le réalisme conceptuel de Gödel ................................... 149
3.1 La remarque [XI, 16-18] : point de convergence des questions liées au réalisme
conceptuel dans les Max-Phil ............................................................................................. 154
3.1.1 La hiérarchie des Seienden .......................................................................... 157
3.1.2 Trois niveaux d’existence : objectif, subjectif et réel .................................. 168
3.1.3 Les relations entre les trois niveaux d’existence.......................................... 174
3.2 Les concepts logiques comme Seienden ............................................................. 191
3.2.1 Le critère de la hiérarchie des Seienden : la capacité de réaction ................ 192
3.2.2 Concepts logiques et objets mathématiques ................................................ 209
3.2.3 Conclusion ................................................................................................... 218
3.3 Triple existence des Seienden : le réel, le subjectif (homme) et l’objectif (Dieu)
............................................................................................................................................ 222
3.3.1 Conceptuel vs. réel : essence, existence et manifestation matérielle. .......... 224
3.3.2 Le conceptuel dans la conscience de l’homme versus le conceptuel en Dieu
............................................................................................................................. 236
3.3.3 Conclusion sur les trois niveaux d’existence ............................................... 247
3.3.4 La quadripartition des choses : le possible et l’actuel ................................. 248
3.3.5 Conclusion sur la triple existence des Seienden : de la métaphysique à
l’ontologie ........................................................................................................... 254
3.4 Les relations entre les trois niveaux d’existence................................................. 257
3.4.1 Réalisation, représentation ou description, présentation.............................. 258
3.4.2 La conscience de l’homme à l’image de la conscience de Dieu .................. 263
3.5 Rôle intermédiaire des symboles entre les concepts subjectifs et les concepts
objectifs .................................................................................................................... 266
3.5.1 Détour par la matière et harmonie préétablie ............................................... 267
3.5.2 Les symboles, un détour matériel pour saisir les concepts logiques ........... 273
3.5.3 La nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle subjective ............. 279
3.5.4 Conclusion sur le rôle intermédiaire des symboles entre la conscience de
l’homme et la conscience de Dieu ....................................................................... 296
3.6 Incomplétude et temps : le réel et le point de vue subjectif ................................ 299
3.6.1 L’incomplétude dans le réel et le temps comme manifestation de
l’incomplétude du point de vue subjectif ............................................................ 302
3.6.2 Temps, incomplétude subjective et connaissance ........................................ 311
3.7 Conclusion : comment l’interprétation du cadre métaphysique issu des Max-Phil
alimente le réalisme conceptuel de Gödel .......................................................................... 329
3.7.1Nature des concepts ...................................................................................... 330
3.7.2 Connaissance des concepts : rapports entre réel, subjectif et objectif ......... 334
Conclusion .................................................................................................................... 337
Abréviations .................................................................................................................. 345
Bibliographie ................................................................................................................ 346
Index rerum ................................................................................................................... 350
Index nominum ............................................................................................................. 356
Annexes ........................................................................................................................ 358
Avertissements .......................................................................................................... 358
A. Max-Phil X........................................................................................................... 360
A.1 Traduction française ....................................................................................... 360
A.2 Transcription allemande................................................................................. 409
A.3 Index des références au cahier X ................................................................... 455
B. Remarques des Max-Phil IX, XI, XII et XIV avec index des références ............ 456
B.1 Remarques du Max-Phil IX ........................................................................... 456
B.2 Remarques du Max-Phil XI ........................................................................... 470
B.3 Remarques du Max-Phil XII .......................................................................... 480
B.4 Remarque du Max-Phil XIV .......................................................................... 483
Introduction
Kurt Gödel est connu pour un grand nombre de travaux scientifiques, dans des
domaines aussi variés que la logique, les mathématiques, ou encore la physique. Mais il l’était
également pour défendre un point de vue philosophique à contre-courant des positions les plus
répandues de son temps. Le Zeitgeist, lourdement influencé par le positivisme logique, est
perçu par Gödel comme un préjugé constituant un obstacle au développement de la pensée
scientifique. Gödel défendait une forme de platonisme, qu’il comprenait comme un réalisme
selon lequel les objets et concepts mathématiques sont indépendants de nos définitions et de
nos constructions, et décrivent une réalité objective que nous pouvons percevoir. Loin de
penser que les vérités mathématiques sont des conventions syntaxiques, ou encore le seul fruit
de nos facultés cognitives, il est convaincu qu’elles sont là avant nous, dépendant d’une
réalité objective que nous pouvons seulement découvrir et non créer.
Dans les années 1940, les résultats logiques et mathématiques les plus importants de
Gödel sont déjà connus, et ses publications prennent un virage philosophique. Il est reconnu
que le « Russell’s mathematical logic » (Russell paper) de 1944 (Gödel 1990c) marque le
point d’ancrage de ce nouveau mouvement. Toutefois, lorsque Wang publie un premier
exposé de ses conversations avec Gödel dans (Wang 1987), il devient manifeste que l’intérêt
de Gödel pour la philosophie est bien plus ancien. Les réponses préparées pour le
questionnaire Grandjean (ibid., 16-21) sont alors sans appel. Son intérêt pour la philosophie
remonte à la même période que celui des mathématiques, aux alentours de l’âge de quinze ans,
et ne le quittera jamais. Il s’est forgé un point de vue philosophique, un réalisme
mathématique et conceptuel, depuis 1925, avant d’entrer en contact avec le Cercle de Vienne
(1926), et avant les résultats de ses premiers travaux scientifiques. Les positions
philosophiques qu’il défend ne lui sont donc pas dictées par son opposition aux thèses
positivistes, et ne s’imposent pas à lui au vu de ses résultats scientifiques.1 Tout au plus peuton dire que les deux circonstances lui donnent l’occasion d’affirmer son point de vue
philosophique, voire de l’affiner et de l’assumer plus explicitement.
1
Les premiers résultats scientifiques de Gödel n’apparaissent pas avant 1929, date de publication de sa thèse.
1
Son intérêt philosophique est occasionné par les sciences, mais prend source en dehors
d’elles. Le point de vue qu’il défend n’est pas seulement nourri de ses travaux scientifiques, il
en est un guide. Gödel est convaincu que ce qui a empêché ses prédécesseurs de découvrir les
résultats d’incomplétude auxquels il est parvenu, est imputable à ce qu’il considère comme le
préjudice de son temps, rejetant l’idée que les mathématiques aient un contenu objectif.
Le rappel du contexte dans lequel émergent les positions philosophiques de Gödel n’est
pas anodin. Il nous incite à considérer avec prudence l’idée que ses positions n’auraient été
développées qu’à la suite de ses grands théorèmes logiques. Ainsi, Gödel lui-même n’aurait
adhéré au platonisme qu’à contre cœur, comme une conséquence inévitable de ses résultats
scientifiques, et sans grande conviction. Ce ne serait alors qu’à partir du Russell paper qu’il
assumerait et défendrait pleinement son point de vue réaliste.
D’une façon générale, ses conversations avec Wang tendent à dévoiler l’originalité de
ses positions philosophiques. Gödel n’était pas juste un commentateur ou un historien de la
philosophie éclairé. Il revendique le cadre leibnizien dont il s’inspire pour sa monadologie et
son optimisme rationaliste, affirmant qu’à tout problème que la raison se pose correctement
elle peut y apporter une solution. Mais le réalisme fort auquel il s’accroche semble aller audelà des thèses leibniziennes, et apparaît même en contradiction avec certaines interprétations
de l’œuvre de Leibniz. Gödel n’a donc jamais adopté purement et simplement les thèses d’un
auteur, il avait son propre point de vue et son propre projet philosophique.
Il était motivé par l’idée de développer une métaphysique dans une forme rigoureuse
inspirée de la logique, une forme axiomatique. En découvrant les concepts les plus
fondamentaux de la philosophie, et en se basant sur une théorie des concepts comme la
science des concepts les plus généraux, la métaphysique décrirait jusqu’à la significationmême du monde. Ce projet est d’origine leibnizienne, mais Gödel ne se contente pas de
l’étudier de l’extérieur, comme on le ferait d’une belle utopie. Il l’endosse, l’actualise au
regard des avancées scientifiques de son temps, et affirme que ce projet est réalisable pour
peu que nous soyons capables d’améliorer notre connaissance des concepts primitifs ; entités
que nous pouvons seulement percevoir et découvrir dans la mesure où elles sont
indépendantes de nous et de nos constructions. Gödel inscrit le projet leibnizien dans son
temps, mais aussi dans ses propres convictions réalistes. Si l’influence d’auteurs, tel que
Leibniz, est indéniable, les positions sont siennes.
Le catalogage de J. Dawson dans les années 1980 révèle l’importance du travail
philosophique de Gödel. Ce dernier conservait l’ensemble de ses papiers relatifs à ses travaux
2
de recherche aussi bien qu’à sa vie personnelle et professionnelle. Les documents, légués à
l’IAS, renferment un volume conséquent de recherches et travaux proprement philosophiques,
témoignant indéniablement d’une activité prolifique dans ce domaine. Ils ne contiennent pas
uniquement des notes de lecture d’ouvrages philosophiques, ou de préparation à ses
séminaires, conférences et articles, mais aussi des cahiers dans lesquels se manifeste une
pensée philosophique propre.
La profondeur et l’intérêt de sa pensée philosophique ont été remis en question par les
commentateurs de Gödel, souvent bien plus portés sur ses travaux scientifiques et l’impact
qu’ils ont eu dans la pensée contemporaine. Il faut attendre les années 1990 pour en prendre la
juste mesure, avec la publication du troisième volume des Collected Works en 1995 (Gödel
1995b) dédié à l’édition d’une partie du matériel du Nachlass, et la publication de A logical
Journey de Wang en 1996 (Wang 1996) contenant la transcription des conversations de Wang
avec Gödel – conversations de nature philosophique – qui eurent lieu dans la dernière période
de la vie de Gödel, au cours des années 60 et 70. Dès lors, l’on prend conscience de la place
centrale qu’occupe la philosophie dans l’ensemble de son œuvre. Mais quel intérêt lui
accorder ? Gödel n’en donne lui-même pas une exposition complète et systématique. Les
éléments dont nous disposons pour tenter de la comprendre n’en donne qu’un éclaircissement
partiel. Ils ne suffisent pas à saisir comment sa philosophie peut l’aider dans ses travaux
scientifiques, quels sont les liens exacts entre les deux et pourquoi il tient à un réalisme
conceptuel qu’il distingue du réalisme mathématique.
Deux problèmes se dressent à l’éclaircissement des positions philosophiques de Gödel,
et notamment au platonisme qu’il défend depuis 1925 et dont il propose pour la première fois
seulement une exposition dans le Russell paper, en 1944. Tout d’abord, le matériel le plus
accessible à notre disposition est la transcription des conversations avec Wang. Cependant,
d’une part les positions philosophiques défendues alors par Gödel ont évoluées depuis le
Russell paper, leurs conversations ayant eu lieu après le tournant husserlien pris à la toute fin
des années 1950, après les six tentatives de rédaction du « Is mathematics syntax of
language ? » (Carnap Paper) (Gödel 1995c) laissé inachevé. Dans l’écrit « The modern
development of the foundations of mathematics in the light of philosophy » (Gödel 1995g) de
1961, Gödel affiche son intérêt pour Husserl qui n’apparaissait dans aucun de ses écrits
précédents. Avant son tournant husserlien, la pensée philosophique de Gödel s’inscrivait dans
un cadre leibnizien cristallisé dans le Russell paper. Entre 1959 et 1961, Gödel adopte un
nouveau cadre philosophique de pensée, qui peut n’être qu’une modification du premier et
3
être en continuité avec lui, mais qui pourrait tout autant signifier son abandon pur et simple.
Les positions discutées avec Wang s’inscrivent donc dans ce qui est souvent considéré comme
la deuxième période de Gödel. Elles ne coïncident peut-être pas pleinement avec le cadre
sous-jacent au Russell paper et à la découverte de ses travaux scientifiques. D’autre part,
Wang lui-même reconnaît que certains éléments issus de leurs conversations, pourtant clés
dans la philosophie de Gödel, restent une énigme pour lui. Il reconnaît qu’il lui manque un
arrière plan philosophique, sans doute développé par Gödel dans les Max-Phil, notes
philosophiques personnelles qu’il n’a jamais communiquées et qu’il a conservées dans le
Nachlass.
Le second problème est alors que ces fameuses notes philosophiques sont difficiles
d’accès. Le travail d’édition des textes inédits de Gödel conduit par Feferman pour publier la
série des Collected Works s’avère fastidieux. Il l’est concernant les textes les plus aboutis,
rédigés en anglais et, pour certains d’entre eux, que Gödel considérait comme étant
suffisamment en forme pour faire l’objet d’une éventuelle publication. 2 Mais il l’est
d’avantage encore concernant les textes rédigés en Gabelsberger et qui n’étaient pas destinés à
être communiqués, tel l’ensemble des cahiers philosophiques, dont finalement seule une
infime partie sera publiée dans le troisième volume des Collected Works. Si les éditeurs ont
pu se faire une idée du contenu grâce au travail de transcription du Gabelsberger en allemand
entrepris par Cheryl Dawson peu après la réception du Nachlass à la Firestone Library de
Princeton, le détail en reste méconnu.
Une zone d’ombre entoure la philosophie de Gödel. Beaucoup doutent d’ailleurs que
l’on puisse véritablement parler d’une philosophie de Gödel. La plus grande tentative
d’éclaircissement entreprise est menée par Wang, mais lui-même reste dubitatif quand à la
valeur que l’on peut accorder à certaines des affirmations de Gödel qu’il retranscrit. Le
brouillard dans lequel nous sommes plongés à leur approche amène à une déconsidération de
ses positions philosophiques. Bien que peu connues en elles-mêmes, elles le sont au moins
pour leur opposition au Zeitgeist, ce qui leur vaut d’apparaître comme farfelues et
extravagantes aux yeux des contemporains de Gödel, et encore parfois de ses commentateurs.
Probablement faut-il reconnaître que leur opposition aux courants de pensée les plus
forts de cette époque (en l’occurrence constructivistes) n’a pas joué en faveur d’une volonté
réellement positive de les découvrir et de les comprendre. Gödel est le premier à encourager
une démarche négative en refusant de communiquer explicitement sa philosophie, par peur
2
Ils les avaient classés dans un dossier intitulés « Was Ich publizieren könnte » (« ce que je pourrais publier »)
4
des controverses, et en en cachant les fondements. Il est le premier acteur de
l’incompréhension touchant sa philosophie dont les motivations véritables restent obscures.
Mais l’incompréhension face à ses affirmations philosophiques, et la mesure faussée ou
négligée du cadre général dans lequel elles s’inscrivent, rendent impossible la bonne
interprétation de certains écrits publiés de Gödel, tels le Russell paper et « Some basic
theorems on the foundations of mathematics and their implications » (Gödel 1995e) de 1951
(Gibbs lecture). Cette incompréhension éloigne les commentateurs des objectifs liés à la
théorie des concepts s’inspirant du projet leibnizien d’une scientia generalis, au réalisme
conceptuel, à la question d’une perception (plus distincte) des concepts primitifs, à l’idée que
les vérités mathématiques dépendent du monde des concepts, et finalement elle les éloigne du
fait que tous ces points sont en étroite relation.
Le platonisme de Gödel, prend deux formes, celle d’un réalisme envers les objets
mathématiques et celle d’un réalisme conceptuel. Il est une des rares positions philosophiques
à être explicitement affirmées dans ses écrits. On ne peut que soupçonner que cette position
s’inscrit dans un cadre philosophique et métaphysique plus large. Pourtant, malgré la
présentation incomplète qu’en offrent les textes publiés, le platonisme de Gödel fait l’objet de
nombreux commentaires et critiques. Mais loin de la clarifier, ces commentaires – notamment
ceux datant des années 1980, avant la sortie de (Gödel 1995b) et de (Wang 1996) –
contribuent bien plus souvent à amplifier les confusions qui entourent le platonisme de Gödel,
en ignorant certains de ses aspects trop obscurs sans la lumière du Nachlass. Souvent le
réalisme conceptuel n’est pas clairement distingué du réalisme mathématique, et la question
de savoir pourquoi Gödel défendait un réalisme envers les concepts, qui plus est en intension,
ne trouve actuellement pas de réponse satisfaisante.
Le choix d’un réalisme conceptuel est probablement lié à ses recherches et découvertes
scientifiques, notamment à ses deux théorèmes d’incomplétude et ses réflexions autour du
concept itératif d’ensemble. Mais pour le comprendre, il est indispensable de prendre au
sérieux les liens entre philosophie et sciences, que Gödel revendique. Son réalisme conceptuel
se nourrit de ses deux résultats, mais en retour il guide également les voies de recherche
empruntées par Gödel dans les domaines de la logique et des mathématiques. Comprendre le
réalisme conceptuel de Gödel est incontournable pour son diagnostic des paradoxes (Russell
paper) et pour comprendre l’analyse des conséquences philosophiques de ses résultats
scientifiques (Gibbs lecture). L’incompréhension face au réalisme conceptuel de Gödel nous
engage d’avantage encore à constater que les liens entre philosophie et sciences dans l’œuvre
5
de Gödel ne sont eux-mêmes pas appréciés à leur juste valeur, et que trop peu de place leur est
accordée dans les études gödeliennes.
Au regard du contexte général entourant les positions philosophiques de Gödel, notre
objectif est double. Le premier est d’entrer dans les Max-Phil avec tous les problèmes
inhérents à une telle démarche. Il est impératif de trouver une méthode de lecture et
d’interprétation adaptée à la spécificité de ces textes, reconnus difficiles d’accès. Ensuite, le
second objectif est d’éclairer les questions soulevées par le réalisme conceptuel de Gödel, qui
ne trouvent aucune réponse dans les textes publiés, par la lecture des Max-Phil. Les deux
objectifs sont indissociables et se nourrissent mutuellement.
Entrer dans l’analyse des Max-Phil est épineux si l’on ne se donne pas de fil conducteur.
La variété des thèmes abordés, des champs disciplinaires investis pour questionner ces thèmes,
ainsi que les auteurs auxquels Gödel fait appel, confère une structure toute particulière à ses
écrits. Ils prennent la forme d’une imbrication de remarques se faisant mutuellement écho, et
dont on ne peut sortir qu’en déroulant un fil d’Ariane. Le réalisme conceptuel nous apparaît
comme un candidat solide pour jouer ce rôle, dans la mesure où il constitue l’une des seules
positions philosophiques à apparaître à la fois dans les écrits publiés de Gödel (de son vivant
et posthumes) et dans les conversations avec Wang. Ainsi il sera toujours possible de
s’appuyer sur un matériel plus solide.
D’autre part, le réalisme conceptuel ne peut être d’avantage éclairé qu’en
approfondissant la pensée philosophique de Gödel. Les questions relatives à la nature des
concepts, à notre perception de ces entités, à la nature des vérités mathématiques, sont des
questions philosophiques qui ne trouveront de réponse satisfaisante qu’au regard du cadre
métaphysique que se donne Gödel et dont il parle avec Wang. Seuls les Max-Phil, dont on
reconnaît la nature essentiellement philosophique, sans en connaître encore précisément la
portée, sont susceptibles de nous sortir de l’impasse dans laquelle les textes publiés
conduisent.
Se nourrissant mutuellement, les deux objectifs convergent ensemble vers un but
général : montrer qu’il est possible de donner une interprétation cohérente aux Max-Phil et à
la pensée philosophique que Gödel y développe. L’interprétation que l’on propose n’est certes
qu’hypothétique car (1) elle ne concernera qu’un nombre nécessairement limité de remarques
sur l’ensemble des Max-Phil ; (2) certaines incertitudes quant à la transcription allemande et
la traduction française font que les textes actuellement à notre disposition sont encore
susceptibles d’être modifiés ; et (3) nous n’avons pas encore assez de recul, peu de
6
discussions, sur le contenu de ces textes et sur la façon dont nous pouvons les interpréter.
Mais quand bien même n’est-elle qu’hypothétique, elle est possible. La pensée philosophique
de Gödel est cohérente, elle n’est pas le simple fruit d’une passion à laquelle il s’adonne à ses
heures perdues, ou pire, du seul besoin de se construire un monde donnant un sens à sa
paranoïa. Le développement d’une pensée philosophique est une entreprise sérieuse, dans
laquelle Gödel investit une méthode rigoureuse, de sorte que les Max-Phil se rapprochent bien
plus d’un laboratoire de recherche que d’une exposition systématique. Gödel ne se contente
pas de commenter les thèses déjà connues de philosophes qu’il admire. Il les questionne, les
modifie, et enfin se les approprie, dans le seul but de servir son propre projet philosophique, la
métaphysique comme science offrant la description la plus générale du monde. Les Max-Phil
témoignent donc d’une véritable entreprise philosophique.
Ainsi nous défendons l’idée que Gödel cherchait à développer sa propre philosophie,
telle qu’il l’a décrite dans ses conversations avec Wang, une métaphysique qui serait une
monadologie en un sens leibnizien. Elle serait soutenue par une logique conçue comme une
théorie des concepts en intension, décrivant les concepts les plus généraux et les lois de
combinaisons des concepts ; une théorie nécessaire pour développer la métaphysique comme
une science exacte. Notre thèse prend corps du fait que l’interprétation que nous proposons
d’une partie des Max-Phil montre que ces textes sont susceptibles d’apporter des éléments
substantiels de réponse aux questions laissées en suspend par les publications, et qu’ils
s’inscrivent dans une certaine continuité avec les conversations retranscrites par Wang. Nous
souhaitons ainsi montrer que les Max-Phil ont un réel potentiel philosophique et qu’ils sont
indispensables pour ouvrir de nouvelles perspectives dans les études gödeliennes ; ce que
nous illustrerons avec la question plus spécifique du réalisme conceptuel.
L’exemple plus particulier du réalisme conceptuel nous sert de fil conducteur. Il est à
l’origine de problèmes philosophiques concrets que l’on ne peut résoudre à la seule
considération des textes publiés, des conversations avec Wang et de la littérature secondaire.
Il est alors possible d’analyser les Max-Phil en se donnant ces questions à élucider et montrer
qu’un véritable cadre métaphysique original est sous-jacent au réalisme conceptuel et peut
donner des éléments de réponse tout à fait cohérents avec les textes publiés. L’idée est donc
de procéder à un aller-retour entre les textes publiés, les questions qu’ils soulèvent
relativement au réalisme conceptuel, et les Max-Phil.
La première partie de notre travail consistera à décrire le matériel sur lequel nous
travaillons. Les Max-Phil sont des textes inédits, qui renferment des difficultés propres à leur
7
nature : écrits dans une sténographie désuète sous forme de notes personnelles. Ils ne sont pas
destinés à la publication. Entrer dans ces cahiers exige de prendre quelques précautions, dont
nous devons être avertis. Il est donc essentiel de comprendre leur histoire, qui va de pair avec
celle du Nachlass et celle des travaux déjà réalisés sur ces documents, jusqu’au projet dirigé
par Gabriella Crocco et attaché au CEPERC,3 « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la
cosmologie ». Il est également essentiel de présenter les textes eux-mêmes, leur structure et
leur contenu, pour établir une méthodologie de lecture et d’analyse.
La seconde partie est un état de l’art réalisé à partir des écrits publiés de Gödel et de la
littérature secondaire, visant à préciser les questions soulevées par le réalisme conceptuel de
Gödel, et les raisons pour lesquelles cette position reste peu étudiée et donc peu connue. Notre
objectif est d’interroger plus spécifiquement le réalisme conceptuel dans les écrits préhusserliens de Gödel, correspondant à la période d’écriture des Max-Phil. Le réalisme
conceptuel de Gödel compose alors avec un cadre leibnizien, et les deux sont souvent négligés
dans la littérature secondaire.
Enfin, nous nous attaquerons à l’analyse des Max-Phil, guidés par les questions
soulevées par le réalisme conceptuel dans les écrits publiés. Nous partirons d’une remarque
dans laquelle se concentrent toutes ces questions, remarque dont l’objectif principal est – non
sans coïncidence – d’établir un cadre métaphysique, général, d’inspiration leibnizienne. Cette
remarque est très précieuse pour notre démarche, puisqu’elle nous permet de dégager les
premières grandes lignes philosophiques sous-jacentes au réalisme conceptuel, et donc de
dégager des directions plus précises à suivre dans la structure imbriquée des Max-Phil.
3
Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives, UMR 7304.
8
1. Présentation générale des Max-Phil
Les essais philosophiques publiés par Gödel de son vivant sont rares en raison de la
réticence qui était la sienne pour toute polémique. Gödel préférait se prémunir contre toute
controverse en limitant l’exposition de sa pensée philosophique, ne nous laissant que quelques
rares témoignages. Juliette Kennedy recense quatre publications (initiées par Gödel lui-même)
de nature plus spécifiquement philosophique (Kennedy 2014) : le Russell paper, « What is
Cantor’s Continuum Problem » (Cantor paper) publié en 1947 (Gödel 1990e), « A Remark
on the Relationship Between Relativity Theory and Idealistic Philosophy » publié en 1949
(Gödel 1990a) et « Uber eine bischer noch nicht benütze Erweiterung des finiten
Standpunktes » publié en 1958 (Gödel 1990d). Mais, précise-t-elle, les publications dont la
première vocation est scientifique sont si loin d’être dénuées de réflexion philosophique, que
la frontière entre science et philosophie en devient artificielle : « on the other hand many of
Gödel's technical papers are deeply philosophical in nature, beginning with his 1929 thesis;
and so the boundary between his mathematical and philosophical work must remain, in nearly
all cases, an artificial one » (ibid.). Dès ses premières publications, techniques, s’adressant au
cercle scientifique et plus spécifiquement au cercle des mathématiciens et des physiciens,
transparaît donc une pensée philosophique sous-jacente qui, loin d’être une parenthèse
extravagante, vient se placer au cœur de son travail dans les écrits plus tardifs mentionnés cidessus. Cependant la réserve dont fait preuve Gödel dans l’exposition de ses positions
philosophiques est toujours de mise, et les principes en restent cachés à tel point qu’il est
difficile d’en extraire une philosophie positive, voire d’être certain que l’on puisse parler
d’une philosophie qui lui soit propre.
Mais le doute se dissipe à la lumière des nombreux papiers que Gödel laisse derrière lui.
Les fameux cahiers appelés par Gödel lui-même Max-Phil, recueils de remarques pour une
grande part de nature philosophique, sont issus de la collection du Nachlass. A sa mort, Gödel
lègue un volume significatif de documents, appelé Nachlass et conservé à la Firestone Library
de l’université de Princeton, comptant des papiers personnels (médicaux, professionnels,
correspondance, etc.), mais aussi et surtout des travaux (en cours, plus ou moins aboutis, ou
9
seulement en projet) scientifiques et philosophiques. Avant de plonger dans les Max-Phil,
nous devons en comprendre la nature textuelle. Certains des travaux contenus dans le
Nachlass étaient suffisamment aboutis pour que Gödel lui-même les classe dans une boîte
intitulée « Was ich publizieren könnte », mais cela ne représente qu’une petite part de
l’ensemble des papiers découverts, n’incluant pas les cahiers qui nous intéressent. Il ne
faudrait pourtant pas en conclure que les Max-Phil ne représentent que quelques réflexions
jetées à la va-vite, indiquant tout au plus un certain goût pour la philosophie. Chaque
document est scrupuleusement rangé. Gödel n’était certes pas prêt à publier ses remarques
philosophiques, mais au sein de l’ensemble de documents qu’il lègue, les Max-Phil trouvent
leur place et suivent leur propre organisation, indiquant l’attention toute particulière que
Gödel leur accordait.
Les Max-Phil constituent un corpus de textes encore peu étudiés et pour lesquels peu de
publications sont disponibles. La description des travaux déjà réalisés est une étape
indispensable pour justifier notre démarche et comprendre sa mise en place. Notre travail se
donne comme un premier exercice d’analyse des Max-Phil avec le réalisme conceptuel pour
fil d’Ariane. Très loin d’espérer fournir une interprétation définitive sur les fondements
philosophiques d’une des formes du platonisme de Gödel, nous souhaitons bien plus
humblement souligner le potentiel des textes inédits, montrer qu’il est effectivement possible
de développer des hypothèses cohérentes et susceptibles d’apporter des éléments de réponse à
des questions laissées ouvertes par les textes publiés. Il ne s’agit pas d’une démarche isolée.
Elle s’inscrit dans le projet ANR-09-BLA-0313 « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la
cosmologie » dirigé par Gabriella Crocco au sein du CEPERC. Elle est donc aussi et surtout le
fruit d’un travail collectif plus vaste, visant l’édition critique d’une partie du matériel du
Nachlass qui inclue les Max-Phil.
Notre travail, touchant à un ensemble de textes inédits et à la pensée philosophique de
Gödel à travers son réalisme conceptuel, cumule alors deux difficultés majeures déjà endurées
par le comité des Collected Works et par Hao Wang. La première, textuelle, est que ce sont
des notes rédigées, en Gabelsberger, mode de sténographie allemande utilisée et enseignée
jusqu’en 1926, et que peu de personnes sont encore capables de déchiffrer (C. A. Dawson
1995, 7). La seconde touche au contenu auquel nous nous attaquons, contenu de nature
philosophique. Il s’agit sans doute d’un des domaines – avec la physique – les moins
développés dans les études gödeliennes, Gödel lui-même n’ayant pratiquement rien publié sur
sa philosophie, seulement quelques allusions quasi « mystérieuses »
10
aux yeux des
commentateurs, laissées dans le Russell paper et le Cantor paper, et nourrissant le plus
souvent certaines spéculations sur la folie de Gödel.
Il nous est donc indispensable de dresser le bilan des travaux déjà réalisés sur les inédits de
Gödel, qu’ils soient menés sur les textes eux-mêmes (travail d’édition) ou sur leur contenu
(analyse et commentaires), et des difficultés rencontrées à ces occasions. Par le biais de leur
témoignage, il est important de comprendre d’une part pourquoi les Max-Phil n’ont pas, ou
très peu, fait l’objet de publications et d’analyses philosophiques ; et d’autre part pourquoi il
est tout de même intéressant de s’y atteler. Il faut bien comprendre que ces textes n’ont pas
été écartés par désintérêt – bien au contraire –, mais parce qu’ils font partie des documents du
Nachlass les moins accessibles en vertu de leur nature.
Nous devons donc à la fois avoir pleine conscience des obstacles, déjà éprouvés,
propres aux Max-Phil, et légitimer les efforts que nous fournissons à leur analyse en
comprenant pourquoi ils n’ont pas fait jusqu’à présent l’objet d’une étude plus poussée. Il
nous faut également légitimer notre postulat de départ : la philosophie est un domaine de
recherche sérieux pour Gödel, auquel il s’adonne de façon rigoureuse, et qui présente un
véritable intérêt scientifique. 4 Par le témoignage des travaux déjà réalisés nous souhaitons
ainsi éclairer notre propre démarche.
La première partie que nous présentons ici, se veut donc avant tout descriptive. Tout
d’abord, description des documents, pour comprendre les difficultés textuelles qui leur sont
propres et auxquelles nous sommes immédiatement confrontées, mais aussi difficultés liées à
leur contenu, qui nous est encore largement inconnu en raison de leur forme. Il s’agit alors de
décrire le cadre général dans lequel s’inscrivent les cahiers Max-Phil, c’est-à-dire de
l’ensemble du Nachlass et de leur histoire, de la façon dont ils nous sont parvenus et des
travaux d’éditions déjà mis en œuvre par Solomon Feferman et John Dawson, Hao Wang,
jusqu’au projet ANR dirigé par Gabriella Crocco, « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la
cosmologie », dans lequel notre réflexion s’insère. Nous décrirons également la méthode que
nous nous sommes donnée pour entrer dans les textes, l’attitude que nous avons adoptée face
aux premières difficultés, et les objectifs visés à travers l’analyse des Max-Phil.
4
Voir par exemple, la démarche de Pierre Cassou-Noguès dans (Cassou-Noguès 2007), dont l’hypothèse de
travail consiste à dire que la philosophie est un moyen pour Gödel de rationaliser ses peurs. Dans l’absolu, nous
ne rejetons pas le caractère psychologique que peut revêtir l’activité philosophique de Gödel, mais nous pensons
qu’elle ne s’y réduit pas. La philosophie est également un moteur dans ses recherches scientifiques, et c’est ce
lien entre philosophie et sciences qui se trouve valorisé par le projet ANR.
11
1.1 Cadre général et historique des Max-Phil
Les Max-Phil sont une série de cahiers qui nous est parvenue à la mort de Gödel, et que
celui-ci ne souhaitait pas publier de son vivant, mais qui pourtant a fait l’objet d’une
conservation et d’une organisation minutieuses de la part de leur auteur. Ce fait nous laisse
entrevoir, si ce n’est le contenu qui reste assez obscur en raison de la forme que prennent les
cahiers Max-Phil, l’intérêt qu’ils devaient représenter pour Gödel. Une première description
est ainsi destinée à l’organisation du Nachlass, à la place qu’y occupent les Max-Phil, et une
seconde description visera la façon dont ces documents ont été reçus et les travaux déjà menés
à leur égard jusqu’au projet ANR.
1.1.1 Le Nachlass
A sa mort (1978), Gödel lègue à sa femme Adèle l’ensemble de ses documents. A la
mémoire de son mari, Adèle les confie à l’Institute for Advanced Study (IAS) de Princeton
juste avant son propre décès en 1981. Selon ses dernières volontés, les droits d’auteur leur
sont également cédés. Le Nachlass est alors stocké dans les sous-sols de l’Institut d’études
historique de l’IAS, jusqu’en 1985 où l’ensemble des archives est transféré au département
des livres rares et des manuscrits de la Firestone Library à l’Université de Princeton, sous la
collection 282. Des copies sous forme de microfilms ont été réalisées et mis à la disposition
des chercheurs.5 Le Nachlass compte actuellement quarante et une boîtes d’archives, deux
autres boîtes ainsi que sept cartons de matériel auxiliaire dans lesquelles se trouvent des
« preprints » et des « offprints » envoyés à Gödel, et quelques sept cents livres de sa
bibliothèque personnelle. 6 L’ensemble couvre une période allant de 1905 à 1980, mais la
partie la plus dense est comprise entre 1930 et 1970. Les documents sont aussi variés que les
aspects de la vie de Gödel : vie privée (dossier médical, finance, photographies),
professionnelle,
recherche,
correspondance.
Les
documents
manuscrits,
et
plus
particulièrement les notes posant sa pensée, sont en grande partie écrits en Gabelsberger. Il
s’agit donc d’un matériel conséquent, tant en volume que dans la diversité qu’il abrite, rendu
difficile d’accès par l’utilisation du Gabelsberger. Ainsi, dès la réception de ce matériel par
l’IAS, la priorité fut d’en retrouver l’organisation afin d’en prendre toute la mesure.
5
Voir sur le site de la Bibliothèque de Princeton :
http://findingaids.princeton.edu/collections/C0282/#arrangement
Ces microfilms ont été rangés avec le Nachlass.
6
Une bibliographie de la collection personnelle de Gödel est disponible à l’IAS (Gödel 1995b, 1).
12
Dès 1982, un catalogage est entrepris, et complété en 1984, par John Dawson,
mathématicien à l’université de Pennsylvanie, avec l’aide de sa femme Cheryl Dawson, qui
possède une solide formation en mathématique et en allemand. Après la mort de Gödel, les
documents avaient été rassemblés à la hâte et dans la confusion, et ont été stockés tels quels
dans les sous-sols de l’IAS, de sorte que la tâche confiée à J. Dawson s’avèrera plus ardue (et
plus urgente) que prévu :
Little did he know what he was in for. His first inspection of what he would
have to deal with was overwhelming, stored as it was in ten file cabinets and
over fifty cartons, some of them fairly bursting at the seams. Not
surprisingly, Dawson’s one year there turned into two. (Feferman 2005, 134)
Mais la plupart des documents était tout de même classée dans des enveloppes étiquetées par
Gödel. 7 A l’exception de la correspondance qui a été divisée, le catalogage initié par les
Dawson rétablit l’organisation originellement donnée par Gödel, et se découpe selon douze
séries :
Series 01 : Personnal and scientific correspondence,1927-1978
Series 02 : Institutionnal, commercial, and incidental correspondence, 1929-1981
Series 03 : Topical notebooks, 1912-1974 May
Series 04 : Drafts and offprints of Gödel’s lectures and papers, 1929-1980
Series 05 : Bibliographic notes and memoranda
Series 06 : Other loose manuscript notes, 1935-1967
Series 07 : Academic records and notices, 1916-1980
Series 08 : Legal and political documents, 1905-1978
Series 09 : Financial records, 1930-1939
Series 10 : Medical records, 1932-1976 February
Series 11 : Photographs, 1924-1975 September 18
Series 12 : Ephemera, 19478
Chaque document est identifiable par un numéro, dont les deux premiers chiffres
correspondent à la série à laquelle ils appartiennent et les autres indiquent leur place dans la
série ; par exemple, le document 11013 (l’écriture 11/013 est également utilisée) est le
7
Voir également le site : http://findingaids.princeton.edu/collections/C0282#description. Voir également (Wang
1996, 95).
8
Les séries sont présentées sur le site de la Firestone Library (http://findingaids.princeton.edu/collections
/C0282#arrangement), dans (Gödel 1995b, 1‑5), dans (Wang 1996, 95). Elles ont été modifiées grâce au
remaniement de certains documents, et augmentées par les copies microfilmées. Le contenu des séries est
également présenté à la fin du cinquième volume des Collected Works (Gödel 2003b).
13
treizième document de la série 11. Les enveloppes originellement utilisées par Gödel ont été
conservées et également numérotées, leurs numéros correspondant au premier (ou unique)
document qu’elles contiennent.
Au vue de la diversité des types de papiers contenus, tous n’ont pas le même intérêt
pour la recherche (scientifique ou philosophique). Par exemple, la division de la
correspondance en deux séries a été décidée pour faciliter l’enquête des chercheurs. En effet,
la première regroupant la correspondance avec ses collègues et amis scientifiques, même si
elle ne comprend pas uniquement des échanges sur les travaux ou réflexions en cours, est plus
à même de nous renseigner sur la pensée de Gödel, sur ces projets scientifiques. Tandis que la
seconde série qui contient la correspondance institutionnelle, commerciale et secondaire
(demande
d’informations
bibliographiques,
sollicitations
caritatives,
correspondance
éditoriale, correspondance interne à l’IAS, etc.)9, ne révèle sans doute que peu d’informations
sur la pensée de Gödel. Il en est de même avec les séries 07 à 11, plutôt liées à la vie de Gödel.
Parmi les documents les plus importants, tant par la valeur de leur contenu que par leur
ampleur, J. Dawson (Dawson, John W. 1995, 1) compte la correspondance scientifique (série
01), la série de notebooks (série 03, ensemble des remarques notées sur des cahiers, dont font
partie les Max-Phil) et l’ensemble de brouillons, d’esquisses et de notes préparant les articles
et cours (publiés et non publiés) (série 04).
Mais quelle valeur avaient-ils pour Gödel, puisqu’il n’avait pas souhaité – pour la
grande majorité – les publier ? Quel statut devons-nous accorder aux écrits du Nachlass ?
Certes Gödel ne les a pas publiés, mais le fait qu’il les ait conservés n’est-il dû qu’à quelque
trait de son caractère – car après tout il en a fait de même avec les documents domestiques –
ou bien est-ce parce qu’il leur accorde une réelle valeur scientifique ?
Si les publications de son vivant ne sont pas abondantes, ce que Gödel laisse après sa
mort est en revanche considérable. Alors que Wang (Wang 1996, 88) estime les premières à
un volume d’environ trois cents pages, les seconds documents recouvrent rien moins que neuf
mille items, si bien que même en négligeant la part strictement personnelle de Gödel (dossier
médical, papiers relatifs à sa carrière professionnelle, papiers domestiques, photographies,
etc.), le volume occupé par les écrits à caractère scientifique ou philosophique demeure
conséquent. Le Nachlass témoigne donc de la richesse des travaux de Gödel, d’une
productivité bien plus grande que ce qu’il voulait bien montrer dans ses publications. Le
Nachlass est d’autant moins négligeable que, comme nous l’avons souligné, la parcimonie
9
Pour une description détaillée des séries voir (Gödel 1995b, 3‑5).
14
dont Gödel faisait preuve pour publier ses résultats, et plus spécifiquement encore ses
réflexions philosophiques, était liée à sa répugnance pour les controverses. Il ne publiait donc
que lorsqu’il était suffisamment certain du caractère non réfutable de ses affirmations. Les
documents légués contiennent ainsi non seulement des brouillons, des notes préparatoires à
ses publications, mais aussi des textes dont le contenu est inédit, laissés dans l’ombre par leur
caractère trop incertain, tels les Max-Phil et plus généralement tout ce qui touche à la
philosophie. Cela ne doit pas signifier qu’ils avaient une moindre valeur aux yeux de Gödel,
mais seulement qu’ils n’avaient pas une forme suffisamment aboutie pour lui, comme en
témoigne Wang : « Gödel once told me that his writings in shorthand were intended merely
for his own use –undoubtedly because there were not in a sufficiently finished state to
communicate effectively to others what he had in mind » (Wang 1996, 96).
Gödel ne souhaitait pas faire face aux objections et critiques que ces écrits auraient
suscités une fois offert à la lumière du monde :
As is well known, he often did not publish his views that are controversial or
hard to communicate fully. This probably has something to do with his
estimate that criticisms of his views are likely to be conducted on a level and
in a vocabulary not congenial to him, particularly since what he calls "the
prejudices of the time" would make it hard to understand some of his views.
Moreover, he appears to be exceptionally sensitive to criticism, a tendency
undoubtedly connected with his being a "private person". (Wang 1987, 7)
Gödel often choose to do (and especially to publish) what was more
definitive rather than things that were less conclusive, even when the latter
seemed more important to him. This appears to account for his preference
for seeking philosophically relevant (and therefore important for him)
scientific (and therefore precise and definitive) results. […] Moreover, he
spent much time and effort (especially between 1960 and 1970) in
consolidating and extending his old work. (Wang, 1996, 65)
Gödel préférait garder le fruit de ses travaux caché du grand public; ce qui ne signifie pas
qu’il les abandonne, bien au contraire puisqu’il les conserve et y retravaille. Il est notable que
ce pour quoi Gödel montre le plus de réticence à publier, et qui semble pourtant être de la plus
haute importance pour lui, concerne la philosophie. En effet, s’il y a bien un domaine dans
lequel il est extrêmement difficile d’avoir des certitudes et d’éviter les controverses c’est bien
15
celui-ci ;10 d’autant plus que les positions qu’il défend vont à l’encontre de la pensée de son
temps. Selon Wang, le caractère non définitif et imprécis que prend son travail en philosophie,
empêche Gödel de communiquer ouvertement sur ce sujet : « Since, however, definitive and
precise work itself is hardly possible in philosophy, it is not surprising that he felt he had not
found what he looked for in philosophy » (ibid.). Les mêmes réticences apparaissent lorsque
Wang lui parle de publier « Some facts about Kurt Gödel ».11 Gödel valide le texte, mais
souhaite qu’il ne soit publié qu’après sa mort (ibid.).12
L’attitude de Gödel n’est en réalité que la manifestation d’une forme d’anxiété :
The sort of anxiety he had displayed when he was losing at chess may
explain in part why Gödel published so little in philosophy. […] When there
was any danger of being involved in a controversy over priority, he refrained
from contention; for example, he did not stress the fact that he was the first
to prove that truth in a language is not definable in that language. He also
tried to minimize in public the extent to which he had pursued the
independence problems in set theory in his unpublished work. (Ibid.)
Gödel n’aimait donc pas la controverse, se mettre dans une position où l’on peut être en
désaccord avec lui, ce qui l’a poussé à garder le plus secret possible certains de ses résultats
scientifiques comme, par exemple, les problèmes d’indépendance dans le cadre de la théorie
des ensembles, mais aussi l’ensemble de sa pensée philosophique. Wang ajoute qu’il s’agit
d’un trait de caractère qui remonte à l’enfance de Gödel et que s’il n’est pas nécessairement
imputable à un événement en particulier, « it seems better simply to accept as a given that
Gödel was, from childhood on, exceptionally preoccupied with Sicherheit » (ibid.). Ainsi les
différents témoignages apportés par Wang indiquent que, même si Gödel a conservé toute
sorte de documents, y compris des papiers de la vie courante, les textes relatant sa pensée ont
une réelle valeur scientifique aux yeux mêmes de Gödel, et nous donnent la mesure de la
considération dont le Nachlass doit faire l’objet pour quiconque souhaite pénétrer son œuvre.
Un autre indice, matériel, souligne l’attention que portait Gödel à ses écrits non publiés.
Il s’agit d’un papier, intitulé « My notes 1940-70 », découvert par J. Dawson dans la série 04
du Nachlass, dans lequel Gödel non seulement dresse la liste de ses travaux inédits, mais en
donne aussi – pour certains d’entre eux – une brève évaluation. Kennedy émet même
10
Dans la Gibbs lecture, Gödel affirme que « the undeveloped state of philosophy in our days » (Gödel 1995e,
311) ne permet pas de trancher les questions philosophiques sous jacentes à ses resultats d’incomplétude (infra,
76)
11
Wang ne le publiera qu’en 1987 dans Reflections on Kurt Gödel (Wang 1987, 41‑46).
12
Wang offre le même témoignage dans (ibid., 10).
16
l’hypothèse que Gödel ait pu rédiger ce papier afin d’orienter de futurs lecteurs dans le
Nachlass (Kennedy 2014).13 Le texte se compose de six entrées numérotées et scindées en
deux groupes (la séparation est matérialisée par une ligne tracée par Gödel), tels que les
interprète Wang : de 1 à 3 les textes de nature philosophique et de 4 à 6 les textes plus
spécifiquement scientifiques. Wang en reproduit le contenu (Wang 1996, 95‑96), toutes
précautions prises étant donné que le document, écrit principalement en anglais, comprend
également des notes de bas de page dans un mélange d’anglais, de Gabelsberger et
d’abréviations :
S1 About 1000 stenographic pages (6×8 inches) of clearly written
philosophical notes [a footnote here : also philological, psychological] (=
philosophical assertions)
S2 Two philos. [philosophical] papers almost already for print. [A
complicated footnote is attached to the end of this line. The footnote begins
with "On Kant and Syntax of Lang." (the words on and and in shorthand), so
that it is clear which two papers Gödel had in mind. What is complicated is
what is seems to have added as afterthoughts: first, there is an insertion
referring to his ontological proof; next, in parentheses, is a mixture of items
that seems to begin with five minor mathematical pieces and to continue
with two parallel additions, one of them evidently referring to (his notes on?)
his new consistency proof of the axiom of choice, while the other appears to
refer to the collection of his "Notes".]
S3 Several thousands of pages of philosophical excerpts and literature.
S4 The clearly written proofs of my cosmological results.
S5 About 600 clearly written pages of set-theoretical and logical results,
questions, and conjectures (to some extent outstripped by recent
developments.) [Hefte is written between the second and third lines of this
entry, evidently referring to his Arbeitshefte, which are contained in folders
03/12 to 03/28.]
13
L’hypothèse que Gödel ait pu penser à une publication posthume, voire à songer à la programmer, n’est pas à
écarter. J. Dawson souligne que l’attitude de Gödel envers un tel projet était ambivalente : « his attitude towards
posthumous preservation or publication of his papers seems to have been ambivalent. Thus he spoke to Dana
Scott of his desire to have certain papers published posthumously and even asked Scott to prepare typescripts of
some of them. Yet on the other hand, he declined several invitations to consider publication of his collected
works, maintaining that the most important of them were readily available and that the rest were only of
historical and biographical interest » (J. W. Dawson 1987, 2).
17
S6 Many notes on intuit. [intuitionism] & other found. [foundational]
questions, auch Literat. [also literature.] 14
Plusieurs précautions sont à prendre avec le document cité. Wang mentionne le problème des
passages écrits en Gabelsberger, dont il n’est pas spécialiste, et qui requièrent une
transcription plus précise. Il ne lui semble pas aisé de savoir exactement à quels documents
correspond chacune des entrées de la liste, ni même de savoir jusqu’à quel point nous
pouvons raisonnablement suivre l’évaluation qu’en propose Gödel. Selon Wang, l’ordre dans
lequel Gödel inscrit les entrées n’est pas anodin et pourrait signifier l’importance plus ou
moins grande qu’il leur accorde.
Wang fait une tentative de recensement des documents compris dans les différentes
entrées, avec les incertitudes apportées par les remarques introduites en Gabelsberger – pour
celles en anglais, il semble plus sûr de lui. Par exemple il apparaît sans ambiguïté que pour S1,
Gödel pense aux cahiers (notebooks) qu’il a intitulés Max-Phil, sans doute le témoignage le
plus conséquent de son travail philosophique, écrits sous forme de remarques (Bemerkungen)
ou notes. Wang compte également dans cette entrée deux cahiers théologiques. Il précise que
d’autres documents manuscrits du Nachlass, rangés dans la série 06, qui ne sont pas
mentionnés par Gödel dans S1, sont aussi de nature philosophique : les dossiers 06/42 et
06/43 qui contiennent du matériel philosophique écrit entre 1961 et 1965, le dossier 06/31
avec des notes sur les Cartesian Meditationen, Krisis, et Logische Untersuchungen de Husserl,
des observations générales (06/115) comprenant la remarque suivante (en écriture manuscrite
non sténographiée). Que Gödel ne fasse référence qu’aux Max-Phil et aux cahiers
théologiques, et non aux autres écrits répertoriés par Wang, est probablement significatif.
Peut-être constituent-ils, à ses yeux, un recueil plus abouti et (ou) rendent compte d’une
pensée philosophique qui lui est propre (et non des notes de lecture retraçant la réflexion
d’autres auteurs).
Les deux textes auxquels Gödel fait référence dans la deuxième entrée sont « Some
observations about the relationship between the theory of Relativity and Kantian philosophy »
(Gödel 1995f) et le Carnap paper, dont on retrouve pour chacun d’eux plusieurs versions.15
Gödel fait également référence à la preuve ontologique de l’existence de Dieu (06/41),
intitulée « Ontologisher Beweis » datée du 10.02.70 (date où Gödel l’a mise en circulation en
l’envoyant à Dana Scott), mais sur le document est aussi inscrit « ca. 1941 », suggérant que
14
Wang avait déjà publié « My notes 1940-70 », dans Reflection on Kurt Gödel (Wang 1987, 9), mais elle est
plus détaillée ici.
15
Différentes versions des deux textes ont été publiées dans (Gödel 1995b).
18
Gödel ait commencé à y travailler dès 1941.16 Quant aux autres documents mentionnés par
Gödel dans S2, il est plus difficile pour Wang de les identifier. Wang propose cinq candidats
pour les fragments mathématiques mineurs qui dateraient d’avant 1943 : « Simplified proof, a
theorem of Steinitz » (04/124), « Theorem on Continuous Real Functions » (04/128),
« Decision Procedure for Positive Propositional Calculus » (06/09) et « Lecture on
Polynomials and Undecidable Propositions » (04/124.5). Wang souligne également l’absence
notable, dans S2, d’une quelconque référence à « Some basic theorems on the foundations of
mathematics and their implications » de 1951 (Gibbs lecture).
S3 renvoie à des notes de lectures et extraits de littérature philosophique. Wang pense
principalement à la série 05 du Nachlass contenant des notes sur Leibniz, Husserl, Hegel et
Schelling, sur la phénoménologie et l’existentialisme, sur Wronski ; mais aussi sur des
thématiques comme la théologie, la philosophie, l’histoire, les femmes, la psychologie, la
psychiatrie et la neurophysiologie, ou encore sur des textes plus précis comme la thèse
doctorale de Brouwer, « On Infinity » de Hilbert.
S4 renvoie au travail de Gödel sur les univers tournants. S5 et S6 ciblent la logique et
les fondements des mathématiques. Le contenu de S6 a probablement un caractère plus
philosophique que celui de S5.
Même s’il est difficile d’en donner une interprétation rigoureuse, en raison de
l’utilisation du Gabelsberger, de l’absence de critère explicite pour comprendre le choix et
l’ordre des entrées, pris dans son ensemble, le document « My notes 1940-70 » présente un
intérêt en divers points. Tout d’abord, il atteste de l’attention que Gödel portait à ses écrits
non publiés et de la valeur qu’il leur accordait – qu’il est certes malaisé de mesurer, mais qui
est bien là, dans l’acte même de les recenser. Comme l’a pressenti Wang, bien qu’ils n’étaient
pas destinés à être publiquement diffusés, l’importance qu’ils ont aux yeux de Gödel ne doit
pas être remise en question. Gödel en avait une vue d’ensemble et pouvait les penser de façon
organisée. Quand bien même le critère de classification mis en place pour déterminer les six
entrées reste obscur, Gödel en a pensé un et a pris la peine d’en conserver une trace. Tant de
précaution laisse penser que le Nachlass, ou du moins la partie scientifique du Nachlass, ne se
réduit pas à quelques brouillons secondaires au regard du matériel publié, mais constituent un
ensemble de travaux, en grande partie inédits, s’inscrivant dans l’œuvre de Gödel sur un pied
d’égalité avec les textes publiés.
16
Le document « Ontologisher Beweis » est également publié dans les Collected Works, vol.3, (Gödel 1995d).
19
Le deuxième intérêt qu’offre le document, est qu’il montre plus spécifiquement
l’importance que prennent les réflexions philosophiques dans le travail de Gödel. Wang
suppose que les six entrées suivent un ordre en fonction de la valeur que Gödel leur accorde :
« the ordering of items in Gödel’s statement suggests that he valued most the one thousand
pages of philosophical assertions (S1) » (Wang 1996, 96). Il n’est pas anodin de pouvoir
affirmer que les Max-Phil occupent une place centrale pour Gödel. Il s’agit de textes
philosophiques, qui ne se réduisent pas à des notes de lecture ou des comptes rendus de
positions d’autres philosophes. Cette série de textes constitue en quelque sorte un laboratoire
où Gödel développe sa propre pensée philosophique et qui occupe une place entière au côté de
ses travaux scientifiques. Comme le soulignent Crocco et Engelen il s’agit d’une philosophie
« which did not result from some activity done in his free time by a mathematician who had
become bored with mathematics, but rather is the work of a real philosopher » (Crocco et
Engelen, s. d.).
Enfin, le dernier intérêt que présente « My notes 1940-70 » est qu’il révèle la
perméabilité entre résultats scientifiques et questionnements philosophiques. L’interprétation
que Wang propose de la division entre les trois premières entrées, qui seraient plutôt
philosophiques, et les trois dernières, plutôt scientifiques, subit déjà quelques entorses. En
effet, la sixième entrée, sur les fondements des mathématiques et l’intuitionnisme –
questionnant la nature des mathématiques –, est déjà philosophique, et des documents
mathématico-logiques sont rangés dans la deuxième entrée. Les deux premiers écrits auxquels
Gödel fait référence dans S2 sont des interrogations philosophiques sur les sciences (d’une
part sur les conséquences des modèles cosmologiques qu’il propose dans le cadre de la théorie
de la relativité pour le premier, et d’autre part sur la nature des mathématiques pour le
second) ; la preuve ontologique de l’existence de Dieu, quant à elle, est au carrefour de la
logique et de la métaphysique. La frontière entre sciences et philosophie est mince, les deux
ne constituent pas des activités étrangères l’une à l’autre.
Le Nachlass a donc une valeur scientifique et philosophique considérable, tant pour
Gödel que pour ceux qui reçoivent ce matériel. Alors que la mise en exergue de l’organisation
de l’ensemble du corpus par J. Dawson en indique à la fois l’ampleur et la diversité, le
témoignage de Wang en montre toute la profondeur. Les travaux contenus dans le Nachlass
sont au moins aussi importants aux yeux de Gödel que ne le sont les textes qu’il a publiés, et
ce même s’ils étaient voués à un usage personnel. Une grande part en est inédite, trop sujet à
la controverse pour être publié par Gödel. Le document « My notes 1940-70 », non seulement
20
confirme le témoignage de Wang, mais nous éclaire d’avantage sur l’organisation des travaux
inédits. En effet, il fait valoir que non seulement les écrits philosophiques s’intègrent dans un
dessein général qui les met en dialogue avec les travaux scientifiques ; mais qu’ils ont
également leur unité propre, essentiellement formée autour des Max-Phil. Cependant, face au
volume des écrits laissés par Gödel, à leur forme plus ou moins aboutie, à la présence d’un
grand nombre de notes rédigées en Gabelsberger et le manque de connaissance que l’on en a,
notamment sur la philosophie développée par Gödel – partie de son travail, très peu publié et,
précisément, rédigée en Gabelsberger –, le travail à fournir pour pénétrer et comprendre
l’ensemble de son œuvre est encore considérable. Il est donc indispensable de faire le bilan
des travaux réalisés sur ces textes à la suite du catalogage de J. Dawson. Deux acteurs
principaux sont à mentionner : Feferman, qui est à la tête d’un premier travail d’édition sur
une partie du Nachlass auquel participeront également les Dawson, puis Wang, qui en publie
quelques fragments, mais qui contribue de façon plus substantielle à la compréhension de la
pensée philosophique de Gödel en retranscrivant les discussions qu’ils ont eu ensemble.
1.1.2 Les travaux déjà effectués sur les documents inédits : la série des Collected
Works et Hao Wang
Le catalogage de J. Dawson fait prendre conscience de l’ampleur de l’œuvre de Gödel
qui dépasse largement l’ensemble des travaux connus et publiés jusqu’alors (c’est-à-dire
jusque dans les années 1980). Feferman parle du Nachlass comme d’une véritable mine d’or :
« once catalogued, the Nachlass proved to be a gold mine » (Feferman 2005, 134). Dévoilant
ce qui fut délibérément laissé caché par Gödel, il est immédiatement pressenti que ces textes
auront un grand impact sur les études gödeliennes. Dès la réception du matériel catalogué par
J. Dawson les premiers travaux commencent. Deux tâches apparaissent alors essentielles :
d’une part un travail d’édition des textes, avec la difficulté intrinsèque aux notes manuscrites
rédigées en Gabelsberger, rendant leur contenu d’autant moins accessible ; et d’autre part un
travail de fond pour comprendre la pensée véritablement inédite que ces documents recèlent.
L’exemple le plus frappant est sans doute celui de sa pensée philosophique, dont les
affirmations, relativement implicites dans les textes publiés, demeurent incomprises, laissant
bien souvent sans voix les commentateurs. Georg Kreisel confie au sujet des deux
21
publications mentionnées et de leur contenu philosophique « I was simply put off… » (Kreisel
1980).17
Les deux ouvrages notables sur les inédits de Gödel sont, d’une part la publication,
conduite par Feferman, du troisième volume des Collected Works18 (Gödel 1995b) sorti en
1995, présentant un avancement considérable dans la tâche d’édition des textes inédits ; et
d’autre part A logical journey : From Gödel to Philosophie de Wang sorti en 1996 (Wang
1996), contribuant à la valorisation et à la compréhension de la pensée philosophique de
Gödel, notamment grâce à la retranscription des discussions qu’il a entretenues avec lui de
1962 jusque dans les années 70.
Le projet initié par Feferman naît de la volonté de l’Association for Symbolic Logic
(ASL), dont il sera bientôt le président – en 1980 –, de rendre hommage à ce que certains
considèrent comme le plus grand logicien de son temps.19 Dès cette époque, c’est-à-dire dès la
première année suivant le décès de Gödel, le comité de l’ASL envisage un projet d’édition des
publications des textes de Gödel, incluant également du matériel provenant du Nachlass,
qu’Adèle Gödel avait alors déjà confié à l’IAS. Cependant plusieurs obstacles se dressèrent
contre leur première tentative : le manque de réactivité de l’IAS et l’annonce d’un projet
d’édition par un groupe de Vienne. Alors que le projet de Feferman allait avorter, un certain
nombre d’évènements lui redonnèrent vie. Tout d’abord, Feferman mentionne le travail de J.
Dawson, qui attira tout particulièrement son attention, visant à établir une bibliographie
complète des œuvres de Gödel, y compris celles laissées de côté par les bibliographies
diffusées jusqu’alors. J. Dawson, étant entré en contact avec le groupe de Vienne pour les
besoins de son enquête bibliographique, appris à Feferman que leur projet était beaucoup plus
restreint que ce qu’il pensait, et n’avait encore que peu avancé. L’année 1982 fut décisive :
l’IAS change de direction et semble mieux disposé à œuvrer dans le sens du projet proposé
par l’ASL. L’IAS invite également J. Dawson à réaliser un catalogage du Nachlass, travail
s’avérant crucial dans l’initiation de toute édition, quelle qu’elle soit, de ces textes.
Or le catalogage révéla immédiatement, certes la valeur des documents à teneur
scientifique et philosophique, mais aussi et surtout l’envergure du matériel. Très vite le comité
mis en place par Solomon Feferman, composé de John Dawson, Stephen Kleene, Gregory
17
Cité dans le projet ANR p. 5, note 8. Voir également (Feferman 1987) et (Parsons 1990), mentionnés dans le
projet ANR (ibid.).
18
La série des Collected Works est constituée de cinq volumes consacrés aux écrits de Gödel (publiés de son
vivant ou faisant partie du Nachlass), tous édités sous la direction de Feferman, et publiés entre 1986 et 2003.
19
Le témoignage de Ferferman sur la mise en œuvre du projet d’édition des textes de Gödel, que nous résumons
ici, est issu de (Feferman 2005).
22
Moore, Robert Solovay et Jean Heijenoort, dut prendre une décision. L’objectif restait
d’éditer les textes déjà publiés de Gödel – dont le travail avait d’ailleurs déjà commencé –,
mais la question fut de savoir quelle place accorder au Nachlass. Quelle partie du matériel
était-il opportun de publier ? Feferman fait part des doutes qui les traversèrent :
Having made a start on the publications, our problem then was how and
when to deal with all this additional material ; as it turned out, much of this
went on in overlapping ways, with sometimes one thing taking priority,
sometimes another, sometimes too many things at once. (Feferman 2005,
134)
Les deux premiers volumes, (Gödel 1986) et (Gödel 1990b) furent donc consacrés à une
édition commentée des articles déjà publiés du vivant de Gödel. Vint ensuite le travail sur le
matériel inédit du Nachlass avec le troisième volume. L’équipe du comité change et se
compose alors de John Dawson, Charles Parsons, Robert Solovay et Salomon Ferferman luimême. Cheryl Dawson participe également de façon substantielle en prenant la place de
rédacteur en chef, ainsi que par son travail de transcription d’une partie des notes en
Gabelsberger, dont certaines seront alors publiées.
Le troisième volume des Collected Works, contient les écrits d’un certain nombre de
cours donnés par Gödel en divers occasions, plusieurs manuscrits qu’il a laissés dans une
forme relativement aboutie, incluant donc certaines notes rédigées en Gabelsberger (J. W.
Dawson et Dawson 2005, 150). Face à la quantité de documents inédits disponibles, il leur
fallu faire un choix et, à cette fin, prendre une décision quant aux critères de sélection des
documents. Ils se concentrèrent donc sur les manuscrits (1) suffisamment cohérents, (2) dont
le contenu ne répète pas celui des textes déjà publiés dans les deux premiers volumes et (3)
présentant un intérêt scientifique intrinsèque (Feferman 2005, 137). Ils s’aidèrent plus
particulièrement d’une liste intitulée par Gödel « Was ich publizieren könnte »,20 mais ne s’y
limitèrent pas. Les problèmes auxquels ils furent confrontés dans leur choix ont été par
exemple de savoir ce que Gödel n’aurait vraiment pas souhaité voir publier, que faire des
textes dont il existe plusieurs versions, et bien sûr le problème du matériel rédigé en
Gabelsberger. Feferman fournit une liste – non exhaustive – des textes les plus remarquables
publiés dans le troisième volume (ibid. 137-139). Parmi eux se trouvent des textes plus
techniques, ainsi que d’autres textes exprimant une réflexion et des positions philosophiques,
20
D’autres essais provenant du dossier « Was ich publizieren könnte » ont été publiés dans (RodriguezConsuegra 1995).
23
plus profodément encore que les articles publiés. Ainsi, déjà dans le texte de 1933 sur les
fondement des mathématiques « The present situation in the foundation of mathematics »
(Gödel 1995h),21 Gödel affirme son platonisme, ce qu’il réitère ensuite, plus fortement encore,
dans la Gibbs lecture, dans les deux versions du Carnap paper, et dans « The modern
development of the foundations of mathematics in the light of philosophy » de 1961 (Gödel
1995g).
Les deux derniers volumes furent consacrés à la correspondance de Gödel,
essentiellement scientifique, bien que l’on trouve également sa correspondace avec sa mère,
ainsi que le fameux questionnaire Grandjean, que Wang avait déjà révélé (Wang 1987). Parmi
les scientifiques entretenant des échanges épistolaires avec Gödel, le quatrième volume
compte Paul Bernays (qui, à lui seul, occupe la moitié du volume IV des Collected Works),
Heinrich Behmann, William Boon, Rudolph Carnap, Alonzo Church, Paul Cohen, Burton
Dreben, Paul Finsler ; pour le cinquième volume comptent Jacques Herbrand, Arend Heyting,
Karl Menger, Ernest Nagel, Emil Post, Wolfgang Rautenberg, Abraham Robinson, Bertrand
Russell, Paul Schilpp, Thoralf Skolem, Alfred Tarsky, Stanislaw Ulam, Jean van Heijenoort,
John von Neumann, Hao Wang et Ernst Zermelo.22
Feferman et J. Dawson, dans leur témoignage, montrent qu’ils sont conscients des
limites de leur travail – pourtant déjà considérable – par rapport à l’ensemble des documents
du Nachlass pour lequel beaucoup reste encore à faire. Le corpus publié ne recouvre certes
qu’une partie des documents auxquels ils s’intéressaient, mais il constitue déjà une grande
avancée, ne serait-ce que sur les positions philosophiques de Gödel dont on commence à
mieux cerner l’importance dans son œuvre. Ce travail est considérable également en termes
de temps et d’efforts humains requis. Parmi le matériel qui a suscité leur attention en raison
de leur intérêt scientifique potentiel, mais qu’ils ont dû finalement laisser de côté, Feferman
(Feferman 2005, 145) mentionne la série de cahiers intitulée « Arbeitshefte » contenant des
travaux mathématiques, la série des Max-Phil et deux séries de rapports de résultats sur les
fondements, « Logic foundations » et « Results on foundations ». J. Dawson complète la liste
par les notes de Gödel en préparation à ses cours donnés à l’université de Vienne et à Notre
Dame, ainsi que les détails de sa preuve de l’indépendance de l’axiome de choix dans la
théorie des types (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150). Un des principaux obstacles à la
21
Pour l’interprétation de l’affirmation controversée du platonisme dans le texte de 1933, voir (infra, 43-44) et
(infra, 92-94)
22
Pour les détails de la publication de la correspondance de Gödel dans les volumes 4 et 5 des Collected Works,
voir (Feferman 2005, 139‑145).
24
publication des trois séries dont parle Feferman est qu’elles sont entièrement rédigées en
Gabelsberger. En 1982, lorsque le travail sur le Nachlass débute, peu de personnes
connaissent ce système d’écriture. Ils parviennent à trouver quelqu’un, Hermann Landshoff,
un photographe vivant à New-York, qui avait appris le Gabelsberger en Allemagne. C.
Dawson, ayant une base de connaissance à la fois en mathématiques et en allemand, se lança
donc avec l’aide de Landshoff, en s’appuyant sur un livre d’apprentissage du Gabelsberger
retrouvé dans le Nachlass, dans la transcription des textes sténographiés. En 1985, les rejoint
dans leur entreprise, Tadashi Nagayama. Son professeur avait confié des notes de Gödel, dans
l’espoir de trouver quelqu’un qui puisse les traduire. Il était également en possession d’un
manuel de Gabelsberger utilisé par Gödel. Tous les trois parvinrent à transcrire en allemand
une partie substantielle des cahiers, à partir de quoi une première traduction en anglais a pu
être réalisée. Cependant les résultats qu’ils avaient ainsi pu obtenir sur les notes en
Gabelsberger n’étaient pas encore dans une forme suffisamment aboutie et adéquate pour être
publiés. L’énergie et le temps, qu’il aurait fallut encore investir pour qu’ils le soient, étaient
bien trop considérables pour que l’entreprise se poursuive. Ainsi, en 1995, le comité d’édition
et les éditeurs, décidèrent – à regret – de les laisser de côté et d’arrêter le projet sur les deux
volumes de correspondances.
J. et C. Dawson témoignent également des difficultés rencontrées, rendant impossible de
réaliser tout ce qu’ils avaient l’intention de faire :
There were several reasons for the editor’s inability fully realize their
intentions : gross underestimation of the time required to do the editorial
work ; difficulties in reconstructing some of the texts ; changes in personnel
(in particular, the tragic loss of Jean van Heijenoort on the even appearance
of volume I); and eventually, after twenty years of effort, exhaustion of
sources of funding. (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150)
Ils évoquent ainsi des raisons d’ordres variés : les difficultés intrinsèques aux textes, le temps
nécessaire pour en opérer un traitement satisfaisant au regard des contraintes de publications,
les changements dans l’équipe de travail, mais aussi des difficultés pour trouver de nouveaux
financements.
Ainsi les témoignages de Ferferman et des Dawson, loin d’être anecdotiques, sont
primordiaux pour avoir une idée de ce qu’implique une telle entreprise : être tiraillés entre
d’un côté l’intérêt manifeste que présentent les textes et l’avancée qu’ils promettent dans les
études gödeliennes, et de l’autre côté les moyens (de temps, humains et de financements) à
25
déployer pour en venir à bout. De façon plus spécifique, leurs témoignages sont essentiels
pour toute recherche sur la pensée philosophique de Gödel, car même s’ils n’ont pu publier
qu’un faible nombre de passages des Max-Phil, les premières transcriptions réalisées par le
groupe de C. Dawson leur ont permis de prendre conscience de la part non négligeable que
prenait la philosophie dans l’œuvre de Gödel, et ont pu commencer à en faire circuler
quelques extraits dans un cercle restreint de spécialistes. Notons également que les membres
du comité avaient une spécialisation essentiellement mathématique, ce qui, dans leur projet,
pouvait constituer un obstacle supplémentaire à une exploitation plus approfondie des textes
de nature philosophique.
Le second travail prépondérant dans l’étude de l’œuvre de Gödel est celui fourni par
Wang. L’ouvrage décisif fut sans doute A logical Journey : From Gödel to Philosophie
(Wang 1996), sorti en 1996, dont il n’a lui-même pas eu le temps de voir la parution. Hao
Wang est mort un an avant, le 13 mars 1995 ; avant même la finalisation du texte, que les
éditeurs ont dû réaliser en se basant sur les problèmes évoqués par Wang à son ami le
professeur Palle Yourgrau. Il s’agit d’un ouvrage décisif car Wang y retranscrit ses
discussions entretenues avec Gödel entre 1962 et 1976. Par conséquent l’ouvrage contient
pour grande part un matériel inédit, qui n’appartient pas au Nachlass, mais qui est également
propre à Gödel : ses propos, sa pensée vivante, offerts à Wang lors de leurs entrevues (parfois
téléphoniques) enregistrées par Wang. Bien que ce ne soit pas le seul sujet abordé, Gödel y
expose ses positions philosophiques, sa métaphysique, comme il ne l’avait jamais fait avec
quiconque (hormis pour lui-même dans ces notes personnelles, comme les Max-Phil). Il s’agit
d’un matériel d’autant plus précieux qu’il s’inscrit dans une certaine continuité avec les MaxPhil. Les cahiers philosophiques de Gödel sont pour l’essentiel datés, si l’on ne connaît pas
précisément le moment où il arrête de les écrire, on peut néanmoins penser qu’ils prennent fin
en 1955. 23 Ainsi, le contenu des discussions entretenues avec Wang constitue le dernier
témoignage – avec quelques textes comme la révision du Cantor Paper de 1964 (Gödel
1990e), ainsi que « The modern development of the foundations of mathematics in the light of
philosophy » de 1961 – de la pensée philosophique de Gödel, témoignage qui couvre la
dernière période de la vie de Gödel.
Le travail de Wang est sans aucun doute la première, véritable, tentative d’une
reconstruction de la philosophie de Gödel, ou du moins d’une étude de la pensée
philosophique de Gödel. En d’autres termes, le premier à considérer ses recherches dans ce
23
Ce dont on est sûr est que le dernier cahier débute en avril 1955 et qu’il est très court, une trentaine de pages,
laissant supposer que Gödel cesse son écriture dans la même année.
26
domaine – encore déconcertantes pour la plupart des commentateurs, y compris pour les
membres du comité d’éditions des Collected Works – comme une entreprise sérieuse,
intimement liée à ses recherches scientifiques, et totalement intégrée dans l’œuvre de Gödel.
Ainsi le témoignage de Wang montre que la philosophie de Gödel s’inspire non seulement des
aspects logiques mais aussi métaphysiques de la philosophie leibnizienne. Il livre par exemple
l’affirmation suivante de Gödel : « 0.2.1 My [Gödel’s] theory is a monadology with a central
monad [namely, God]. It is like the monadology by Leibniz in its general structure » (Wang
1996, 8). Il met en avant la grande connexion entre aspects logique et métaphysique, comme
en témoigne, par exemple, la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Certes Wang peut lui
aussi rester perplexe face à certaines des idées philosophiques développées par Gödel, par
exemple dans sa préface lorsqu’il explique qu’il se donne comme objectif d’examiner les
positions « les plus raisonnables »24 de l’auteur. Mais il fait tout de même l’effort d’exposer et
de questionner les éléments de sa pensée philosophique émergeant de leurs discussions. Le
travail qu’il mène dans (Wang 1996) est en réalité un projet qu’il poursuit depuis les années
80. Il est initié par l’ouvrage From Mathematics to Philosophy (Wang 1974), dont certaines
pages ont été rédigées par Gödel25, et dans lequel Wang expose le point de vue de Gödel sur
le concept de procédure mécanique, sur la perception des concepts et sur le concept itératif
d’ensemble, le tout dans un cadre qui se veut déjà phénoménologique. Mais le premier acte du
travail d’analyse des positions philosophiques de Gödel est matérialisé par la publication de
Reflections on Kurt Gödel (Wang 1987). Dans cet ouvrage, Wang n’expose pas directement le
contenu de ses conversations avec Gödel, bien qu’il mentionne leur existence et se base sur
elles. Il y aborde pourtant déjà certaines des grandes positions philosophiques de Gödel
comme son platonisme, et plus particulièrement encore son réalisme conceptuel et son
optimisme rationaliste ; et il le fait en les inscrivant dans le contexte de vie de Gödel. Il
propose
par
exemple
un
grand
nombre
24
d’éléments
biographiques,
toujours
« I have thought of my study of Gödel’s idea as a way to arrive at and communicate what I take to be the most
reasonable of his views on the issues he studied » (Wang 1996, xi).
25
Les passages écrits par Gödel sont les suivants : (Wang 1974, 8-12) dans lequel Gödel expose – sur la base
d’échanges épistolaires avec Thoralf Skolem (logicien et mathématicien) – le rôle qu’a joué son point de vue
philosophique dans le développement de ses travaux qui ont abouti aux théorèmes d’incomplétude, (ibid., 84-86)
dans lequel Gödel affirme l’idée de perception des concepts, perception qui dépendrait d’un organe physique
étroitement lié au centre neural du langage, par lequel nous pouvons améliorer notre connaissance des concepts,
et d’une philosophie comme théorie exacte qui requiert une telle clarification des concepts, (ibid., 186) sur
l’axiome de remplacement dans le cadre d’une théorie basée sur le concept itératif d’ensemble, (ibid., 189-190)
dans lequel Gödel mène une réflexion – suivant un cadre phénoménologique – sur les principes sous-jacents aux
choix des axiomes de la théorie des ensembles, (ibid., 324-326) porte sur les conséquences des résultats logiques,
exposés dans la Gibbs lecture, qui ouvrent un débat sur l’opposition esprit vs. machine.
27
présents dans (Wang 1996) mais dans une moindre mesure pour privilégier l’exposition de
développement mental de Gödel, de sa pensée.
Dans les deux préfaces, (Wang 1987) et (Wang 1996), Wang présente ces ambitions à
travers les deux ouvrages qui s’inscrivent donc dans une même ligne. Wang est porté par son
désir de développer et de partager ses propres positions philosophiques, qu’il décrit comme
une alternative à celles de Gödel, et qu’il a dû affiner au cours de ses conversations avec lui –
et qu’il continue d’ailleurs d’affiner en commentant les propos de Gödel dans (Wang 1996).
Mais très vite il se rend compte qu’une telle entreprise, où sa philosophie se pose en vis-à-vis
de celle de Gödel, ne peut s’envisager sans, d’abord, mieux connaître, et mieux faire connaître,
cette dernière. Ainsi les travaux de Wang sur Gödel poursuivent trois objectifs. Tout d’abord,
la philosophie de Gödel n’apparaît à l’heure actuelle que de façon morcelée, à travers des
bribes de textes – les seuls qui semblent faire corps (les Max-Phil) restant inaccessibles. En
faire une présentation cohérente pour le lecteur nécessite alors d’en trouver l’organisation. La
première tâche est donc structurelle : la philosophie de Gödel suit-elle une organisation
définie ? On ne peut encore en être certain, mais dans tous les cas si nous souhaitons en faire
une présentation publique satisfaisante, il faut lui en donner une, ne serait-ce que minimale.
Wang ne prétend pas pouvoir faire entrer toute la pensée philosophique de Gödel dans un tout
parfaitement unifié et ordonné – il pense même qu’une telle présentation est hors de sa
portée – mais que pour la rendre accessible et pénétrable par un lecteur (qui plus est non
spécialiste), il faut en donner une organisation avec des portes d’entrée. En d’autres termes, le
premier problème auquel est confronté Wang et qu’il se doit de résoudre pour publier ses
ouvrages est de savoir comment organiser ses livres pour rendre accessible la pensée de Gödel.
Le deuxième objectif de Wang est d’apporter une première interprétation du contenu de
leurs conversations, et plus généralement une première compréhension de la pensée
philosophique de Gödel. A cette fin, il est amené à diffuser également des documents, ou
extraits de documents, du Nachlass et à en discuter. Dans (Wang, 1987), Wang expose par
exemple le questionnaire Grandjean et différentes réponses écrites par Gödel, jamais
envoyées (ibid., 16-21), dans lesquelles il affirme notamment son réalisme conceptuel. Il y
expose également l’argument développé par Gödel dans sa preuve ontologique de l’existence
de Dieu (ibid., 195), ainsi que le document « My notes 1940-70 », les deux étant repris ensuite
dans (Wang, 1996). Dans ce dernier ouvrage, Wang publie également des extraits des MaxPhil transcrits par C. Dawson et publiés dans (Gödel 1995b), comme par exemple certains des
textes de l’appendice B complétant la preuve ontologique de l’existence de Dieu (Wang 1996,
28
119) ou encore un papier intitulé « My philosophical viewpoint » (ibid. 316), dans lequel
Gödel expose les grandes lignes de sa philosophie. Ainsi, en s’appuyant sur les textes inédits
pour mettre en lumière le contenu de ses discussions avec Gödel, Wang non seulement met
en relief les positions et idées philosophiques de Gödel, mais montre qu’il existe fort
probablement une continuité dans la pensée de Gödel, entre ses notes personnelles des MaxPhil écrites entre 1934 et 1955, et les conversations datant des années 60-70. Ajouté au fait
que Gödel affirme défendre un réalisme conceptuel depuis 1925 (questionnaire Grandjean),
on peut dire que la réflexion philosophique est une activité omniprésente dans la vie de
Gödel – sans doute l’est-elle plus intensément à partir de 1943 –, et ce jusqu’à sa mort ;
activité qui semble suivre un objectif et faire l’objet d’une véritable recherche.
La troisième tâche que se donne Wang à travers ses deux ouvrages sur Gödel, et qui
constitue peut-être pour nous une première limite, est de développer et de présenter ses
propres idées. Ainsi, l’étude de la pensée de Gödel n’est pas une fin en soi pour Wang, il
souhaite pouvoir affiner et affirmer sa propre réflexion philosophique. En quoi cela peut-il
constituer une limite ? Wang prévient le lecteur de son objectif, et précise qu’il est conscient
du danger qu’il y a à cumuler dans un même ouvrage une présentation des positions d’un
auteur avec les siennes propres, et qu’il est en effet préférable de les séparer, quitte à y
consacrer un second ouvrage. Cependant, exactement comme nous en sommes avertis, nous
sentons dans ses commentaires aux propos de Gödel qu’il cherche à nourrir sa propre
réflexion. Il faut alors être vigilant à ne pas générer d’interférences entre les deux penseurs ;
plus exactement entre : les propos directement attribuables à Gödel, les commentaires aux
propos de Gödel et l’exposition de la réflexion philosophique propre à Wang. Les premiers
sont clairement distingués par la mise en forme de (Wang 1996), et sont d’ailleurs numérotés
en fonction des chapitres (premier numéro), des sections de chapitres (deuxième numéro) et
de leur ordre d’apparition dans la section (troisième et dernier numéro). En revanche pour les
deux autres, et bien que Wang prenne soin de lever toute ambiguïté, il faut rester attentif en
distinguant bien ce qu’il attribue à Gödel de ce qu’il revendique comme sien.
Si la première limite mentionnée – et maîtrisée par Wang – est liée à la méthodologie et
aux objectifs qu’il se donne ; la seconde limite n’est pas de son fait. Wang n’a pas accès aux
Max-Phil, ou du moins pas entièrement (seulement les parties transcrites et que les époux
Dawson ont eu la générosité de lui transmettre), l’écriture en Gabelsberger ne lui étant pas
familière. Par conséquent, même si son travail offre incontestablement une ouverture sur la
considération et la compréhension de la pensée philosophique de Gödel, il n’y entre pas
29
encore avec suffisamment de profondeur. Il lui manque tout un pan de la réflexion de Gödel
dans ce domaine. Il est d’ailleurs tout à fait conscient de la limite que confère à son entreprise
l’impossibilité actuelle de s’appuyer d’avantage sur le Nachlass, et plus encore sur les MaxPhil. Wang lui-même regrette de ne pas pouvoir aller plus loin et encourage à poursuivre les
recherches dans cette voie :
What is likely to be of great importance in philosophy is his unpublished
work. My reconstruction of the conversations with him is meant to be a
small step toward making his unpublished views more broadly accessible.
The major task of selective publication from his vast Nachlass will
undoubtedly be arduous and valuable. (Wang 1987, 9)
Le constat qu’il exprime est d’ailleurs partagé par Feferman et les Dawson : « Though
indeed much has been gained in our work there is still much that can and could should be
done » (Feferman 2005, 132); « The present note ["future tasks for Gödel scholars"] discusses
various items that were considered for inclusion in the Collected Works but remain
unpublished. Its aim is to explain why, in the end, they were left out and to encourage
younger scholars to take up where we left off. » (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150‑151).
Parmi le matériel non publié dont parlent les Dawson, figurent en première ligne, avec les
Arbeithefte et les Resultate Grundlagen, les cahiers philosophiques Max-Phil. Les deux
entreprises conduites autour des inédits de Gödel, essentiellement éditoriale pour la série des
Collected Works, mais aussi visant le contenu même de la pensée de Gödel avec Wang, ont
contribué à valoriser la pensée philosophique de Gödel. Ces deux entreprises ont, chacune à
leur manière, mis en évidence l’impact que les écrits philosophiques non publiés sont
susceptibles d’avoir dans les études sur cet auteur, et le fait qu’ils doivent faire l’objet de
recherches plus approfondies. En effet, les Collected Works et les conversations de Wang sont
encore loin de suffire à dresser un portrait exhaustif de la philosophie de Gödel, et le seul
espoir qu’il puisse y avoir à le compléter se trouve dans les Max-Phil. Le témoignage que
constituent les travaux de Wang, de Ferferman, ainsi que des Dawson, est alors d’une grande
aide, car il montre les difficultés que l’on rencontrera à coup sûr dans toute entreprise future
d’études sur le Nachlass et sur la philosophie de Gödel. Travailler sur les Max-Phil s’annonce
comme un travail de longue haleine, impliquant à la fois une reconstruction des textes écrits
en Gabelsberger et une reconstruction de la pensée de l’auteur, dont beaucoup nous est encore
actuellement inconnu. C’est pourtant bien la tâche à laquelle s’attèle le projet ANR « Kurt
30
Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie » dirigé par Crocco, dans lequel notre travail
s’inscrit.
1.1.3 Le rôle du projet ANR « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie »
Le projet ANR-09-BLA-0313 « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie »,
(Aix Marseille Université, CEPERC UMR 7304 CNRS), 26 débute en 2009 pour un
financement de quatre ans. Même s’il est possible de trouver le programme détaillé du projet
sur le site du CEPERC,27 il est important pour nous d’en poser les grandes lignes. Le travail
que nous présentons s’y inscrivant, il nous faut en préciser le cadre et la région qui nous
concerne plus spécifiquement.
Le projet est dirigé par Crocco dont l’intérêt pour Gödel lui est antérieur. Ses premières
publications sur le sujet, et plus exactement sur l’aspect philosophique des travaux de Gödel,
remontent à 2003.28 Elle y défend alors déjà une nouvelle approche interprétative de la place
qu’occupent les liens entre philosophie et logique dans l’ensemble de l’œuvre de Gödel. Elle
s’interroge notamment sur l’idée de théorie des concepts (qui apparaît explicitement dans le
Russell paper), et plus généralement sur l’influence qu’a eu Leibniz dans la pensée
philosophique de Gödel. Les Max-Phil, dont elle publie déjà quelques fragments, deviennent
centraux dans son travail. En parallèle, un autre thème, développé à la même période par
Audureau – et auquel Crocco n’est pas étrangère –,29 deviendra le second moteur du projet
ANR ; il s’agit de la partie physique de l’œuvre de Gödel. Le projet ANR est donc le
prolongement des deux recherches mentionnées, mais il l’est aussi du travail d’édition conduit
par Feferman, et des études de Wang sur la pensée philosophique de Gödel.
Un des présupposés constituant le cadre du projet est l’existence d’un lien étroit entre
les travaux scientifiques de Gödel et sa pensée philosophique. Le cœur en est l’image d’un
Gödel « savant universel », un des derniers savants à pouvoir pénétrer un grand nombre de
domaines scientifiques, en l’occurrence la logique, les mathématiques et la physique, en quête
d’une vision unifiée de leur savoir. L’intérêt de Gödel pour la philosophie se trouve dans le
désir, qui déjà cher à Leibniz, d’un savoir unifié. L’idée animant le projet suppose alors qu’il
n’est possible de comprendre l’œuvre de Gödel qu’au travers des liens qui unissent travaux
26
voir le site du CEPERC : http://sites.univ-provence.fr/wceperc/spip.php?rubrique269.
http://sites.univ-provence.fr/wceperc/IMG/pdf/Programme_ANR-Godel_2009.2014.pdf .
28
« Gödel, Carnap and the Fregean Heritage » (Crocco 2003), suivi de « Gödel on concepts » (Crocco 2006) et
de « Gödel, Leibniz and "Russell’mathematical logic" » (Crocco 2012).
29
Kurt Gödel, critique de la théorie de la relativité générale (Audureau 2004).
27
31
scientifiques et analyse philosophique, que chacun des aspects de l’œuvre de Gödel n’est
compréhensible qu’à la lumière des autres.
Le cadre dans lequel évolue le projet amorce alors une nouvelle avancée dans les études
gödelienne. La série des Collected Works et les travaux de Wang, ont certes montré les
difficultés propres aux textes inédits, auxquels s’attache le projet ANR, mais ils en ont aussi
montré l’intérêt scientifique. Les Collected Works publient la partie la plus aboutie du
Nachlass, comme les documents contenus dans la boîte intitulée « Was ich publizieren
könnte ». Certains textes comme le Carnap paper (Gödel 1995c), Gibbs lecture (Gödel 1995e)
ou celui de 1961 (Gödel 1995g), ainsi que la preuve ontologique (Gödel 1995d) et les
fragments des Max-Phil qui l’accompagnent (Gödel 1995a), contribuent à un premier
enrichissement de l’interprétation des articles publiés du vivant de Gödel. De son côté, en
dévoilant un autre matériel inédit (ses conversations), Wang dégage des aspects importants de
la pensée de Gödel. Les deux entreprises contribuent ainsi à dévoiler la pensée philosophique
de Gödel, et à ouvrir la voie à une nouvelle interprétation de l’œuvre de Gödel. Elles
participent toutes deux à dégager les diverses influences opérant dans la pensée de Gödel :
Leibniz, mais aussi l’idéalisme transcendantal et Husserl. Gödel rend explicite son intérêt
pour Husserl après avoir échoué à rédiger une version satisfaisante du Carnap paper dans les
années 50.30
Ainsi le projet ANR tire son origine de deux constats. Le premier est que toute une série
de nouvelles questions s’ouvrent, notamment sur le développement philosophique de Gödel,
mais sont laissées en suspend par les travaux de Feferman-Dawson et Wang, non pas par
manque d’intérêt mais par manque de moyens. Les questions ouvertes semblent ne trouver de
réponse qu’au regard de l’intégralité de l’œuvre de Gödel, d’un Gödel « savant universel »,
philosophe et scientifique à la fois, exigeant donc un travail de fond sur les textes inédits. Le
deuxième constat dont part le projet, est un manque dans la littérature sur la physique de
Gödel. Non qu’il n’y en ait pas, mais plutôt que très peu, voire aucune, ne se soucient de
rendre compte des intentions réelles de Gödel dans ce domaine.
Les objectifs du projet ANR s’ordonne selon une certaine structure. D’abord un objectif
global supporté par l’image de Gödel « savant universel ». Il s’agit de dresser un tableau des
différents aspects de la pensée de Gödel et de la manière dans laquelle ils s’articulent. Pour
Gödel, il n’existe pas de frontières réelles entre les différents domaines du savoir. Dans son
œuvre, philosophie et science se nourrissent mutuellement, leurs rapports contribuant à la
30
Pour la question du tournant husserlien, voir (van Atten 2014).
32
qualité et à la profondeur de ses résultats scientifiques, à l’origine également de sa conception
singulière de la connaissance scientifique. Or les écrits plus proprement philosophiques de
Gödel nous sont encore dans une très large mesure inaccessibles, et leur contenu reste
méconnu.
L’objectif est ensuite double : technique avec l’édition critique des textes inédits, et
scientifique, en s’attachant, sur la base de ce nouveau matériel, à la résolution de questions
ouvertes concernant les études gödeliennes, impliquant d’une part l’idée d’une logique des
concepts et d’autre part la cosmologie relativiste.
La partie technique consiste à (1) transcrire le matériel écrit en Gabelsberger, dans la
continuité du travail de C. Dawson qui en a généreusement partagé les résultats, et (2) publier
les textes inédits dans la continuité du travail d’édition des Collected Works, afin de rendre le
matériel accessible aux chercheurs.
L’objectif scientifique prend deux voies qui se doivent d’expliquer la déclaration
énigmatique de Gödel, « My work is the application of a philosophy suggested outside of
science and obtained in the occasion of thinking about science » (Wang 1996, 297), tout en
faisant apparaître l’ordre des raisons de Gödel. Il s’agit donc de reconstruire la pensée de
Gödel et mettre en lumière les zones d’ombre qui lui confèrent encore un certain mystère. La
ligne méthodologique est donc d’être le plus fidèle possible à la pensée de Gödel, en restant
au plus proche des textes qu’il a laissés. La coordinatrice du projet, Gabriella Crocco, avertit
alors que les résultats obtenus pourraient ne pas mettre un terme au caractère fragmenté de la
connaissance de l’œuvre de Gödel, ils pourraient même avoir l’effet inverse, probablement en
vertu de la nature des textes de référence. Les deux voies empruntées par l’objectif
scientifique s’emploient à démontrer deux hypothèses de départ.
La première hypothèse tient dans l’idée que la métaphysique constitue la clé de voûte de
l’œuvre scientifique de Gödel. La métaphysique gödelienne est d’inspiration leibnizienne et
prend forme à partir d’une théorie des concepts. D’autre part, la théorie des ensembles
dépendrait également de la théorie des concepts, laquelle permettrait de décider de
l’hypothèse du continu. Derrière la première hypothèse, Crocco a l’idée qu’admettre le rôle
central de la théorie des concepts dans l’œuvre de Gödel peut à la fois mettre en relief
l’originalité des thèses de Gödel sur la notion d’intension de concept, et également de
comprendre comment s’articulent les différentes raisons qui poussent Gödel vers une logique
des concepts. Elle compte trois raisons : (1) mathématiques, avec la notion de « propriété
d’ensemble » que Gödel considère comme primitive dans la théorie des ensembles et qui joue
33
un rôle dans les choix des axiomes ; (2) théoriques ou relevant de la philosophie des
mathématiques, avec le caractère « inépuisable » ou incomplet des mathématiques, illustré par
le concept itératif d’ensemble. Les mathématiques ne peuvent pas être décrites par un
ensemble fini d’axiomes et Gödel juge que nous devons découvrir une nouvelle notion de
preuve distincte du concept mécanique de preuve (au sens donné par Turing). Il a l’espoir que
l’on puisse trouver un concept non formel de preuve qui dépendrait de la signification et de la
distinction entre concept et objet. Enfin, (3) des raisons épistémologiques avec l’opposition
abstrait/concret qui permettrait, puisqu’elle va au-delà de l’opposition entre concept et objet,
de nous aider dans le choix des présentations axiomatiques des théories.
Le fil conducteur que nous choisissons dans notre étude des textes inédits s’inscrit sous
la première hypothèse. Le réalisme conceptuel de Gödel, affirmant l’existence des concepts
comme indépendante de nos définitions et de nos constructions, doit être vu à la lumière de
l’idée d’une théorie des concepts, elle-même prise au carrefour de la logique et de la
métaphysique. Le platonisme de Gödel est également au cœur des trois raisons poussant
Gödel vers une telle théorie des concepts. Il peut en effet expliquer la primauté de la notion de
« propriété d’ensemble », c’est-à-dire du concept d’ensemble dans la théorie des ensembles.
Le réalisme conceptuel supporte l’idée que les concepts sont dans des relations objectives et
décrivent un ensemble de vérités qui ne dépend pas de nous. Ainsi, ce serait en connaissant
mieux les concepts, et donc en approchant ces vérités, que nous pourrons développer un
nouveau concept non formel de preuve. Enfin, il nous oblige à repenser le rapport
concept/objet, et donc également le rapport concret/abstrait.
La deuxième hypothèse, visée par l’objectif scientifique du projet ANR, suppose que la
physique théorique, c’est-à-dire la cosmologie, soit pour Gödel une branche de la logique,
c’est-à-dire dépendante de la théorie des concepts. Nous mentionnons ce second pan de
l’objectif scientifique afin que le lecteur mesure l’ampleur du projet ANR, 31 mais notre
problématique ne s’y attache pas. Bien que nous soyons toutefois appelés à faire quelques
incursions dans le domaine de la physique, notamment sur les questions du temps et de
l’espace, ces questions, prises d’un point de vue strictement physique, resteront secondaires et
viendront simplement éclairer le point de vue métaphysique et épistémologique.
Le programme du projet32 souligne le caractère novateur des hypothèses qu’il tend à
démontrer ; caractère sur lequel nous nous devons également d’insister afin de situer notre
31
Pour le détail de la seconde hypothèse, voir le programme, pp.8-9 et pp.16-17 :
http://sites.univ-provence.fr/wceperc/IMG/pdf/Programme_ANR-Godel_2009.2014.pdf.
32
Voir p.7
34
propre démarche. La première hypothèse présuppose de prendre au sérieux le projet gödelien
d’une théorie des concepts, d’admettre que l’idée même d’une telle théorie est acceptable.
Le matériel sur lequel le projet s’appuie se constitue de copies microfilm du Nachlass
délivrées par l’IAS. Le CEPERC en a fait l’acquisition avant la demande de projet ANR,
grâce à un financement spécifique du CNRS. Les documents initialement visés par le projet
sont :
1/ La série des quatorze cahiers communément connus sous le nom de Max-Phil
2/ Les six cahiers « Logic and Foundations »
3/ Les quatre cahiers « Results in Foundations »
4/ les seize cahiers des « Arbeitshefte »
5/ Les notes de physique de la série III, box 6
6/ Les notes contenues dans le box 9 de la série V sur Husserl, la philosophie idéaliste et
Leibniz
7/ Les notes contenues dans la série VI sur la preuve ontologique de l’existence de Dieu et les
calculs concernant le travail de Gödel sur la relativité générale.
La plupart des textes sont écrits en Gabelsberger. Quelques pages des Max-Phil ont été
publiées dans le troisième volume des Collected Works (Gödel 1995b) et dans (Wang 1996).
Il faut également compter la transcription du Gabelsberger en allemand, partielle et
discontinue, entreprise par C. Dawson, et transmise au CEPERC grâce à la générosité des
époux Dawson. Le CEPERC a repris le travail de transcription sur la base des résultats offerts
par C. Dawson, avant le début du projet ANR, sur les fonds propres du laboratoire. Dans un
premier temps, la tâche est confiée à Robin Rollinger, spécialiste du Gabelsberger, en vertu de
son expérience passée aux archives Husserl, philosophe qui avait également employé ce
mode de sténographie. Très vite, il s’est avéré nécessaire de revoir et de compléter la
transcription de C. Dawson, et l’intérêt des parties des Max-Phil non transcrites a pu être
vérifié. Le travail de transcription est ensuite repris par Eva-Maria Engelen.
De ce vaste ensemble de documents, les membres du projet ont décidé de se concentrer
en priorité sur la transcription en allemand des Max-Phil. Leur choix s’est d’abord porté sur la
série allant du IX au XIV, car C. Dawson avait déjà produit une transcription partielle des
cahiers X et XI, et que ce groupe de cahiers a été écrit, par rapport à l’ensemble des cahiers,
sur une période courte, de 1942 à 1945. Cette période coïncide avec le moment où Gödel
étudie intensivement Leibniz (1943-1946), où il rédige également le Russell paper (1944) –
35
premier essai philosophique –, et met en place le contexte philosophique de ses essais sur la
cosmologie (1949-1950).
Un groupe de chercheurs se sont consacrés à l’établissement des textes allemands,
groupe formé par Gabriella Crocco, Paula Cantù, Eva-Maria Engelen, Robin Rollinger et
Mark van Atten. Ils ont pu produire une transcription définitive du cahier X, une transcription
quasi définitive des cahier IX et XI et une transcription non-définitive des cahiers XII, XIV et
XV, une première transcription du cahier VI, qui n’est pas écrit entre 1942 et 1945, mais qui
contient un grand nombre de remarques sur l’histoire de la philosophie, sur la psychologie et
la théorie de l’esprit.33
Un travail de traduction a également été mené sur ces textes, sur la base des
transcriptions allemandes. Des séminaires hebdomadaires étalés sur deux ans (2011 et 2012)
ont permis d’obtenir des résultats probants : en 2011, le groupe formé par Gabriella Crocco,
Éric Audureau, Eva-Maria Engelen, Julien Bernard, Shinji Ikeda, Amélie Mertens, Dewi
Trebaul et Bertrand Granier, a abouti à la traduction française des cahiers IX et X. Le cahier X,
dont la traduction a été revue par Gabriella Crocco et Amélie Mertens, sera publié
prochainement, accompagnant le texte allemand revu par Engelen. En 2012, le groupe formé
par Gabriella Crocco, Éric Audureau, Eva-Maria Engelen, Julien Bernard, Amélie Mertens,
Dewi Trebaul et Bertrand Granier, a abouti à la traduction française des cahiers XI et XII. En
parallèle, une traduction italienne des cahiers IX à XII, ainsi que de certains passages d’autres
cahiers, a été réalisée par Paula Cantù et Gabriella Crocco.
Il est important, pour compléter la présentation du projet ANR, de noter qu’il inclut un
partenariat avec un ensemble international de spécialistes de Gödel. Mentionnons en premier
lieu les époux Dawson qui, en plus de faire part des résultats qu’ils avaient eux-mêmes
obtenus, notamment sur les transcriptions du Gabelsberger en allemand, ont soutenu
activement le projet en adressant personnellement une lettre au comité d’évaluation de l’ANR.
Ils y expriment leur enthousiasme à l’idée que le travail sur le Nachlass soit repris, permettant
ainsi de redonner vie au projet des Collected Works dans lequel ils s’étaient tant investis, et
dont la poursuite leur semblait du plus haut intérêt pour les études gödeliennes. Ils y
expriment également leur confiance dans la responsable du projet, Gabriella Crocco, dans
l’équipe qu’elle a mis au point, et dans la direction scientifique qu’elle insuffle au projet. Le
projet ANR, compte également comme partenaires internationaux, Richard Tieszen,
spécialiste de Gödel et Husserl, ses travaux questionnent le rapport entre la pensée de Gödel
33
Pour le détail des persones ayant contribué à la transcription voir l’avertissement donné en annexe.
36
et la phénoménologie ; Göran Sundholm, logicien spécialiste de la théorie de la démonstration,
du lambda-calcul et de la logique intuitionniste ; Akihiro Kanamori, mathématicien spécialiste
de la théorie des ensembles ; Pierre Kerszberg, spécialiste en histoire et en épistémologie de la
cosmologie moderne et contemporaine, il est responsable du projet pour la partie physique ; et
Ralf Krömer, mathématicien et historien des mathématiques, spécialiste de la théorie des
ensembles et de la théorie des catégories. Les trois colloques de présentation des résultats,34
des transcriptions allemandes et des analyses de contenu, ont également ouverts de nouvelles
collaborations, parmi lesquelles nous comptons Per Martin-Löf (logicien), Ullrich Schollwöck
(Physicien), Massimo Mugnai (historien de la philosophie) et Eberhardt Knobloch (historien
des mathématiques).
La description du projet ANR, jusque dans les partenaires et les collaborateurs qui lui
sont attachés, en montre son étendue, tant dans le travail à fournir sur les textes que dans la
diversité des thèmes que ce projet englobe. Elle nous donne l’occasion de situer notre ouvrage
dans cet ensemble. Nous nous appuyons sur les Max-Phil, sur lesquels nous avons activement
travaillé dans le cadre proprement dit du projet, en participant à la traduction française du
cahier X, 35 en participant également aux trois colloques. Une de nos communications, à
paraître dans les actes (Mertens forthcoming), dégage le fil conducteur de notre travail
d’analyse des cahiers inédits, le commentaire de la remarque [16-18] du cahier XI, au
croisement des interrogations soulevées par le réalisme de Gödel.
D’une façon générale, la description historique des travaux réalisés sur les documents
inédits de Gödel (y compris les conversations avec Wang), nous conduit à plusieurs constats.
Le premier est que les travaux sur le Nachlass commencent dès leur réception (à une année
près), et que dès ce moment, c’est-à-dire dès le catalogage réalisé par J. Dawson, on en
mesure le volume, la diversité et la valeur scientifique. On y trouve certains aspects qui
n’étaient que peu représentés dans les textes publiés du vivant de l’auteur. Tel est le cas de sa
réflexion philosophique, qui très vite s’avère être une partie intégrante de l’œuvre de Gödel, et
même par la suite – grâce au projet ANR – en être une partie centrale. Le Nachlass et les
conversations avec Wang obligent à repenser fondamentalement l’œuvre de Gödel, à lui
appliquer une toute nouvelle organisation dans laquelle ses résultats logiques ne sont plus
seuls au premier plan.
34
Les trois colloques ont eu lieu à l’ENSTA de Paris en décembre 2010, à l’IMERA de Marseille en septembre
2011 et à la Maison de la Recherche d’Aix-en-Provence en Juillet 2013.
35
Voir l’annexe A.1.
37
Le deuxième constat est que l’avancée dans les travaux d’édition et d’analyse des textes
ne progresse que pas à pas, et qu’il ne peut en être autrement, car la mise en œuvre de ces
travaux nécessite des moyens considérables. Leur quantité, leur forme plus ou moins aboutie
ainsi que l’utilisation de Gabelsberger, rend le travail, ne serait-ce que d’édition, extrêmement
chronophage. Il n’est donc pas étonnant de voir des changements dans l’équipe de travail sur
les périodes consacrées à l’édition des différents volumes des Collected Works. Il n’est pas
non plus étonnant d’être confronté aux problèmes de financements.
Enfin, le dernier fait notable est la diversité des approches développées à l’occasion des
différents projets sur le matériel inédit, sans doute parce qu’ils n’étaient pas exposés aux
mêmes objectifs, aux mêmes contraintes matérielles, ni aux mêmes problématiques théoriques.
Le projet des Collected Works est essentiellement éditorial et vise moins l’analyse, bien que
chaque texte soit introduit par une note qui se veut déjà un commentaire. Il n’y a du moins
que peu d’analyse de la pensée philosophique de Gödel, et ce pour plusieurs raisons. Comme
nous l’avons déjà souligné, le comité d’édition était principalement orienté vers l’aspect
mathématique, étant composé majoritairement de mathématiciens. Le premier objectif était de
rassembler les articles qui avaient été publiés du vivant de Gödel, or le contenu de ces
documents est bien plus scientifique et technique que philosophique, puisque l’auteur,
sensible aux controverses, se refusait de dévoiler trop explicitement ses positions dans ce
dernier domaine. Enfin, sur le Nachlass lui-même, un choix lié à la logique du travail
d’édition (au vu du volume de documents et des moyens à disposition) a été de donner la
priorité aux textes les plus aboutis et dont le contenu était relativement accessible par leur
forme. Les choix qu’ils ont fait s’imposaient, mais ne leur ont pas laissé le temps
d’approfondir le travail sur les documents rédigés en Gabelsberger, dont font justement partie
les textes contenant le cœur de la pensée philosophique de Gödel, ni même le travail
d’analyse du contenu.
Le principal objectif de Wang est de comprendre la philosophie de Gödel, en se basant
essentiellement sur les conversations qu’ils ont partagées. Il parvient à en dégager des
premiers éléments significatifs. Mais les conversations, et donc l’analyse que Wang propose,
visent un autre objectif plus fondamental à ses yeux : le développement et l’affirmation de ses
propres positions philosophiques. L’autre limite que nous voyons à son travail, et dont il avait
également conscience, est qu’il n’avait pas un accès direct au Nachlass, et plus
spécifiquement aux Max-Phil, dont il reconnaît pourtant la nécessité pour approfondir la
connaissance de la pensée philosophie de Gödel. Il a pu prendre connaissance des
38
transcriptions de C. Dawson, mais d’une part l’avancée du travail sur les Max-Phil était
encore trop peu avancée à l’époque, et d’autre part les deux projets, de Wang et des Collected
Works, ne se sont pas croisés. Bien sûr chacun avait connaissance du projet et des objectifs
visés par l’autre, mais si ce n’est quelques brefs échanges, il n’y a jamais eu de véritable
dialogue entre ces deux entreprises, qui peuvent pourtant, aujourd’hui, nous sembler
complémentaires.
Le projet ANR se démarque par sa volonté de mener de front les deux aspects, ayant
conscience que l’avancée dans l’édition et la publication des textes écrits en Gabelsberger ne
peut se faire sans un travail d’analyse du contenu, et inversement que l’analyse du contenu ne
peut se faire sans une avancée sur la transcription et la traduction. Le cercle vertueux, dans
laquelle une telle démarche nous fait entrer, est rendu manifeste dans la façon même dont le
travail a été mené, avec des premiers jets sur les transcriptions et les traductions, revues
collectivement lors de séminaires dont le contenu était également commenté. Les réflexions
collectives étaient ensuite à leur tour reprises par un groupe plus restreint. Les résultats
obtenus sont donc le fruit à la fois de travaux individuels, de réflexions collectives, et de
multiples révisions, à l’occasion desquels la qualité des textes s’améliorait en même temps
que leurs commentaires en étaient affinés. La progression pas à pas, dans un dialogue entre
problèmes textuels et problèmes d’interprétation, est exigée par la nature même des textes ;
nature qu’il nous faut détailler pour comprendre les enjeux de notre propre démarche.
1.2 Comment lire les textes inédits de Gödel, les Max-Phil
L’analyse à laquelle nous nous essayons, s’inscrit dans la première partie du projet
ANR, philosophique et logique, interrogeant le rôle de la métaphysique dans l’œuvre de
Gödel, ainsi que de la théorie des concepts qui doit en être le support. Comprendre la nature
des textes, les difficultés qui leurs sont propres, tant au niveau de la forme que du contenu, est
indispensable pour comprendre à son tour notre méthode d’analyse, et la réalité des résultats
que nous prétendons pouvoir obtenir grâce à elle. Nous procédons ainsi à une description plus
spécifique des Max-Phil. La série de cahiers des remarques philosophiques forme une unité,
tant dans leur rédaction que dans leur contenu, suivant ainsi une logique propre d’écriture.
L’objectif est donc de comprendre (1) leur structure et leur nature textuelle, c’est-à-dire la
façon dont Gödel a organisé les cahiers et rédigé les remarques qu’ils contiennent, et (2)
39
l’organisation du contenu, des thématiques abordées, que reflète la structure textuelle. Une
fois dépeinte la logique d’écriture, nous expliciterons notre méthode. Nous expliquerons
pourquoi elle ne peut prétendre viser une interprétation complète et définitive des textes sur
auxquels nous l’appliquons. Notre objectif est de montrer qu’en se donnant un angle précis
par lequel entrer dans les remarques des Max-Phil, en l’occurrence le réalisme conceptuel et
les questions qu’il soulève, il est possible de reconstruire, au moins partiellement, la pensée de
l’auteur, c’est-à-dire sa philosophie. Nous souhaitons ainsi montrer dans quelle mesure les
Max-Phil sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse à des problèmes laissés
ouverts par le matériel publié.
1.2.1 Description des Max-Phil : forme, contenu et logique d’écriture
La série issue du Nachlass
36
communément appelée Max-Phil, est un ensemble de
quinze cahiers numérotés par Gödel de 0 à XV. Le cahier XIII a été perdu du vivant de Gödel,
puisque lui-même expose ce fait. Gödel en débute l’écriture dans les années 30, probablement
1934, et la cesse en 1955, couvrant une large période de sa vie. L’intitulé « Max-Phil » vient
également de leur auteur. Gödel choisit « Max » pour « Maxime » et « Phil » pour
« Philosophie », révélant d’emblée la nature philosophique du contenu. Trois points sont
essentiels dans leur description : (1) l’objectif, qui semble se dessiner au fur et à mesure de
leur écriture, d’une philosophie en lien avec l’idée de théorie des concepts, (2) la façon dont
Gödel les écrits, en l’occurrence sous forme de remarques, relativement brèves et
extrêmement concises, qu’il écrit pour lui-même (3) leur contenu, marqué par la grande
diversité des thèmes abordés et des champs disciplinaires invoqués. Les trois aspects –
objectif global, forme et contenu – sont étroitement liés. Leur articulation révèle la structure
des Max-Phil, nous en dévoilant ainsi la nature. Les Max-Phil constituent un laboratoire
philosophique dans lequel la pensée de Gödel évolue, tâtonne même, suivant sa propre
méthode, fondant et esquissant progressivement ses principes métaphysiques, ceux-là même
tacitement à l’œuvre dans ses travaux scientifiques.
Visée générale des Max-Phil
Dans les Max-Phil se profile un travail de recherche philosophique esquissant une
métaphysique rationnelle, définie par Gödel lors des conversations avec Wang comme une
monadologie leibnizienne. Gödel projette une métaphysique comme science générale non
36
Les cahiers Max-Phil correspondent aux items 03/63 à 03/72.
40
seulement englobant et unifiant les divers domaines du savoir humain dans une vision
générale du monde, mais aussi en les rationalisant, c’est-à-dire en fondant les concepts de
toutes les sciences sur les concepts philosophiques. Chaque science explique un aspect du
monde, la philosophie doit fournir une explication qui les unit, et les dépasse en devant rendre
compte de la signification du monde. La philosophie doit prendre la forme d’une science
exacte, c’est-à-dire d’une théorie axiomatique, basée sur l’idée leibnizienne d’une théorie
combinatoire des concepts. Elle doit être pensée comme un système (non formel) de concepts
primitifs, au sens d’indécomposables. Les concepts logiques ne peuvent en effet pas être
dérivés d’autres concepts, et il est possible de les combiner entre eux pour former des
concepts de plus en plus complexes. La philosophie dépendrait ainsi d’une logique comme
théorie des concepts, science qui renferme les concepts généraux les plus abstraits (les
concepts logiques), qui ne se contentent pas de donner la structure du monde, mais la structure
de tout monde possible : « logic deals with more general concepts ; monadology, which
contains general laws of biology, is more specific » (Wang 1996, 294). Les concepts de la
philosophie doivent donner la signification du monde actuel, régi par les lois contingentes de
la nature parmi lesquelles comptent les lois de la biologie. Il n’est pas certain que Gödel
utilise ici le terme « biologie » au sens de la science particulière qui étudie le vivant, mais en
un sens qui se rattache à la monadologie : toutes les choses du monde sont des monades ou
agrégats de monades qui évoluent selon un mouvement interne. C’est en expliquant les lois
des mouvements internes des monades que la signification du monde émerge. Ainsi les
concepts de la philosophie sont les plus généraux dans l’explication du monde, dans la
richesse et la complexité du contingent, mais il y a des concepts encore plus généraux, en
l’occurrence les concepts logiques qui ne visent pas à expliquer le monde actuel, mais
l’ensemble des possibles.
Gödel n’a jamais établi de liste exhaustive et définitive des concepts fondamentaux de
la philosophie et de la logique, mais pense qu’il s’agit là de la tâche incombant aux recherches
philosophiques. Gödel évoque certaines pistes dans les conversations avec Wang, mais aussi
dans des extraits des Max-Phil publiés dans le troisième volume des Collected Works : « the
fundamental philosophical concept is cause. It involves : will, force, enjoyment, God, time,
space. Will and enjoyment : hence life and affirmation and negation. Time and space : being
near is equivalent to the possibility of influence », 9.1.18, (Wang 1996, 294).37 En ce qui
concerne les concepts philosophiques, le plus fondamental serait le concept de cause, dont
37
Voir également (Gödel 1995a, 433).
41
découleraient les concepts de volonté, de force, de plaisir, de Dieu, de temps et d’espace. Des
concepts de volonté et de plaisir découleraient la vie, l’affirmation et la négation ; des
concepts de temps et d’espace, le concept d’être proche qui serait équivalent à la possibilité
d’influence. Le projet de Gödel semble se dessiner : il y aurait un concept fondamental à
partir duquel on peut former de nouveaux concepts plus complexes, eux-mêmes formant de
nouveaux concepts encore plus complexes, etc. Ils semblent s’appliquer à des choses
concrètes, du monde, voire à des choses douées d’une âme, par exemple pour les concepts de
volonté, de plaisir.
Pour les concepts logiques, Gödel suggère : « a concept is a whole composed of
primitive concepts such as negation, conjunction, existence, universality, object, the concept
of concept, the relation of something falling under some concept (or some concept applying to
something), and so on », 8.6.17, (ibid., 277). Dans une autre remarque tirée des conversations
avec Wang, on retrouve une liste ressemblante : « a concept is a whole –a conceptual whole –
composed out of primitive concepts such as negation, existence, conjunction, universality,
object, (the concept of) concept, whole, meaning, and so on. We have no clear idea of the
totality of all concepts », 9.1.26, (ibid., 295). Les concepts de la logique apparaissent relever
d’une nature distincte des concepts de la philosophie, ils ne semblent pas s’appliquer
uniquement à des choses concrètes, mais aussi à des choses abstraites comme d’autres
concepts. Ils décrivent des relations purement conceptuelles, qui ne décrivent rien du réel,
mais en donne la structure. Des concepts comme la négation,38 la conjonction, l’application
d’un concept, sont des concepts qui doivent nous renseigner sur la façon dont nous pouvons
combiner les concepts pour former de nouveaux concepts plus complexes. Ainsi la logique
prescrit une structure combinatoire que toute science doit suivre. La distinction que l’on peut
appliquer entre concepts logiques de la théorie des concepts et concepts philosophiques d’une
monadologie comme science exacte, semble relever de l’opposition nécessaire-contingent.
La visée d’une métaphysique rationnelle n’est pas explicitement posée dans les MaxPhil et n’apparaît pas d’emblée. Les trois premiers cahiers laissent supposer que les Max-Phil
consistent en un journal de bord, voire un manuel d’optimisation de vie. En effet, en plus de
notes de cours complétées par des commentaires de nature philosophique, Gödel y inscrit des
38
Il est remarquable que la négation apparaisse, à la fois dans la liste des concepts philosophiques et dans celle
des concepts logiques. Il n’est pas impossible que Gödel développe une double conception de la négation,
probablement à l’instar de Leibniz : une comme contradiction logique, c’est-à-dire négation d’une nécessité
logique de type « p et non-p » du calcul des propositions, la seconde comme imperfection au regard du meilleur
des mondes possibles, c’est-à-dire négation de la nécessité morale sous-jacente à la Création, et toucherait
l’ensemble des possibles non-actualisés.
42
suggestions pour son programme de recherche en philosophie, des maximes pour l’aider dans
la conduite de sa vie professionnelle mais aussi privée, des réflexions sur sa carrière et son
développement personnel, ou encore des missions qu’il doit accomplir. Mais au fil des cahiers
les remarques prennent de plus en plus la forme de réflexions théoriques visant une
compréhension rationnelle de la nature humaine et de sa place dans le cosmos, le conduisant à
questionner la signification de la vie et de l’existence du monde (Crocco et Engelen, s. d.).
L’enquête qu’il mène prend la forme d’un travail de recherche rigoureux, avec des notes et
commentaires sur les thèses de philosophes – dont Leibniz –, de logiciens, de physiciens et de
mathématiciens. Les réflexions sont philosophiques, mais prennent sources dans divers
champs disciplinaires, que Gödel tente de croiser. Les liens entre philosophie et sciences sont
très marqués, mais les remarques proprement philosophiques sont nombreuses. De même,
dans le cahier X, écrit dans la période de préparation du Russell paper, Gödel fait de
nombreuses fois explicitement référence à Leibniz, notamment à sa monadologie, mais aussi à
sa scientia generalis. Au fil des remarques, il semble également revenir sur certaines
questions sous l’angle de différents champs disciplinaires. Ainsi, entre les remarques dans les
premiers cahiers relatives à un programme de recherche en philosophie, et l’augmentation des
remarques théoriques, Gödel semble déployer une logique d’écriture en vue de développer sa
propre métaphysique d’inspiration leibnizienne.
Que savons-nous de la philosophie de Gödel ? Gödel dit qu’il défend un réalisme
mathématique et conceptuel, une forme de platonisme, position qui apparaît ainsi au cœur de
sa philosophie. Mais comment caractériser son platonisme ? Une thèse défendue par Crocco
et Engelen (ibid.) est que, jusqu’à une étude plus approfondie des Max-Phil, la philosophie de
Gödel pouvait être considérée comme une philosophie « négative ». Les résultats scientifiques
de Gödel réfutent les positions philosophiques les plus fortes de son temps relatives à la
nature des mathématiques (de leurs objets et de leurs vérités) – notamment le constructivisme
nominaliste de Carnap –,39 le poussant ainsi – uniquement par défaut – à adopter un point de
vue en opposition radical à ce qu’il considère comme le Zeitgeist. La façon dont il s’exprime
dans « The present situation in the foundations of mathematics » de 1933, pourrait confirmer
une prise de position « par défaut » : « The result of the preceding discussion is that our
axioms, if interpreted as meaningful statements, necessarily presuppose a kind of Platonism,
39
Dans une révision du Russell paper datant de 1972 (Gödel 1990c), Gödel ajoute une note visant à préciser que
le terme « constructivisme » est utilisé pour une forme strictement nominaliste du constructivisme, s’appliquant
à la no-class theory de Russell. Mais la critique la plus forte exprimée par Gödel va pour Carnap qui s’inscrit
dans l’héritage nominaliste de Russell. Le constructivisme nominaliste réduit les mathématiques à des règles
syntaxiques et les objets mathématiques à des entités linguistiques.
43
which cannot satisfy any critical mind and which does not even produce the conviction that
they are consistent » (Gödel 1995h, 50).
Selon l’interprétation proposée par Charles Parsons (Parsons 1995, 49), les résultats de
ses théorèmes d’incomplétudes dévoilent le problème du fondement des mathématiques que le
programme finitiste d’Hilbert renferme. Il est impossible pour un système formel contenant
l’arithmétique de démontrer sa propre consistance ; l’énoncé formulé dans le langage du
système et affirmant la consistance du système, y est indécidable. Le platonisme, concevant
les objets, les concepts, mais aussi les vérités mathématiques comme des entités objectives,
apparaîtrait alors à Gödel comme la seule position qui permettrait de résoudre les problèmes
soulevés en mathématiques. Parsons explique alors que le platonisme de Gödel évolue pour se
radicaliser dans ses écrits plus tardifs, justifiant ainsi l’écart entre le passage de 1933 où il
mentionne le platonisme, mais ne le considère pas comme une position satisfaisante pour un
esprit critique, et les textes à partir de 1944, avec le Russell paper, jusqu’à la révision du
Cantor Paper en 1964, où le réalisme apparaît comme une position explicitement assumée.
Cependant, au vu de certains indices, l’interprétation de Parsons ne parvient pas à nous
convaincre. Tout d’abord, dans le questionnaire Grandjean (op. cit.), Gödel affirme qu’il
défend un réalisme mathématique et conceptuel depuis 1925, c’est-à-dire avant les résultats
d’incomplétude de 1931. Il affirme également n’avoir jamais adhéré aux conceptions des
mathématiques de son époque, au Zeitgeist, qu’il considère comme le plus grand préjugé de
son temps (Wang 1987, 210). Gödel déclare que, lors des discussions qu’il avait avec certains
des membres du Cercle de Vienne (1926-28), il défendait des positions non positivistes, et un
point de vue sur les fondements des mathématiques fondamentalement différent du leur. Enfin,
si l’on considère « Some basic theorems on the foundations of mathematics and their
implications » de 1951 (op. cit.), Gödel présente le platonisme comme un point de vue
possible sur la nature des mathématiques, parmi d’autres alternatives qu’il présente de façon
exhaustive. Son but est de montrer quelles alternatives philosophiques sont encore tenables
face à ses résultats logiques de 1931 et du concept itératif d’ensemble, qui à eux deux mettent
en exergue l’incomplétude liée aux mathématiques telles que nous les avons développées.
Gödel arrive à la conclusion que les résultats logiques éliminent toute conception nominaliste
des mathématiques, y compris donc la conception carnapienne, mais ne suffisent pas à
éliminer toutes les alternatives concurrentes au platonisme. Restent en jeu le réalisme « naïf »
aristotélicien et l’intuitionnisme. Ainsi, si nous sommes d’accord avec Wang pour dire que les
résultats scientifiques de Gödel tendent à réfuter les positions philosophiques de son temps,
44
nous ne suivons pas l’interprétation de Parsons, affirmant que le platonisme de Gödel naît des
résultats scientifiques. Au contraire nous supposons qu’il s’agit d’une position qui motive ses
recherches scientifiques, et qui doit être assise par les résultats scientifiques, suivant au plus
près les propos de Gödel affirmant que son travail « is the application of a philosophy
suggested outside of science and obtained in the occasion of thinking about science »,et
laissant la place à l’idée qu’il existe une philosophie gödelienne positive.
Nous constatons que même si la publication de matériel inédit en 1995 et 1996 marque
un tournant dans les études gödeliennes, la philosophie de Gödel reste incomprise, avec de
grande part d’ombre. De quels indices disposons-nous pour commencer à la reconstruire ? A
quel type de philosophie avons-nous affaire ? Dans le Russell paper (1944), qui marque sans
aucun doute l’expression la plus explicite de son réalisme, Gödel affirme son affinité au projet
leibnizien d’une théorie des concepts, influence confirmée par la retranscription des
conversations avec Wang. Les textes de Wang livrent des premières pistes que les Max-Phil
questionnent :
i. Gödel défend un platonisme qui renferme à la fois un réalisme mathématique et un
réalisme conceptuel. Les objets mathématiques et les concepts sont des entités
objectives, indépendantes de nos constructions et de nos définitions ; il en est de
même avec les vérités mathématiques.
ii. La philosophie de Gödel est une métaphysique leibnizienne, une monadologie, avec
une monade centrale, Dieu. La monadologie est liée à l’idée que l’on peut donner
une signification rationnelle au monde. Cependant, bien que Gödel revienne de
temps en temps sur l’idée d’une monadologie, Wang reste prudent et affirme qu’il
n’était pas évident pour lui de savoir si Gödel exprimait là son propre point de vue
ou rendait compte seulement du point de vue de Leibniz (Wang 1996, 314).
iii. Elle doit être développée comme une science exacte, axiomatique, c’est-à-dire comme
une science dont on peut connaître les concepts fondamentaux, primitifs, à partir
desquels tous les autres concepts et toutes les relations conceptuelles sont dérivés.
Elle est donc basée sur une logique qui répond au nom de « théorie des concepts ».
iv. La tâche de la philosophie est l’analyse des concepts, ce qui la distingue des autres
sciences et en constitue le fondement. Elle est à l’image de la scientia generalis
leibnizienne, elle fournirait les concepts primitifs à partir desquels tous les
concepts de toutes les sciences (et pas uniquement de la philosophie) sont dérivés.
45
v. L’analyse philosophique des concepts est différente de l’analyse logique des concepts :
la première est tournée vers la signification du monde actuel, la seconde vers
l’ensemble des possibles.
vi. Gödel trouve dans la monadologie leibnizienne une forme de rationalisme qu’il est
possible de connecter au platonisme. Les concepts de la philosophie et les concepts
de la logique décrivent une réalité objective, et en trouvant les concepts primitifs
nous deviendrons capables de résoudre tout problème posé clairement à la raison.
Une forme d’optimisme rationaliste se dégage ainsi de sa philosophie. Selon Wang
et d’autres commentateurs (par exemple van Atten et Kennedy (van Atten et
Kennedy 2003), Tieszen (Tieszen 2011)), Gödel trouve la connexion entre
rationalisme leibnizien et platonisme dans la philosophie tardive de Husserl
(idéalisme transcendantal) et cherche chez Husserl une méthodologie pour
améliorer notre connaissance des concepts objectifs.
vii. Bien qu’il défende un réalisme conceptuel, selon lequel les concepts sont des entités
objectives, cela ne l’empêche pas de penser qu’il existe des concepts subjectifs.
Par subjectivité, Gödel entend une forme d’intersubjectivité ; les concepts
subjectifs sont les concepts que l’homme est capable de former, qui structurent la
connaissance humaine. Concepts objectifs et concepts subjectifs ne coïncident
peut-être pas toujours. L’idée était déjà développée dans la Gibbs lecture de 1951.
viii.
Gödel défend l’idée d’une perception des concepts, qui participerait à décrire le
lien entre concept objectif et concept subjectif, à décrire notre accès épistémique
aux concepts objectifs ; idée qu’il explicite déjà dans un passage qu’il rédige de
From Mathematics to Philosophy (Wang 1974, 84‑86).
Wang expose un document du Nachlass, dans lequel Gödel présente une liste de quatorze
assertions censées refléter ce qu’il appelle « My philosophical viewpoint » (item 06/128 des
archives). La traduction anglaise qu’en propose Wang dans (Wang 1996, 316) se base sur la
transcription de C. Dawson. Nous en présentons une version dont la transcription a été revue
par Engelen :
My philosophical viewpoint :
1. The world is rational
2. Human reason can, in principle, be developed more highly (through
certain techniques)
46
3. There are systematic methods for the solution of all problems (also art,
etc.).
4. There are other worlds and rational beings, who are of the other and
higher kind.
5. The world in which we now live is not the only one in which we live or
have lived.
6. Incomparably more is knowable a priori than is currently known
7. The development of human thought since the Renaissance is thoroughly
one-sided.
8. Reason in mankind will be developed on every side.
9. The formally correct is a science of reality.
10. Materialism is false.
11. The higher beings are connected to the other beings by analogy, not by
composition.
12. Concepts have an objective existence (likewise mathematical theorems).
13. There is a scientific (exact philosophy) {and theology} (this is also most
fruitful for science), which deals with the concept of the highest
abstractness.
14. Religions are, for the most part, bad, but Religion is not.
(Crocco et Engelen, s. d.)
Les raisons motivant chacune des quatorze affirmations échappent à Wang qui ne s’aventure
pas dans un commentaire approfondi. D’une façon générale, les écrits du Nachlass restent
souvent énigmatiques aux yeux de Wang, estimant que seule une analyse des écrits
philosophiques du Nachlass pourrait nous permettre d’en dégager des indices supplémentaires.
Cependant, certaines des assertions recoupent les grandes lignes esquissées à travers les
conversations de Wang et Gödel. Le platonisme de Gödel (i) est essentiellement lié à (12),
mais aussi à (6) et à (10). Une philosophie suivant la monadologie leibnizienne (ii) est en lien
avec (1), mais aussi avec (10) et (11). Une philosophie comme science exacte (iii) conçue
comme la première des sciences (iv) est liée à (13) et à (3), (iv) étant probablement lié à (1) et
à (11). Que les concepts philosophiques se distinguent des concepts logiques (v) rejoint (iii) et
(iv), donc est lié aux mêmes assertions. Le lien entre rationalisme et platonisme, qui se
47
manifeste par une forme d’optimisme rationaliste (vi), par le fait que Gödel admette
l’existence de concepts subjectifs (vii) et par le fait que nous avons un accès épistémique aux
concepts objectifs par une perception (viii), se retrouve dans les affirmations (2), (3), (6), (7),
(8), (13).
En fait, le seul commentaire auquel se risque Wang concernant la liste est qu’il s’agit
de quatorze « beliefs and conjectures » probablement obtenues par une généralisation
désinhibée appliquée à « certain generally accepted facts of human experience », et ajoute que
« when these facts are made explicit, however we do, I believe, see alternative choices »
(Wang 1996, 318). Cependant, Crocco et Engelen (Crocco et Engelen, s. d.) soulignent que,
même s’il arrive à Gödel au cours des discussions d’utiliser une sorte d’argument inductif,
venant ainsi corroborer l’interprétation de Wang, il apparaît très clairement qu’il ne conçoit
pas cette liste comme un outil méthodologique pour sa philosophie. L’interprétation qu’elles
proposent de la liste montre que Wang est probablement passé à côté de certains aspects de la
philosophie de Gödel, notamment sur les liens qu’elle entretient avec la science et la religion.
Wang reconnaît à plusieurs reprises l’importance que prend la philosophie dans l’œuvre de
Gödel et le fait que ce dernier ait dans l’idée de développer une philosophie comme une
science séparée. Pourtant, il semble également convaincu que l’optimisme rationaliste de
Gödel ne prend source que dans l’avancée de nos connaissances scientifiques.40 Mais pour
Crocco et Engelen, la position de Gödel est plus forte et accorde à la philosophie la primauté
sur les sciences. La philosophie doit rendre compte de la signification du monde, grâce
notamment au concept fondamental de cause. Elle dépeint – rationnellement – le monde dans
sa totalité, c’est-à-dire englobant l’expérience humaine, la connaissance, l’action. Le tableau
qu’elle en donne ne peut être complet qu’en incluant l’idée de Dieu directement lié au concept
de cause. La philosophie accomplit ainsi deux tâches : guider les sciences en inscrivant leur
savoir dans une vision unifiée et organisée selon des principes plus fondamentaux, et écarter
les « mauvaises » religions, qui tendent à manipuler l’homme, pour laisser la place à la
« bonne » religion, celle qui renferme la philosophie rationnelle.
Crocco et Engelen, non seulement nous montrent les limites de la réflexion menée par
Wang sur la philosophie de Gödel, mais aussi opèrent une première mise au point
indispensable pour comprendre l’objectif visé par Gödel à travers l’écriture des Max-Phil. Le
travail d’édition des cahiers, initié avec le projet ANR, « will allow us to have a true picture
of Gödel’s philosophy, which did not result from some activity done in his free time by a
40
Voir (Wang 1987, 27) et (ibid., 151).
48
mathematician who had become bored with mathematics, but rather is the work of a real
philosopher » (ibid.). Dans la tâche, incombant au projet ANR, de reconstruire la philosophie
de Gödel à partir des Max-Phil, il est important de prendre en compte les indices laissés par
Wang et par les éditeurs des Collected Works . Bien que parcellaires dans ce domaine des
études gödeliennes, ils constituent une première base sur laquelle il faut s’appuyer au cours de
l’analyse des remarques des Max-Phil.
Forme des Max-Phil
Les cahiers rassemblent une totalité de 1576 pages. Leur intitulé est variable et a fait
l’objet de certaines révisions de la part de Gödel : certains portent la mention « Max »,
d’autres « Max » et « Phil », seul le cahier XIV ne porte que la mention « Phil ». Gödel
applique une numérotation des pages qui peut être continue entre certains cahiers et
commence également à les dater à partir du Max IV (1941). Crocco et Engelen (Crocco et
Engelen, s. d.) reportent avec précision les intitulés écrits par Gödel, y compris les doutes se
manifestant par des mots raturés, ainsi que les dates, la numérotation des pages inscrites sur
chaque cahier. Elles parviennent à donner une estimation du début d’écriture du premier
cahier (1934) :
Intitulé (tel que Gödel l’a Dates de début et de fin
noté)
Numérotation des pages
d’écriture
« Philosophie I (-Max I) 1934 (?) - ?
De 1 à 78
Format heißt Max 0 »
Gödel les a probablement
« Zeiteinteilung (Max) I »
écrits simultanément.
De 1 à 78
« Zeiteinleitung II (Max)
De 80 à 156
(=Phil II) »
+ 21 pages seules
« Max H<eft> III »
?
De 1 à 150
« Max IV »
Mai 1941-Avril 1942
De 153 à 185
« Max V »
Mai 1942
De 286 à 380
« Max VI »
Juillet 1942
De 380 à 470
« Max VII »
Juillet 1942-Septembre 1942
De 470 à 563
« Max VIII »
Septembre
1942-Novembre De 563 à 681
1942
« Max IX »
Novembre 1942-Mars 1943
49
De 1 à 95
« Max X »
Mars 1943-Janvier 1944
« Max XI »
Janvier
De 1 à 93
1944-Novembre De 1 à 157
1944
« Max XII »
Novembre 1944-Juin 1945
On trouve une note dans le Juin 1945-Avril 1946
De 1 à 118
?
cahier XIV indiquant : « Heft
Phil XIII (=Max XIII) (VI.
45-IV 46) wurde im April
1946 verloren »
« Phil XIV »
Juillet 1946-Mai 1955
Sur la couverture est écrit « Mai 1955- ?
De 1 à 130
De 1 à 33
Max », sur la face interne de
la couverture « Phil »
Il y a bien une continuité dans la pagination des cahiers Max I et Max II, ainsi que des cahiers
Max III à Max VIII. A partir du IX chaque cahier reprend une nouvelle pagination,
indépendante des autres cahiers. Au regard des premières informations rassemblées dans le
tableau ci-dessus, Crocco et Engelen divisent l’ensemble des cahiers en quatre unités : MaxPhil 0-II, Max III-VIII, Max IX-XII et Phil XIV-XV. Le premier groupe contient des notes de
lecture, des maximes et un plan de travail s’ajoutant à des remarques philosophiques ; le
deuxième groupe, des remarques philosophiques et des remarques adoptant le point de vue de
disciplines scientifiques ; le troisième groupe ressemble au deuxième, mais contient
également des remarques sur la physique ; le quatrième groupe se distingue du précédent car
contient plus spécifiquement une longue remarque sur le temps et la vérité. Crocco et
Engelen présentent de façon plus détaillée les quatre unités, notamment en proposant pour
chacun d’eux des diagrammes rendant compte du nombre de remarques contenues et de leur
répartition dans les différentes catégories introduites par Gödel (op.cit.).
Dans les Max-Phil, Gödel écrit exclusivement sous forme de remarques assez brèves (la
plupart ne dépassant pas une page, les plus longues atteignant quelques pages, par exemple
six pour le cahier X avec la remarque [X, 79-85]). Gödel introduit chaque nouvelle remarque
en inscrivant une abréviation qui précise l’orientation de la remarque : « Bem » pour
« Bemerkung » (remarque), « Maxime » (maxime), « Bem Math » pour « Bemerkung
Mathematik » (remarque mathématique), « Programm » (programme), « Frage » (question),
50
« Zeiteinteilung » (organisation du temps), « Vorlesung » (lecture), « Allgemein » pour
allgemeine Bemerkung (remarque générale), « Axiom » (axiome), « Def » (définition). Dès le
deuxième groupe de Max-Phil, on voit apparaître une spécialisation des remarques notées
« Bem », annotation supplémentée par une spécification : « Bem Phil » pour « Bemerkung
Philosophie » (remarque philosophique), « Bem Psy » pour « Bemerkung Psychologie »
(remarque psychologie), « Bem Theol » pour « Bemerkung Theologie » (remarque
théologique), « Bem Grundl » pour « Bemerkung Grundlagen » (remarque sur le fondement),
« Bem Gram » pour « Bemerkung Grammatik » (remarque grammaire), « Bem phys » pour
« Bemerkung Physik » (remarque physique), « Bem Philol » pour « Bemerkung Philologie »
(remarque philologie). On trouve également « Bem Gr » qui pour l’instant est assimilé à
« Grammatik » en un sens qui s’inscrit dans la tradition de la grammaire philosophique du
XVIIe siècle, bien que certaines remarques laissent l’ambiguïté, « Bem Gr » pourrait aussi
être utilisé pour « Bemerkung Grundlagen ». Enfin des remarques peuvent être introduites par
un nom d’auteur sur lequel elles portent, comme Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes,
Leibniz, Brentano, Brouwer, Frege, Russell et Carnap.
Il est intéressant de constater que la spécialisation des remarques progresse au dépend
des plus générales que l’on trouve dans le premier groupe, comme « Programme »,
« Maxime », « Frage », ou encore simplement « Bem » sans supplément. Sur l’ensemble des
trois derniers groupes la majorité des remarques sont notées « Bem Phil », c’est-à-dire sont
des remarques philosophiques. La variété des spécifications nous laisse déjà entrevoir
l’objectif visé par Gödel : une philosophie qui se veut rationnelle, toujours en dialogue avec
les sciences et qui englobe dans son explication du monde l’expérience humaine, la
connaissance et l’action, avec en son centre Dieu et le concept de cause.
Les remarques, que Gödel écrit pour lui-même,
sont rédigées dans un style très
particulier, abrégé et extrêmement concis. Les caractéristiques en sont accentuées par l’usage
du Gabelsgerger. En effet, si Wang interprète l’usage de la sténographie par Gödel comme la
volonté de garder secret le contenu de ses notes qu’il ne souhaite pas publier, 41 C. Dawson
rappelle que les différents modes de sténographie sont en premier lieu employés pour leur
gain de temps et de place. Gödel peut donc écrire en Gabelsberger pour les qualités reconnues
à tout mode de sténographie et donc particulièrement à celui qu’il a appris au lycée – et non
uniquement pour rendre ses notes illisibles. Le style opté par Gödel constitue donc un double
41
« Gödel once told me that his writings in shorthand were intended merely for his own use –undoubtedly
because they were not in a suffisently finished state to communicate effectively to others what he had in mind »
(Wang 1996, 96).
51
obstacle : (1) la lecture du Gabelsgerger qui, en effet, n’est que peu connu de nos jours, à
l’exception de quelques spécialistes, et (2) le style volontairement concis et abrégé, suivant
lequel seul le strict minimum est explicité ; difficultés déjà rencontrées et soulignées par C.
Dawson :
There is a price, however, because skimming material written in shorthand
becomes significantly harder after a short delay, so that shorthand notes tend
to have a certain temporal quality. When the material is fresh in the memory,
reading shorthand is not much harder than reading longhand, but when the
memory has faded, the task of reading even one’s own notes becomes much
more difficult. Indeed, when Gödel was asked about some of his early work
on the independence of the Axiom of choice, he recalled that his methods
were closely related to those of Dana Scott, less so to Cohen’s; but, he said,
it would be too much effort to reconstruct the details from his shorthand
notes. (C. A. Dawson 1995, 8)
Relire les notes rédigées en Gabelsberger était difficile pour Gödel lui-même. Lorsqu’il
utilise le Gabelsberger, Gödel note les grandes lignes de ses idées qu’il ne développe
finalement que très peu au moment où il les note, et qui requièrent une reconstruction. Les
remarques exigent donc, pour être comprises, une explicitation des étapes de la réflexion de
Gödel qui l’ont conduit à telle et telle idée. Si Gödel devait faire appel à sa mémoire pour
reconstruire la pensée qui s’y trouve condensée ; il va nous falloir, à nous lecteurs et
commentateurs, un long travail de croisement d’informations et d’aller-retour entre les
différentes remarques, entre les différents thèmes et questions abordés dans les Max-Phil,
mais aussi avec les indices laissés par les travaux de Wang et des Collected Works. A l’état
actuel des connaissances sur la philosophie de Gödel, il nous est impossible de prétendre
pouvoir reconstruire complètement la pensée qu’il développe dans les Max-Phil.
Contenu des Max-Phil
La spécification des remarques est la manifestation d’une mobilisation de différents
domaines du savoir, différents champs de réflexion, s’expliquant par la visée générale des
Max-Phil. Gödel souhaite développer une philosophie comme science exacte, qui certes doit
se nourrir des autres sciences, mais doit surtout en être le fondement, c’est-à-dire doit unifier
le savoir des différentes sciences dans une vision rationnelle du monde ; et dans ce but elle
doit renfermer les concepts les plus généraux à partir desquels tous les concepts de toutes les
sciences sont dérivés. Une des tâches à accomplir à travers les Max-Phil est de chercher et
52
saisir les concepts philosophiques fondamentaux (infra, 41-42). Gödel pense par exemple aux
concepts de cause, de temps, d’espace, de force, etc.
L’objectif général exige alors de croiser la variété du savoir scientifique à la variété des
thèmes de recherches à investir pour développer une telle philosophie. Crocco et Engelen
proposent un premier catalogage des thèmes, précisant quelles catégories de remarques (quels
champs de réflexion) sont susceptibles d’être concernées par chacun d’eux :
 réflexions sur la logique, les concepts de preuve, de fonction, de définition, de choix
de langage (remarques « grammaire », « psychologie » et « philosophie »)
 réflexions sur les fondements de la théorie des ensembles (remarques « fondements »,
« psychologie » et « grammaire »)
 réflexions sur la physique, les concepts de temps, de force et sur la mécanique
quantique (remarques « physique », « philosophie », « psychologie »)
 Réflexions sur la métaphysique, les concepts de possibilité, de réalité, d’analogie, de
cause, sur l’idéalisme, le réalisme et le positivisme (remarques « philosophie »,
« grammaire », « psychologie », « théologie »)
 Réflexions sur la théorie morale, sur les lois, l’histoire et la responsabilité (Remarque
« jur » probablement pour « jurisprudence », « philosophie », « psychologie »)
 Réflexions sur la théologie, la nature de Dieu, la théodicée, la création, le bien et le
diable (remarques « théologie » et « philosophie »)
 Réflexions sur la linguistique et la structure du langage naturel (remarques
« philosophie », « philologie », « grammaire »)
 Réflexions sur la théorie de l’esprit, des sensations, du désir, de l’émotion et
l’appetitio (remarques « psychologie », « philosophie », « théologie »)
 Sous l’intitulé « philosophie » se trouvent des réflexions sur l’histoire de la
philosophie et plus particulièrement des auteurs comme Platon, Aristote, thomas
d’Aquin, Descartes, Leibniz, Brentano, Brouwer, Frege, Russell et Carnap.
La variété des thèmes permet de diviser le programme de recherche pour avancer sur
plusieurs fronts : (1) la saisie des concepts fondamentaux, comme les concepts de cause, de
temps, de volonté, etc. qui doivent produire une vision générale du monde, et (2) la recherche
d’une méthode de démonstration non formelle qui pourrait être utilisable dans la théorie des
concepts et dans la philosophie comme science exacte, fournissant dans le même temps un
53
nouveau cadre aux mathématiques, permettant de dépasser leur d’incomplétude intrinsèque.42
Une nouvelle méthode de démonstration n’est possible que par l’analyse des concepts
logiques primitifs, tels que les concepts de concept, d’ensemble, d’application, etc. ; analyse
qui trouverait le moyen de comprendre les ressorts des paradoxes logiques pour leur échapper.
Gödel n’a jamais abandonné l’idée d’un concept de démonstration non formel, basé sur une
logique en intension rendant compte de la relation d’application de concepts, et non plus sur
une logique extensionnelle ne considérant que la relation d’appartenance sur des ensembles.
Les deux fronts de recherche consistent alors essentiellement à améliorer notre saisie des
concepts fondamentaux, proprement philosophiques pour le premier, logiques pour le second.
Deux grandes lignes méthodologiques, mises en place par Gödel, se dégagent. D’une
part, il s’agit de dresser le panorama des différents savoirs que l’on possède sur un même
concept. Chaque science offre un point de vue différent, une explication différente du monde,
en donnant ainsi un aspect qui lui est propre. Ainsi un même concept se trouve différemment
éclairé par chaque science qui l’utilise, elle en apporte une connaissance spécifique venant
compléter celle des autres. Inventorier les divers aspects d’un même concept que produisent
les sciences, en avoir une vue d’ensemble, est un premier pas pour espérer en atteindre une
connaissance plus générale. Prenons le concept de temps, Gödel l’interroge dans le cadre de la
physique, de l’explication métaphysique – notamment à partir de l’acte de création divin –, du
point de vue de l’expérience de l’homme, de la façon dont nous le percevons et dont nous le
connaissons (il s’agit de remarques psychologiques, propres à une réflexion menée du point
de vue de l’homme et de ses capacités cognitives et se rapprochant ainsi d’une théorie de la
connaissance), ou encore à travers nos possibilités d’actions. De même, le concept de force est
étudié sous l’angle de la physique – de la mécanique quantique, de la relativité générale ou
encore des concepts newtoniens –, de la chimie, mais aussi d’un point de vue social,
psychologique en lien avec le concept de volonté et d’action et métaphysique en lien avec le
concept de cause.
Il n’est sans doute pas anodin qu’une majorité de remarques soient proprement
philosophique. Comprendre les différents points de vue offerts par les sciences est un premier
pas, mais il ne suffit pas. Il est peu probable que Gödel pense pouvoir trouver les concepts
généraux par abstraction des domaines plus spécifiques qui les utilisent. En effet Gödel
s’opposait au réalisme aristotélicien 43 qui n’admet d’objectivité aux concepts que dans la
42
Il s’agit des problèmes liés aux théorèmes d’incomplétude et au concept itératif d’ensemble, exposés dans la
Gibbs lecture.
43
Voir par exemple dans la Gibbs lecture (Gödel 1995e, 321).
54
mesure où ils sont abstraits des choses réelles singulières. Or, il est probable que Gödel refuse
une telle dépendance ontologique, les concepts existent indépendamment de nous, mais peutêtre aussi indépendamment du réel. Un processus d’abstraction peut constituer un moyen de
saisir un concept, mais il ne nous permettra probablement pas de le saisir pleinement. Ainsi, il
est douteux que la méthode de recherche des concepts les plus généraux, philosophiques,
repose uniquement sur une méthode d’abstraction à partir de l’ensemble des connaissances
particulières offertes par chaque science, c’est-à-dire à partir des aspects particuliers des
concepts se découvrant lors de leurs applications dans des domaines spécifiques. Une analyse
proprement philosophique, dont la vocation est de saisir l’application des concepts dans toute
leur généralité et non dans un domaine particulier, est nécessaire ; nous conduisant à la
deuxième ligne méthodologique.
Principalement dans le cadre des remarques intitulées « philosophie », Gödel étudie plus
précisément certains auteurs. Plusieurs attitudes se dégagent dans sa démarche. Dans certains
cas il expose – prend note – des thèses d’autres auteurs, il peut également les commenter, les
questionner, ou bien encore les réfuter ou se les approprier. Dans d’autres cas, il les convoque
pour mettre à l’épreuve ses propres thèses, soit en soulignant un doute, une objection possible,
dévoilant des points de sa théorie sur lesquels il n’est pas encore satisfait ou sur lesquels il
hésite encore, soit au contraire pour montrer que sur une question donnée, les positions qu’il
défend sont plus satisfaisantes que les positions concurrentes. La démarche suivie montre
d’abord que Gödel ne livre pas une pensée aboutie qui ne chercherait qu’à se donner sous sa
meilleure forme. Tout au contraire, nous sommes face à une pensée vivante, une pensée à
l’œuvre, qui progresse en tâtonnant, en hésitant, mais aussi qui se met à l’épreuve des
résultats scientifiques comme des positions concurrentes.
Pour se faire, Gödel dresse le panorama des différentes positions philosophiques
possibles sur les questions soulevées par ses propres recherches pour en étudier la cohérence.
L’idée d’épuiser les possibilités, de les éliminer les unes après les autres en les confrontant
aux résultats scientifiques, dans le but d’imposer la sienne comme étant finalement la seule
défendable, est une stratégie mise en place dans la Gibbs lecture. Gödel épuise les différentes
conceptions des mathématiques : le constructivisme nominaliste, l’intuitionnisme, le réalisme
aristotélicien et le platonisme (qu’il défend). Il affirme que les résultats des théorèmes
d’incomplétude et les conséquences du concept itératif d’ensemble éliminent toute forme de
constructivisme, mais que les autres restent cohérentes. Il déplore alors son incapacité, en
l’état actuel des choses, à « démontrer » le platonisme (Gödel 1995e, 322). Les références à
55
d’autres auteurs ne sont donc pas anodines pour Gödel, et s’intègrent pleinement dans une
ligne méthodologique réfléchie, exactement comme la référence aux divers domaines
scientifiques. Au regard de « The modern development of the foundations of mathematics in
the light of philosophy » de 1961 (Gödel 1995g), l’on est même amené à penser que Gödel ne
se contente pas de vouloir éliminer les thèses concurrentes pour assoir les siennes, il vise la
« bonne » philosophie que l’on doit chercher dans le juste milieu, entre les extrêmes. De
même que le savoir apporté par les diverses sciences donne un aperçu des concepts les plus
généraux, un panorama des diverses théories philosophiques et de leurs limites est susceptible
d’aider dans la recherche de la « bonne » théorie.
La recherche d’une philosophie comme science exacte capable de produire une vision
rationnelle du monde, englobant et fondant tous les champs du savoir humain, basée sur une
logique des concepts en intension, se trouve à la croisée de différents champs d’investigation
(physique, théorie de la connaissance, logique, mathématiques, etc.), de différents auteurs (des
thèses proposées par Gödel, Leibniz, Aristote, Platon, etc.), mais également de thèmes sousjacents à l’objectif général qu’elle vise. Crocco et Engelen (op.cit.) parlent d’un agencement
« kaléidoscopique » des thèmes dans les remarques des Max-Phil, c’est-à-dire d’un
enchevêtrement de thèmes et de thèses, de niveaux de réflexion en constante avancée, dans
lequel il n’est pas aisé d’entrer.44
Les Max-Phil attestent d’une philosophie positive chez Gödel. Une philosophie centrale
dans l’œuvre de l’auteur, qui n’a pas été initiée par les failles mises à jour par les résultats
logiques et mathématiques de Gödel, mais qui avait déjà toute sa place avant la réalisation des
travaux scientifiques. La philosophie, telle que la conçoit Gödel, guide la science, lui donne
un cadre général. Science et philosophie s’articulent, la philosophie doit se nourrir des
sciences, doit profiter de l’avancement scientifique pour affiner sa propre analyse. Mais elle
reste toujours la science fondamentale, elle guide le travail scientifique, dont les résultats, en
retour, doivent la soutenir. La philosophie ambitionnée par Gödel, conçue comme une science
exacte, axiomatique, repose sur la logique, discipline avec laquelle elle entretient les liens les
plus étroits. Les liens entre science et philosophie se revendiquent de tradition leibnizienne,
héritage du projet d’une scientia generalis s’appuyant en logique sur un calculus ratiocinator
et une caracteristica universalis, et puisant dans les sciences en générale l’articulation entre
ars inveniendi et ars demonstrandi.
44
« They are arranged kaleidoscopically, some of the subjects have been taken up many times in order to be
elucidated further and further with respect to different points of view coming from different disciplines and
different philosophical standpoints » (Crocco et Engelen, s. d.).
56
La tâche donnée aux recherches philosophiques est l’amélioration de notre saisie des
concepts fondamentaux et primitifs, de la philosophie comme de la logique. En arrière plan se
dresse une position défendue par Gödel depuis 1925 : son platonisme renfermant deux aspects,
d’une part le réalisme mathématique, d’autre part le réalisme conceptuel. Selon le second
aspect, les concepts sont des entités objectives qui décrivent une réalité qui ne dépend pas de
nous. Trouver les concepts fondamentaux revient à atteindre ce que Gödel appelle dans les
Max-Phil l’espace objectif des concepts. Il se dessine alors un écart entre (1) les concepts et
vérités (relations conceptuelles) objectives, (2) la connaissance que nous pouvons en avoir,
Gödel parle alors de concept et de vérité subjective au sens intersubjectif de ce que l’homme
est capable de connaître, et (3) l’application des concepts dans le monde qu’étudie les
sciences, chacune sous un angle différent. Ainsi la recherche de la « bonne » philosophie
requiert trois niveaux de réflexion : subjectif, objectif et monde réel.45
L’objectif de Gödel en écrivant les Max-Phil est de conduire une recherche
philosophique susceptible de le conduire à la bonne théorie philosophique ; il n’est en aucun
cas question de présenter une théorie philosophique systématisée et aboutie. Les Max-Phil se
présentent comme un laboratoire de recherche, dans lequel Gödel met en œuvre sa réflexion.
Les cahiers révèlent l’image d’une pensée vivante, qui n’est pas arrêtée ; une pensée qui
progresse selon des méthodes visant à épuiser et croiser l’ensemble des possibilités en
dressant un triple panorama : (a) des concepts et thèmes qui doivent faire l’objet d’une
clarification, (b) des connaissances et des différents aspects que nous en donne les sciences, (c)
des positions philosophiques et de leurs limites. Les Max-Phil mettent en scène une pensée à
l’état de recherche, suivant un agencement kaléidoscopique des trois panoramas, et dans
laquelle il est d’autant plus difficile d’entrer que les remarques sont brèves, concises et
rédigées en Gabelberger.
Face à l’enchevêtrement – pour ne pas dire chantier – intellectuel que constituent les
Max-Phil, nous devons avertir le lecteur des difficultés qui l’attendent, de l’attitude à adopter
pour y pénétrer, et des résultats qu’il peut prétendre obtenir en analysant les remarques.
1.2.2 Cadre méthodologique de lecture et d’analyse
La description des Max-Phil tant de leur forme que de leur contenu, nous alerte sur un
certain nombre de résistances freinant le travail d’analyse des remarques ; nous contraignant
45
Les trois niveaux sont soulignés par G. Crocco et E.-M. Engelen (op. cit.)
57
d’une part à adapter notre méthode et d’autre part à prendre conscience des limites des
résultats que nous pouvons espérer obtenir.
Le premier avertissement posé par la description du matériel est le peu d’indices à notre
disposition pour comprendre en quoi consiste la philosophie de Gödel. Quelques grandes
lignes sont mises à jour dans les articles publiés de Gödel et dans les ouvrages de Wang, mais
aucun détails n’en ressort. Plus spécifiquement, nous n’avons pour ainsi dire pas d’indice sur
la façon dont Gödel entend mener son programme de recherche dans ce domaine, et pour
cause, nous ne découvrons les méthodes qu’il déploie qu’en se confrontant directement aux
Max-Phil. Nous n’avons donc que peu de recul, pour ne pas dire aucun, sur ce point.
Par ailleurs, les méthodes d’investigation que nous supposons à l’œuvre dans les MaxPhil, ne rendent pas notre tâche d’analyse des textes aisée, comme le soulignent Crocco et
Engelen :
These first insights into Gödel’s philosophy might give an impression as to
how far his philosophical remarks are related to each other in systematic way
although they do not present a systematic treatise. The remarks follow a
certain subject, drop it, and then take it up again after having dealt with
several other topics, and so on. (op. cit.)
Les remarques sont au croisement de différentes lignes de recherche que nous décrivons par
les trois panoramas (thématique, applications dans différents champs, thèses philosophiques
de divers auteurs), de sorte qu’elles apparaissent liées de façon systématique par les méthodes
développées par Gödel. Pourtant elles ne forment pas un système, elles ne présentent qu’une
pensée à l’état de recherche. Les remarques se renvoient donc les unes aux autres suivant les
thèmes (concepts), les auteurs, ou encore le point de vue qu’elles adoptent. Par exemple la
remarque [X, 8],46 très courte, constitue une analyse du concept de concept, selon le point de
vue d’un auteur, et d’un champ disciplinaire spécifique, la logique, ou plus exactement
l’analyse logique du langage : « Remarque (Grammaire) : Selon Frege un concept est un état
de choses dans lequel un élément est pensé comme étant "variable" ». Mais la meilleure
compréhension du concept de concept s’inscrit plus généralement dans la recherche des
concepts fondamentaux. Gödel n’étant pas d’accord avec la conception de Frege, l’analyse du
46
Pour simplifier les références aux remarques des Max-Phil, nous décidons de nommer chacune suivant la
convention suivante : [« numéro du cahier en chiffres romains », « pagination originale de Gödel »]. Ainsi la
remarque [XI, 16-18] est la remarque du cahier XI, p. 16-18. Lorsque plusieurs remarques sont exactement sur la
même page, nous ajoutons une numérotation correspondant à leur ordre d’écriture sur la page. Par exemple : [X,
3, 1] (cahier X, p. 3, première remarque) et [X, 3, 2] (cahier X, p. 3, deuxième remarque). Nous utilisons les
parenthèses au lieu des crochets pour se référer aux Max-Phil, notamment lorsque nous citons un passage et non
une remarque entière.
58
concept de concept dépasse ce que peut en dire Frege. Enfin le concept de concept sera
examiné à la lumière d’autres points de vue, par exemple le point de vue métaphysique en [IX
52-56], impliquant une réflexion sur l’action et sur les rapports entre concepts et objets ;
autant de nouvelles pistes convoquant de nouveaux points de vue, de nouveaux auteurs et
liées à d’autres thèmes, etc. Il est alors impossible de considérer une remarque prise isolément,
il faut l’éclairer par les thèmes qu’elle aborde, les concepts qu’elle interroge, éventuellement
les auteurs qu’elle convoque, et la mettre en dialogue avec d’autres remarques qui lui font
écho.
Une deuxième difficulté soulevée par les méthodes utilisées par Gödel, et à laquelle
nous touchons dans la brève remarque donnée en exemple, est d’être capable de distinguer les
moments où Gödel expose une théorie d’un autre auteur, la commente, des moments où il
commence à l’interpréter et à se l’approprier. La frontière peut être mince et il faut savoir que
s’il lui arrive de réfléchir sur un auteur, cela ne veut pas dire qu’il souhaite s’approprier ses
thèses, voire simplement être en accord avec elles. Dans la remarque exposant la conception
frégéenne des concepts, il n’y a pas d’ambiguïté, Gödel affirmant en d’autres remarques qu’il
ne faut pas réduire les concepts à des fonctions. Mais le cas de Leibniz s’avère plus complexe.
Gödel s’en inspire, sa philosophie se revendique d’un héritage leibnizien. Il faut donc
s’attendre à ce que Gödel se réapproprie des thèses de Leibniz. Il ne se contentera
probablement pas de les exposer ou de les mettre à l’épreuve, il sera peut-être aussi amené à
les modifier de façon substantielle.
Enfin la dernière difficulté est l’utilisation du Gabelsberger, exigeant un travail de
transcription en allemand. Or le texte manuscrit rédigé en Gabelsberger laisse place à des
doutes liés à des problèmes de déchiffrage de certains symboles, ou encore problèmes
d’ambiguïté, qui laissent à la fois des blancs dans la transcription et ou la possibilité de
plusieurs lectures de certains passages. Dès que l’on tranche, en décidant quel mot doit venir
compléter une phrase, ou encore de la lecture à privilégier, nous n’avons plus affaire à un
matériel brut, mais à un matériel qui a déjà subit un remaniement, c’est-à-dire qui s’inscrit
déjà dans l’interprétation qui a motivé ces premiers choix. Le travail de transcription des MaxPhil a été réalisé partiellement par C. Dawson, puis complété et revu par Rollinger et Engelen
dans un cadre interprétatif fixé par le projet ANR, dont nous avons donné une description.
Les problèmes que nous révèle la description des Max-Phil convergent vers la difficulté
générale d’entrée dans les textes. Les remarques se répondent mutuellement, elles sont prises
dans un enchevêtrement de pensées et de questionnements que nous ne savons pas par quel
59
bout prendre. Au vu des conditions dans lesquelles nous travaillons, au vu du matériel à
analyser, nous devons faire des choix méthodologiques. Le premier est de réduire notre
champ d’investigation, ce que nous choisissons d’opérer en nous limitant à un thème qui nous
sert également de clé d’entrée dans les textes ; plus qu’une clé, un fil d’Ariane que nous nous
donnons de suivre pour ne pas nous perdre dans le labyrinthe des Max-Phil. Nous choisissons
de suivre le thème du réalisme conceptuel pour en dégager les questions philosophiques sousjacentes. Ainsi en tirant sur un fil, nous espérons dérouler une partie de la pensée de Gödel.
Le deuxième choix méthodologique est de se donner également une remarque comme point
de départ ; une qui nous semble concentrer un ensemble de thèses centrales pour la question
du réalisme conceptuel, et à partir de laquelle nous pourrons convoquer de nouvelles
remarques toujours dans la limite du thème choisi. Nous nous dotons donc d’un point de
départ et d’un garde fou – notre fil d’Ariane – évitant ainsi de nous disperser.
La deuxième question liée à la méthodologie que nous choisissons est le résultat que
nous prétendons atteindre grâce à elle. Loin d’éliminer toutes les difficultés, elle ne peut pas
échapper au manque de recul que nous avons sur les textes. Notre travail se comprend comme
un exercice visant à montrer qu’il est possible, en suivant un thème, de dégager une
interprétation cohérente des remarques étudiées, susceptible de fournir des éléments
substantiels de réponses aux problèmes laissés ouverts par les textes publiés. Cependant, et
nous insistons tout particulièrement sur ce point, nous devons également bien faire
comprendre au lecteur que notre objectif ne peut que se limiter à la formulation d’un
ensemble non-exhaustif d’hypothèses, certes susceptibles de fournir des éléments de réponse,
mais certainement pas une réponse globale, complète et définitive.
Que peut prétendre apporter notre travail ? Tout d’abord, en s’immergeant dans les
textes inédits, nous pourrons faire prendre la mesure d’une philosophie positive chez Gödel,
montrer qu’il a effectivement tenté de construire la théorie philosophique qu’il projetait.
Ensuite notre travail se veut être la preuve, par sa mise en œuvre, qu’une reconstruction en est
possible en utilisant les Max-Phil, tout en offrant une première méthode de reconstruction.
60
2. Platonisme de Gödel : un état de l’art
Une des positions fortes de Gödel, à l’œuvre dans la recherche d’une philosophie
systématique, est une forme de platonisme qui se décline selon deux aspects : réalisme
mathématique et réalisme conceptuel. Il est fort à penser que la seconde forme de réalisme
soit au cœur du projet de métaphysique comme science exacte, ainsi que d’une logique
comme théorie des concepts ; plus exactement que le réalisme conceptuel est probablement
central dans la tâche – incombant à la philosophie – de recherche des concepts primitifs et des
opérations de combinaison des concepts requises pour la formation de concepts complexes à
partir des simples.
Or le réalisme conceptuel reste encore mal compris, quand il n’est pas ignoré, par les
commentateurs. Le platonisme que ce soit en mathématiques ou en logique est à l’époque de
Gödel comme une position marginale, prenant le contre-pied du Zeitgeist dominé par le
constructivisme nominaliste de Carnap (infra, 43) ainsi que par la conception finitaire des
mathématiques de Hilbert. Gödel s’oppose foncièrement à l’idée que les mathématiques et la
logique n’aient aucun contenu, précisons même aucun contenu objectif. Il s’agit donc d’une
prise de position extrêmement forte défendue par Gödel, que sa réticence aux controverses et
son besoin de certitude l’empêchent de rendre trop explicitement public. En effet, non
seulement le platonisme en mathématiques marque une rupture avec les positions privilégiées
par ses contemporains, mais sa réticence est sans doute accentuée par le fait que lui-même
n’arrive pas à donner une formulation suffisamment claire de son réalisme, c’est-à-dire – au
vu des exigences de clarté de Gödel – qu’il ne parvient à démontrer qu’il s’agit de la
« bonne » position. Gödel aurait souhaité éliminer de façon certaine les positions concurrentes
et de pouvoir établir la sienne comme étant la seule véritablement soutenable, ce qu’il n’était
pas en mesure de réaliser. 47 Ainsi, le manque d’explicitation dans l’affirmation de son
47
Le fin de la Gibbs lecture (Gödel 1995e) contient l’aveu de ce semi-échec – Gödel parvient selon lui à
éliminer les positions constructivistes, mais pas intuitionnistes ou de type du réalisme naïf aristotélicien. Selon
Gödel, l’impossibilité de démontrer que le platonisme est la bonne position est liée à l’état actuel de la
philosophie (infra, 76).
61
platonisme n’est pas dû à une indifférence de la part de Gödel. Tout au contraire, Gödel est
conscient qu’il doit d’autant plus légitimer et défendre son point de vue qu’il ne se range dans
aucune des positions majoritairement admises de son époque ; point de vue qui risquerait
donc – à juste raison – de rester incompris dans le contexte philosophique des mathématiques
auquel il se confronte.
Or la parcimonie avec laquelle Gödel affirme son point de vue, même dans les textes
non publiés que l’on trouve dans les Collected Works, donne du fil à retordre aux
commentateurs. Comment comprendre le platonisme de Gödel et le fait qu’il le scinde en
réalisme mathématique et réalisme conceptuel, et ce depuis 1925 ? Pourquoi défend-il une
telle position? Que peut-on en connaître à partir des textes déjà publiés et quelles sont les
questions qui demeurent ouvertes ? Le platonisme de Gödel a souvent été considéré comme
une partie obscure de la pensée de Gödel. Comment a-t-il été interprété et quelles sont les
limites de ses interprétations ? Puisque nous souhaitons prendre la question du réalisme
conceptuel comme fil d’Ariane de notre analyse des Max-Phil, nous souhaitons ici justifier et
légitimer notre choix en comprenant en quoi les Max-Phil sont susceptibles d’apporter un
nouvel éclairage. D’une façon générale, le platonisme de Gödel a été, et continue, d’être
discuté, de sorte qu’au regard des premiers résultats et des questions ouvertes, une étude plus
approfondie à partir des Max-Phil s’avère nécessaire.
Précédant ce qui est généralement reconnu comme un « tournant husserlien » dans la
pensée de Gödel, la période d’écriture des Max-Phil s’ancre principalement dans un cadre
leibnizien. Justifier le recours à l’analyse des Max-Phil pour éclairer le platonisme de Gödel
est d’autant plus vital, que l’un des cadres d’interprétation les plus sérieux veut que ce
tournant husserlien ait lieu dans les années 60 suite aux difficultés rencontrées dans le Carnap
paper. Ce cadre tend à ne donner du crédit au platonisme de Gödel que dans la mesure où il
semble supporter une lecture idéaliste et transcendantale, et a tendance à n’étudier l’influence
leibnizienne dans la pensée de Gödel qu’à travers le prisme husserlien. Husserl reprend les
thèses leibniziennes – auxquelles Gödel s’intéressait –, les modifie en leur appliquant une
forme d’idéalisme transcendantal. Dès lors, certains commentateurs 48 défendent l’idée que
Gödel espérait voir l’aboutissement de son projet philosophique dans ce nouveau cadre. En
nous appliquant à l’analyse des Max-Phil, coïncidant avec une période d’étude intensive de
Leibniz et précédant donc le tournant husserlien, nous ne souhaitons pas remettre en question
le cadre husserlien d’interprétation du platonisme de Gödel, mais simplement extraire des
48
Il s’agit de Parsons, Tieszen, van Atten et Kennedy.
62
éléments caractéristiques de la position de Gödel avant les années 60. Les éléments
susceptibles d’être apportés par les Max-Phil, quand bien même susceptibles d’être considérés
comme désuets si l’on croit que Gödel abandonne Leibniz pour privilégier la monadologie de
Husserl, peuvent néanmoins nous être précieux pour comprendre l’origine des difficultés
rencontrées par Gödel, le poussant à se tourner vers la phénoménologie.
L’état de l’art proposé ici prend comme point de départ le platonisme dans les écrits de
Gödel. Nous dégagerons, à partir des arguments développés par Gödel, les premières
caractéristiques et lacunes émergeant de la formulation qu’en expose l’auteur. Nous porterons
plus particulièrement notre attention sur la distinction entre réalisme mathématique et
réalisme conceptuel. Puis, l’état de l’art se poursuit en examinant les différentes
interprétations du platonisme de Gödel et la place qu’elles accordent au réalisme conceptuel.
Nous souhaitons montrer que ces interprétations ne contribuent pas à lever la part d’ombre
liée au réalisme conceptuel, trop peu distingué du réalisme mathématique et, lorsqu’il l’est, ne
ne faisant que rarement l’objet d’une étude systématique. L’état de l’art partant des textes de
Gödel et touchant à certains des commentaires les plus importants doit d’abord aider à relever
les hypothèses sur lesquelles notre travail s’appuie, mais également à mesurer les limites de
la réflexion menée jusqu’à présent dans ce domaine, des mécompréhensions subsistantes et
des difficultés persistantes, qui ne pourront être levées qu’à partir d’une analyse des Max-Phil.
Cela ne signifie pas que nous nous attacherons à toutes les questions, sans doute moins encore
que nous y répondrons de manière définitive. Nous souhaitons simplement préciser le cadre
d’interprétation dans lequel nous nous situons, et rendre compte de la pertinence de notre
démarche – exercice d’incursion dans les Max-Phil – au regard de problèmes concrets issus
des textes publiés et qui manifestement les dépassent.
2.1 Platonisme dans les écrits de Gödel
Qu’attend-on d’un platonisme en mathématiques ? Selon Penelope Maddy, il est
généralement admis comme « the view that mathematics is the study of a mind-indépendant
realm of abstract entities, that it is as much as objective science as astronomy, physics or
biology » (Maddy 1989, 1130). L’acception générale renferme plusieurs aspects essentiels : (1)
il est aussi légitime de postuler l’existence des objets abstraits dont parlent les mathématiques,
que de postuler l’existence des objets dont nous parlent les sciences qui décrivent le monde
63
réel, physique, incluant le vivant ; (2) ces objets existent en un sens fort, car ils sont
ontologiquement indépendants de ce que notre esprit peut produire ; (3) les vérités
mathématiques dépendent de l’existence des objets, de leurs propriétés et relations. Le dernier
réquisit n’apparaît pas dans la définition proposée par Maddy, mais semble directement en
découler, comme le souligne William Tait (Tait 1986). Dans le cadre du platonisme, la notion
de vérité dépend des faits relatifs au système ou structure d’objets dont on parle. Ainsi, une
proposition de l’arithmétique est vraie en vertu du fait mathématique qu’elle décrit, lui-même
relatif au système des nombres entiers naturels. Dès lors, selon Tait, le platonisme repose sur
la distinction entre vérité et démonstration, c’est-à-dire entre la vérité qui est un fait de la
réalité objective et la démonstration qui est le chemin par lequel nous atteignons et
garantissons la connaissance des faits objectifs. Par « fait » nous devons entendre une relation
entre objets abstraits mathématiques, ou une propriété qui s’applique à eux. Le problème
central que doit alors résoudre toute forme de platonisme pour prétendre être convaincant, est
celui de l’appréhension que nous pouvons avoir de ces objets. L’affirmation d’une existence
indépendante des objets n’est d’aucune utilité si elle n’est pas accompagnée d’une quelconque
possibilité de les appréhender, d’aucun accès épistémique.
Où se situe le platonisme de Gödel par rapport à la définition généralement admise ?
Dans son cas, on peut parler indifféremment de platonisme ou de réalisme en mathématiques,
et même Tait, dans sa définition générale du platonisme, indique que l’on peut parler
indifféremment de réalisme.49 Contrairement à Tait, Maddy distingue les deux (Maddy 1980,
163). Le réalisme affirmerait l’existence d’objets abstraits, d’entités particulières, tandis que
le platonisme affirmerait plutôt l’existence d’universaux. La distinction qu’elle opère soulève
deux remarques dans le but de comprendre le platonisme de Gödel : (1) il n’est pas certain
que Gödel lui-même distingue platonisme et réalisme, étant donné qu’il parle de réalisme
conceptuel, c’est-à-dire relatif à des universaux, et (2) il est frappant qu’opérant une telle
distinction générale entre réalisme et platonisme, Maddy ne relève pas la différence effectuée
par Gödel au sein de son propre platonisme entre réalisme mathématique et réalisme
conceptuel. Certes, le questionnaire Grandjean et les réponses écrites par Gödel explicitant la
distinction entre les deux formes de réalisme ne sont publiés qu’en 1984, alors que Maddy
distingue réalisme et platonisme dans un article écrit en 1980. Mais le Russell paper publié en
1944 affirme déjà que les concepts et les classes sont des entités objectives, Gödel ne parle
donc pas seulement d’ensembles.
49
« This is a typical expression of what has come to be called the Platonist (or platonist or realist) point of view
towards mathematics » (Tait 1986, 341)
64
Dans le but de saisir la façon dont les Max-Phil sont susceptibles d’éclairer les questions
soulevées par le réalisme conceptuel de Gödel, il est primordial de revenir aux textes-mêmes
de Gödel, de retrouver les formulations et les stratégies de défense originales de l’auteur.
Gödel expose certaines caractéristiques, dont une, fondamentale dans notre travail, qui est la
distinction entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique, et qu’il est nécessaire, si ce
n’est de comprendre, au moins de dégager,50 afin d’étudier dans une plus juste mesure leur
réception dans la littérature secondaire. Gödel laisse probablement volontairement une grande
part d’ombre sur ses positions philosophiques, mais il donne également des éléments positifs,
qui n’ont pas toujours été considérés à leur juste valeur dans la littérature secondaire. Tel est
le cas de l’affirmation d’un réalisme conceptuel. Quoique peu explicitée par Gödel, il s’agit
bien d’une position qu’il revendique publiquement dans le Russell paper, revendication
soutenue ultérieurement par les écrits posthumes, à l’image des réponses au questionnaire
Grandjean. Or il s’agit également de la position la moins prise en compte, la moins discutée
dans les différentes interprétations. Il nous importe donc de revenir d’une part sur les
affirmations originales de Gödel et d’autre part sur les arguments qu’il déploie et dans
lesquels certains indices sont susceptibles de compléter les formulations peu explicites de son
platonisme.
2.1.1 Les différentes affirmations du platonisme précédant le tournant husserlien,
dans les écrits publiés de Gödel
Quelle formulation Gödel a-t-il donc donnée de son propre platonisme et quelles
premières caractéristiques s’en dégagent avant le tournant husserlien qu’il prend dans les
années 1960 ? Le premier aveu véritablement assumé de l’adoption du platonisme se trouve
dans le Russell paper, se fondant dans la trame explicitement leibnizienne de recherche d’une
théorie des concepts. Le Cantor paper de 1947 apparaît comme l’application de son point de
vue à un problème mathématique concret, l’hypothèse du continu. La défense la plus
systématique de son platonisme se trouve dans la Gibbs lecture de 1951. Gödel explicite alors
de nouveaux aspects par rapport aux deux textes précédents. La Gibbs lecture est également
remarquable par les questions qu’elle soulève notamment sur les rapports entre
mathématiques et logique qui découlent du platonisme de Gödel.
50
Gödel n’explicitant jamais les formulations qu’il donne de son point de vue, Parsons se défend de pouvoir
« comprendre » le platonisme de Gödel, et affirme que nous pouvons tout au plus prétendre à en dégager les
principales caractéristiques (Parsons 1995, 47).
65
D’autres affirmations, en marge de ces trois principaux textes, attirent l’attention des
commentateurs, et leur interprétation doit être discutée. Il s’agit de la remarque de 1933, qui,
de prime abord, semble manifester une attitude plutôt sceptique envers le platonisme et les
réponses au questionnaire Grandjean affirmant sans ambiguïté que le platonisme est un point
de vue qu’il adopte dès 1925, avant ses premiers résultats logiques et scientifiques. Les
réponses au questionnaire Grandjean mettent à mal une interprétation répandue, initiée par
Parsons, quant à l’évolution du platonisme de Gödel. Il aurait adopté le platonisme par défaut
au vu des résultats scientifiques obtenus. Le platonisme prend ensuite une forme forte, naïve,
en 1944. Mais, suite aux difficultés dans l’écriture du Carnap paper, Gödel reviendrait à
l’affirmation de 1933 en souhaitant développer une forme plus faible, et plus défendable du
platonisme, en l’occurrence en s’inspirant du travail de Husserl. L’interprétation des
caractéristiques et de l’évolution du point de vue de Gödel doit être considérée à la lumière
des différentes formulations qu’en propose Gödel, comprenant les réponses au questionnaire
Grandjean et la remarque de 1933.
Le Russell paper
Le texte de 1944 est unanimement la première affirmation publique du platonisme de
Gödel51 et à ce titre peut constituer un point de départ dans notre enquête :
Classes and concepts may, however, also be conceived as real objects,
namely classes as "pluralities of things", or as structures consisting of a
plurality of things and concepts as the properties and relations of things
existing independently of our definitions and constructions. It seems to me
that the assumption of such objects is quite legitimate as the assumption of
physical bodies and there is quite as much reason to believe in their
existence. They are in the same sense necessary to obtain a satisfactory
system of mathematics as physical bodies are necessary for a satisfactory
theory of our sense perceptions. (Gödel 1990c, 128)
L’affirmation de Gödel semble être cohérente avec la définition générale, communément
admise du platonisme. Nous retrouvons l’idée qu’il est aussi légitime de supposer l’existence
des objets abstraits dont parlent les mathématiques, que celle des objets physiques dont
parlent les sciences décrivant le monde, ainsi que l’idée d’indépendance par rapport à notre
51
Cette affirmation se trouve en particulier dans le travail de Parsons dans (Parsons 1990) et (Parsons 1995), voir
également la section concernant le réalisme de Gödel dans l’article « Kurt Gödel » du Stanford Encyclopedia of
Philosophy écrit par Kennedy (Kennedy 2014).
66
esprit, puisque leur existence est indépendante de nos constructions et de nos définitions.52
Seule la question de l’objectivité des vérités mathématiques n’est pas abordée, elle apparaît
plutôt avec la question de l’analycité.
Mais, comme le souligne Parsons (Parsons 1990), certains points dans l’affirmation de
1944 soulèvent les premières interrogations, suggérant dans le même temps que le platonisme
de Gödel renferme ses propres spécificités. Tout d’abord, Gödel ne parle pas d’ensembles,
mais de classes et de concepts. Ainsi par « objets » mathématiques, Gödel semble entendre
deux types d’entités abstraites : les classes, qui sont plus communément et plus proprement
associées à la notion d’objet mathématique, mais aussi les concepts mathématiques. Parsons,
sans entrer dans le détail, souligne un changement de contexte dès le deuxième texte de nature
philosophique publié par Gödel, le Cantor paper de 1947, dans lequel Gödel ne parle plus de
classes et de concepts, mais d’ensembles et de concept d’ensemble. Les termes de classes et
de concepts ne sont pas étrangers au projet plus général de théorie des concepts, et leur
substitution par les termes d’ensemble et de concept d’ensemble est liée à une résolution
mathématique des paradoxes, grâce notamment à ce que Gödel appelle le concept itératif
d’ensemble. Que le réalisme de Gödel ne porte pas uniquement sur les classes, ou plus tard
sur les ensembles, mais aussi sur les concepts, en constitue une spécificité, si ce n’est la
principale. Les problèmes, auxquels s’attache Crocco dans (Crocco 2006), et qui restent sans
réponse dans le travail de Parsons, sont de savoir ce qu’entend exactement Gödel par
« concept », quelle est la réalité qu’ils sont censés décrire, et pourquoi Gödel défend une telle
position. Pourquoi le réalisme mathématique, envers les classes, et plus tard les ensembles, ne
lui suffit-il pas ? La question est posée par Parsons : « What consequences for the theory does
realism about concepts have, once the existence of sets as « real objects » is granted ? »
(op.cit., 108), dont l’incompréhension subsiste dans (Parsons 1995) : « Gödel does not
directly argue for a realism about concepts that would license such a theory [la théorie
imprédicative des concepts]; in particular he does not argue that classical mathematics
requires such realism » (ibid., 53). Parsons pense bien que le réalisme conceptuel de Gödel est
lié à la volonté de développer une théorie imprédicative des concepts, mais ne fait pas le lien
avec l’idée d’une « Grande Logique » au sens de Leibniz. Il mentionne le fait que « in talking
of primitive concepts that are not subjective in Kant’s sense, whatever that is, Gödel may be
following the inspiration of Leibniz » (ibid., 68), mais ne développe pas l’idée, laissant ainsi
une lacune dans l’interprétation de l’affirmation du platonisme dans le Russell paper. Selon
52
L’analogie entre perception sensible et perception des concepts présente dans ce texte est examinée dans la
section 2.1.2.
67
Crocco, dans (Crocco 2012), cette lacune est symptomatique des mécompréhensions du
platonisme de Gödel.
La deuxième interrogation concernant l’affirmation de 1944 porte sur le type
d’indépendance accordée à l’existence des classes et des concepts ? Que doit-on entendre par
« real objects » et « are independent of our definitions and constructions » ? A quel type de
réalité objective renvoient les entités abstraites ? La question est d’autant plus importante
qu’une des conditions nécessaires au platonisme pour être défendable et cohérent, est que l’on
puisse penser un accès épistémique à la réalité objective qui est supposée exister. Gödel ne
donne aucun élément de réponse, si ce n’est peut-être indirectement par les idées
de perception des concepts et d’intuition mathématique. Parsons affirme qu’il s’agit d’une
conception plus forte que celle d’une forme non subjective de constructivisme. L’objectivité
des concepts et des classes ne correspondrait pas en 1944 à une forme d’intersubjectivité, ou
comme le suggèreront Parsons, Tieszen et van Atten, à une réalité transcendantale, mais à une
réalité objective en un sens encore plus fort (Parsons 1990, 107). La nature de l’objectivité des
entités abstraites ainsi que l’idée de perception des concepts dans le cadre de 1944 reste mal
comprises.53
Enfin, que signifie la dernière affirmation de Gödel selon laquelle les concepts et les
classes sont nécessaires pour obtenir un système mathématique satisfaisant, tout comme les
corps physiques sont nécessaires pour obtenir une théorie satisfaisante de nos perceptions
sensibles ? Comment comprendre le parallèle entre les entités abstraites et les corps
physiques ? Ce que Gödel présente ici comme une affirmation sera utilisé comme un
argument dans les écrits ultérieurs.
L’incompréhension de l’affirmation du platonisme de Gödel dans son Russell paper
est en grande partie imputable à la négligence de deux aspects du cadre dans lequel s’inscrit le
texte. Le premier, pourtant explicité dans le Russell paper par Gödel, concerne l’influence
leibnizienne et la reprise d’une théorie des concepts comme la discipline la plus générale, une
logique mathématique « as a science prior to all others, which contains the ideas and
53
Parsons (Parsons 1995, 57) envisage que Gödel fasse un usage métaphorique du terme « perception », et
affiche une attitude dubitative en parlant de « what he [Gödel] mysteriously calls "another kind of relationship
between ourselves and reality" ». Dans (Chihara 1982), Chihara soutient que l’explication des données perçues
par l’intuition mathématique, ou perception des concepts, par analogie aux données perçues par les sens, est si
vague et si imprécise qu’elle ne peut prétendre légitimer l’existence objective d’entités abstraites. Dans (Chihara
1990, 21), il reprend une comparaison déjà présentée dans (Chihara 1982) : « Gödel’s appeal to
mathematical perceptions to justify his belief in sets is strikingly similar to the appeal to mystical experiences
that some philosophers have made to justify their belief in God ». Chihara insiste sur le caractère mystique que
lui semble revêtir la perception ou l’intuition mathématique dont parle Gödel, qui ne serait alors qu’une
« mysterious faculty » postulée dans le seul but de justifier notre connaissance des objets mathématiques (ibid.).
68
principles underlying all sciences » (Gödel 1990c, 119). Le deuxième aspect concerne le
contexte logique et mathématique dans lequel Gödel écrit le Russell paper, expliquant
pourquoi figure le terme de classe et non d’ensemble. En 1944, Gödel ne considère pas la
question des paradoxes comme résolue. Il s’intéresse au travail de Frege et Russell, qui ont
eux-mêmes repris certaines des positions de Leibniz pour développer leur analyse logique, et
qui proposent dans leur programme logiciste de fonder la notion d’ensemble dans la logique.
Ainsi un ensemble est compris comme une extension de concept, et est assimilable à la notion
de classe. La distinction entre les notions de classe et d’ensemble s’applique dès lors que,
pour sortir des paradoxes, on refuse de comprendre la notion d’ensemble comme une
extension de concept et qu’on rejette la réduction d’une notion mathématique à une notion
logique, ce qui se produit à partir de la théorie de Zermelo-Fraenkel. Les ensembles sont
générés étape par étape, à partir d’éléments primitifs donnés et la réitération du concept
« ensemble de » (Wang 1974, 181). Les théories des ensembles développées sur l’idée d’un
tel processus itératif sont basées sur ce que Gödel a appelé « concept itératif d’ensemble »,
aujourd’hui communément admis.54 La critique de Frege et de Russell, à laquelle se livre
Gödel dans le Russell paper, se place donc dans le premier contexte, où Russell cherche à
résoudre le problème des paradoxes en conservant l’idée d’ensemble comme extension de
concept et donc comme classe. Dans le Cantor paper de 1947, Gödel admet que le concept
itératif constitue une solution satisfaisante au regard du problème des paradoxes
mathématiques comme au regard de la pratique des mathématiques, et dans ce cadre il
distingue les notions d’ensemble et de classe. Mais il est également certain que Gödel
distingue clairement les paradoxes mathématiques liés à la notion d’ensemble propre à la
théorie des ensembles, et les paradoxes logiques, extensionnels lorsqu’ils concernent la notion
de classe, intensionnels lorsqu’ils concernent la notion de concept. Négliger une telle
distinction constituerait un obstacle au développement d’une notion d’ensemble comprise
comme extension de concept et au développement d’une théorie des concepts.55
La confusion entre les deux voies de résolution des paradoxes est le point
d’achoppement entre les interprétations de Parsons (et de ce qui s’inscrivent dans sa lignée) et
Crocco, interprétations étudiées plus en détails dans la deuxième section. Disons simplement
que Parsons pense qu’au vu des résultats obtenus dans le cadre des théories des ensembles
54
Pour les deux voies de résolution des paradoxes expliquant le changement de contexte entre le Russell paper
de 1944 et le Cantor paper de 1947, voir (Wang 1974, 187-188).
55
Les discussions avec Wang rendent manifeste l’importance qu’accordait Gödel aux différents types de
paradoxes, notamment entre paradoxes mathématiques et paradoxes logiques, qu’il distinguait également des
paradoxes sémantiques. Voir le chapitre 8 (Wang 1996).
69
basées sur le concept itératif d’ensemble, Gödel aurait abandonné l’idée d’une théorie des
concepts, ce à quoi s’oppose Crocco.56
Le Cantor paper (1947)
La première version du Cantor paper se présente comme une application du platonisme
de Gödel, visant à en montrer la fécondité par les résultats qu’il suscite dans les sciences, en
l’occurrence en l’appliquant à un problème mathématique concret, l’hypothèse du continu
(HC). Gödel manifeste donc son réalisme, sans en donner d’affirmation directe. Il y défend
l’idée que même si les avancées mathématiques ne permettent pas (à son époque) de savoir si
HC a une valeur de vérité déterminée, cela ne signifie pas qu’elle n’en a absolument pas. Si
les axiomes de la théorie des ensembles « describe some well-determined reality », alors :
In this reality Cantor’s conjecture must be either true or false, and its
undecidability from the axioms as known today can only mean that these
axioms do not contain a complete description of this reality; and such a
belief is by no means chimerical, since it is possible to point out ways in
which a decision of the question, even if it is undecidable from the axioms in
their present form, might nevertheless be obtained. (Gödel 1990e, 181)
La réalité décrite par les axiomes de la théorie des ensembles, et dans laquelle HC doit avoir
une valeur de vérité déterminée, est probablement la réalité formée par les entités abstraites
objectives dont parle Gödel en 1944, qui concernait alors les classes et les concepts, et qui
dans le Cantor paper concerne les ensembles et le concept itératif d’ensemble. Trois
caractéristiques du platonisme de Gödel, problématisées dans la Gibbs lecture, sont déjà
présentes. La première est que les vérités mathématiques sont également objectives. Dans la
mesure où les concepts et les objets mathématiques sont objectifs, alors ils doivent avoir des
propriétés et être dans certaines relations qui structurent la réalité qu’ils forment. Ainsi toute
proposition mathématique que nous formulons a une valeur de vérité déterminée au regard des
entités objectives dont elle parle. L’affirmation de Gödel suppose que les objets et concepts
mathématiques constituent une réalité si déterminée que le principe du tiers-exclu doit
s’appliquer : une proposition est soit vraie soit fausse ; exactement comme l’on s’attendrait,
en énonçant un fait du monde (propriété ou relation qui s’applique à un « corps physique »), à
ce qu’il soit vrai ou faux au regard de ce qui se produit effectivement dans le monde.
56
Voir plus loin, section 2.2.3 sur l’interprétation de Crocco.
70
La deuxième caractéristique qui semble être annoncée par l’affirmation de 1947, est la
distinction entre les axiomes que nous formons, les propositions – théorèmes – que nous
démontrons à partir d’eux, et les vérités telles qu’elles sont dans la réalité objective des objets
et concepts mathématiques. Si nous croyons en l’existence objective des objets et concepts
mathématiques, alors nous devons également penser que les axiomes que nous formulons, du
moins que nous avons formulés jusqu’à présent dans le cadre de la théorie des ensembles, ne
constituent pas un système complet. Les systèmes d’axiomes exprimant la théorie des
ensembles ne parviennent pas, pour l’instant, à décider de toutes les propositions ensemblistes
formulables, à l’instar de l’hypothèse du continu.
La troisième caractéristique, sans laquelle l’idée qu’il existe une réalité abstraite
objective où l’hypothèse du continu a une valeur de vérité déterminée ne serait qu’une
chimère, est qu’il est possible de trouver une nouvelle voie de résolution des problèmes
mathématiques rendant HC décidable. Gödel dévoile ainsi la composante optimiste de son
platonisme : croire en l’existence d’une réalité supporte l’espoir de trouver un système de
démonstration complet, c’est-à-dire tel qu’il ne laisserait aucun problème indécidable.
Les deux dernières caractéristiques soulèvent deux questions essentielles pour
comprendre la position de Gödel : (a) Quelle est précisément la « present form » des axiomes
de la théorie des ensembles, forme qui ne parvient pas à établir un système complet ? (b)
Quels sont ces chemins « in which a decision of the question […] might nevertheless be
obtained » ? Les deux paragraphes (Gödel 1990e, 181‑182), suivant la première citation que
nous avons présentée, sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse. Dans le cas des
axiomes formant un système incomplet, Gödel fait référence aux théories basées sur ce qu’il a
appelé le concept itératif d’ensemble. Selon Gödel, ces théories ont des caractéristiques
communes. Elles suivent une même voie de résolution des paradoxes. Abandonnant l’idée
qu’un ensemble soit une extension de concept, elles affirment qu’un ensemble est déterminé
par les éléments qui le composent, et qu’à partir d’éléments donnés on peut générer un nouvel
ensemble par l’opération « ensemble de ». Les paradoxes sont évités en instaurant une
hiérarchie cumulative et bien fondée, mise en œuvre par un processus étape par étape. On
suppose l’existence d’objets primitifs qui n’ont eux-mêmes aucun élément, à partir desquels
on génère de nouveaux objets, des ensembles d’éléments primitifs, desquels on peut
engendrer de nouveaux ensembles, etc., avec une restriction : un ensemble ne peut contenir
comme éléments que des ensembles de rang strictement inférieur à lui. Ainsi pour former un
ensemble de rang n+1, il faut avoir généré des ensembles de rang n (chaque rang correspond
71
ainsi à un ordinal). En faisant abstraction de la nature des éléments primitifs, on a une
structure d’ensembles commune à toutes les théories utilisant le même processus, structure
déterminée par le concept « ensemble de x » (où x correspond à n’importe quels ensembles
bien formés, à partir de n’importe quel type d’éléments primitifs) ou concept itératif
d’ensemble.57 Les axiomes qui en découlent ne constituent pas un système complet dans la
mesure où le processus de génération est infini et qu’à chaque nouveau pas sont engendrés de
nouveaux axiomes d’existence d’ensembles de plus en plus larges. Le système n’est jamais
complet car la formation de nouveaux axiomes est infinie : « these axioms show clearly, not
only that the axiomatic system of set theory as known today is incomplete, but also that it can
be supplemented without arbitrariness by new axioms which are only the natural continuation
of the series of those set up so far » (ibid., 182). L’augmentation étape par étape et infinie du
système d’axiomes de la théorie des ensembles est « naturelle ». Par « naturelle » Gödel
entend probablement une conséquence qui découle directement du concept itératif d’ensemble.
A chaque nouveau rang atteint dans la hiérarchie des concepts, rien dans le concept itératif ne
nous empêche de continuer, d’appliquer à nouveau le concept « ensemble de » à ces nouveaux
ensembles. Le concept itératif d’ensemble n’implique aucune restriction de ce type. Pour
résumer la façon dont se présentent les axiomes de la théorie des ensembles, on peut dire
qu’ils ne sont pas donnés d’emblée, mais seulement en suivant un processus étape par étape
de génération des ensembles et ce processus est infini. Le système axiomatique n’est donc pas
complet au sens où il n’est pas clos sur lui-même, puisqu’il peut toujours être
« naturellement » enrichi.
Bien que Gödel reconnaisse les conséquences des axiomes générés à des rangs très
élevés sur les rangs les plus bas de la hiérarchie, plus précisément le fait qu’ils résolvent des
problèmes qui y sont formulés et qui, avec les axiomes de leur rang, restent indécidables , il
affirme également que HC ne peut pas être résolue de cette façon-là : « as for the continuum
problem, there is little hope of solving it by means of these axioms of infinity which can be
set up on the basis of principles known today » (ibid.). Gödel ne semble donc pas croire que
HC puisse un jour être décidée dans le cadre des axiomatiques développées jusqu’alors. Pour
autant, il n’en conclut pas qu’aucune solution ne lui sera jamais trouvée ; il ajoute :
but probably there exist others based on hitherto unknown principles ; also
there may exist, besides the ordinary axioms, the axioms of infinity and the
axioms mentioned in footnote 17, other (hitherto unknown) axioms of set
57
Wang présente le concept itératif dans (Wang 1974), ouvrage auquel a contribué Gödel, voir note 25 (infra,
27).
72
theory which a more profound understanding of the concepts underlying
logic and mathematics would enable us to recognize as implied by these
concepts. (Ibid.)
Il doit être possible de découvrir d’autres axiomes, en plus des axiomes ordinaires
(actuellement basés sur le concept itératif d’ensemble), fondés sur des principes inconnus,
mais qu’une meilleure compréhension des concepts sous-jacents à la logique et aux
mathématiques peut nous faire découvrir. Si Gödel apporte des éléments pour comprendre ce
qu’il entend par la « forme présente » des axiomes ensemblistes, il reste néanmoins
relativement vague concernant les chemins qui devraient rendre HC décidable. Envisage-t-il
qu’une meilleure compréhension du concept itératif d’ensemble nous ferait découvrir de
nouveaux axiomes, si bien que l’on pourrait résoudre la question en restant dans ce cadre ?
Une autre hypothèse est possible, liée à l’idée que les nouveaux axiomes puissent être
découverts à partir d’une meilleure compréhension des concepts non seulement
mathématiques, mais aussi logiques. Gödel ne pourrait-il pas envisager qu’une solution est
possible en sortant du cadre théorique prescrit par le concept itératif, et en revenant à une
notion d’ensemble conçue comme extension de concept ? Peu d’indices soutiennent notre
hypothèse. Il est probable que la section 4 du Cantor paper apporte des éléments favorables,
comme le fait que Gödel revient sur la distinction entre classe et ensemble, et qu’il souligne
que la notion d’ensemble comprise comme extension de concept « is neither formulated
explicitly nor contained implicitly in the accepted axioms of set theory » (Gödel 1990e, 183).
On peut tout de même souligner que si on ne prend pas en compte l’idée de la
possibilité de trouver d’autres moyens que ceux connus actuellement – idée au cœur de la
composante optimiste du platonisme de Gödel et venant compléter l’affirmation d’une
distinction entre nos axiomes et les vérités telles qu’elles sont dans la réalité objective –, alors
on peut penser que les trois paragraphes mentionnés renferment une contradiction. Une telle
incompréhension semble être présente chez Parsons (Parsons 1995). En effet, après avoir cité
le passage dans lequel Gödel affirme que la conjecture de Cantor doit avoir une valeur de
vérité déterminée dans la réalité objective, mais que nos axiomes actuels ne permettent pas de
la rendre décidable car ne contenant pas une description complète de cette réalité, Parsons
ajoute : « but Gödel then proceeds to give arguments for the conclusion that the continuum
problem might be decided ». Le « but » qui introduit la remarque de Parsons nous laisse
penser qu’il voit une contradiction entre le fait que les axiomes actuels ne sont pas en mesure
de résoudre le problème d’indécidabilité de HC et le fait qu’elle puisse être décidable. Mais la
73
contradiction disparaît dès lors que l’on prend en compte la possibilité de trouver d’autres
méthodes de résolution des problèmes mathématiques. Or Parsons ne développe pas
véritablement l’idée que la solution envisagée par Gödel dépasse le cadre axiomatique que
l’on connaît déjà.
Retenons que le texte de 1947 dégage trois caractéristiques, (1) objectivité des vérités
mathématiques qui dépendent de l’objectivité des objets et concepts mathématiques, (2)
distinction entre démonstration (axiomatique) et vérité, et (3) composante optimiste. Les trois
sont développées de façon plus systématique dans la Gibbs lecture de 1951.
La Gibbs lecture (1951)
La Gibbs lecture complète l’affirmation du platonisme en présentant une défense
systématique de ce point de vue (Parsons 1995, 55). L’objectif est de montrer que le
platonisme est la seule position soutenable envers les entités et les vérités mathématiques, au
regard de ce qu’il considère comme des faits établis par ses résultats logico-mathmématiques.
Les théorèmes d’incomplétude et l’idée de concept itératif d’ensemble sous-jacent aux
théories des ensembles qui rejette la réduction logique de la notion d’ensemble, font émerger
d’une part un phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques, et d’autre
part une disjonction à l’origine du débat sur l’opposition entre esprit et machine. Dans le texte
de 1951, Gödel affirme son platonisme mais, dans sa tentative d’éliminer les positions
concurrentes, il s’efforce d’en préciser la formulation. La première caractéristique notable
indirectement explicitée dans ce texte, et jusque là cachée par Gödel en raison de sa nature
hautement controversée, est la localisation des entités abstraites objectives. Le texte
d’Hermite, à la fin de la Gibbs lecture, lui permet de suggérer qu’elles dépendent de
l’entendement de Dieu. Etre dans l’entendement de Dieu implique être la structure du monde
et du possible. Comme nous le verrons, il s’agit d’une thèse que Gödel développe
explicitement dans les Max-Phil, et qui a des conséquences philosophiques et
épistémologiques sur sa conception de la logique et des mathématiques.
Ensuite, grâce aux faits établis par les résultats logico-mathématiques, Gödel propose
une distinction qui pourrait être centrale dans sa pensée, entre mathématiques subjectives et
mathématiques objectives, avec une ambiguïté sur la première suggérant qu’une deuxième
distinction est à l’œuvre entre mathématiques subjectives et mathématiques mécaniques
(développées par une Machine de Turing). D’une façon générale, le platonisme de Gödel
semble supporter l’espoir de trouver des méthodes non formelles de démonstration, c’est-àdire non réductible à un calcul sur une machine de Turing, sans quoi l’activité mathématique
74
serait limitée. Enfin, l’expression d’un caractère inépuisable et incomplet des mathématiques,
bien que conduisant Gödel aux distinctions entre subjectif, objectif et mécanique, comporte
des ambiguïtés qu’il nous faut mettre à jour, car elles pourraient être au cœur d’incertitude ou
d’hésitation dans la façon dont Gödel conçoit la nature des mathématiques et son rapport à la
connaissance que l’on peut en avoir.
Dans la formulation qu’en propose Gödel, on retrouve les composantes des affirmations
de 1944 et de 1947 : « mathematical objects and facts (or at least something in them) exist
objectively and independently of our mental acts and decisions, that is to say, [it seems to
imply] some form or other of platonism or "realism" as to the mathematical object » (Gödel
1995e, 311 ‑ 312). Réalisme et platonisme sont explicitement assimilés. L’affirmation
renferme l’idée d’indépendance vis-à-vis de l’esprit, les objets mathématiques n’étant pas des
entités mentales subjectives – au sens où ils seraient le résultat d’actes mentaux. Gödel ne
mentionne pas uniquement les objets mais également ce qu’il appelle les « faits »
mathématiques, qu’il ne comprend peut-être pas comme les propriétés et relations qui
s’appliquent objectivement aux objets, puisque seulement une partie des faits ou quelque
chose en eux est objectif, et non directement les faits eux-mêmes. Il est donc difficile de
comprendre ce qu’il entend exactement par « faits » : s’agit-il de relations qui pourraient déjà
dépendre en partie de notre description de la réalité mathématique objective, auquel cas il
s’agirait de propositions, et plus exactement de théorèmes ? On peut au moins s’accorder pour
dire que Gödel affirme d’une certaine manière que la vérité dépend des objets mathématiques,
mais sa formulation reste obscure.
Une note accompagne l’affirmation du platonisme de Gödel :
There exists no term of sufficient generality to express exactly the
conclusion drawn here, which only says that the objects and theorems of
mathematics are as objective and independent of our free choice and our
creative acts as is the physical world. It determines, however, in no way
what these objective entities are –in particular, whether they are located in
nature or in the human mind or in neither of the two. These tree views about
the nature of mathematics correspond exactly to the three views about the
nature of concepts, which traditionally go by the names of psychologism,
Aristotelian conceptualism and Platonism. (ibid., 312, note 17)
Gödel a expliqué dans le texte que ses résultats d’incomplétude ne permettent d’établir avec
une certitude mathématique qu’une conclusion disjonctive, et que « the undeveloped state of
75
philosophy in our days » (ibid., 311) rend impossible de trancher les questions philosophiques
sous-jacentes. On pourrait néanmoins en conclure que la formulation donnée par Gödel de son
platonisme est encore compatible avec d’autres positions philosophiques concurrentes – qu’il
souhaite d’ailleurs éliminer – et qu’elle n’est pas encore assez précise.58 Gödel fait le parallèle
avec le réalisme envers les concepts, ce qui peut suggérer qu’il aurait le même problème du
point de vue des concepts et non pas uniquement dans le cas des objets mathématiques.
Affirmer l’indépendance des objets mathématiques et des concepts au sens où ils ne
dépendent pas de nos actes créatifs et de nos libres choix, élimine définitivement le point de
vue constructiviste et nominaliste, tel le positivisme de Carnap. Mais s’il est encore possible
de dire que leur indépendance repose sur les facultés du sujet connaissant, il s’agit des
positions influencées par la notion de sujet transcendantal de Kant et que Gödel range dans ce
qu’il appelle « psychologisme ». Il est également encore possible d’affirmer qu’ils ne
dépendent pas de notre libre création car ils sont des parties de la nature. Les concepts, et les
objets mathématiques, se réduisent alors à l’ensemble de leurs instances.
Pour van Atten et Kennedy (van Atten et Kennedy 2003, 428‑429), la note en question
ne serait que l’aveux d’un échec, celui énoncé à la fin du texte Gibbs lecture :
I do not claim that the foregoing considerations amount to a real proof of this
view about the nature of mathematics. The most I could assert would be to
have disproved the nominalistic view, which considers mathematics to
consist solely in syntactical conventions and their consequences. Moreover, I
have adduced some strong arguments against the more general view that
mathematics is our own creation. There are, however, other alternatives to
Platonism, in particular psychologism and Aristotelian realism. In order to
establish Platonistic realism, these theories would have to be disproved one
after the other, and then it would have to be shown to exhaust all possibilities.
I am not in a position to do this now. (Ibid., 321-322)
Gödel ne souhaite pas se contenter de nous convaincre que le platonisme est la seule position
défendable vis-à-vis des mathématiques (et de la logique), il cherche à le démontrer. Or, il
échoue. Une des stratégies, sorte de démonstration indirecte, serait de démontrer que les
points de vue qu’il énonce épuisent l’ensemble des possibilités, et de les réfuter
rigoureusement l’un après l’autre. Les attentes de Gödel soulignent une grande exigence, à la
hauteur de ses projets philosophiques, d’une métaphysique développée comme une science
58
Voir la fin du texte (ibid., 321-322).
76
exacte. Or Gödel ne parvient à réfuter de façon satisfaisante que le premier point de vue,
nominaliste et constructiviste, qui prive les mathématiques de tout contenu, ou du moins les
réduit à un ensemble de règles syntaxiques. Mais les autres positions restent crédibles devant
le platonisme qu’il défend.
Il est certain que la discussion ouverte alors par Gödel renferme sans doute les prémices
des difficultés rencontrées avec le Carnap paper. Mais si l’on se concentre sur le texte de
1951, sur le fait que les affirmations finales font écho à la note 17, alors le point de vue
nominaliste et constructiviste ne semble pas – pour l’heure – être le plus problématique pour
lui, précisément parce qu’il pense l’avoir réfuté. Son problème semble être bien plus de
clarifier suffisamment son point de vue pour le distinguer d’autres positions qu’il rejette. Dans
la note 17, la troisième position – qu’il défend – est le platonisme, qui soutient un autre type
d’indépendance vis-à-vis de notre libre création que celles décrites par le psychologisme et le
réalisme aristotélicien. L’indépendance, et donc l’objectivité, ne serait fondée ni sur le sujet
transcendantal, ni sur la réalité du monde, mais il ne précise alors pas ce qui la fonde, avant
d’y revenir à la fin du texte. À ce moment, non seulement il propose une formulation un peu
plus explicite de son platonisme, mais va plus loin en suggérant prudemment – par
l’intermédiaire d’un mathématicien, car il s’agit d’une position « rather unpopular among
mathematicians » –59 que l’objectivité serait fondée en Dieu.
Tout d’abord il affirme : « I mean the view that mathematics describes a non-sensual
reality, which exists independently both of the acts and [of] the dispositions of the human
mind and is only perceived, and probable very incompletely, by the human mind » (ibid., 323).
Nous laissons pour l’instant de côté la question de la perception, pour nous intéresser
spécifiquement à la formulation du platonisme. Gödel réitère l’idée d’indépendance vis-à-vis
de nos actes, mais la précise en deux points. Il distingue d’abord son platonisme du réalisme
aristotélicien en affirmant que les mathématiques décrivent une réalité non-sensible,
autrement dit qui ne se réduit pas aux choses du monde. Gödel parle d’ailleurs de « two
separate words (the world of things and of concepts) » (ibid., 321). Les concepts en intension
forment une réalité bien distincte de celle des choses sensibles ; caractéristique qu’il faut avoir
en tête pour essayer de comprendre l’analogie entre le rapport objets mathématiquesmathématiques et corps physiques-théories physiques. Ensuite, Gödel distingue également son
point de vue du psychologisme en affirmant que les mathématiques sont indépendantes des
dispositions de l’esprit humain. Celles-ci correspondant aux facultés du sujet transcendantal,
59
On retrouve la réticence aux controverses, et nous pouvons mesurer à quel point elle l’empêche d’assumer
trop explicitement son point de vue.
77
elles sont bien différentes de nos actes et de notre libre création, car ne relèvent pas d’un
choix arbitraire. Il s’agit de dispositions communes à tout être humain.
La deuxième précision apportée par Gödel à la fin de la Gibbs lecture est l’affirmation
indirecte que l’indépendance de la réalité décrite par les mathématiques est fondée dans
l’entendement de Dieu. L’affirmation est indirecte, Gödel se méfiant des réactions que peut
susciter une telle position, « unpopular among mathematicians », s’opposant au Zeitgeist. Il
préfère l’avouer en reprenant les mots d’un autre mathématicien, Hermite ; de cette façon il ne
s’agit pas à proprement parler de son affirmation, permettant à ses yeux de donner
probablement un peu plus de crédit à une position controversée, comme s’il ne souhaitait pas
que la critique lui soit en retour directement adressée. La citation qu’il présente d’Hermite
affirme qu’« il existe […] tout un monde qui est l’ensemble des vérités mathématiques, dans
lequel nous n’avons accès que par l’intelligence, comme existe le monde des réalités
physiques ; l’un et l’autre indépendants de nous, tous deux de création divine » (Darboux
1912, 142). Gödel cite probablement ce passage parce qu’il exprime clairement le point de
vue que lui-même développe ; il a ainsi pu s’en inspirer pour préciser sa propre formulation.
On y retrouve la composante excluant le réalisme aristotélicien, puisque l’ensemble des
vérités mathématiques est un monde distinct de la réalité physique. L’accès à ce monde n’est
pas tout à fait le même que pour la seconde réalité. Les vérités mathématiques ne sont
accessibles que par l’intelligence, ce qui ne veut pas dire que la réalité physique ne l’est pas,
mais probablement est-il sous-entendu qu’elle le soit plus fondamentalement par les sens.
Gödel préfère utiliser l’idée de perception, même dans le cas des concepts, et il précise alors
qu’il s’agit d’un autre type de relation à la réalité que dans le cas des perceptions
sensibles (Wang 1996, 228). Cependant, il peut également utiliser le terme de « raison »
(Gödel 1995c, 354) pour décrire l’accès au monde des concepts. Enfin même si Hermite ne
parle pas directement de l’indépendance vis-à-vis de nos actes et vis-à-vis de l’esprit humain,
l’affirmation bien plus explicite selon laquelle le monde des vérités mathématiques est une
création divine ne laisse pas de doute quand à l’acception de ces deux formes
d’indépendances. Si les concepts et objets mathématiques ne sont ni dans la nature, ni dans
l’esprit humain, ils sont en Dieu, probablement même dans l’entendement divin, puisque leur
accès ne serait possible que par la raison.
Une dernière remarque s’impose pour clore le commentaire de la dernière formulation
du platonisme de Gödel dans la Gibbs lecture. Dans la note 17, Gödel parle d’objets
mathématiques, et les différentes façons de concevoir leur existence objective font écho aux
78
diverses manières de comprendre l’existence objective des concepts. On peut alors supposer
que Gödel vise les objets mathématiques en un sens restreint et n’y inclut que les concepts. Or,
à la fin du texte, il nous parle exclusivement de monde des concepts dont dépend les vérités
mathématiques. L’affirmation suit en effet le passage dans lequel Gödel pose la définition de
l’analycité des propositions mathématiques, qui seraient vraies en vertu de la signification des
concepts qu’elles contiennent. Faut-il penser que la réalité objective décrite par les
mathématiques n’est constituée que de concepts ? Les ensembles n’appartiennent-ils pas à la
même réalité ? Ou bien faut-il penser, comme le suggère Goldfarb (Gödel 1995b, 332‑333),
que les ensembles sont finalement compris dans le concept d’ensemble ? 60 Il est vrai que
l’ambiguïté subsiste à travers les textes de Gödel : lorsqu’il parle d’objets mathématiques, y
inclut-il les concepts mathématiques ? Ou en fin de compte uniquement les concepts
mathématiques ? Voire y comprend-il systématiquement les mêmes entités ? La question n’est
pas facile à résoudre et pose des problèmes dans l’interprétation des textes de Gödel. Des
pistes sont envisageables grâce aux discussions de Wang avec Gödel, notamment dans le
chapitre 8 de (Wang 1996). Il est douteux que Gödel réduise la notion d’ensemble au concept
d’ensemble, de la même manière qu’il est peu probable qu’il veuille réduire les
mathématiques aux seuls principes logiques.61 Gödel distingue clairement les concepts des
ensembles, en tant qu’entités de nature ontologique différente. Les concepts sont des entités
abstraites, hors du temps et de l’espace ; les ensembles, bien qu’étant eux aussi des entités
abstraites, sont présentés comme des « cas limites » d’objets spatio-temporels. Bien sûr, le
contexte des discussions avec Wang est ultérieur à celui de l’écriture du Russell paper ou
encore de la Gibbs lecture, et la qualification de « cas limite » reste obscure. Peut être que la
distinction entre concept et objet était moins radicale dans les années 40 et 50 que dans les
années 70, mais il est possible que Gödel puisse avoir eu dès cette époque les prémices d’une
telle distinction en tête.62
Le texte de 1951 renferme d’autres révélations, qui ne précisent pas tant le platonisme
de Gödel que des positions annexes qui lui sont étroitement liées, et qui conduisent à nous
questionner sur la conception des mathématiques que ce platonisme implique. Sur la base du
60
Parsons pose la question sous l’angle de la perception : Gödel ne semble jamais parler de « perception
d’ensemble », mais uniquement de perception du concept d’ensemble. Ensuite, seule la dernière perception
semble jouer un rôle dans le développement de nos connaissances mathématiques (Parsons 1995, 65).
61
Gödel se distingue en effet du projet logiciste, il se distingue également de la conception frégéenne de
l’objectivité des entités logiques, même s’ils ont en commun le rejet du psychologisme. Pour les distances prises
par Gödel à l’égard des positions logicistes et plus particulièrement frégéennes, voir (Crocco 2003) et (Crocco
2006).
62
La distinction entre concept et objet à l’occasion des discussions avec Wang est étudiée par Crocco (Crocco
2006), voir la section 2.2.3.
79
phénomène d’inépuisabilité ou d’incomplétabilité des mathématiques, Gödel distingue
mathématiques subjectives et objectives, mais semble également distinguer mathématiques
subjectives et mécaniques ; il semble fonder dans le platonisme la possibilité – l’espoir – de
développer de nouvelles méthodes de démonstration non formelles qui pourraient peut-être
nous permettre d’échapper au phénomène d’inépuisabilité.
Ce que Gödel appelle le phénomène « of the inexhaustibility » ou « incompletability »
des mathématiques (Gödel 1995e, 305) vient de trois de ses résultats logico-mathématiques :
la découverte du concept itératif d’ensemble comme base commune à toutes les théories des
ensembles rejetant une notion logique d’ensemble, et les deux théorèmes d’incomplétude. Il
s’agit des résultats déjà mentionnés dans le Cantor paper de 1947, à savoir l’extension infinie
des axiomes de la théorie des ensembles basée sur le concept itératif d’ensemble, et les
théorèmes démontrant l’existence de propositions mathématiques vraies mais indécidables
dans le système formel dans lequel elles sont exprimées ; l’énoncé affirmant la cohérence du
système est une proposition de ce type.
Le processus étape par étape impliqué par le concept itératif d’ensemble, génère un
système d’axiome incomplet, au sens où il ne serait jamais clos sur lui-même car à chaque
étape, il est toujours possible de générer de nouveaux ensembles d’un rang plus élevé, et donc
également d’un nouvel axiome d’existence. Aucune restriction dans le concept itératif
d’ensemble n’oblige à arrêter le processus à une étape donnée. Comme Gödel l’exprimait déjà
dans le Cantor paper, il est toujours possible d’étendre à l’infini le système axiomatique.
Dans la Gibbs lecture Gödel a sans doute une autre conséquence en tête, dont il discute plus
en détail dans (ibid. 306-307). Dans le cadre d’une interprétation de la théorie des nombres
dans la théorie des ensembles, Gödel explique qu’il n’y a pas de raison d’arrêter le processus
d’itération de l’opération « ensemble de » aux nombres transfinis (c’est-à-dire à ceux générés
dans le système Zermelo-Fraenkel), et montre que l’on peut toujours atteindre des nombres
encore plus grands : les cardinaux inaccessibles ; il explique également qu’il n’y aucune
raison de s’arrêter à cette nouvelle étape et que l’on peut encore réitérer, sur ces nouveaux
objets, l’opération « ensemble de », etc. Chacune des nouvelles étapes est accompagnée d’un
nouvel axiome d’existence des objets atteints. En clarifiant le concept d’ensemble, et en
découvrant le concept itératif d’ensemble, sous-jacent aux théories axiomatiques des
ensembles comme le système Zermelo-Fraenkel, Gödel montre que non seulement les
ensembles, mais aussi les axiomes que l’on peut générer sur la base de ce concept dépassent
80
ce que le système Zermelo-Fraenkel autorise.63 On se rend également compte que le système
axiomatique ne se laisse pas saisir par une structure finie, car il n’est jamais clos sur lui-même,
d’où une forme d’inépuisabilité insaisissable par des procédures mécaniques.
Un autre aspect de l’axiomatique impliquée par le concept itératif est souligné par
Gödel. La génération d’axiomes à des rangs toujours plus élevés est liée au phénomène
d’indécidabilité de certaines propositions fondamentales des mathématiques qui dépendent
des rangs les plus bas des ensembles :
it can be shown that the axioms for sets of high levels, in their relevance, are
by no means confined to these sets, but, on the contrary, have consequences
even for the 0-level, that is, the theory of integers. To be more exact, each of
these set-theoretical axioms entails the solution of certain Diophantine
problems which had been undecidable on the basis of the preceding axioms.
(Ibid., 307)
Les axiomes générés à des rangs si élevés dans la hiérarchie des ensembles, offrent des
solutions aux problèmes d’indécidabilité du rang 0 de la théorie des ensembles, rang
contenant la théorie des nombres entiers naturels, c’est-à-dire l’arithmétique élémentaire.
Mais pour comprendre ce résultat qui découle du concept itératif d’ensemble, et le lien avec le
problème des équations diophantiennes, il faut avoir à l’esprit les théorèmes d’incomplétude
et le cadre qui leur est associé.
L’existence d’équations diophantiennes, qui représentent des énoncés indécidables dans
les systèmes formels exprimant l’arithmétique élémentaire, est démontrée par le premier
théorème d’incomplétude. Le cadre dans lequel Gödel obtient ce résultat est très précis :
l’incomplétude est propre aux systèmes formels, tels que Hilbert les pensait, compris au sens
précis donné par la définition de Turing du concept de calculabilité, c’est-à-dire comme des
machines de Turing. Dans ce cadre, la démonstration est un processus mécanique qui dépend
d’un nombre fini de symboles primitifs, dont on néglige le contenu ou la signification, un
nombre fini de règles de transformation d’écriture des symboles et un nombre fini d’étapes
pour atteindre le résultat. Avant les travaux de Turing, Gödel utilisait le concept de fonction
récursive pour décrire le processus de démonstration dans ce cadre ; Turing lui a permis de
généraliser ses résultats d’incomplétude, car il offre un concept plus précis que celui de
récursivité. L’indécidabilité est donc l’impossibilité de démontrer ou de réfuter
mécaniquement une proposition exprimée dans le langage du système formel (compris dans le
63
Voir (Wang 1974, 184-185).
81
sens d’une machine de Turing) par les axiomes et règles d’inférence de ce même système. Les
propositions indécidables forment une classe d’équations diophantiennes, c’est-à-dire de
problèmes exprimés par les opérations les plus élémentaires de l’arithmétique (+, -,
exponentiation, etc.), de telle sorte que dans l’interprétation ensembliste, le premier rang de la
hiérarchie des ensembles suffit à les exprimer.
Le second théorème démontre que pour n’importe quel système formel (toujours dans le
sens précis donné par Turing), l’énoncé exprimant la cohérence du système dans lequel il est
exprimé n’est pas démontrable par les axiomes et règles d’inférence de ce même système.
Gödel utilisant un codage par lequel il plonge les énoncés métamathématiques dans
l’arithmétique élémentaire, il parvient à démontrer que cet énoncé correspond à une équation
diophantienne indécidable pour tout système formel exprimant l’arithmétique élémentaire.
Un dernier aspect des résultats logico-mathématiques doit être saisi dans le lien entre le
caractère infini de l’axiomatique de la théorie des ensembles, caractère impliqué par le
concept itératif d’ensemble et les résultats d’incomplétude, à savoir l’existence d’équations
diophantiennes indécidables dans les systèmes formels exprimant l’arithmétique élémentaire.
Gödel montre que la classe des équations diophantiennes n’est pas récursive, et qu’aucune
règle générale ne peut à ce jour résoudre le problème de leur indécidabilité. Si l’on interprète
l’arithmétique élémentaire dans la théorie des ensembles, alors on peut trouver dans les
axiomes des rangs plus élevés une solution pour chacune d’elles, notamment pour la
cohérence du système. Mais les solutions sont alors données au cas par cas, localement : pour
une équation donnée, on peut la rendre décidable à partir d’axiomes qui dépassent le rang
dans laquelle elle est exprimée, c’est-à-dire en enrichissant le système dans lequel elle est
originellement exprimée et qui ne peut à lui-seul la rendre décidable.
Le caractère inépuisable des mathématiques apparaît en lien étroit avec une approche
mécanique des mathématiques. Les systèmes formels conçus comme des machines de Turing
ne semblent pas suffire à saisir certaines parties des mathématiques. Ils ne peuvent pas
contenir l’ensemble des axiomes que l’on peut générer à partir du concept itératif d’ensemble,
et dont on peut difficilement se passer dans la mesure où ils apportent des solutions aux
équations diophantiennes – y compris celle correspondant à l’énoncé de cohérence – de
l’arithmétique élémentaire interprétée au rang 0 de la hiérarchie des ensembles. La classe des
équations diophantiennes n’est elle-même pas récursive. Aucune procédure mécanique (règle
finie) ne semble pouvoir leur apporter une solution générale et systématique. La résolution
des équations diophantiennes échappe au cadre purement mécanique.
82
A partir de l’effet de rétroaction entre les niveaux supérieurs et le niveau zéro, qui
semble incompatible avec le psychologisme et le réalisme aristotélicien, Gödel veut montrer
que si on ne défend pas un platonisme, on réduit les mathématiques à ce que l’on peut
démontrer par des procédures mécaniques. Le cas échéant, il faudrait rejeter les conséquences
du concept itératif d’ensemble, c’est-à-dire l’idée d’une axiomatique infinie, et la possibilité
de trouver une solution générale et systématique pour les problèmes diophantiens. Or, il
semble que pour Gödel la fécondité des axiomes d’existence des cardinaux inaccessibles, qui
enrichissent le système Zermelo-Fraenkel, et le fait que l’on puisse grâce à eux démontrer la
cohérence de l’arithmétique, justifient l’espoir de trouver des méthodes non mécaniques.
Comment les distinctions entre mathématiques objectives et subjectives d’une part,
formelles (mécaniques) et non formelles d’autre part, découlent-elle de ces résultats ? La plus
grande évidence de « the incompletability » des mathématiques, caractère à l’origine de la
distinction entre mathématiques objectives et subjective, est selon Gödel le résultat du second
théorème. L’argument est le suivant :
It makes impossible that someone should set up a certain well-defined
system of axioms and rules and consistently make the following assertion
about it : All of these axioms and rules I perceive (with mathematical
certitude) to be correct, and moreover I believe that they contain all of
mathematics. If someone makes such a statement he contradicts himself.
(Ibid., 309)
La conséquence directe du second théorème d’incomplétude est qu‘une personne qui
affirmerait (1) percevoir la cohérence d’un système formel S (c’est-à-dire percevoir les
axiomes et règles d’inférence de ce système comme étant corrects) et (2) croire que le système
formel contient toutes les mathématiques, se contredirait. En effet,
la personne tenant
l’affirmation (1) pour vraie – affirmation qui par ailleurs est indémontrable dans le système
formel selon le second théorème d’incomplétude – ne peut en même temps prétendre que le
système formel contient toutes les mathématiques, c’est-à-dire toutes les vérités
mathématiques. L’affirmation (1) est l’exemple d’un énoncé que l’on peut tenir pour être
mathématiquement vrai, mais qui n’est pas démontrable par les moyens que l’on se donne et
qui donc contredit (2), affirmant que les moyens que l’on se donne (l’ensemble des axiomes et
règles du système) suffisent à dériver toutes les mathématiques. Gödel conclut alors :
Does it mean that no well-defined system of correct axioms can contain all
of mathematics proper? It does, if by mathematics proper is understood the
83
system of all true mathematical propositions; it does not, however, if one
understands by it the system of all demonstrable mathematical propositions.
(Ibid.)
Les conséquences du second théorème d’incomplétude ne semblent pas univoques. En
effet, à la question « Cela signifie-t-il qu’aucun système bien défini d’axiomes corrects ne
peut contenir toutes les mathématiques ? », plusieurs réponses sont possibles en fonction de ce
que l’on entend par « mathématiques propres ». En d’autres termes, la réponse dépend du
point de vue que l’on adopte quant à la nature des mathématiques. Si on pense que les
mathématiques ne sont rien de plus que ce qu’il nous est possible de démontrer, alors la
réponse à la question est négative. On admet que toutes les mathématiques sont contenues
dans les systèmes axiomatiques, et on réduit la vérité mathématique à ce qui est démontrable
dans ces systèmes. L’autre point de vue, adopté par Gödel, est de comprendre
« mathématiques propres » comme l’ensemble des propositions mathématiques vraies. Dans
ce cas, la notion de vérité ne se réduit pas à celle de démontrabilité, mais il faut alors
également admettre que l’ensemble des propositions vraies dépasse l’ensemble des
propositions démontrables.
Gödel distingue les deux points de vue par deux sens que l’on peut donner aux
mathématiques. Le premier point de vue qui réduit l’ensemble des mathématiques à ce qui est
démontrable est une acception des mathématiques en un sens subjectif – Gödel parle de
mathématiques subjectives. La subjectivité ne se rapporte pas à une notion empirique du sujet,
mais essentiellement aux moyens démonstratifs que nous sommes capables de mettre en place
pour développer nos connaissances dans le domaine des mathématiques. Une ambiguïté
subsiste sur la notion de démonstration impliquée par ce point de vue. Gödel se limite -t-il à la
notion formelle et mécanique, ou bien l’étend-il à une notion générale qui inclurait aussi bien
procédures formelles que non-formelles ? Tout dépend de ce qu’il entend par « well-defined
system of axioms and rules ». Or Gödel l’utilisant (mots pour mots) dans la formulation des
théorèmes d’incomplétude qui sont précisément relatifs aux systèmes formels conçus comme
des machines de Turing, nous conservons la même interprétation pour le passage qui nous
concerne (et qui vient immédiatement après la formulation des théorèmes), excluant les
procédures non-formelles. Le deuxième point de vue, où la notion de vérité mathématique ne
se réduit pas à la notion de démonstration est l’acception objective des mathématiques ; Gödel
parle de mathématiques objectives.
84
Si l’on adopte le point de vue objectif, alors on admet que les mathématiques objectives
ne se laissent enfermer dans aucun « well-defined system of correct axioms », c’est-à-dire
qu’il ne peut exister aucune règle formelle susceptible de nous donner l’ensemble des
propositions vraies, qui n’est alors pas un ensemble récursif. Si, en revanche, on se place du
point de vue des mathématiques subjectives, il n’est pas exclu qu’il existe une règle finie nous
donnant tous les axiomes que l’esprit humain est prêt à reconnaître comme vrais. Mais, ajoute
Gödel, si une telle règle existe, nous ne serions jamais capables de la reconnaître comme telle.
Nous serions toujours capables de reconnaître la vérité des axiomes pris un par un, mais
jamais de reconnaître qu’ils sont tous vrais en même temps (de reconnaître la cohérence de
l’ensemble qu’ils forment). L’incapacité de trouver et de reconnaître une règle finie générale
fait écho à la solution apportée par le concept itératif d’ensemble aux équations
diophantiennes indécidables, qui n’est pas une solution générale et systématique, mais au cas
par cas. Jusqu’à ce point du raisonnement, Gödel semble toujours parler de démonstration en
un sens mécanique. La possibilité d’une règle finie suggère l’idée d’une règle récursive basée
sur des moyens finis (nombre fini de symboles, nombre fini d’étapes, etc.), décrivant un
processus mécanique.
La suite semble au premier abord confirmer le sens mécanique conféré aux
mathématiques comprises en un sens subjectif : « if it were so, this would mean that the
human mind (in the realm of pure mathematics) is equivalent to a finite machine that however,
is unable to understand completely its own functioning » (ibid., 310). Toutes les conséquences
que Gödel vient d’énoncer lorsqu’on se place du point de vue subjectif, ne valent que si l’on
identifie notre esprit, ou du moins notre raisonnement mathématique, à une machine de
Turing. Si tel était le cas, alors nous ne pourrions pas comprendre notre propre
fonctionnement, précisément parce que nous serions incapables de reconnaître la règle finie
démontrant que tous les axiomes pris ensemble sont vrais, c’est-à-dire que nous serions
incapables de savoir pourquoi nos résultats sont corrects. Si nous fonctionnions comme une
machine de Turing, nous fonctionnerions comme un système formel auquel doit s’appliquer le
deuxième théorème d’incomplétude. Nous serions incapables de connaître (démontrer) notre
cohérence, et donc de connaître ce qui fait que l’ensemble de nos vérités (axiomes et
théorèmes) est correct. Nous serions donc une machine qui fonctionne correctement, mais
incapable d’expliquer pourquoi il en est ainsi. Dans ce cas, il existerait une équation
diophantienne (l’énoncé de la cohérence du système) absolument indécidable, parce
qu’aucune autre procédure que les procédures formelles ne serait envisageable.
85
Mais le « if it were so » indique que ces conséquences ne valent que si l’on comprend
les mathématiques au sens subjectif. Admettre que les mathématiques sont comprises dans
n’importe quel système formel, revient à admettre que l’esprit humain, ou du moins le
raisonnement humain s’appliquant dans le domaine des mathématiques, est assimilable à une
machine de Turing. Le « if it were so » introduit déjà ici la possibilité qu’il en soit autrement ;
possibilité qui devient une composante de la disjonction :
Either mathematics is incompletable in this sense, that its evident axioms can
never be comprised in a finite rule, that is to say, the human mind (even
within the realm of pure mathematics) infinitly surpasses the powers of any
finite machine, or else there exist absolutely unsolvable diophantine
problems of the type specified. (ibid., 310)
Les termes de la disjonction sont :
A. les mathématiques ont un caractère incomplet au sens où ses axiomes évidents ne
peuvent pas être contenus dans une règle finie. Ce qui signifie que l’esprit humain
surpasse infiniment la puissance d’une machine de Turing.
B. Il existe des problèmes diophantiens absolument insolubles.
La première partie de l’alternative (A) fait référence à la conséquence du second théorème
d’incomplétude lorsqu’on prend le point de vue des mathématiques objectives. Les vérités
mathématiques ne se laissent saisir complètement par aucun système formel, mais il est
possible d’envisager qu’elle le puisse par des systèmes non-formels. Dans ce cas, il est
également possible que l’esprit humain ne se réduise pas à une machine de Turing et puisse
développer une notion non mécanique de démonstration, accédant ainsi à la connaissance des
énoncés demeurant indécidables par des procédures mécaniques. L’alternative (B) est celle
que l’on doit admettre si on se place du point de vue des mathématiques subjectives, c’est-àdire si l’on réduit les mathématiques à ce que l’on peut démontrer à l’intérieur de systèmes
formels. Gödel précise qu’il ne s’agit pas d’une disjonction exclusive, autrement dit il admet
une troisième possibilité, que les mathématiques ne se laissent pas réduire à ce que peuvent
contenir des systèmes axiomatiques formels, et que l’homme puisse trouver d’autres
méthodes de démonstration ; mais que pour autant certaines vérités mathématiques restent
inaccessibles à toute méthode de démonstration (formelle ou non) qu’il ne sera jamais permis
à l’homme de découvrir.
Par conséquent, il semble qu’il n’y ait pas qu’un seul sens de mathématiques subjectives.
En effet, il y a le premier sens explicité par Gödel qui identifie la raison humaine
86
mathématique à une machine de Turing, qui ne sera jamais capable que de produire des
procédures mécaniques de démonstration. Mais, même lorsqu’on adopte le point de vue
objectif, Gödel distingue les vérités mathématiques, qui existent objectivement et impliquent
une forme de réalisme envers les faits mathématiques, de ce que nous pouvons connaître des
mathématiques, les axiomes que nous sommes capables d’exprimer par des méthodes
formelles, mais aussi non formelles. Dans les deux cas on peut parler de mathématiques
subjectives car il s’agit des mathématiques que l’homme est capable de développer, mais une
différence essentielle subsiste : les premières n’admettent qu’une notion mécanique de
démonstration, les secondes laissent ouverte la voie à des méthodes non mécaniques de
démonstration. Finalement, dans le cadre de notre interprétation, il est possible de revoir la
terminologie utilisée par Gödel et parler de mathématiques mécaniques pour les
mathématiques réduites à l’ensemble des propositions démontrables par une machine de
Turing. Nous réservons alors le terme de mathématiques subjectives pour les mathématiques
comprises comme l’ensemble des propositions que nous sommes capables de démontrer, y
compris par des méthodes non mécaniques, mais qui ne prennent sens qu’au regard de
l’existence de mathématiques objectives, dont l’ensemble des vérités qu’elles contiennent ne
se laisseront peut-être jamais complètement saisir par notre esprit (même en déployant des
moyens non-formels).
L’espoir de développer des méthodes non mécaniques ne semble se justifier que dans le
cadre d’un platonisme. L’argumentation déployée dans le texte de 1951, révèle à quel point
Gödel était conscient des conséquences que le point de vue défendu sur les mathématiques
pouvait avoir sur les recherches mathématiques. Elle illustre l’idée, chère à Gödel, que la
philosophie est un guide dans les travaux scientifiques.
La Gibbs lecture témoigne de certaines avancées dans la clarification de la formulation
du platonisme. Gödel éclaircit le sens qu’il donne à l’indépendance de l’existence des
concepts et objets mathématiques en fondant leur objectivité en Dieu. Les phénomènes
d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques sont à l’origine d’une série de
distinctions qu’il faut admettre si l’on adhère à un point de vue réaliste envers les objets et les
concepts mathématiques. Les mathématiques « propres » sont l’ensemble des propositions
vraies, indépendamment de la manière dont on peut les démontrer et donc les connaître. Il
s’agit alors de l’ensemble des vérités telles qu’elles apparaissent dans l’entendement de Dieu.
Il est difficile d’être précis sur point. Gödel pense-t-il, comme le suggère la formulation
d’Hermite, que toutes les vérités sont telles quelles dans l’entendement de Dieu, ou bien
87
pense-t-il que ce sont les objets et les concepts qui appartiennent à l’entendement de Dieu, et à
partir desquels toutes les vérités sont démontrables ? La réponse dépend du choix des entités
(vérités ou objets et concepts) auxquelles on accorde la primauté. Les hypothèses quant à la
réponse que pourrait offrir Gödel sont diverses. Wang suggère que pour Gödel, l’objectivité
des vérités prime sur celle des objets et concepts.64 Mais son interprétation est discutable dans
la mesure où du point de vue de l’analyse logique, Gödel n’accorde pas la primauté à la
proposition sur ses éléments, comme le proposent Frege et Russell ; au contraire la primauté
est accordée aux concepts primitifs, dont la recherche est considérée jusque dans ses
conversations avec Wang comme la tâche fondamentale de la philosophie. En tout cas, que les
mathématiques « propres » soient objectives n’empêche pas l’existence d’un niveau subjectif
des mathématiques qui cherche par des procédures de démonstration à connaître les vérités
mathématiques objectives. Gödel semble distinguer ce niveau subjectif d’un niveau purement
mécanique.
Toutefois les phénomènes d’inépuisabilité et d’incomplétabilité, conduisant Gödel à ces
conclusions, soulèvent un certain nombre d’interrogations susceptibles d’avoir des
conséquences sur les rapports entre logique et mathématiques (et en fait sur la distinction de
nature entre concept et objet) ainsi que sur les rapports entre niveaux objectif et subjectif (non
mécanique) des mathématiques. A quoi le caractère d’inépuisabilité des mathématiques est-il
véritablement imputable ? Aux mathématiques elles-mêmes ou à notre capacité limitée
d’appréhension des mathématiques objectives ? Un passage dans lequel Gödel fait le constat
de l’impossibilité pour un système formel de contenir l’ensemble des axiomes de la théorie
des ensembles, précédant la note 3 de la Gibbs lecture, et la note 3 elle-même, vont plutôt en
faveur de la première hypothèse :
Instead of ending up with a finite number of axioms, as in geometry, one is
faced with an infinite series of axioms, which can be extended further and
further, without any end being visible and, apparently, without any
possibility of comprising all these axioms in a finite rule producing them.
(Gödel 1995e, 306)
Gödel précise alors avec la note 3 :
In the axiomatizations of non-mathematical disciplines such as physical
geometry, mathematics proper is presupposed ; and the axiomatization refers
to the content of discipline under consideration only so far as it goes beyond
64
Voir par exemple dans (Wang 1996, 210) ou encore (ibid., 303-305).
88
mathematics proper. This content, at least in the examples which have been
encountered so far, can be expressed by a finite number of axioms. (Ibid.)
Le passage donné dans le corps du texte affirme que l’extension infinie du système d’axiomes
de la théorie des ensembles autorisée par le concept itératif d’ensemble n’est pas observable
en géométrie dont l’axiomatisation finie est alors complète, et pourrait même être saisie de
façon purement mécanique par une règle finie. La note 3 ajoute qu’il est même possible que
ce phénomène d’incomplétabilité du système d’axiomes ne touche que la théorie des
ensembles. Il ne touche d’autres disciplines que dans la mesure où elles présupposent les
axiomes mathématiques. Mais le contenu qui leur est propre, c’est-à-dire les axiomes qui leur
sont spécifiques, semble, comme dans le cas de la géométrie, former un système fini, qu’une
règle finie (mécanique) pourrait saisir. Le phénomène n’apparaît donc que dans le cadre du
concept itératif d’ensemble, lorsqu’on appréhende étape par étape la hiérarchie des ensembles ;
d’où l’idée que ce phénomène est probablement imputable à la nature des objets
mathématiques.
La deuxième hypothèse supposant que le phénomène d’inépuisabilité est dû à nos
limites cognitives est supportée par l’idée que nous n’avons pas encore découvert de méthode
suffisamment puissante pour échapper à ce processus infini. L’inépuisabilité ne serait que la
manifestation de notre propre méthode d’appréhension des objets mathématiques. Un des
espoirs de Gödel pour y échapper serait probablement de suivre la voie logique de la notion
d’ensemble, c’est-à-dire de ne plus comprendre les ensembles comme les objets générés étape
par étape, suivant les axiomes impliqués par le concept itératif d’ensemble, mais comme des
extensions de concepts. L’hypothèse est essentiellement soutenue par le fait que Gödel défend
le projet d’une théorie des concepts au sens de Leibniz, et qu’il n’abandonne jamais ce projet,
dont l’affirmation subsiste jusque dans les conversations avec Wang.65
Fondamentalement, décider de quelle hypothèse doit l’emporter sur l’autre n’est
envisageable qu’en analysant la façon dont Gödel conçoit la notion de temps. En effet le
processus itératif, qui implique une succession ordonnée d’étapes, dans laquelle chaque étape
présuppose les étapes précédentes, doit être mis en perspective par la notion de temps :
9.5.6 Another problem is the relation of our concept of time to real time. The
real idea behind time is causation; the time structure of the world is just its
causal structure. Causation in mathematics, in the sense of, say, a
65
Sur la façon dont Gödel conçoit les liens entre logique et mathématiques voir (infra, 161) et (infra, 211-212).
89
fundamental theorem causing its consequences, is not in time, but we take it
as scheme in time. (Wang 1996, 320)
Le but n’est pas de s’engager dans un examen détaillé des notions de temps et de cause, mais
de montrer à quel point un tel examen pourrait se révéler pertinent pour comprendre l’origine
du phénomène d’inépuisabilité des mathématiques. Gödel ne croit pas en l’objectivité du
temps. Il différencie alors ce qu’il appelle « le temps réel » de « notre concept de temps ». En
ce qui concerne le temps réel, c’est-à-dire celui qui structure objectivement le monde, il ne
s’agit pas vraiment de temps mais de causalité. Ce que nous appelons structure temporelle du
monde est en fait, d’un point de vue objectif, une structure causale. Le concept de temps
découle alors du concept de cause puisqu’il correspond à notre manière d’appréhender les
rapports de causalité. Le temps est rattaché au point de vue de l’esprit humain, mais n’existe
pas objectivement. Dans la deuxième partie de la remarque, Gödel affirme que le concept de
cause n’intervient pas uniquement dans la structure du monde « physique »,66 mais aussi dans
les mathématiques, c’est-à-dire dans la réalité décrite par les ensembles et le concept itératif
d’ensemble. La causalité caractériserait le lien entre un théorème (mathématique) fondamental
et ses conséquences. Gödel pourrait-il penser ici à la génération itérative, étape par étape, des
ensembles et des axiomes d’existence ? Gödel ne parle certes pas d’axiomes, mais que faut-il
entendre par « théorème fondamental » ? Le processus étape par étape décrit une succession
dans laquelle chaque nouvelle étape générant un nouvel axiome présuppose l’étape précédente
pour être atteinte. Il n’est probablement pas incohérent d’interpréter la présupposition des
étapes précédentes comme une forme de causalité. Chaque étape serait la cause de l’étape
suivante, exactement comme chaque état du monde réel cause l’état suivant. Si la structure de
la réalité mathématique, c’est-à-dire la structure de la réalité formée par les ensembles, peut
être décrite par le concept de cause – ce que n’exclut pas Wang (Wang 1996, 322) –, alors il
est possible que les mathématiques objectives impliquent l’idée de succession causale, que de
notre point de vue nous saisissons dans une succession temporelle. Ainsi, de notre point de
vue, le concept itératif d’ensemble présuppose le concept de temps, qui n’est pas requis d’un
point de vue objectif.
Parvenons-nous à trancher entre une nature proprement mathématique ou propre à
notre raisonnement mathématique du phénomène d’inépuisabilité ? Il est difficile d’y
répondre clairement à l’état actuel de notre analyse, mais une piste mérite d’être soulignée. Si
66
L’appellation monde « physique » par opposition à « mathématiques », renvoie à l’utilisation que fait Gödel de
l’expression « corps physiques » en opposition aux objets et concepts décrivant la réalité mathématique.
90
les mathématiques objectives renferment l’idée de succession, même causale, l’infinité du
système d’axiomes de la théorie des ensembles doit être imputable à la nature des
mathématiques. Mais deux aspects, bien plus proches du caractère inépuisable, semblent être
imputables à notre appréhension temporelle des successions causales :
i.
le fait que le système d’axiomes nous apparaît comme un système jamais clos
sur lui-même, inépuisable parce que non récursif,
ii.
selon Gödel, le seul espoir pour nous d’échapper au processus étape par étape,
et ainsi, peut-être, d’obtenir des résultats généraux et systématiques, semble
être de sortir des mathématiques pour comprendre les ensembles comme des
extensions de concept.
L’idée d’inépuisabilité et d’incomplétabilité serait certes liée à la nature infinie de la structure
d’ensembles décrite par les mathématiques objectives, mais serait fondamentalement
imputable à notre façon de saisir les relations causales comme des successions temporelles. Si
l’hypothèse se vérifie, il faudrait admettre que seul Dieu, dont la pensée ne présuppose pas le
temps, pourrait voir la totalité infinie des axiomes et de la structure des ensembles,
exactement comme il est le seul à voir la totalité infinie de l’enchaînement causal structurant
le monde.
La portée du texte de 1951 est considérable. La Gibbs lecture apporte à la fois des
points de clarification dans la formulation du platonisme de Gödel pré-husserlien, et de
nouveaux questionnements. Il précise l’idée d’indépendance de l’existence des objets et
concepts mathématiques : leur objectivité serait fondée en Dieu. Gödel marque ainsi ses
distances avec les autres formes de réalisme, qui avec sa propre position et les positions
constructivistes, semblent épuiser l’ensemble des points de vue sur les mathématiques. Gödel
rejette l’idée de fonder l’objectivité sur la notion de sujet, même transcendantal, et refuse
également de la fonder sur la réalité des choses du monde réel. Il affirme alors un platonisme
fort, souvent qualifié de naïf par les commentateurs. Sur la base de ce platonisme il distingue
trois niveaux de saisie des concepts et objets mathématiques : objectif en Dieu, subjectif dans
l’esprit humain, et mécanique dans le cadre des machines de Turing – niveau que Gödel
qualifie par ailleurs de matériel.67
67
La note 13 de la Gibbs lecture engage déjà la question des rapports entre esprit et cerveau. Le cerveau,
matériel, pourrait être conçu comme une machine de Turing, avec un nombre fini de neurones et de connexions
neuronales aboutissant à l’origine de nos pensées. La question est de savoir si l’esprit, et donc la pensée, se
réduit à ce système de connexions neuronales purement matérielles. La discussion est reprise au chapitre 6 de
(Wang 1996).
91
Mais de nombreuses questions subsistent, voire s’accentuent : le « monde des
concepts » est-il le même que la réalité décrite par les mathématiques ? Autrement dit les
objets proprement mathématiques, les ensembles, ont-ils véritablement la même nature que
les concepts, entités logiques ? De fortes présomptions vont en faveur d’une réponse négative :
si les deux sont effectivement des entités abstraites, les premiers sont dits des cas limites
d’objets spatio-temporels, les seconds sont hors du temps et de l’espace. Tant que nous ne
comprendrons pas comment Gödel conçoit leur nature respective, et comment il les distingue,
nous ne comprendrons pas non plus pleinement sa conception des rapports entre logique et
mathématiques. Une autre question concerne les rapports entre les mathématiques objectives,
subjectives et mécaniques. Les notions de temps et de cause sont susceptibles d’éclaircir les
rapports entre objectif et subjectif, mais ne suffiront peut-être pas pour comprendre la place
des mathématiques mécaniques.
Le questionnaire Grandjean et l’affirmation de 1933
Avant de conclure sur les différentes formulations du platonisme pré-husserlienne
proposées par Gödel, une affirmation datant de 1933 dont l’interprétation fait controverse doit
être mentionnée.68 Dans le texte « The present situation in the foundation of mathematics »,
Gödel présente un état de l’art des mathématiques de son temps, des méthodes adoptées pour
résoudre les problèmes rencontrés, et exprime l’insatisfaction qu’il ressent face à elles. Après
avoir analysé les avantages respectifs de la théorie des ensembles, de la théorie ramifiée et de
la théorie des types simples, anticipant les diagnostics de 1944, Gödel affirme : « The result of
the preceding discussion is that our axioms, if interpreted as meaningful statements,
necessarily presuppose a kind of Platonism, which cannot satisfy any critical mind and which
does not even produce the conviction that they are consistent » (Gödel 1995h, 50).
L’affirmation est alors interprétée comme le fait que, si l’on veut que nos axiomes soient en
mesure de satisfaire les besoins mathématiques, comme les propriétés imprédicatives, il faut
adopter une forme de platonisme, mais qui ne constitue pas une position philosophique
satisfaisante. Au vu des résultats scientifiques, Gödel aurait choisi le moindre mal, entre avoir
des axiomes mathématiques non-satisfaisants, ou une position philosophique sous-jacente
non-satisfaisante. Le platonisme serait donc une position qu’il faut choisir par défaut pour
donner du sens à nos axiomes, les rendre opérationnels.
Parsons (Parsons 1995, 49) défend l’idée que ce sont ses résultats logico-mathématiques,
et son insatisfaction vis-à-vis des méthodes utilisées jusqu’à présent, qui poussent Gödel à
68
Nous avons abordé la controverse relative à cette affirmation dans la première partie (infra, 44-45).
92
adopter un tel point de vue. Ce ne serait véritablement qu’à partir de 1944 qu’il revendiquerait
comme sienne une forme de platonisme, avec son apogée en 1951 en présentant une défense
systématique de sa position. Le platonisme, que Parsons qualifie de naïf et de radical car
reposant sur une indépendance forte de l’existence des objets et concepts mathématiques,
prendrait fin avec les difficultés rencontrées dans le Carnap paper. Gödel se tournerait vers
Husserl pour trouver des solutions, révisant alors son platonisme, puisqu’il suivrait
l’idéalisme transcendantal qui implique une conception plus faible de l’indépendance de
l’existence des entités abstraites. L’affirmation de 1933 serait alors la toute première
affirmation du platonisme, une affirmation faible vers laquelle Gödel reviendrait en se
tournant vers Husserl.
Sans remettre en question le tournant husserlien, plusieurs objections mettent à mal
l’interprétation de Parsons.69 Dans une des réponses au questionnaire Grandjean, Gödel dit
explicitement défendre un réalisme mathématique et un réalisme conceptuel depuis 1925
(Wang 1987, 16‑21). L’affirmation du platonisme de 1933 est peut être la première dans les
écrits de Gödel (même si sa publication est posthume), mais elle ne marque pas le point de
départ de l’adoption de ce point de vue. Le parallèle entre les diagnostics qu’il établit d’une
part dans le texte de 1933 et d’autre part dans le Russell paper et la Gibbs lecture, nous invite
bien plus à comprendre le premier dans la même veine que les seconds, c’est-à-dire comme
l’expression de la fécondité de l’application du platonisme dans les mathématiques. Il ne
s’agit donc pas d’une position choisie par défaut, en conséquence des résultats scientifiques ;
Gödel l’adopte avant même d’obtenir ses résultats d’incomplétude et relatifs au concept
itératif d’ensemble, et donc indépendamment d’eux comme il l’affirme dans ses discussions
avec Wang : « My work is the application of a philosophy suggested outside of science and
obtained in the occasion of thinking about science » (Wang 1996, 297). Le platonisme ne lui a
pas été insufflé par les sciences, mais en l’appliquant dans ses recherches scientifiques il
parvient à montrer sa fécondité. Les positions philosophiques de Gödel guident ainsi ses
recherches scientifiques.
La seconde objection soulignée par Crocco dans (Crocco 2012) est apportée par
Audureau (Audureau 2004). Elle vient renforcer la première. Le scepticisme de Gödel vis-àvis du platonisme en 1933 reposerait sur son affirmation selon laquelle ce point de vue
« cannot satisfy any critical mind ». Mais pour Audureau l’expression « critical mind » a été
69
Cette interprétation est également suivie par van Atten, Kennedy (van Atten et Kennedy 2003) et Tieszen
(Tieszen 1998).
93
mal comprise. Elle ne doit pas l’être en un sens commun, mais suivant un sens kantien
rappelant le rôle critique que Kant assigne à la philosophie. Ainsi, Gödel n’affirmerait pas que
le platonisme ne le satisfait pas, mais qu’il ne satisferait pas l’esprit qui ne conçoit pas la
philosophie comme une métaphysique capable d’éclairer les sciences, capables de saisir la
signification du monde tel qu’il est.
Conclusion sur les différentes formulations du platonisme de Gödel avant le tournant
husserlien
Dans les différentes formulations que donne Gödel de son platonisme on retrouve les
composantes essentielles à ce type de positions : le fait qu’il est aussi légitime de croire en
l’existence des objets et concepts mathématiques qu’à l’existence des objets physiques du
monde, l’indépendance des objets et concepts mathématiques par rapport à nos définitions et
nos constructions, et l’objectivité des vérités mathématiques. Les textes nous en dévoilent
également les spécificités. Il s’agit d’une forme forte de platonisme fondant l’indépendance
des entités et l’objectivité dans l’entendement de Dieu. Gödel n’adopte pas uniquement un
platonisme mathématique, ciblant exclusivement les objets mathématiques (les ensembles), il
vise également les concepts, entités logiques, et ce dès 1925. Le platonisme de Gödel, dès ses
premières heures, couplait les deux aspects, réalisme mathématique et réalisme conceptuel.
Notons qu’il restera attaché aux deux aspects même après le tournant husserlien, jusque dans
ses conversations avec Wang.
Pourquoi Gödel défend-il un réalisme conceptuel en plus d’un réalisme mathématique ?
Le réalisme conceptuel se comprend dans le cadre d’une recherche de nouvelles méthodes de
résolution des problèmes mathématiques qui seraient basées sur une autre voie de résolution
des paradoxes de Russell, une voie qui ne serait pas fondée sur le concept d’ensemble comme
le propose les théories axiomatiques des ensembles à l’instar du système Zermelo-Fraenkel.
Gödel reconnaît que la piste ouverte par l’idée d’un typage des ensembles qui ne sont alors
plus compris comme des extensions de concept, c’est-à-dire comme des classes, est pour
l’instant la seule opérationnelle ; mais il en reconnaît également les limites qui le laissent
insatisfait. L’autre aspect des méthodes utilisées jusqu’à présent, pour lesquelles il est
également insatisfait, est l’utilisation de systèmes formels n’admettant qu’une notion
mécanique de démonstration. Les deux aspects sont à l’origine de ce que Gödel appelle dans
la Gibbs lecture le phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques.
L’espoir de trouver une méthode plus satisfaisante repose sur la seconde voie possible de
résolution des paradoxes de Russell, mais qui jusqu’à présent n’a jamais abouti : il s’agit de
94
continuer à considérer les ensembles comme des extensions de concepts, ce qui signifie faire
appel à la notion logique de concept.
Le Russell paper dresse le bilan des solutions envisagées dans la voie logique. La
théorie simple des types reste, selon lui, la meilleure piste envisagée. Mais elle ne satisfait pas
encore Gödel, car elle est trop restrictive pour la notion de concept. En effet, si on peut
accepter une forme du VCP du point de vue extensionnel, sur les classes, il est par contre
injustifié du point de vue intensionnel, sur les concepts.
70
Les concepts admettent
l’autoréférence, et Gödel rejette l’idée d’un typage les concernant. Gödel ne considère donc
pas uniquement l’aspect extensionnel, il s’intéresse plus proprement à une logique
intensionnelle, une logique des concepts en intension, ce qui se manifeste par son intérêt pour
les travaux de Leibniz et le projet d’une characteristica universalis, d’une logique comme
science de toutes les sciences. Il semble que ce soit dans la réhabilitation de la notion de
concept en intension dans la logique que Gödel fonde son espoir sur de nouvelles méthodes
échappant aux difficultés rencontrées par la voie purement mathématique et par les méthodes
purement formelles. Pour y parvenir, un obstacle majeur doit être franchi : les paradoxes
intensionnels qui ne peuvent être résolus par une méthode de typage, trop restrictive pour le
concept d’application entre concepts, lequel admet l’autoréférence.
Par conséquent, il est probable que le réalisme mathématique se rattache plus
proprement aux ensembles, conçus selon la voie mathématique de résolution des paradoxes,
sur la base du concept itératif d’ensemble, ou selon la seconde voie sur la base de la notion de
classe, c’est-à-dire d’extension de concept ; dans les deux cas, que l’on parle d’ensemble ou
de classe, les objets mathématiques existent objectivement. La réalité qu’ils décrivent pourrait
consister en une structure qui prendrait la forme d’une succession causale déterminée par le
concept itératif. Le réalisme conceptuel se rattacherait plus spécifiquement à la logique et aux
concepts en intension requis pour découvrir une nouvelle notion non-formelle de
démonstration et pour échapper au processus infini impliqué par le concept itératif
d’ensemble.
Cependant des ambiguïtés subsistent quant à la façon dont Gödel distingue les
concepts des objets mathématiques. Il est probable que la distinction ne soit pas aussi radicale
que dans ses conversations avec Wang, et il n’est pas exclu que dans ses textes Gödel emploie
le terme « objet » en un sens large, parfois incluant les concepts mathématiques. En outre,
70
Pour l’analyse, proposée par Gödel dans le Russell paper, des différentes formes du VCP et de leurs
applications aux différentes théories visant la résolution des paradoxes (théorie ramifiée, théorie des types
simples et théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel) voir (Crocco 2006, 175‑176).
95
même s’il tend à les distinguer, il les considère très souvent ensemble, parlant simultanément
des « classes et concepts » dans le Russell paper, des objets et concepts mathématiques dans
la Gibbs lecture. D’autres sources d’ambiguïtés sont remarquables, par exemple dans la Gibbs
lecture, dans le passage précédant la note 17 et dans la note 17 elle-même, où Gödel semble
parler d’objets en un sens strict, ne comprenant que les ensembles. Il précise même que les
points de vue que l’on peut avoir sur les objets mathématiques correspondent exactement aux
différentes positions adoptées envers les concepts. Mais à la fin du texte il ne parle plus que
de « monde des concepts ». La différence entre le réalisme mathématique et le réalisme
conceptuel, tout comme la prise en compte des différents méthodes de résolution des
paradoxes russelliens (purement mathématique ou logique) peuvent probablement lever
certaines ambiguïtés, mais des questions subsistent irrémédiablement. Qu’est-ce qui les
distingue dans leur nature même ? Quelle réalité recouvrent les deux types d’entités ? Quels
rapports entretiennent-ils ?
Une autre incertitude, probablement à l’origine de certaines méprises dans quelques
interprétations du platonisme de Gödel, est liée au fait que les axiomes de la théorie des
ensembles – dans un contexte qui est donc censé être purement mathématique – ne semblent
pas être vrais en vertu des objets dont ils parlent, les ensembles, mais en vertu de la
signification des concepts qu’ils contiennent. Autrement dit, même lorsqu’on se trouve dans
le cadre purement mathématique de la théorie des ensembles, le réalisme conceptuel semble
primer sur le réalisme mathématique. Parsons soulève le problème dans (Parsons 1995, 65),
de même que Donald A. Martin dans (Martin 2005), et Goldfarb (Gödel 1995b, 332‑33) en
déduit que les ensembles sont compris dans les concepts. Les ambiguïtés concernant la
distinction entre objets mathématiques et concepts, et plus généralement relatives aux rapports
entre mathématiques et logique, doivent être mises en perspective par la définition de
l’analycité proposée par Gödel et que l’on retrouve dans plusieurs de ses textes.
Enfin, même dans le cadre d’un platonisme fort, Gödel reste attaché à l’idée du point
de vue subjectif, qui ne se réduirait pas à une forme mécanique et matérielle de raisonnement,
rehaussant la composante optimiste du platonisme de Gödel. Le Cantor paper de 1947 illustre
l’optimisme qui découle directement de la position réaliste de Gödel, en montrant à quel point
une telle position peut être féconde lorsqu’on l’applique à des problèmes mathématiques
concrets. Le platonisme suppose que les objets, les concepts et les vérités mathématiques
existent indépendamment de la connaissance qu’on peut en avoir. Ils sont en quelque sorte là
et attendent qu’on les découvre. En adoptant une forme de platonisme, même si les moyens
96
que l’on a actuellement à notre disposition laissent certains problèmes ouverts (par exemple
les équations diophantiennes ou l’impossibilité d’une règle générale de production des
axiomes de la théorie des ensembles), le fait de croire que ces problèmes ont objectivement
une solution (une valeur de vérité), nous engage du même coup à penser que ce sont nos
méthodes actuelles qui ne sont pas satisfaisantes et qu’il faut en chercher de nouvelles. Le
platonisme de Gödel l’engage à croire en la possibilité de nouvelles méthodes plus
satisfaisantes, c’est-à-dire plus à même de résoudre les problèmes mathématiques et donc de
mieux saisir la réalité objective.
Les distinctions entre objectif, subjectif et mécanique, sont au cœur de ce que Gödel luimême appelle son optimisme rationaliste attaché à son platonisme. Selon Parsons (Parsons
1995), van Atten et Kennedy (op. cit.), et également Tieszen (Tieszen 2011), ce sont les
difficultés rencontrées en essayant d’articuler rationalisme et platonisme qui l’auraient
conduit à se tourner vers Husserl et à opter pour une forme moins forte de réalisme. Le cadre
leibnizien dans lequel s’inscrit Gödel, accompagné d’une position réaliste trop forte fondant
l’objectivité en Dieu, est à l’origine du tournant husserlien. La question de la compatibilité
entre rationalisme et platonisme tourne autour de la possibilité d’un accès épistémique à la
réalité objective mathématique et conceptuelle. Gödel pense alors à une forme de
« perception » des concepts. Comme l’analycité, l’idée de perception des concepts apparaît
explicitement dans plusieurs des textes de Gödel. Les deux sont étroitement liés. Par exemple
dans la Gibbs lecture et le Russell paper, les discussions autour de l’analycité succèdent
immédiatement à une réflexion sur l’analogie entre objets mathématiques-théories
mathématiques et corps physiques-théories physiques dans laquelle la question de la
perception est centrale. Analycité et perception sont souvent au cœur des interprétations du
platonisme de Gödel, sans toutefois directement toucher à la formulation que Gödel propose
de son propre point de vue. Les deux en sont des manifestations que l’on peut suivre dans
l’ensemble des textes.
2.1.2 Perception des concepts et analycité : au cœur des rapports entre optimisme
rationaliste et platonisme
L’idée de perception des concepts et la conception de l’analycité proposées par Gödel
sont deux manifestations de son platonisme, souvent au centre des interprétations que l’on
prête à sa position. Elles sont tout du moins au cœur de l’interprétation initiée par Wang,
approfondie par Parsons et poursuivie par Tieszen, van Atten et Kennedy, considérant le
97
tournant husserlien comme l’abandon à la fois du cadre rationaliste purement leibnizien et du
cadre d’un platonisme naïf. Les difficultés à concilier les deux cadres auraient motivé l’intérêt
de Gödel pour Husserl, qui précisément cherche à revoir les thèses leibniziennes pour les
rendre compatibles à un idéalisme transcendantal (autorisant une forme plus faible du
platonisme). Or les problèmes de conciliation du rationalisme leibnizien avec un platonisme
fort contiennent deux aspects : (1) l’accès épistémique aux entités objectives et (2) la
possibilité de connaître les vérités objectives. Le problème de l’accès épistémique aux entités
objectives se concentre dans l’idée d’une perception des concepts et d’une intuition
mathématique. Le problème des conditions de vérité des propositions mathématiques se pose
avec la définition de l’analycité, selon laquelle les axiomes mathématiques sont dits
analytiques sans pour autant être dépourvus de contenu. La question de l’analycité est
également liée au rejet d’une conception constructiviste des mathématiques. Dégager les
caractéristiques de ce que Gödel appelle « perception des concepts », ainsi que les
caractéristiques de la notion d’analycité déterminant la conception des vérités mathématiques,
nous semble indispensable pour comprendre les rapports entre connaissance et réalité
objective. Ces rapports sont au cœur des difficultés rencontrées par Gödel, le poussant à se
tourner vers Husserl. Nous ne prétendons pas pouvoir expliquer le tournant husserlien,
simplement mettre en évidence les problématiques sous-jacentes à ce qui a pu le motiver, et
qui peut-être subsistent encore après, étant donné que Gödel ne parvient toujours pas aux
résultats qu’il espérait pouvoir atteindre en s’inspirant de Husserl.
Perception des concepts
La question de la perception des concepts et de la réalité décrite par les mathématiques
est affirmée dans la Gibbs lecture. Contre les positions constructivistes, Gödel y défend l’idée
que les mathématiques ne sont pas le fruit de notre libre création, qu’elles décrivent une
réalité « which we cannot create or change, but only perceive and describe » (Gödel 1995e,
320). Mais il ne s’arrête pas précisément sur la question de la perception des concepts. En
revanche dans les Russell paper et Carnap paper, Gödel introduit l’idée de perception des
concepts et d’intuition mathématique sur lesquelles nous développons nos connaissances
mathématiques, nos théories mathématiques, en analogie aux perceptions sensibles sur
lesquelles nous développons nos théories physiques :
It seems to me that the assumption of such objects is quite legitimate as the
assumption of physical bodies and there is quite as much reason to believe in
their existence. They are in the same sense necessary to obtain a satisfactory
98
system of mathematics as physical bodies are necessary for a satisfactory
theory of our sense perceptions and in both cases it is impossible to interpret
the propositions one want to assert about these entities as propositions about
data. (Gödel 1990c, 128)
Cette affirmation nous avait permis de dégager les premières caractéristiques du platonisme
de Gödel (infra, 66), mais nous ne nous étions pas arrêtés sur l’analogie entre perception
sensible et perception des concepts. Gödel ne parle pas vraiment de perception des concepts
dans ce passage, mais on peut penser que l’analogie avec les théories relatives à nos
perceptions sensibles nous conduit à une telle idée, qu’il affirme d’ailleurs à la fin du Russell
paper : « the difficulty is only that we don’t perceive the concept of "concept" and of "classe"
with sufficient distinctness » (ibid., 139-140). Les difficultés nous empêchant de développer
de nouvelles méthodes de résolution des problèmes mathématiques, en l’occurrence une
théorie des concepts, sont liées au fait que nous ne percevons pas distinctement les concepts
de classe et de concept. Une perception plus distincte de ces concepts nous permettrait « to
make the meaning of the terms "class" and "concept" clearer » (ibid., 140).
Que la perception des concepts et l’intuition mathématique doivent se comprendre en
analogie aux perceptions sensibles est explicité dans la quatrième version du Cantor paper :
« The similarity between mathematical intuition and a physical sense is very striking » (Gödel
1995c, 359). L’analogie est également soutenue par un passage de la révision du Cantor
paper datant de 1964 :
But despite their remoteness from sense experience, we do have something
like a perception also of the objects of set theory, as is seen from the fact that
the axioms force themselves upon us as being true. I don’t see any reason
why we should have less confidence in this kind of perception, i.e., in
mathematical intuition, than in sense perception. (Gödel 1990e, 268)
Les termes de l’analogie employés en 1964 sont encore proches de l’analogie de 1944 et
introduisent directement l’idée d’une perception des concepts similaire à nos perceptions
sensibles. L’idée que l’on ait quelque chose qui soit l’équivalent des données sensibles dans le
cadre du développement de nos théories mathématiques est l’élément qui n’est pas explicité
par Gödel, mais vers lequel nous conduit l’affirmation de 1944. Le choix des axiomes est
justifié par leur capacité à rendre compte de certaines évidences que nous obtenons par nos
perceptions. Dans le cas de disciplines telles que la physique, la biologie, etc., qui nous
parlent des choses du monde, ces évidences sont les données sensibles par lesquelles nous
99
percevons du monde. Dans le cas des mathématiques, il faudrait également admettre une
forme d’évidence ou d’intuition liée à la pratique élémentaire du calcul (Crocco 2003, 27).
Dans ses conversations avec Wang, Gödel parle de « data of second kind » pour les distinguer
des données sensibles.
La dernière partie de l’affirmation de 1944 indique que les données, sensibles ou non,
ne sont pas elles-mêmes des connaissances. Les propositions vraies ne portent pas directement
sur les données que nous obtenons par nos différentes sensations, mais bien sur les entités que
nous percevons. Gödel écarte ainsi toute forme de réductionnisme, mais il insiste du même
coup sur l’idée que les différentes données de l’intuition mathématiques ont besoin d’être
unifiées par la supposition de l’existence d’un objet mathématique. Dans les deux cas
(intuition mathématique et perception sensible), on doit supposer que certains objets existent,
et qu’ils sont la cause de nos sensations. Gödel affirme alors que ce sont ces objets qui sont
visés par la connaissance.
Ainsi, selon Gödel, il faut supposer que les concepts et les objets mathématiques
existent indépendamment du fait que nous les percevons. Mais, même s’ils sont indépendants
de nous, nous sommes capables de les percevoir et de les connaître. Ce faisant nous collectons
certaines « données », des évidences sur la base desquelles nous pouvons choisir nos axiomes.
Ce sont les axiomes qui constituent la connaissance des concepts et des objets que nous
percevons, et que nous justifions, c’est-à-dire que nous considérons comme vrais, par leur
capacité à rendre compte des données de notre perception. Ainsi les axiomes « force
themselves upon us as being true », parce qu’ils ne sont pas choisis arbitrairement ou selon
des critères purement conventionnels, mais sur la base d’évidences que nous obtenons en
percevant la réalité objective décrite par les objets mathématiques et les concepts logiques.
Le Carnap paper peut aider à préciser l’analogie et plus exactement la portée des deux
types de perception. Parsons notamment, dans sa volonté de comprendre la notion d’intuition
mathématique, examine plus particulièrement deux passages :
The similarity between mathematical intuition and a physical sense is very
striking. It is arbitrary to consider ‘this is red’ an immediate datum but not so
to consider the proposition expressing modus ponens or complete induction
(or perhaps some simpler propositions from which the latter follows). For
the difference, as far as it is relevant here, consists solely in the fact that in
the first case a relationship between a concept and a particular object is
perceived, while in the second case it is a relationship between concepts.
(version V, (Gödel 1995c, 359))
100
L’intuition mathématique peut recouvrir le domaine de la logique. En l’occurrence, Gödel
prend comme exemple le modus ponens, qui est un principe logique. Les deux types de
perception se distinguent par la nature des « faits » observés. Dans le cas des perceptions
sensibles nous percevons une relation entre un objet et un concept, comme dans « this is red ».
Dans le second cas on perçoit des relations entre concepts. Gödel remarque alors que le
résultat de la perception sensible est plus arbitraire que le résultat de l’intuition mathématique,
probablement du fait qu’elle introduit un élément conceptuel – « is red » – qui est étranger à
la perception sensible.
Parsons souligne que l’intuition mathématique ressemble alors à une forme d’évidence
rationnelle dans laquelle la perception des concepts serait impliquée. La donnée d’une relation
conceptuelle produite par l’intuition mathématique renferme déjà un jugement de valeur, on
perçoit la relation comme vraie. Parsons souligne que le cas d’une perception sensible
renferme sans doute également le même type de jugement : nous percevons comme vraie
l’application d’un concept à un objet du monde. Parce qu’elle nous fait voir la vérité d’une
application de concept (à un concept ou à un objet du monde), on peut parler d’évidence. Pour
autant, elle n’apporte pas la connaissance de la relation perçue, ce qui se comprend en
distinguant montrer et démontrer. L’intuition ne démontre pas, elle ne fait que montrer. Dans
ses conversations avec Wang, Gödel remarque : « intuition is not a proof ; it is opposite of
proof. We do not analyse intuition too see a proof but by intuition we see something without a
proof. We only describe in what we see those components which cannot be analysed any
further », 9.2.46, (Wang 1996, 304 ‑ 305). Le rôle de l’intuition mathématique et de la
perception des concepts est de nous montrer les vérités objectives, elle nous guide en nous
montrant ce que nous pourrions démontrer et connaître. Gödel l’illustre en prenant l’exemple
de l’hypothèse du continu (Parsons 1995, 71).
Un second passage du Carnap paper (version III) cité par Parsons approfondit le
parallèle et la distinction entre intuition mathématique et perception sensible :
I even think this comes pretty close to the true states of affairs, except that
this additional sense (i.e., raison) is not counted as a sense, because the
objects are quite different from those of all other senses. For while through
sense perception we know particular objects and their properties and
relations, with mathematical reason we perceive the most general (namely
the "formal") concepts and their relations, which are separated from spacetime reality insofar as the latter is completely determined by the totality of
101
particularities without any reference to the formal concepts. (Gödel 1995c,
354)
Parsons ajoute que, dans la version IV, à la place de la dernière phrase (dont la fin reste
d’ailleurs un mystère pour lui),71 Gödel écrit : « For while the latter [the senses] we perceive
particular things, with reason we perceive concepts (above all the primitive concepts) and
their relation ». Parsons voit un changement entre la version III et la version IV du Carnap
paper. Gödel parle de la raison comme d’un sens supplémentaire différent des autres sens
parce que portant sur des objets (à prendre au sens large de ce qui est visé) de nature
différente des objets perçus par les autres sens. Les sens ordinaires portent sur les objets du
monde, objets spatio-temporels, leurs propriétés et leurs relations. La raison porte sur les
concepts les plus généraux, « le formel », séparés de l’espace-temps, et leurs relations. Mais
comment comprendre le terme « formel » ici ? Gödel le met entre guillemets, ce qui suggère
qu’il ne le prend pas au sens où il pourrait être communément compris par les penseurs de son
temps, c’est-à-dire comme quelque chose de saisissable par une procédure mécanique. Ce
qu’il entend par « formel » n’apparait alors pas clairement. Peut-il y a avoir un lien avec
l’idée de structure logique indépendante des objets particuliers auxquels la structure
s’applique ? Rien n’est sûr, mais il pourrait être compris en parallèle à la dernière phrase du
passage de la version III, affirmant que la réalité spatio-temporelle est complètement
déterminée par la totalité des particularités sans aucune référence aux concepts formels. La
question nous éloigne de l’examen de l’intuition mathématique et de la perception des
concepts, mais il est probable que les Max-Phil puissent apporter quelques éclaircissements
sur les rapports entre concepts logiques et réalité spatio-temporelle.
Dans la version IV, Gödel affirme que par la perception sensible, on perçoit des objets
particuliers, alors que par la raison on perçoit les concepts et leurs relations. Notons que
Gödel semble dire que les concepts primitifs sont tout particulièrement visés par la raison,
rejoignant ainsi le projet d’une théorie des ensembles affirmé dans le Russell paper et le fait
que dans ce but, il faille une perception plus distincte des concepts de classe et de concept.72
Pour Parsons, Gödel modifie sa position quant à la portée de chacun des deux types de
perceptions, car dans la version IV du Carnap paper, toute perception de concept, y compris
sur les objets du monde – comme dans « this is red » –, est une application de la raison, alors
71
Note 39 dans (Parsons 1995, 63).
Le lien avec le cadre leibnizien est reconnu par Parsons, mais n’est pas exploité dans son interprétation : « in
talking of primitive concepts that are not subjective in Kant’s sense, whatever that is, Gödel maybe following the
inspiration of Leibniz » (op. cit., 68).
72
102
que dans la version III, la perception de concept impliquée dans « this is red » semble
dépendre de la perception des sens. Est-il possible que toute perception de concept ne soit pas
une application de la raison ? Quelles sont donc les limites exactes du monde des concepts ?
Parsons souligne une deuxième difficulté liée à la délimitation du champ de l’intuition
mathématique. Il remarque que Gödel ne prend jamais en exemple des vérités mathématiques
ou logiques particulières, mais uniquement des principes généraux qui requièrent une
quantification sur les propositions (comme le modus ponens et l’induction complète). Gödel
ne répond donc pas directement à la question de savoir si une proposition telle que « it is
raining or it is not raining » est une application de l’intuition mathématique ou une perception
des concepts. La raison de l’absence de réponse doit se trouver dans le terme « formel » et
l’idée qu’il puisse faire référence à une structure générale qui ne dépend pas des éléments sur
lesquels porte la proposition. En l’occurrence, dans l’exemple pris par Parsons, il est probable
que Gödel pense que l’énoncé ne nous apprend rien sur le monde, sur le fait qu’il pleut ou non,
mais exprime quelque chose au sujet de concepts plus généraux, tels que le « ou » et le
« non » (Gödel 1995c, 362), qui sont des concepts logiques primitifs (8.6.17, (Wang 1996,
277)).
Une dernière idée forte du Carnap paper sur la question de la perception préoccupe
Parsons. Il s’agit du parallèle entre d’une part, l’idée d’inépuisabilité des mathématiques à
partir du concept itératif d’ensemble, et donc l’engendrement d’un système infini dans lequel
chaque nouvel axiome renferme une évidence considérée comme une application de
l’intuition mathématique, et d’autre part, l’idée d’un nombre illimité de perceptions
indépendantes d’un même objet : « The "inexhaustibility" of mathematics makes the
similarity between reason and senses […] still closer, because it shows that there exists a
practically unlimited number of perceptions also of this ‘sense’ » (Gödel 1995c, 353). Mais
Parsons reste convaincu que l’évidence qui accompagne chaque nouvel axiome ne relève pas
véritablement d’une perception. L’approfondissement des rapports entre (1) ce que nous
montre l’intuition mathématique ou la perception des concepts, (2) ce qu’expriment les
axiomes, la façon dont les formons, et (3) les méthodes de démonstration que nous sommes
capables de mettre en œuvre, pourrait conduire à une meilleure saisie du rôle de la perception
dans la génération des ensembles et des axiomes de la théorie des ensembles.
L’interprétation de Parsons a le mérite de montrer la place centrale qu’occupent les
questions soulevées par l’idée de perception des concepts dans le platonisme de Gödel. Par
exemple, le champ exact recouvert par le monde des concepts, accessible par l’intuition
103
mathématique ou la perception des concepts, n’est pas clairement défini ; le problème des
rapports entre concepts et objets spatio-temporels se greffe à la difficulté des rapports entre
concepts et objets mathématiques, interrogeant plus généralement les relations entre logique,
mathématiques et monde. Derrière l’idée de perception des concepts se dévoile également un
questionnement sur la façon dont s’articulent intuition, axiomatique, démonstration et réalité
objective.
En revanche, outre le fait que nous sommes convaincus que les éléments de réponses
qu’apporte Parsons doivent être revus à la lumière des Max-Phil, son attitude sceptique envers
l’idée de perception des concepts, pour favoriser celle d’intuition des mathématiques qui
cadre mieux avec une forme plus faible de platonisme, ne semble pas rendre justice au
contexte précédant le cadre husserlien. Que veut dire Parsons par « there is nothing in these
early writings to rule out the interpretation that the talk of "perception" of concept is meant
metaphorically » (Parsons 1995, 57) ? Il semble convaincu que l’idée de perception des
concepts cache une conception encore vague d’intuition, et doit par conséquent être comprise
à lumière des textes plus tardifs dans lesquels la notion d’intuition est précisée par le cadre
husserlien. L’interprétation qu’il propose doit être nuancée sur ce point. Pourquoi Gödel
conserverait le terme de « perception » des concepts, même dans les textes où la notion
d’intuition se précise, s’il n’apporte aucune nuance supplémentaire pour décrire l’accès
épistémique aux concepts objectifs ? Un indice non négligeable invite à prendre au sérieux
l’idée de perception des concepts, car Gödel affirme dans (Wang 1974, 84 ‑ 86) que la
perception des concepts est un sixième sens dépendant d’un organe physique qui se situerait
dans une zone du cerveau proche du centre neural du langage.
Analycité
L’idée de perception des concepts et d’intuition mathématique est fondamentale dans la
justification de nos axiomes. Ces derniers renferment une évidence parce qu’ils sont choisis
sur la base de ce que nous percevons. Dans le cadre du platonisme, au-delà de l’évidence,
l’idée de perception fonde l’existence d’entités objectives. En l’occurrence Gödel parle
principalement de concepts et de relations conceptuelles, qui, en étant perçus, nous guident
dans le choix des axiomes. Comprendre l’expression utilisée par Gödel dans la révision du
Cantor paper de 1964 selon laquelle les axiomes s’imposent à nous comme étant vrais, exige
de s’interroger sur la nature des vérités mathématiques. Gödel rejette l’idée que les vérités
mathématiques n’aient pas de contenu, mais en même temps leur reconnaît un caractère
analytique car elles ne peuvent pas venir des sens et ne nous disent rien du monde réel. Dans
104
le Russell paper et la Gibbs lecture, Gödel propose une nouvelle définition de la notion
d’analycité – en opposition à la définition constructiviste – se basant sur l’idée qu’un autre
type de perception est possible, distinct des perceptions sensibles, une perception qui nous
donne un accès à une réalité autre que le monde physique, une réalité conceptuelle.
Dans le Russell paper, afin de préciser en quel sens les axiomes des Principia peuvent
être dits analytiques, Gödel distingue deux sens :
First it may have a purely formal sense that the terms occurring can be
defined (either explicitly or by rules for eliminating them from sentences
containing them) in such a way that the axioms and theorems become special
cases of the law of identity and disprovable propositions become negation of
this law […] In a second sense a proposition is called analytic if it holds
"owing to the meaning of the concepts occurring in it", where this meaning
may perhaps be undefinable (i.e. irreducible to anything more fundamental).
(Gödel 1990c, 139).
Suivant le premier sens, une proposition est analytique si elle est réductible à une identité par
des règles purement syntaxiques, 73 autrement dit elle n’apporterait aucune connaissance
supplémentaire en dehors des règles syntaxiques qu’elle met en œuvre, et n’aurait aucun
contenu. Selon le sens attribué par Gödel, une proposition est analytique en vertu de la
signification des concepts qu’elle contient ; que leur signification puisse être indéfinissable
fait probablement référence aux concepts primitifs, inanalysables. Une proposition peut
contenir des termes primitifs dont la signification ne supporte aucune définition, car ils ne
sont pas analysables en termes plus simples.
Dans la Gibbs lecture, il précise encore le sens qu’il confère au terme « analycité » :
I wish to repeat that "analytic" here does not mean "true owing to our
definition", but rather "true owing to the nature of the concepts occurring
[therein]", in contradistinction to "true owing to the properties and the
behavior of things". This concept of analycity is far from meaning "devoid
of content" that it is perfectly possible that an analytic proposition might be
undecidable (or decidable only with [a certain] probability). For our
knowledge of the world of concepts may be as limited and incomplete as that
of [the] world of things.(Gödel 1995e, 321)
73
La possibilité d’éliminer certains termes par des règles syntaxiques pour exprimer la proposition en des termes
déjà connus – une sorte d’élimination « par définition » – n’est pas sans rappeler la façon dont Russell traite les
descriptions définies. En s’engageant dans ce genre de solution, Gödel constate que Russell abandonne son
réalisme pour une forme de nominalisme (Gödel 1990c).
105
Gödel prend à nouveau ses distances avec le point de vue constructiviste qui réduit les
propositions mathématiques à des « définitions ». L’analycité des vérités dépend donc des
règles d’écriture qui permettent de ramener une série donnée de symboles (une proposition) à
des symboles déjà connus. Gödel opère une nouvelle distinction qui lui permet de prendre ses
distances avec une autre conception de l’analycité : « true owing the properties and the
behavior of things ». Si par « things », Gödel entend les choses du monde, alors il manifeste
son rejet du contenu des vérités mathématiques comme quelque chose qui dépend du monde
réel. Les mathématiques ont un contenu propre qui ne doit être réduit ni à des règles
syntaxiques, ni aux choses du monde.
However, it seems to me that nevertheless one ingredient of this wrong
theory of mathematical truth is perfectly correct and reality discloses the true
nature of mathematics. Namely, it is correct that a mathematical proposition
says nothing about the physical or psychological reality existing in space in
time, because it is true already owing to the meaning of terms occurring in it,
irrespectively of the world of real things. What is wrong, however, is that the
meaning of the terms (that is, the concepts they denote) is asserted to be
something man-made and consisting merely in semantical conventions. The
truth, I believe, is that these concepts form an objective reality of their own,
which cannot create or change, but only perceive and describe. (Ibid, 320)
L’analycité conçue comme « true owing the properties and the behavior of things » est
également rejetée par le point de vue constructiviste qui ne reconnaît aucune forme de
contenu aux mathématiques. Gödel précise ce qu’il entend par « things », en l’occurrence
deux choses distinctes, impliquant deux points de vue différents sur les mathématiques. Les
choses réelles, spatio-temporelles, sont soit des choses du monde physique, auquel cas les
mathématiques sont abstraites de la réalité physique et n’ont de contenu que dans la mesure
où les propriétés qu’elles expriment sont des parties des choses, point de vue défendu par le
réalisme aristotélicien ; soit elles sont des entités mentales, facultés de notre esprit, et les
mathématiques sont assimilées à des actes mentaux, point de vue défendu par les
intuitionnistes.74 Il explicite alors ce qu’il comprend par « meaning of the terms » figurant
dans les vérités, et dont dépend l’analycité selon sa propre définition. Le meaning d’un terme
est le concept qu’il dénote, autrement dit le contenu des mathématiques est le monde objectif
des concepts. Une petite ambiguïté pourrait apparaître sur la notion de concept. Gödel l’utilise
74
Nous soulignons la nature temporelle des facultés mentales, de notre esprit, de nos actes mentaux, tels que les
conçoit Gödel.
106
à la fois pour parler des éléments des propositions que nous formons, et à la fois pour parler
des entités objectives. Mais l’ambiguïté peut probablement être levée à la lumière des deux
niveaux subjectif et objectif. Gödel ne semble pas exclure l’idée que nous formions nos
propres concepts (sur la base de nos perceptions conceptuelles) qui, bien que nous soyons
guidés par les concepts objectifs, ne leur correspondent pas.75
Le sens conféré au terme « analycité » dépend de la conception des mathématiques
que l’on adopte et du contenu qu’on leur accorde. Ainsi la nature des vérités semble pour
Gödel dépendre de la nature des éléments qui les composent, et contrairement à ce que
suggère Wang (Wang 1996, 303‑305), la primauté de l’objectivité des entités mathématiques
sur l’objectivité des vérités ne laisse que peu de doute dans le contexte de l’analycité. Les
objets et concepts mathématiques existent avant que nous les saisissions et que nous formions
nos connaissances.
Au regard de la notion d’analycité défendue par Gödel, le lien entre perception,
connaissance et réalité objective apparaît. La perception des concepts est la clé de
l’articulation entre l’optimisme rationaliste et le platonisme de Gödel. En adoptant un
platonisme mathématique, c’est-à-dire en supposant que les objets et concepts mathématiques
forment une réalité indépendante du monde physique (y compris des actes mentaux), on peut
distinguer l’ensemble des propositions vraies de l’ensemble des propositions démontrables.
Gödel affirme ici dans la même lignée la possibilité que certaines propositions soient en
même temps analytiques et indécidables. Il le fait parce que la nature analytique des vérités
mathématiques est fondée sur une réalité objective qui ne dépend pas de nos capacités
cognitives, c’est-à-dire pas des procédés de démonstration à notre disposition. Nos
démonstrations, jusqu’à ce jour, ne parviennent pas à saisir complètement le monde objectif
des concepts : « our knowledge of the world of concepts may be as limited and incomplete as
that of [the] world of things », du fait que « these concepts form an objective reality of their
75
La distance qui sépare les concepts pris objectivement des concepts tels que nous les formons (d’un point de
vue subjectif) est manifeste dans les discussions autour du phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des
mathématiques dans la Gibbs lecture (voir la section 2.1.1), mais aussi autour de la perception des concepts dans
le Russell paper. Gödel y affirme explicitement que notre compréhension des concepts requiert une plus grande
élucidation, signifiant qu’elle n’est pas complète. Enfin, dans (Wang 1974) est exprimée l’idée que nous
pouvons percevoir un concept de plus en plus clairement et distinctement, jusqu’à atteindre le concept « précis »,
à l’instar du concept de calculabilité défini par Turing. Dans ce cas, il faut encore savoir ce que Gödel entend par
concept « précis ». Veut-il dire que Turing est parvenu à rendre compte du concept exact de calculabilité, tel
qu’il apparaît dans le monde objectif des concepts ? Auquel cas les concepts subjectifs sont susceptibles de
correspondre aux concepts objectifs. La rareté des cas dans lesquels une telle correspondance est possible est-elle
due à l’état actuel de nos connaissances, ou bien même si nous parvenons à une meilleure perception des
concepts existera-t-il toujours une distance qui nous en sépare ? La question est ouverte et doit nous amener à
nous interroger sur la nature de la correspondance en jeu, elle-même dépendant de la nature des entités qu’elle
met en relation, c’est-à-dire des concepts subjectifs et des concepts objectifs.
107
own, which cannot create or change, but only perceive and describe ». Trois caractéristiques
se dégagent des liens entre notre niveau de développement des mathématiques qui repose sur
la notion de démonstration, et le niveau objectif des vérités mathématiques :
1. Les deux niveaux ne correspondent pas, le niveau subjectif serait en quelque sorte
une « expression » 76 incomplète de la réalité objective. Gödel reprend l’analogie
avec la réalité physique. Notre connaissance du monde des concepts est aussi limitée
que celle du monde physique. Le dénominateur commun aux deux phénomènes
pourrait être la perception que l’on a respectivement de ces deux réalités. Notre
connaissance en est certainement limitée parce que notre perception en est déjà ellemême limitée. Notre connaissance (du monde physique ou conceptuel) trouve son
fondement dans les données de nos perceptions (sensibles dans le premiers cas,
conceptuelles dans le second), et les axiomes de nos théories sont justifiés par leur
capacité à rendre compte des évidences résultant de notre perception de la réalité
objective. Deux sources de limitation sont alors envisageables, et ne sont d’ailleurs
probablement pas exclusives. D’une part, elle peut être imputable à nos méthodes de
démonstration, et d’autre part au fait que nous ne percevons qu’incomplètement la
réalité formée par les concepts, exactement comme nous sommes incapables de
percevoir le monde physique dans sa totalité en un seul regard. Nous ne pourrions le
percevoir complètement que par une série infinie de perceptions différentes,
processus qui semble hors de notre portée précisément par son caractère infini.
Remarquons que la première source de limitation n’est probablement pas étrangère à
la
seconde :
le
développement
de
méthodes
de
démonstration
dépend
vraisemblablement de notre perception du concept de démonstration.
2. La réalité objective des concepts guide le développement de nos connaissances,
précisément parce que nos axiomes sont justifiés par leur capacité à rendre compte
des perceptions que l’on a des concepts objectifs. La perception que l’on a des
concepts nous fait voir la vérité de certaines des propositions que l’on ne parvient
pas à démontrer.
3. Notre perception est susceptible d’évoluer. Nous pouvons percevoir les concepts de
plus en plus distinctement, exactement comme nous pouvons percevoir de plus en
plus distinctement les objets du monde physique en nous rapprochant d’eux : « the
sharp concept is there all along, only we did not perceive it clearly at first. This is
76
Il est préférable d’utiliser les guillemets tant que la conception des rapports entre le niveau subjectif et le
niveau objectif n’est pas clarifiée.
108
similar to our perception of an animal first far and then nearby » (Wang 1974, 84).
Gödel exprime dès 1944 la conviction qu’il est possible que notre perception des
concepts s’améliore et qu’ainsi de nouvelles méthodes, de nouveaux principes,
pourraient voir le jour, contribuant à résoudre des problèmes restant indécidables par
les méthodes actuelles. Une amélioration de notre perception des concepts, qui se
traduit par une clarification du meaning de nos concepts, pourrait donc améliorer
nos connaissances, les compléter.
Conclusion sur les notions de perception de concepts et d’analycité
Si les notions de perception des concepts et d’analycité ne contribuent pas directement à
la formulation du platonisme de Gödel, elles sont indubitablement des manifestations des
positions philosophiques de Gödel. Elles éclairent l’articulation de différentes composantes
philosophiques, et plus spécifiquement celle entre platonisme et optimisme rationaliste. Elles
éclairent également les incertitudes et les ambiguïtés liées à ce qui est souvent considéré
comme une partie mystérieuse du réalisme de Gödel, en l’occurrence l’idée d’un « sixième
sens » et de la réalité objective vers laquelle ce sixième sens dirige notre attention.
Les deux notions impliquent une distinction entre perception et connaissance, et
soulignent un rapport de fondement ou de justification de nos connaissances sur nos
perceptions. Les perceptions elles-mêmes ne sont pas immédiatement des connaissances, elles
sont le lien entre la réalité objective des concepts et nos connaissances des concepts. Le lien
établi par la perception des concepts est analogue à celui qu’établit la perception sensible
entre le monde physique et nos connaissances du monde physique. La spécificité de la
perception des concepts se comprend par la spécificité des objets – concepts – perçus par
rapport aux objets physiques, spatio-temporels, du monde. Par conséquent, Gödel ne propose
pas une définition positive des concepts objectifs, indiquant simplement qu’ils ne sont pas
spatio-temporels. On ne peut comprendre leur nature, si ce n’est qu’ils se distinguent des
objets physiques. La question des rapports entre concepts et objets physiques vient s’ajouter à
la complexité des rapports entre concepts et objets mathématiques, d’autant plus
problématiques que la notion d’objets mathématiques semble être complètement évacuée dans
le contexte de la définition de l’analycité.
Les vérités mathématiques ne semblent pas dépendre des objets mathématiques, mais
bien des concepts qu’elles présupposent. Les questions sont alors nombreuses. Quelle
signification peut avoir le rôle exclusif des concepts dans les vérités mathématiques pour les
rapports entre concepts et objets mathématiques ? On ne peut que supposer que l’absence de
109
la notion d’objet mathématique, au seul profit de la notion de concept, dans le cadre de
l’analycité, soit la manifestation d’une différence profonde de nature entre les deux types
d’entités. Si les objets mathématiques ne semblent jouer aucun rôle dans ce qui fonde la vérité
objective des propositions mathématiques, n’ont-ils strictement aucun rôle à jouer dans la
constitution de nos connaissances mathématiques ? Le rôle de l’intuition de l’existence
d’objets mathématiques est étroitement lié au fait que nous ne pouvons pas démontrer la
cohérence de nos axiomes mathématiques. En effet, l’intuition mathématique nous dispense
de cette démonstration (Crocco 2003, 29). Mais la distinction entre le rôle de l’intuition de
l’existence des objets mathématiques (réalisme mathématique) et celui de la perception des
concepts (réalisme conceptuel) n’est pas évidente. Sur la base des conversations avec Wang
(chapitre 8 dans(Wang 1996)), Crocco propose d’examiner plus en détails la façon dont Gödel
conçoit les rapports entre intension et extension, entre objets et concepts ,et entre abstrait et
concret (Crocco 2006). L’examen de ces couples de notions chez Gödel pourrait clarifier les
relations entre logique, mathématiques et monde physique, ainsi que les relations que nous
entretenons avec chacune de ces réalités.
L’analogie entre (1) les relations entre la perception sensible, la connaissance du
monde physique et le monde physique lui-même et (2) les relations entre la perception
conceptuelle, la connaissance mathématique et probablement pouvons-nous dire aussi logique,
et monde des concepts, éclairée par l’optimisme rationaliste de Gödel, peut avoir des
conséquences remarquables au regard de l’objectif général du projet philosophique de Gödel.
Gödel est convaincu que notre perception des concepts, qui plus est des concepts
primitifs, peut s’améliorer, clarifiant du même coup le meaning des concepts que nous
utilisons pour former nos vérités, et donc complétant nos connaissances qui décriraient de
plus en plus précisément la réalité objective. Une hypothèse serait que l’optimisme défendu
par Gödel, qui lui permet de croire au projet d’une logique des concepts en intension, pourrait
tout aussi bien s’appliquer à la philosophie qu’il conçoit comme une science exacte
s’appuyant sur une théorie des concepts, mais dont les concepts fondamentaux sont plus
spécifiques car doivent décrire la signification du monde. La question de savoir si nous serons
un jour capables d’atteindre une connaissance complète de la réalité objective (physique ou
conceptuelle) reste ouverte, le minimum requit pour espérer y parvenir serait de trouver les
concepts primitifs d’une part à la base de la théorie des concepts et d’autre part de la
métaphysique. Peut-être qu’en parvenant à percevoir distinctement les concepts primitifs de
chacune des théories, nous parviendrions également à trouver les bons axiomes pour les
110
décrire, et ainsi nourrir l’espoir d’une connaissance complète de la réalité conceptuelle et du
monde physique. Le parallèle est d’autant plus remarquable que dans les deux cas le seul
espoir d’y parvenir pour Gödel est de développer des systèmes basés sur la notion de concept
en intension. Il semble qu’il ne soit pas possible d’atteindre de tels résultats en restant sur une
acceptation purement extensionnelle des concepts. Les conclusions qui se dessinent ici
semblent corroborées par le témoignage de Russell relatant une discussion de 1936 avec
Gödel : « Gödel turned out to be an unadultered Platonist, and apparently believed that an
eternal "not" was laid up in heaven, where virtuous logicians might hope to meet it hereafter »
(Wang 1987, 112).
2.1.3 Les questions soulevées par l’affirmation d’un réalisme conceptuel dans les
textes précédant le tournant husserlien
Le réalisme conceptuel constitue la spécificité du platonisme de Gödel. Il n’est pas
évident de le distinguer clairement de son réalisme mathématique, car souvent Gödel utilise
de front les termes de concept et d’objet mathématique. Pourtant des pistes suggèrent qu’il
faut effectivement les distinguer. Réalisme conceptuel et réalisme mathématique ne semblent
pas jouer le même rôle dans le platonisme de Gödel, comme dans le développement de ses
travaux scientifiques. Il est par exemple tout à fait remarquable que le réalisme mathématique
ne soit absolument pas en jeu dans le caractère analytique des vérités mathématiques, et que
seul le réalisme conceptuel semble requis.
La première piste est le projet d’une théorie des concepts au sens où l’entendait Leibniz,
c’est-à-dire comme science de toutes les sciences. Gödel pense réaliser un tel projet par une
théorie des concepts en intension, excluant le typage sur les propriétés, pour privilégier l’idée
de « limited ranges of significance ». L’idée serait que tous les concepts s’appliquent avec
signification partout (universellement) à l’exception de certains points limites qui nous
conduisent aux paradoxes intensionnels, à l’image du zéro pour la division (Gödel 1990c,
138). La confusion entre réalisme mathématique et réalisme conceptuel pourrait donc être au
moins partiellement levée en distinguant les deux voies – reconnues par Gödel – de résolution
des paradoxes de Russell. La voie logique continue à considérer les ensembles comme des
extensions de concept. L’originalité de la théorie des concepts, telle que Gödel l’envisage, par
rapport aux autres solutions envisagées dans la voie logique est la prise en compte des
concepts en intension, non pas uniquement en extension. La voie mathématique abandonne
l’idée d’ensemble comme extension de concept, et donc la notion de classe, pour privilégier
111
une génération étape par étape des ensembles. Les solutions envisagées dans la voie
mathématique ont en commun ce que Gödel appelle le concept itératif d’ensemble. Il n’est
évident de savoir si le réalisme mathématique de Gödel s’attache à la notion d’ensemble en un
sens large, incluant la conception des deux voies, c’est-à-dire incluant classes et ensembles,
ou si Gödel n’y inclut que les ensembles au sens strict, c’est-à-dire les objets générés par le
concept itératif d’ensemble. La piste des différentes voies de résolution des paradoxes indique
que la spécificité du réalisme conceptuel ne peut qu’être élucidée par la mise en dialogue de
certains couples : concepts et objets, extension et intension, logique et mathématiques, logique
et monde, mathématiques et monde.
Une autre distinction majeure est à l’œuvre dans le réalisme conceptuel de Gödel, entre
connaissance et vérité, entre un niveau subjectif, qui ne semble pas se réduire à une chose
purement mécanique et matériel, et un niveau objectif localisé dans l’entendement de Dieu.
On ne peut espérer saisir pleinement les rapports entre les deux niveaux qu’à la lumière de
questions plus spécifiques : la notion de perception et le fait que nous ne percevons
qu’incomplètement le monde des concepts. La perception, avant le tournant husserlien, n’est
pas explicitement définie, ses caractéristiques ne sont données que négativement en contraste
avec la perception sensible. Nous savons simplement qu’elle est le lien privilégié entre nos
connaissances et les vérités objectives, devenant ainsi centrale dans l’articulation du
platonisme et de l’optimisme rationaliste de Gödel. En ce qui concerne le caractère incomplet
de notre perception du monde des concepts, nous pouvons nous demander dans quelle mesure
il ne se rapproche pas du caractère incomplet de notre saisie de la réalité mathématique décrite
par le concept itératif d’ensemble. D’un point de vue objectif l’itération se comprend comme
une succession causale, impliquant une structure infinie d’ensembles toujours plus grands. Le
caractère inépuisable des mathématiques ne serait pas directement imputable au caractère
infini, car Dieu serait capable de voir la structure des ensembles comme une totalité
(exactement comme il serait capable de voir la totalité du monde), là où nous ne voyons
qu’une infinité sans fin, jamais close sur elle-même. Notre incapacité et nos limites
intrinsèques tirent leur origine dans notre nature temporelle. Nous saisissons les chaînes
causales comme des successions temporelles, et ne les appréhendons que dans le temps.
L’incomplétude de nos connaissances conceptuelles serait-elle également liée à notre nature
temporelle ? 77 La question est d’autant plus troublante que si les objets mathématiques se
déploient suivant une succession causale, Gödel n’affirme rien d’aussi fort pour les concepts.
77
Que l’incomplétude de nos connaissances soit liée à la nature temporelle de notre esprit est une thèse défendue
par Gödel dans les Max-Phil (voir la section 3.6).
112
Une causalité pourrait être envisagée dans le rapport entre concepts primitifs et concepts
complexes dérivant des premiers.
2.2 Les interprétations de Gödel : quelle place pour le réalisme
conceptuel précédant le tournant husserlien ?
Au regard des textes publiés, le réalisme conceptuel paraît prendre une place
prépondérante dans la pensée de Gödel, dans son projet d’une théorie des concepts
indispensables à l’objectif philosophique général que se donne l’auteur. La distinction entre
réalisme conceptuel et réalisme mathématique s’avère indispensable pour comprendre son
œuvre, drainant avec elle une série de questions toutes aussi importantes : que sont les
concepts, quelle est leur spécificité par rapport aux objets mathématiques ? Quels sont les
rapports entre les niveaux objectif et subjectif ? La notion de démonstration du point de vue
subjectif ne semble pas se réduire à la notion mécanique de démonstration comprise au sens
de Turing, et impliquant une procédure finie sur un nombre fini de symboles et des règles
finies de transformations d’écriture (syntaxiques). Quel est le rapport entre le point de vue
subjectif et celui mécanique ? Quel est le rôle des symboles dans le développement de nos
connaissances ? En quoi la nature temporelle de notre esprit limite-t-elle notre connaissance
qui ne peut que décrire incomplètement la réalité objective formée par les concepts ? Autant
de questions soulevées par le réalisme conceptuel, sur lesquelles il semble impossible de faire
l’impasse si nous souhaitons en comprendre les spécificités.
Comment le réalisme conceptuel est-il traité dans la littérature secondaire ? A-t-il
véritablement fait l’objet d’un examen approfondi ? Bien que Gödel affirme explicitement
défendre un réalisme mathématique et un réalisme conceptuel, la distinction entre les deux
n’est que rarement thématisée dans les études du platonisme de Gödel, elle l’est encore moins
dans le cadre précédant le tournant husserlien. L’idée-même de perception des concepts est
souvent considérée comme une partie mystérieuse du platonisme de Gödel, que l’on préfère
par conséquent aborder sous l’angle de l’intuition mathématique interprétée dans les termes
husserliens. Cet état de l’art de la littérature secondaire vise à présenter les principales
tendances suivies dans la réception du platonisme de Gödel. Nous constatons diverses
attitudes : certains ne prennent pas en compte la distinction entre réalisme conceptuel et
réalisme mathématique, d’autres, même en les distinguant, ne s’y intéressent pas directement.
113
Peu s’emploient proprement à comprendre les problèmes sous-jacents au réalisme conceptuel,
à ce qui fait la spécificité de la notion de concept et de ses rapports avec la notion d’objet
mathématique ; et parmi eux, le risque de détourner la pensée de Gödel ne semble pas conjuré.
Dans le premier groupe, se trouvent par exemple les travaux de Maddy, Tait, Chihara,
qui enrichissent le débat réalisme-antiréalisme en mathématiques, prenant Gödel comme le
représentant par excellence d’un platonisme fort envers les objets mathématiques.
Avec l’appui des travaux de Wang, dont les conversations avec Gödel datant des années
1970 sont clairement empreintes de l’influence husserlienne, se dessine un second cadre
interprétatif. Ainsi, les analyses de Parsons, Tieszen, van Atten et Kennedy, bien qu’étant
conscients de l’affirmation de deux formes de réalisme, visent bien plus à réhabiliter le
platonisme de Gödel en montrant qu’il défend dans son tournant husserlien une position plus
cohérente avec l’optimisme rationaliste, et par conséquent également moins forte.
Dans le dernier groupe, nous distinguons encore deux tendances. La première cristallise
l’interprétation de D. A. Martin qui propose pour la première fois une étude du réalisme
conceptuel, mais il est remarquable de voir à quel point les positions de Gödel restent
obscures lorsqu’elles sont comprises dans un cadre qui ne leur est manifestement pas adapté.
D.A. Martin applique une interprétation structuraliste au réalisme conceptuel de Gödel, et les
difficultés rencontrées par une telle démarche sont nombreuses, obscurcissant d’avantage une
position déjà mal connue. Enfin, en réaction à l’interprétation de D.A. Martin – qui tend bien
plus à déformer la pensée de Gödel afin de lui donner un cadre inapproprié ou inadéquat –, se
trouvent les travaux de Crocco, posant un cadre méthodologique volontairement proche des
textes-mêmes de Gödel, et de ses conversations avec Wang. Elle tend à montrer qu’une
interprétation du cadre leibnizien, qui ne serait plus compris uniquement sous le prisme
husserlien, peut être compatible avec le platonisme de Gödel, redonnant tout son relief à la
pensée de Gödel développée avant le tournant husserlien. Le second intérêt que présente son
travail est de rendre manifeste la nécessité de se plonger dans l’examen des Max-Phil pour
comprendre les positions qu’il défendait dans les années 1940 et 1950, et dont les grandes
lignes apparaissent dans le Russell paper et dans la Gibbs lecture.
2.2.1 Interprétation de Gödel dans le débat réalisme-antiréalisme
Les affirmations de son platonisme dans le Russell paper et le Cantor paper (textes
publiés de son vivant) ont suscité un vif débat dont les acteurs principaux sont Dummett et
Benacerraf. Ce qui est au cœur du débat est l’idée d’un platonisme sémantique selon lequel
114
l’existence des objets mathématiques devrait se comprendre dans le cadre de la sémantique de
Tarsky (théorie des modèles). Dans ce débat, Dummett et Benacerraf soulignent que
l’existence des objets mathématiques dépend d’une interprétation du langage mathématique.78
Le cadre de ces discussions ne touche pas directement notre propos, mais aide à comprendre
le contexte dans lequel le platonisme de Gödel a été reçu, et sans doute comment continue-t-il
d’être compris par D.A. Martin dans (Martin 2005) ; d’autant plus que D.A. Martin est
probablement influencé par le structuralisme, également adopté par Benacerraf. Si Gödel
démontre la consistance de certaines propositions indécidables en s’appuyant sur la théorie
des modèles, nous pouvons sérieusement remettre en cause qu’il pense fonder la vérité des
propositions mathématiques sur les objets dont parlent les modèles.
Dummett et Benacerraf posent d’emblée un cadre mathématique qui semble évacuer la
question du réalisme conceptuel, pour se concentrer sur les ensembles. Le cadre est toujours
de vigueur dans les années 80, avec des auteurs comme Tait, Maddy et Chihara. Leur objectif
se concentre bien plus sur le développement de leur propre position dans le débat réalismeantiréalisme, que de préciser le point de vue de Gödel. Leur intérêt pour le débat réalismeantiréalisme ne les engage pas dans une étude plus systématique du platonisme de Gödel,
qu’ils ne considèrent que sous l’angle des objets mathématiques, comme l’exemple d’une
position réaliste plus radicale, en marge de la pensée de son temps. Plusieurs raisons nous
invitent à ne pas nous attacher aux interprétations données dans le cadre général du débat
réalisme-antiréalisme des mathématiques qui ne s’appuie pas sur une étude approfondie de la
pensée de Gödel. Il est vrai que dans les années 1980, hormis le Russell paper et le Cantor
paper, les autres textes susceptibles de préciser le point de vue de Gödel ne sont pas
accessibles au public. Cependant dans le Russell paper, l’idée de théorie des concepts, sa
conception leibnizienne de la logique mathématique donnée dans l’introduction du texte, et le
contexte logique impliquant les notions de classes et de concepts, constituent déjà des indices
invitant à une certaine prudence quant à l’interprétation de la pensée de Gödel. Mais les
confusions amenées persistent jusque dans les discussions contemporaines. Le débat prend en
compte au mieux une position partielle de Gödel, au pire une position qui ne lui correspond
pas du tout, au point de douter qu’elle soit véritablement propre à Gödel, comme le suggère
Michael Potter dans (Potter 2001). Il nous semble qu’avant d’introduire Gödel dans le débat
réalisme-antiréalisme et de discuter de la valeur de ses arguments, il est nécessaire de mieux
comprendre son argumentation et d’en préciser les termes.
78
Voir la section 5 de (Tait 1986) et (Maddy 1980).
115
Parmi les commentateurs qui ne distinguent pas réalisme conceptuel et réalisme
mathématique, pour ne s’intéresser qu’à ce dernier, le cas d’Hintikka (voir notamment
(Hintikka 1998)) est notable par les confusions qu’il amène dans l’interprétation de la pensée
de Gödel. Nous suivons Crocco (Crocco 2012) en reconnaissant le manque de fondement de
ses hypothèses et le peu de crédibilité que l’on peut accorder à son interprétation. Van Atten
s’oppose également à l’interprétation « actualiste » proposée par Hintikka dans (van Atten
2015). Dans sa généralité, le commentaire d’Hintikka visant à comprendre le platonisme de
Gödel dans un cadre « actualiste », rejetant l’idée de mondes possibles, ne nous semble pas
cohérent avec le projet même de théorie des concepts d’inspiration leibnizienne, d’autant plus
que dans ses conversations avec Wang, Gödel met clairement en perspective l’idée que la
logique (théorie des concepts) est plus générale que la métaphysique qui prend comme objet
le monde actuel (Wang 1996, 294).79 Dans le détail, Hintikka s’appuie sur le réalisme de
Russell auquel Gödel fait référence dans le Russell paper. Il interprète l’analogie entre
mathématiques et sciences naturelles comme le fait que les mathématiques et la logique
portent sur les objets actuels exactement comme les autres sciences, car c’est ainsi que la
comprend Russell. Il semble que les propos de Gödel tendent assez clairement à montrer que
la similarité réside en ce que la perception conceptuelle et la perception sensible portent
chacune sur des objets de nature profondément différente. Gödel insiste dans la Gibbs lecture
sur l’existence de deux réalités : le monde physique spatio-temporel, et le monde des concepts
qui n’est pas « abstrait » du monde réel comme le défend le réalisme aristotélicien. Pour finir,
les affirmations qu’il prête à Wang selon lesquelles Gödel ne croyait pas en l’objectivité des
propositions mathématiques et logiques, et qu’elles portaient sur les objets actuels, ne nous
semblent pas fondées.80
2.2.2 Platonisme de Gödel et idéalisme transcendantal
La considération du platonisme de Gödel dans le cadre husserlien, essentiellement à
partir des années 1960, est probablement à l’origine de l’obscurité qui entoure les premières
affirmations du platonisme du Russell paper à la Gibbs lecture. Par exemple, si Wang
distingue les deux types de réalisme et leur portée respective ((Wang 1987, 189) et (Wang
79
Pour la distinction entre théorie des concepts et métaphysique comme science exacte (infra, 41-43).
Contre le fait que les propositions mathématiques et logiques ne sont pas objectives voir par exemple dans
(Wang 1996, 210) ou encore (ibid., 303-305). Contre l’idée que ces propositions ne portent que sur les objets
actuels et que Gödel rejetait le domaine du possible voir (ibid., 313).
80
116
1996, 247‑285)), il n’est pas certain de saisir pleinement le rôle du réalisme conceptuel dans
le projet général d’une métaphysique comme science exacte (Wang 1987, 196).
La façon dont Parsons analyse l’idée de perception des concepts constitue un autre
exemple du mystère qui plane au dessus des premières affirmations de Gödel. Dans la
conclusion de son article, Parsons affirme que le point de vue de Gödel est lié à l’idée d’un
« déploiement » des concepts, mais avoue ne pas comprendre quel rôle lui adjuger dans les
problèmes mathématiques, ni quelle aide peut-il apporter pour découvrir de nouvelles
méthodes (Parsons 1995, 71). Parsons reconnaît que selon Gödel, des éléments abstraits
apparaissent comme des concepts primitifs dans notre conception du monde physique et des
mathématiques, et qu’il peut en ce sens être en accord avec Kant. Mais dans le même temps,
ajoute Parsons, il s’en éloigne en affirmant l’existence de « what he mysteriously calls
"another kind of relationship between ourselves and reality" » (ibid., 68), impliquant que nous
avons un accès à une réalité objective indépendante de nous en un sens fort. Parsons est donc
conscient de certaines particularités du réalisme conceptuel de Gödel, mais pense qu’une part
d’ombre subsiste sur ce qui lui apparaît alors comme une position mystérieuse. L’incapacité à
reconstruire le point de vue de Gödel est probablement liée à l’incompréhension du rôle de
l’influence de Leibniz, certes mentionnée, mais pas commentée. Par exemple, pour la
question des concepts primitifs, Parsons affirme que Gödel s’éloigne de Kant et reconnaît que
« Gödel may be following the inspiration of Leibniz ». Dans la note 48, il reconnaît que la
position rationaliste de Leibniz doit avoir influencé Gödel, mais ne peut pas l’expliquer :
« although I cannot justify this here, I believe that Leibniz still offered a model for Gödel’s
position ». La note 3 indique que l’idée d’une intuition abstraite et conceptuelle pourrait être
inspirée des remarques sur la connaissance intuitive dans « Meditationes de Cognitione,
Veritate et Ideis » (1684) (GP IV 424 sq). Parsons achève alors la note 48 ainsi : « Although I
think it was a conviction of his, I doubt that it is a piece of his philosophy that he claimed to
have defended at all adequately ». Selon lui, le cadre leibnizien n’est qu’une hypothèse de
travail, que Gödel ne prétend pas défendre adéquatement. La pensée de Parsons n’est pas
claire, mais il présume que l’influence leibnizienne ne fut guère concluante, donnant ainsi les
prémices du cadre interprétatif privilégiant une lecture husserlienne.
Le point clé de l’affirmation de Parsons se trouve dans le fait qu’il ne serait pas possible,
selon l’interprétation de Benson Mates (Mates 1986), de comprendre Leibniz comme un
réaliste conceptuel (Parsons 1995, 71). Or les interprétations de Tieszen, van Atten et
Kennedy se basent précisément sur le constat de l’incompatibilité du rationalisme de Leibniz
117
avec le platonisme de Gödel ; ce serait la conscience de l’incohérence de ses premières
positions philosophiques qui l’aurait motivé à se tourner vers Husserl, abandonnant le cadre
purement leibnizien. Les interprétations de Tieszen, van Atten et Kennedy s’intéressent alors
essentiellement à la conciliation entre ces deux aspects.
Tieszen affiche explicitement son objectif : « what kind of account could be given of the
intuition of abstract concepts? I sketch an answer to this question that uses some ideas of a
philosopher to whom Gödel also turned in this connection : Edmund Husserl » (Tieszen 2002).
Le problème central lié à toute forme de platonisme est de pouvoir garantir un accès aux
entités objectives, sinon comment pourrait-elles guider notre connaissance ? La question est
d’autant plus pressante que le réalisme est fort, cas dans lequel Gödel se trouve avant le
tournant husserlien puisqu’il localise les entités objectives en Dieu. van Atten et Kennedy
décrivent précisément la problématique :
In so far as Platonic realm of objects is thought to be problematic, this will
not least of all because of the concomitant epistemological problem how our
subjective thought grasps these objective realities. The question of the exact
sense of the notion of a platonic realm is therefore just as much a question of
the exact sense of the notion of subjectivity. From this perspective, it is not
surprising that Gödel turned to idealism. (van Atten et Kennedy 2003,
438)
Le platonisme n’a aucun intérêt s’il n’est pas en mesure d’éclairer la façon dont nous formons
nos connaissances. Selon van Atten et Kennedy, Gödel préfère clairement l’idéalisme objectif
au réalisme car cette position prend en compte le sujet : « what Gödel finds agreeable in
idealism is that it takes the subject into account » (ibid., 441). Selon eux le fait que Gödel
s’attache bien plus à l’idéalisme transcendantal tardif de Husserl, plutôt qu’à sa première
phénoménologie, indique qu’il accordait encore de l’importance au cadre leibnizien. Entendu
sous le prisme de l’idéalisme transcendantal husserlien, le cadre leibnizien de l’intuition
intellectuelle devient compatible avec la réalité des concepts : « Only these discoveries enable
Husserl to pick the fruits of Leibniz’ suggestions. For Gödel the Logical investigations would
have required the sacrifice of the Leibnizian framework that he had made his own early and
would hold on to till the end of his life » (ibid., 464). L’interprétation proposée par van Atten
et Kennedy rend en ce sens justice au cadre leibnizien, et reconnait que la pensée de Gödel en
reste empreinte jusqu’à la fin.
118
Dans tous les cas, l’intérêt pour le tournant husserlien prédomine dans les
interprétations proposées, et l’étude des spécificités du réalisme conceptuel vis-vis du
réalisme mathématique n’en est clairement pas la priorité. S’ils reconnaissent les deux formes
de réalisme, au vu des travaux de Wang et de Parsons, ils s’intéressent à leurs points
communs, dans la façon dont les entités abstraites peuvent être perçues, dans leur existence
objective, mais ils ne s’attardent pas sur les distinctions entre logique et mathématiques,
concepts et objets mathématiques. Tieszen illustre plus spécifiquement ce type d’attitude dans
(Tieszen 2011, 88‑91). Il tend à esquisser la forme de platonisme de Gödel, « on platonic
rationalism about natural number, sets, and concepts (as intensional entities) », traitant ainsi
simultanément objets mathématiques et concepts, dégageant leurs caractéristiques communes
en tant qu’entités objectives. Par exemple il indique que pour un platoniste, ces entités sont
toutes abstraites dans un même sens, à savoir tant qu’elles ne sont pas localisées dans
l’espace-temps, ne sont pas des relations causales, comme le sont les entités matérielles, et
qu’elles ne peuvent donc pas être perçues par les mêmes sens. S’il ne dit pas qu’il s’agit de la
position exacte de Gödel, il ne le nie pas non plus. Or en vertu des conversations avec Wang,
il semble que les concepts et les objets mathématiques ont une nature différente, et qu’au
moins ces derniers sont dans des relations causales (impliquées par le concept itératif
d’ensemble).
Si nous ne remettons pas en question le constat du tournant husserlien, nous pensons
toutefois que l’analyse du cadre précédent est encore lacunaire, et qu’il mériterait d’être
mieux compris pour mesurer à quel point Gödel se détourne de Leibniz et de ses premières
positions. La cause même du tournant ne peut être précisément saisie sans un
approfondissement du premier cadre adopté par Gödel. Que ses positions ne deviennent
cohérentes que dans le second cadre husserlien, ne nous dédouane pas d’une étude plus
systématique du premier cadre, qui l’a tout de même guidé dans ses travaux mathématiques et
logiques. Ainsi, il nous semble indispensable de pouvoir éclairer la notion de subjectivité
conçue au sein du premier cadre. La Gibbs lecture est la preuve que Gödel avait en tête une
certaine conception de la subjectivité, dont les seules véritables caractéristiques qu’il nous en
donne sont négatives, à savoir qu’elle ne se laisse probablement pas réduire au point de vue
purement matériel et symbolique d’une machine de Turing. Il est probable que le manque
d’indices concernant sa conception de la subjectivité soit à l’origine de l’incompréhension de
ses premières affirmations d’une perception des concepts. Par ailleurs, le fait de ne se
concentrer que sur la question des rapports entre subjectivité et objectivité, laisse entièrement
119
ouverte la question des rapports entre logique et mathématiques, ainsi que du rôle spécifique
du réalisme conceptuel.
2.2.4 Donald A. Martin : exemple d’une analyse systématique du réalisme conceptuel
de Gödel
(Martin 2005) constitue une première tentative d’étudier de façon plus précise le
réalisme conceptuel de Gödel. Martin souligne que la spécificité du platonisme défendu par
Gödel consiste en ce qu’il ne porte pas uniquement sur les objets mathématiques, mais
également sur les concepts. Cependant nous tenons à montrer que son interprétation s’éloigne
trop du contexte dans lequel Gödel développe ses positions, et n’atteint pas sa visée.
Martin se donne comme objectif d’éclaircir la notion de concept chez Gödel pour
comprendre la spécificité de son platonisme, c’est-à-dire son réalisme conceptuel se greffant à
une forme de réalisme mathématique. Mais il souhaite également aller plus loin et, au regard
des premiers résultats, mettre en lumière les limites propres à une telle position. Ainsi il remet
en question la cohérence de l’idée gödelienne d’analycité des axiomes mathématiques avec le
réalisme conceptuel, ainsi que l’accès épistémologique aux concepts objectifs prescrit par le
platonisme de Gödel, à savoir comme une forme de perception.
Ainsi deux thèses émergent de (Martin 2005) :
1. tel que l’utilise Gödel, on ne peut pas comprendre le concept d’ensemble en un sens
usuel, mais en un sens différent, assimilable à celui d’un concept de concept
d’ensemble. Le concept de concept d’ensemble, en l’occurrence le concept itératif
d’ensemble, est l’exemple d’un concept objectif au sens de Gödel.
2. grâce à l’interprétation qu’il propose de la notion de concept objectif chez Gödel,
Martin pense pouvoir éliminer, ou du moins souligner leur caractère superficiel,
deux thèses bancales de Gödel : l’analycité des vérités mathématiques et l’accès
épistémique aux concepts grâce à une forme de perception. Martin rejette ainsi les
deux conséquences directes et principales du réalisme conceptuel défendu par Gödel.
Cependant les problèmes soulevés par Martin nous apparaissent comme de faux problèmes
que l’on peut éliminer par une lecture plus attentive des textes de Gödel, telle que nous
l’avons proposé dans la première section, 2.1. Il ne considère pas le réalisme conceptuel de
Gödel à la lumière du projet de théorie des concepts, mais à la lumière d’une conception
structuraliste des mathématiques étrangère à la pensée de Gödel.
120
Martin développe son interprétation en montrant que les passages dans lesquels Gödel
parle de concept, et plus spécifiquement du concept d’ensemble, ne peuvent pas être
pleinement compris à la seule lumière du sens usuellement conféré au concept d’ensemble. Il
ne s’appuie pas vraiment sur l’ensemble des textes de Gödel, mais sur des passages de quatre
de ses textes (le Russell paper, les deux versions du Cantor paper et la Gibbs lecture) qu’il
sort de leur contexte. L’argumentation semble être développée suivant cinq étapes :
1. Martin dégage ce qu’il appelle le sens usuel du terme concept (d’ensemble) [concept
in a straightforward sense], essentiellement à partir du cadre frégéen opposant concept
et objet.
2. Il montre que ce sens n’est pas adéquat pour saisir l’usage qu’en fait Gödel, et que si
nous voulons donner une cohérence aux propos de Gödel, il convient de prendre la
notion de concept dans une acception différente. Martin s’appuie essentiellement sur
les passages dans lesquels Gödel suggère un nouveau sens au terme d’analycité, un
sens qui s’oppose à l’acception constructiviste et nominaliste.
3. Martin propose alors un nouveau sens du terme « concept (d’ensemble) », qui lui
semble plus cohérent avec l’acception gödelienne de l’analycité ; nouveau sens qu’il
met à l’épreuve des textes de Gödel et plus particulièrement d’un exemple qui s’y
trouve, celui du concept d’ensemble d’entiers naturels.
4. A la lumière de son interprétation du concept d’ensemble, Martin souligne une
première difficulté avec ce qu’il appelle l’« axiome d’existence » du concept
d’ensemble. Selon Martin, pour appliquer sa définition de l’analycité81 aux axiomes
mathématiques, Gödel a besoin d’introduire ce nouvel axiome, affirmant l’existence
de l’entité dont parlent ces axiomes, à savoir le concept d’ensemble. Martin comprend
l’application de la notion gödelienne d’analycité aux axiomes mathématiques ainsi :
les vérités mathématiques dépendent du concept de concept d’ensemble, mais
puisqu’elles ne sont pas vides de contenu, elles doivent parler de quelque chose qui
existe. Gödel ne se limiterait donc pas à comprendre le concept d’ensemble au sens
proposé par Martin (concept de concept d’ensemble), mais aussi comme un concept
instancié, c’est-à-dire sous lequel tombe un concept d’ensemble au sens usuel, et qui
donc doit exister. Or pour Martin, l’existence d’une instance du concept de concept
81
La définition de l’analycité donnée par Gödel en opposition à l’acception du constructivisme nominaliste est
examinée dans la section 2.1.2. Gödel tend à conserver le caractère analytique des vérités mathématiques tout en
refusant qu’elles n’aient aucun contenu.
121
d’ensemble n’est pas nécessaire et engendre une certaine circularité dont il faut se
défaire.
5. La seconde difficulté soulignée par Martin réside en l’idée d’une perception des
concepts semblant être assez périlleuse (il ne développe pas plus avant ce point), alors
même que Gödel ne paraît pas s’appuyer sur elle dans les diagnostics et les solutions
qu’il peut proposer aux problèmes mathématiques (hypothèse du continu, etc.). Pour
Martin si elle n’a aucun rôle à jouer, il serait préférable de la laisser de côté pour
privilégier l’idée de compréhension d’un concept, qui (toujours selon lui) à elle seule
suffit pour expliquer l’accès épistémologique aux concepts objectifs.
Le sens usuel de la notion de concept
Martin dégage le sens usuel du concept en s’appuyant sur l’opposition frégéenne entre
concept et objet, et plus précisément entre concept d’ensemble et ensemble. Selon la vision
extensionnelle, un concept divise l’ensemble des choses (objets) en deux catégories, celles qui
tombent sous ce concept, celles qui n’y tombent pas. Dans le cas du concept d’ensemble, il
s’agit de déterminer ce qui est un ensemble de ce qui n’en est pas un. D’un point de vue
intensionnel, il est entendu comme l’ensemble des propriétés que doit posséder un objet pour
tomber sous ce concept. Dans le cas du concept d’ensemble, il doit nous donner l’ensemble
des propriétés qu’un objet doit avoir pour être un ensemble.
D’après la compréhension usuelle des concepts, et plus particulièrement du concept
d’ensemble, la notion de concept apparaît alors en opposition à celle d’objet. L’objet est ce
qui tombe sous le concept et appartient à son extension. L’interprétation qu’en fait Martin
s’inscrit dans un cadre frégéen, auquel les propos de Gödel ne semblent pas correspondre tout
à fait. Si Gödel distingue bien les notions de classes et de concepts, cela ne l’empêche pas
dans le Russell paper d’affirmer que les concepts sont des objets. Selon Martin, Gödel se
distinguerait donc du cadre frégéen sur deux points. Tout d’abord, les concepts sont des
entités intensionnelles, alors que pour Frege elles sont extensionnelles.82 Ensuite, les concepts
sont des objets, ce qui n’est pas admis par Frege en raison de leur nature irréductiblement
distincte : les concepts sont des entités instaurées, les objets sont des entités saturées. Mais
pour Martin, l’affirmation de Gödel selon laquelle les concepts sont des objets, ne doit pas
être comprise comme une rupture avec le cadre frégéen. Il n’admet aucune raison de croire
82
« Fregean concepts are extensional » (Martin 2005, 208). Frege distingue tout de même bien l’aspect
intensionnel de l’aspect extensionnel des concepts et ne réduit pas les concepts à leur simple extension. On ne
peut certes parler d’un concept qu’à travers son extension, mais il est bien distinct de son extension, ne serait-ce
qu’en raison de sa nature insaturée qui ne peut être confondue avec la nature saturée de l’extension.
122
que pour Gödel, les concepts ne sont pas insaturés. Affirmer que les concepts sont des objets
ne serait qu’une manière d’insister sur le fait que les concepts ont une existence indépendante
de nous, objective.83
Enfin, Martin apporte une dernière précision sur ce que pourrait être une acception
usuelle du terme « concept » chez Gödel. Il distingue deux types de concepts : ceux qui
s’appliquent à des ensembles, ceux qui s’appliquent à des concepts. Selon Martin, les
concepts au sens gödelien se rapporteraient bien plus aux premiers qu’aux seconds.84
Analycité et inadéquation du sens usuel
Selon Martin, la différence, opérée par Gödel, entre les deux sens d’analycité est une
des subtilités de son platonisme susceptibles de nous éclairer sur ce qu’il entend par concept
(d’ensemble). Si on conserve le sens usuel de concept, comment comprendre le sens que
confère Gödel à la notion d’analycité ? Pour Gödel, dire que les vérités mathématiques sont
analytiques revient à dire qu’elles sont vraies en vertu de la signification (meaning) des
concepts qui y figurent (Gödel 1990c), ou encore de la nature des concepts présents (Gödel
1995e), et non en vertu de nos définitions et de nos constructions. Gödel défend ce deuxième
sens d’analycité pour sauvegarder l’idée de contenu des mathématiques, c’est-à-dire l’idée
que les vérités mathématiques ne sont pas tautologiques, au sens où elles seraient vides de
contenu. Les vérités propres à la théorie des ensembles ne dépendent donc que de la
signification des concepts d’ensemble, d’appartenance, etc. Mais si l’on s’intéresse à la
signification de ces concepts, et notamment à celui d’ensemble comme le propose Martin,
83
« There is no special reason for thinking that Gödel counts concepts as being insaturated. I suspect Gödel talks
of concepts as "objects" mainly to stress their independent existence » (ibid., 209). Là aussi l’interprétation de
Martin pose problème :
 Si par existence indépendante il entend indépendance ontologique, alors il n’y aurait au contraire pas de
raison de les penser comme des entités insaturées. L’idée d’insaturation souligne précisément la
dépendance du concept par rapport aux objets (saturés) auxquels il s’applique et des propositions
desquelles il est extrait. Le rapport frégéen entre objet et concept ressort également par l’assimilation du
concept à une fonction recevant différents arguments qui viennent le compléter.
 Par existence indépendante, il peut aussi entendre indépendante par rapport à nous.
Dans les deux cas, les Max-Phil suggèrent que non seulement les concepts ne sont pas dépendants de nous, mais
qu’ils ne dépendent pas non plus ontologiquement des objets. En effet, non seulement Gödel rejette
l’assimilation des concepts aux fonctions, mais il défend l’idée que les concepts sont antérieurs, qu’ils causent
les objets (antériorité logique mais aussi métaphysique et ontologique). Voir (Crocco 2012, 222).
Ainsi, si l’on peut être d’accord avec Martin pour dire que Gödel considère les concepts comme des objets afin
de souligner leur existence indépendante, il s’agit d’une affirmation bien plus profonde que l’interprétation qu’en
propose Martin, et qui mérite une plus grande attention. En revanche, il est douteux que Gödel pense les
concepts comme des entités insaturées.
84
Il est étonnant que pour affirmer cela, Martin s’appuie sur l’idée qu’avait Gödel (1944) de reprendre le projet
leibnizien d’une théorie (logique) des concepts, qui contiendrait les concepts universaux, et qui échapperait aux
paradoxes. Or une telle théorie veut rendre compte des relations conceptuelles, c’est-à-dire de l’application de
concepts à d’autres concepts. Sans doute manque-t-il ici la considération des rapports entre mathématiques et
logique, pourtant déjà explicités, au moins dans une certaine mesure, par Wang.
123
nous constatons qu’au sens où l’entend Gödel, elle ne doit pas renfermer ce qu’on pourrait
s’attendre à y trouver.
Comment comprendre, s’interroge Martin, dans le cadre du sens usuel de « concept »
que l’existence d’un ensemble découle de la signification du concept d’ensemble ? Par
exemple, on ne pensera jamais que l’existence d’un fauteuil à bascule découle du concept de
fauteuil à bascule. Martin (ibid., 210) semble ainsi vouloir dire que :
i. les vérités mathématiques portent (normalement) sur les objets mathématiques : les
ensembles
ii. cependant ces vérités ne dépendent pas de ces objets mais des concepts qu’elles
contiennent
iii. mais dans ce cas, comment comprendre qu’elles s’appliquent bien à des objets
iv. il faut abandonner la prémisse (i), et comprendre que les vérités mathématiques portent
directement sur les concepts (au sens usuel) de la théorie des ensembles et que la
signification des concepts nous renvoie aux concepts objectifs, qui sont des
concepts de concepts de la théorie des ensembles.
Martin s’appuie sur deux passages dans lesquels Gödel pose sa conception de
l’analycité et l’applique à la théorie des ensembles. Tout d’abord dans le Russell paper (Gödel
1990c, 139), Gödel affirme d’une part que rien n’exprime mieux la signification des termes
« classe » et « concept » que les axiomes des Principia (axiomes des classes et choix pour le
premier, principe de compréhension pour le second) ; et d’autre part que l’existence des
concepts, par exemple de classe et d’appartenance , constitue déjà un tel axiome car si on les
définissait comme « les concepts satisfaisant les axiomes », on ne pourrait prouver leur
existence. Ensuite, Martin s’appuie sur la Gibbs lecture (Gödel 1995e, 321‑322). Gödel
affirme alors d’abord que les propositions mathématiques, bien que ne disant rien de la réalité
spatio-temporelle, ont un contenu objectif : les relations conceptuelles. Ces relations
conceptuelles peuvent bien être dites « analytiques » sans pour autant être tautologiques, ce
qui se voit au fait que les axiomes concernant les termes primitifs découlent de la signification
de ces termes (et donc ne sont pas tautologiques). Gödel affirme ensuite que l’assertion de
l’existence du concept d’ensemble satisfaisant ces axiomes est si loin d’être vide de contenu
qu’elle ne pourrait être prouvée sans utiliser à nouveau le concept d’ensemble lui-même.85
85
L’assertion de l’existence du concept d’ensemble montre que les mathématiques parlent bien d’ « objets » qui
existent, et donc ne sont pas vides de contenu, exactement comme nous pouvons supposer que les sciences
physiques nous parlent d’objets physiques. Si elles le supposent, ce n’est pas parce qu’on peut prouver leur
124
Gödel parle du concept de « set of x » où les x sont des entiers naturels. Dans les deux cas, il
affirme que l’axiome de compréhension peut non seulement être dit analytique mais aussi
exprimer le sens de concept et de classe.
Pour Martin, ces passages, et donc les axiomes dont nous parle Gödel, ne se rapportent
pas au concept d’ensemble au sens usuel car ils ne permettent pas de distinguer ce qu’est un
ensemble de ce qui ne l’est pas. Plus encore, ils renferment des affirmations qu’on n’attendrait
pas du concept usuel tel que : un grand nombre d’ensembles d’entiers existent. Ainsi, le
concept exprimé par les axiomes dont parle Gödel serait, selon Martin, un concept de
structure d’ensembles d’entiers, le concept de concept d’ensemble d’entiers. Il exprime des
contraintes auxquelles est soumis tout concept prétendant être un concept d’ensemble
d’entiers et toute structure prétendant être une structure d’ensemble d’entiers. Il faut donc
comprendre le concept d’ensemble en un autre sens que celui donné usuellement.
Le concept d’ensemble dans les textes de Gödel, au sens de Martin
Le concept d’ensemble doit être compris comme un concept de concept d’ensemble
dont les instances ne sont pas des ensembles mais des concepts d’ensemble au sens usuel (du
point de vue intensionnel) et des structures ou univers d’ensembles (du point de vue
extensionnel). La principale contrainte apportée par le concept de concept d’ensemble est un
isomorphisme sur la structure, commune à toutes les théories des ensembles, en faisant
abstraction du type (nature) des éléments primitifs dont on part. L’important est d’avoir
toujours la même structure.
Le nouveau sens donné par Martin au concept d’ensemble permet selon lui :
(1) d’expliquer le fait que les vérités de la théorie des ensembles puissent être
analytiques au sens admis par Gödel. Elles sont alors vraies de n’importe quel univers
d’ensembles ou concept d’ensemble (au sens usuel) conforme au concept de concept
d’ensemble (généralement il s’agit du concept itératif d’ensemble) ;
(2) de comprendre pourquoi Gödel peut parler de certaines assertions (par exemple
d’existence) comme des assertions impliquées par le concept d’ensemble.
Martin précise que ce concept est objectif. Nous ne le créons pas, bien que nous puissions le
prendre comme objet d’étude. Nous ne pouvons pas le définir, sauf peut-être en termes
d’autres notions qui lui sont intimement liées. 86 Nous en avons cependant un accès
existence à partir des concepts, mais que leur existence est présupposée avant même que nous posions les
concepts (on retrouve les questions soulevées par l’analogie entre mathématiques et sciences naturelles).
86
Nous ne savons pas exactement ce qui lui permet d’affirmer l’objectivité du concept au sens qu’il donne.
L’affirme-t-il à partir des propos de Gödel ?
125
épistémique, quand bien même Martin doute que l’on puisse alors vraiment parler de
« perception ».
Martin prend l’exemple du concept d’entier naturel, donné par Gödel dans la Gibbs
lecture (op. cit., 321), et présentant le même cas de figure que le concept de nombre. En effet,
les axiomes de la théorie des nombres sont analytiques, toujours au sens donné par Gödel,
c’est-à-dire en vertu de la signification des concepts qui y figurent. Les axiomes d’induction,
d’ordre, de fonction successeur, etc., devraient donc exprimer la signification de « nombre
entier naturel ». Pourtant ces axiomes ne nous disent rien de ce qu’est « être un entier
naturel ». Ils impliquent des assertions – comme « il existe une infinité de nombres entiers
naturels » – qui ne sont pas impliquées par le concept d’entier naturel au sens usuel. Les
axiomes de la théorie des nombres ne caractérisent pas plus le concept d’entier naturel que la
théorie des ensembles ne caractérise celui d’ensemble ; ils définissent plutôt une structure de
nombres entiers naturels (un concept de concept de nombre entier naturel).
Martin montre ainsi que, bien qu’il n’y ait aucun paradoxe impliqué par notre
compréhension du concept de nombre entier naturel pour nous laisser penser que nous avons
une connaissance incomplète dans ce domaine, il n’y a pour autant pas plus de raison de
croire que nous pouvons découvrir toutes les vérités propres à la théorie des nombres, que
nous n’en avons pour les vérités ensemblistes. Toujours selon lui, le fait que les vérités
propres à la théorie (premier ordre) des nombres ne forment pas un ensemble récursif, va
plutôt dans le sens de Gödel car suggérant que ces vérités ne sont pas tautologiques.87
Première difficulté : l’affirmation de l’existence du concept d’ensemble « satisfaisant » les
axiomes de la théorie des ensembles
Martin interroge deux passages qui suivent respectivement les citations relatives à
l’analycité dans le Russell paper et dans la Gibbs lecture :
87
Gödel serait sans doute d’accord sur le fait que les vérités de la théorie des nombres ne sont pas récursivement
énumérables, car ce fait coïncide avec les résultats de ses théorèmes d’incomplétude. Mais serait-il d’accord pour
dire que, finalement, cette incomplétude n’est pas un problème pour nous parce que nous n’avons pas besoin
d’une connaissance complète, nous n’avons pas besoin de connaître tout ce qui est impliqué (toutes les vérités
impliquées) par le concept de nombre entier naturel ? Il n’est pas évident de trancher cette question. En effet, au
regard de la Gibbs lecture, Gödel semble privilégier la première alternative (du fait disjonctif établit par ses
résultats d’incomplétude) sur la seconde. Mais il n’écarte pas une troisième possibilité : celle affirmant que
même si l’esprit de l’homme surpasse une machine (au sens de machine de Turing), certaines vérités
mathématiques (objectives) lui resteront inaccessibles, et donc indécidables (infra, 86-87). En revanche, il est
certain que, dans la Gibbs lecture, Gödel exprime son opposition à la seconde alternative, en l’occurrence celle
que semble suivre Martin ici : que l’esprit humain ne peut surpasser la puissance d’une machine et que certains
problèmes mathématiques resteront toujours ouverts.
.
126
This view does not contradict the opinion defended above that mathematics
is based on axioms with real content, because the very existence of the
concept of e.g., "class" constitutes already such an axiom; since, if one
defined e.g., "class" and "" to be "the concepts satisfying the axioms", one
would be unable to prove their existence. (Gödel 1990c, 139)
However, the term "tautological", that is, devoid of content, for them is
entirely out of place, because even the assertion of the existence of a concept
of set satisfying these axioms (or of the consistency of these axioms) is so
far from being empty that it cannot be proved without again using the
concept of set itself, or some other abstract concept of [a] similar nature.
(Gödel 1995e, 321‑322)
Pour Martin, les deux passages affirment que nous avons besoin d’un axiome postulant
l’existence d’un concept (au sens usuel) d’ensemble d’entiers, c’est-à-dire qu’il existe un
concept (au sens usuel) satisfaisant nos axiomes sur les ensembles d’entiers.
Il suppose que lorsque Gödel parle de « concepts satisfaisant les axiomes », il en parle
au sens usuel, et non comme concept de concept. Son interprétation de ces deux passages
suggère une distinction entre le concept d’ensemble exprimé par les axiomes, qui est en réalité
un concept de concept d’ensemble, et plus exactement encore le concept itératif d’ensemble,
et le concept d’ensemble qui « satisfait » les axiomes, concept qui correspond alors au sens
usuel :
Gödel then would think that we need an axiom asserting the existence of a
(straightforward-sense) concept of set of integers, i.e. the existence of a
concept satisfying our axioms about set of integers. Is this extra axiom
supposed to be part of the concept of set of integers, i.e., not involving
additional concepts? It is not part of the straightforward-sense concept. If it
is not part of the concept of integers, then it must be a truth involving an
additional concept. […] Like the Russell passage, the Gibbs passage
assumes that we need to know that there is a concept satisfying the axioms
expressing the concept of set of integers –that the concept in my sense of set
of integers is instantiated. But the latter passage talks of proving the
existence of such a concept, not of adding an axiom asserting it. Gödel says
that such a proof is possible only by using the concept of set itself. The
positive part of what I think he has in mind is something like the following.
127
Using the theory of the general iterative concept of set, or just using the
second-order theory of sets of sets of integers, one can prove that there is a
model of the second-order theory of sets of integers. But this amounts to the
fact that we can show that there is an instance of one fragment of the general
concept of set (in my sense) by assuming that there is an instance of a larger
fragment. This would not seem much help if we want to know that there is
an instance of general iterative concept of set. When Gödel does want to
assert that there is such an instance, as he does in the paper on the
Continuum Hypothesis, either he gives no argument or appeals to the
"soundness" of the concept rather than a proof or to an axiom. (Martin 2005,
217‑219)
Martin interprète cette notion de satisfaction au sens que lui confère la théorie des modèles,
comme l’existence d’objets qui rendent vraie, qui vérifient, une formule (ou un ensemble de
formules) d’un langage logique. Quand Gödel parle de l’existence du concept d’ensemble qui
satisfait les axiomes, Martin l’entend donc dans ce cadre de la théorie des modèles, comme
une instance (extension) du concept de concept d’ensemble exprimé par les axiomes, c’est-àdire comme un concept d’ensemble au sens usuel.
Martin s’interroge autour de ce qu’il appelle le « besoin » d’ajouter un axiome affirmant
l’existence du concept d’ensemble. Il s’agit d’un axiome de la théorie des ensembles et il doit
donc être analytique au sens où l’entend Gödel, c’est-à-dire vrai en vertu de la signification
des concepts qui y figurent ; en l’occurrence en vertu de la signification du concept
d’ensemble d’entiers. Or, il est douteux d’affirmer que cet axiome est analytique en ce sens,
car « it is not part of the concept of set of integers ». En effet il ne peut pas être impliqué par
la signification du concept d’ensemble au sens usuel, mais par celle d’un concept plus large,
celui de concept de concept d’ensemble. Mais alors il faudrait poser un nouvel axiome
d’existence du concept de concept d’ensemble, axiome lui-même impliqué par la signification
d’un concept encore plus large, dont nous aurions besoin de poser l’existence par un axiome,
etc. Autrement dit, poser un axiome d’existence du concept d’ensemble, en plus des autres
axiomes de la théorie des ensemble, revient à dire qu’il doit être analytique au même sens que
le sont les autres axiomes, et qu’il engendre une séquence infinie d’axiome d’existence.
Martin comprend alors que pour défendre le caractère non tautologique des vérités
ensemblistes, Gödel prétend qu’il est nécessaire d’ajouter l’axiome d’existence du concept
d’ensemble. Mais cette affirmation semble bien plus nuire à l’idée que les axiomes sont
analytiques, que défendre leur caractère non tautologique. Si l’on se place dans le contexte de
128
1951, Martin comprend que l’existence du concept d’ensemble doit être prouvée à partir des
axiomes (en prouvant qu’il y a un modèle qui les satisfasse), et cette preuve est circulaire
puisqu’elle requiert à son tour le concept d’ensemble.
Pour Martin, il n’y a donc pas de lien entre le caractère non démontrable de l’existence
du concept d’ensemble et le caractère non tautologique de la théorie qui dépend de ce concept.
A ses yeux, les deux passages posent problème car mettant en jeu le concept d’ensemble au
sens usuel, et ne semblent pas cohérents avec la conception gödelienne de l’analycité. En
réponse à ces difficultés, Martin pense qu’il n’est pas pertinent de savoir si le concept de
concept d’ensemble est instancié ou non. Les problèmes soulevés ne seraient-ils alors que de
faux problèmes, négligeables par rapport à la lumière qu’apporte l’interprétation de Martin du
concept d’ensemble sur les autres passages où Gödel utilise ce terme ? Ce sont en effet
probablement de faux problèmes, mais non parce qu’il ne serait pas nécessaire d’instancier le
concept de concept d’ensemble – comme le suggère Martin –, mais plus fondamentalement
encore parce qu’on ne peut pas interpréter la définition d’analycité proposée par Gödel dans le
cadre de la théorie des modèles. Il est douteux que Gödel comprenne ici le terme « satisfaire »
au sens donné par la théorie des modèles, c’est-à-dire comme l’existence d’une entité qui
tombe sous un concept, en un sens extensionnel. Le faux problème dénoncé par Martin n’est
pas justement fondé.
Deuxième difficulté : idée de perception des concepts
La deuxième difficulté rencontrée par le réalisme conceptuel de Gödel serait l’idée que
notre accès épistémique aux concepts objectifs consiste en une perception de ces entités. Cette
idée apparaît en filigrane dans l’article de Martin. Elle est présente dès le début lorsqu’il parle
de l’analogie entre perceptions mathématiques et perceptions sensibles comme « a rather wild
thesis » (ibid., 207). La perception des concepts comme accès épistémique direct au domaine
d’objets abstraits étudiés par la théorie des ensembles, en est la conséquence immédiate. Mais
il n’expose pas les raisons de ses doutes.
Martin en parle à nouveau lorsqu’il expose le sens qu’il donne au concept d’ensemble.
Mais là encore, il se contente d’émettre des doutes quant à l’utilité de l’idée de perception,
sans véritablement en exposer les raisons. S’il lui paraît clair que l’objectivité du concept
d’ensemble (au sens qu’il lui donne ici) ne signifie pas que nous manquions d’un accès
épistémique à lui,88 il ne comprend pas pourquoi – à l’instar de ce que suggère Gödel – cet
88
Que veut dire Martin par « the objectivity of the concept does not imply that we lack epistemic acces to it »?
Est-il en train de rejeter l’idée d’un manque total d’accès ou d’un manque partiel d’accès au concept objectif ?
129
accès devrait être décrit comme une perception : « The objectivity of the concept does not,
however, imply that we lack epistemic access to it. And I don’t see why our access needs to
be described as perceiving the concept, as Gödel describes it » (ibid., 213). Martin lui
substituerait volontiers les processus de compréhension et d’explication des concepts,
également proposés par Gödel (1947 et 1964). Par « comprendre », il faut alors entendre
« découvrir » toutes les vérités impliquées par le concept.
Notre compréhension des concepts est incomplète et indistincte, comme Gödel le dit
lui-même dans les textes cités, exemple des paradoxes à l’appui. Martin ajoute alors que,
même dans le cas où nous ne tombons pas sur des problèmes tels que les paradoxes, cela ne
veut pas dire que nous comprenons complètement les concepts en jeu ; il cite l’exemple du
concept d’entier naturel (qui ne nous mène à aucun paradoxe). Nous ne sommes pas capables
de découvrir tout ce qui est impliqué par un concept, mais dit Martin, nous n’en avons pas
besoin. Pense-t-il alors que l’idée de perception proposée par Gödel est celle d’un accès qui
tend à nous faire atteindre une connaissance parfaite des concepts ? Dans ce cas, Martin vise
simplement à montrer que nous pouvons nous passer de l’idée de perception des concepts, car
celle de compréhension suffirait à décrire une connaissance qui n’a pas besoin d’être
complète.89
Cependant en rejetant la notion de perception des concepts, au profit des notions de
compréhension et d’explication, Martin déconsidère, à l’instar de l’interprétation de Parsons,
le platonisme fort défendu dans le Russell paper et la Gibbs lecture et sur lesquels il base
précisément son analyse. La différence de contexte entre ces deux textes et la révision du
Cantor paper n’est d’ailleurs pas soulignée, alors même que la mesure de son impact sur la
notion de concept dans la pensée de Gödel est problématique, comme le soulignent les
travaux de Crocco.90
Critique de l’interprétation proposée par Martin
L’interprétation des deux passages affirmant que l’existence du concept d’ensemble est
impliquée par les axiomes de la théorie des ensembles, semble erronée. De même, la
conclusion à laquelle elle conduit Martin, que l’assertion de l’existence du concept
Soit il ne conçoit pas que nous n’ayons aucun accès au concept objectif, mais n’exclut pas que cet accès puisse
être limité ; soit non seulement il ne conçoit pas que nous n’ayons pas d’accès, mais cet accès ne doit pas être
limité. Il semble que Martin défende plutôt la première alternative, car il précise ensuite que cela ne veut pas dire
que notre compréhension des concepts est complète.
89
Il nous semble que cette interprétation doit être prise avec précaution, comme le montre d’une part l’ouverture
vers la troisième alternative dans la Gibbs lecture (voir plus haut, note 85, et (infra, 86-87)), et d’autre part la
conclusion de notre analyse des Max-Phil (infra, 334).
90
Voir la section suivante, sur le cadre interprétatif proposé par Crocco.
130
d’ensemble permet moins de défendre le caractère analytique que le caractère non
tautologique des axiomes de la théorie des ensemble, ne semble pas exacte.
Gödel pense-t-il vraiment l’existence du concept d’ensemble comme un axiome que
l’on a « besoin » d’ajouter, ou comme une assertion que nous avons « besoin » de prouver ? Il
est vrai qu’en accord avec son réalisme conceptuel, Gödel pense que le concept d’ensemble
existe. Mais l’existence ne doit pas être quelque chose qui découle de la façon dont nous
appréhendons le concept, tout au contraire elle lui est préalable. Le concept existe avant les
axiomes que nous formulons pour le décrire. Il existe bien indépendamment de nos définitions
et de nos constructions (Gödel 1990c, 128) ; or les axiomes sont en ce sens un certain type de
définition ou de construction qui dépend de nous.
En ce sens, une toute autre interprétation des deux passages examinés par Martin est
possible. L’existence du concept d’ensemble n’est pas quelque chose que nous avons besoin
de postuler ou prouver dans le but de maintenir une position réaliste, mais bien plus quelque
chose qui s’impose à nous. Le concept existe indépendamment de nous, nous pouvons en
avoir une certaine intuition, nous le « percevons », et à partir de l’intuition que nous en avons,
nous formulons les axiomes, assertions vraies (non démontrables), qui nous permettent en
quelque sorte de décrire, d’exprimer, le concept que nous percevons.
Le second sens que Gödel donne à la notion d’analycité s’oppose au premier sens,
constructiviste et nominaliste, qui vise à dénuer les mathématiques de tout contenu et à les
réduire à un ensemble de tautologies ; les vérités mathématiques seraient alors analytiques
dans le sens où elles n’apporteraient aucun nouveau contenu. Pour Gödel, les vérités
mathématiques sont à la fois analytiques et non tautologiques, et ce parce qu’elles sont vraies
en vertu de la signification (meaning) des concepts qui y figurent, c’est-à-dire vraies en vertu
d’entités qui existent indépendamment de nous. Il faudrait probablement pouvoir éclaircir la
notion de meaning utilisée par Gödel dans ce contexte, ce que ne fait pas Martin. Mais elle
pourrait être comprise comme une relation sémantique entre le concept tel que nous le
saisissons et que nous utilisons dans nos assertions, et le concept objectif. En admettant cela,
nos assertions mathématiques seraient vraies parce que les concepts que nous utilisons pour
les formuler renvoient ou correspondent à quelque chose qui existe indépendamment de nous
(les concepts objectifs) ; elles auraient alors également un véritable contenu.
Mais qu’est-ce qui peut légitimer un tel point de vue sur la notion d’analycité ? Il n’est
pas anodin que les deux passages commentés par Martin sur l’existence des concepts
ensemblistes, succèdent dans les deux cas (1944 et 1951) à une discussion autour de
131
l’analycité. Il s’agirait alors, pour Gödel, de justifier le fait que les concepts ne sont pas des
entités construites – des noms – qui se réduisent à ce qu’en disent nos axiomes, mais plutôt
que ce que nous pouvons en dire, y compris qu’ils existent indépendamment de nous,
s’impose à nous comme étant vrai, parce que ce sont des entités objectives, précisément
indépendantes de nous, qui sont objectivement dans certaines relations et ont objectivement
des propriétés, que nous ne pouvons que percevoir et décrire.
L’interprétation que nous proposons ici, suppose également de ne pas entendre l’idée de
satisfaction au sens technique que lui confère la théorie des modèles comme le prescrit Martin.
Dans le passage de 1944, l’affirmation que les axiomes des Principia sont analytiques ne doit
pas venir contredire le fait que les mathématiques sont basées sur des axiomes qui ont un
contenu réel. La raison en est que l’existence du concept de classe, par exemple, constitue
déjà un tel axiome puisque si on définit par exemple « classe » et «  » comme les concepts
« satisfaisant les axiomes », nous serions incapables de prouver leur existence. Gödel veut
dire que si nous pensions les concepts ensemblistes comme des concepts qui « satisfont » les
axiomes de la théorie des ensembles, c’est-à-dire comme des entités qui découlent des
axiomes, que nous construisons en fonction de ce que disent les axiomes, alors nous serions
incapables de prouver leur existence. Par conséquent, l’assertion affirmant l’existence des
concepts ensemblistes doit être un axiome (une proposition non démontrable qui ne découle
pas des axiomes déjà établis). Ce passage semble signifier que les concepts ne peuvent pas
être des entités construites à partir des axiomes que nous formulons, qui dépendraient d’eux,
car alors nous serions incapables de prouver leur existence (qui, dans le cas contraire, ne serait
pas une existence objective, indépendante de nous). Les concepts doivent donc avoir une
existence objective, indépendante de nous. Ils sont alors des entités objectives dont nous
avons une intuition, intuition qui nous permet ne poser certaines assertions, à savoir les
axiomes. Gödel ne distinguerait donc pas, comme le suppose Martin, un concept d’ensemble
exprimé par les axiomes, et un concept d’ensemble satisfaisant les mêmes axiomes. Il n’y
aurait qu’un seul concept objectif d’ensemble, et peut-être faut-il alors comprendre qu’il
satisfait les axiomes comme le fait qu’il est l’entité à laquelle ceux-ci renvoient ; il est l’entité
à laquelle nous pensons, que nous percevons, dont nous avons une intuition, lorsque nous
posons les axiomes de la théorie.
Dès lors que nous admettons cette interprétation, un certain nombre de difficultés
rencontrées par Martin disparaissent :
132
_ La circularité qui implique une séquence infinie d’axiomes d’existence de concepts
toujours plus larges (d’ordre toujours plus élevé) : il n’y a plus qu’un seul concept d’ensemble
dont l’existence est préalable à toute assertion que nous pouvons exprimer à son sujet. Nous
n’avons donc pas « besoin » de poser un axiome qui affirme l’existence d’un tel concept,
puisqu’une telle affirmation s’impose à nous par l’intuition que nous avons du concept,
exactement comme les autres axiomes.
_ L’idée que l’assertion d’existence des concepts ensemblistes est un axiome, et est
analytique au sens donné par Gödel, semble moins étrange. La signification des concepts
présents dans cette assertion nous renvoie aux concepts objectifs qui existent bien
indépendamment de nous. Si nous avons une intuition de ces « objets », si nous les percevons,
alors nous les percevons comme des entités qui existent bien indépendamment de nous,
confirmant l’idée que les mathématiques ont un contenu réel, objectif.
_ Le caractère non démontrable de l’assertion d’existence est alors lui aussi en lien avec
le caractère non tautologique des vérités mathématiques.
La piste des rapports entre objectivité et subjectivité n’est pas assez exploitée, alors
même qu’elle est centrale dans le texte de 1951 sur lequel Martin s’appuie. Cette négligence
devient sensible dans son rejet de l’idée d’un processus de perception qui vaudrait pour les
concepts, mais également dans sa critique de l’analycité des vérités mathématiques, dans
laquelle il ne prend pas assez en compte le fait que le concept d’ensemble est objectif, et donc
que son existence est préalable à tout axiome (vérité) que l’homme peut formuler à son sujet.
En effet, nous pouvons interroger l’interprétation que propose Martin des deux passages sur
l’assertion de l’existence des concepts ensemblistes, en demandant pourquoi Gödel aurait eu
besoin de deux concepts d’ensemble ? Quel statut aurait le concept d’ensemble au sens usuel,
si le concept objectif est celui de concept de concept d’ensemble, à savoir le concept itératif
d’ensemble ? Devrait-il être également objectif ? Est-il une construction de l’esprit de
l’homme ?
Par ailleurs, si Martin parvient à identifier le concept objectif d’ensemble à ce que
Gödel appelle le concept itératif d’ensemble, il ne parvient pas à expliquer ce caractère
objectif, ce qui les distingue de nos constructions et de nos définitions, voire il laisse de côté
et rejette ce qui pourrait être un premier indice pour comprendre les rapports entre concepts
subjectifs et concepts objectifs : l’idée de perception des concepts. Au contraire des processus
de compréhension et d’explication, celui de perception pose d’emblée le rapport entre notre
connaissance (capacité cognitive) et quelque chose d’extérieur à nous (les concepts objectifs).
133
L’idée de compréhension et d’explication tend à écarter ce rapport pour rester dans le
purement cognitif.
L’interprétation de Martin souffre du manque de considération du contexte dans lequel
s’inscrivent les passages cités. Il ne prend pas en compte le fait que dans le Russell paper,
Gödel parle de classes, tandis que dans la Gibbs lecture, il parle d’ensembles, passant à côté
de la distinction entre les deux voies de résolution des paradoxes russelliens, d’une part grâce
au concept itératif d’ensemble et d’autre part grâce à une logique des concepts en intension.
Or, il semble que ce soit dans l’opposition entre une voie purement mathématique et une voie
logique de résolution des paradoxes que le réalisme conceptuel prend tout son sens. Il ne
prend pas non plus en compte le fait que la différence entre concept et objet s’accentue entre
le Russell paper et la Gibbs lecture. Mais tous les manques constatés se devinent ne serait-ce
que par la pauvreté des sources. Il est remarquable que Martin ne considère à aucun moment
le travail de Wang et ses conversations avec Gödel, pourtant très éclairantes sur les rapports
logique-mathématiques et concept-objet. De même, il ignore la réflexion autour du concept
itératif d’ensemble présente dans (Wang 1974) et qui est l’analyse de Gödel de la notion
d’ensemble.
Les Max-Phil trouvent alors leur place dans le questionnement soulevé par Martin :
qu’est-ce qu’un concept pour Gödel ? Question effectivement indispensable pour comprendre
la spécificité de son réalisme conceptuel. Ils mettent en relief le rôle indispensable du couple
subjectif-objectif dans le réalisme conceptuel de Gödel, dans la façon dont Gödel conçoit les
concepts et les vérités mathématiques – point soulevé dans la Gibbs lecture, mais non
explicité alors. L’interprétation de Martin, visant à éclairer la position défendue par Gödel
envers les concepts, contribue en réalité à lui enlever de sa substance en affaiblissant, voire en
refusant, ses principales conséquences : mise en doute de la possibilité d’un caractère
analytique et non tautologique, et d’un accès épistémique décrit comme une forme de
perception.
2.2.3 Gabriella Crocco, vers la réhabilitation du cadre leibnizien dans
l’interprétation du platonisme de Gödel
Le travail de Crocco, essentiellement développé dans « Gödel, Carnap and Fregean
Heritage » (Crocco 2003), « Gödel on Concepts » (Crocco 2006) et dans « Gödel, Leibniz and
"Russell’s Mathematical Logic" » (Crocco 2012), annonce la direction prise par le projet
ANR « Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie » motivé par les liens entre positions
134
philosophiques et travail scientifique dans l’œuvre de Gödel. Le cadre interprétatif proposé
par Crocco ouvre de nouvelles perspectives dans les études gödeliennes, et plus
spécifiquement sur le réalisme conceptuel de Gödel, d’une part en réinvestissant le premier
cadre de la réflexion de Gödel, posé dans le Russell paper, en montrant qu’il est possible d’en
trouver une interprétation cohérente tout en réhabilitant l’influence leibnizienne, pour peu
qu’on se donne la peine de dégager les véritables motivations du texte ; et d’autre part il offre
une première idée de l’éclairage que peuvent apporter les Max-Phil sur le Gödel précédant le
tournant husserlien.
Trois aspects de son travail marquent un virage dans les études gödelienne, réévaluant et
revalorisant les thèses développées à partir du Russell paper. Son travail souligne que Gödel
reprend certes les notions frégéennes, mais qu’il ne les entend ni dans leur sens original, ni au
sens moderne insufflé par Carnap. Gödel en donne une nouvelle interprétation en revenant à
leur première source leibnizienne, ce qui lui permet de les inscrire dans son cadre réaliste et
rationaliste. Ensuite, Crocco tend à montrer qu’il n’y a pas de véritable rupture dans le
« tournant » husserlien. Au contraire, les thèses les plus fortes du Russell paper, d’inspiration
leibnizienne, sont toujours aussi fortes dans les conversations avec Wang. Crocco montre
ainsi que si l’on sort de l’interprétation leibnizienne de Mates que suit explicitement Parsons,
pour privilégier les interprétations de Massimo Mugnai dans (Mugnai 1992) et Ohad
Nachtomy dans (Nachtomy 2007), on a un nouvel éclairage sur le retour vers Leibniz opéré
par Gödel. Puis, elle suggère qu’un des principaux problèmes dans l’éclaircissement de la
notion de concept sont les rapports entre Sinn-Bedeutung et extension-intension, le dernier
couple supportant la distinction entre logique et mathématiques, et donc aussi entre concepts
et ensembles. Ils doivent être revus au regard de la distinction leibnizienne entre les idées in
mente homini et in mente Dei suggérée par Mugnai et Nachtomy, mais également par les
Max-Phil. Enfin, Crocco propose une première incursion dans les Max-Phil, illustrant la façon
dont ces textes sont susceptibles d’apporter des éléments de réponses à des questions laissées
ouvertes par les textes publiés.
Gödel, Frege et Leibniz
Dans « Gödel, Carnap and Fregean Heritage », l’opposition entre les positions de
Carnap et Gödel est comprise comme l’opposition de deux voies distinctes de l’héritage des
thèses frégéennes. Ainsi, en examinant dans quelle mesure Gödel reprend Frege, l’article pose
les premières pierres des deux articles suivants dans lesquels Crocco affirme qu’un grand
nombre d’incompréhensions dans l’interprétation des thèses de Gödel est dû à son utilisation
135
de notions classiques, telles que Sinn et Bedeutung, ou encore d’intension et d’extension,
utilisation ne correspondant pas au sens qui leur est conféré par le Zeitgeist, un sens moderne
également hérité de Frege, mais dans la lignée de Carnap et du constructivisme. Crocco
souligne non seulement que Gödel avait une parfaite connaissance des notions frégéennes et
du sens qui leur est originellement attribué, mais aussi qu’il prend volontairement ses
distances avec ce sens original comme avec la façon dont Carnap les reprend.
Gödel et Frege sont deux universalistes, soutenant l’idée d’une application universelle
des concepts,91 les deux impliquant une forme d’objectivisme, mais qui ne repose pas sur les
mêmes fondements. De son côté, Carnap suit les fondements de l’analyse logique de Frege
mais n’en admet pas les conséquences ontologiques. Frege fondait l’objectivité des
mathématiques dans l’analyse du langage. Le langage avait donc un rôle central, il constituait
le médium privilégié entre nous et le monde. Mais les paradoxes auxquels l’analyse logique
de Frege conduit obligent ses successeurs à opérer certaines restrictions sur les présupposés
du cadre frégéen. En choisissant de mettre l’accent sur le langage, Carnap doit abandonner les
conséquences ontologiques. Si le langage devient la seule condition de possibilité des
mathématiques, alors les objets et les concepts ne sont que le résultat de conventions et de
règles purement linguistiques. La direction prise par Carnap a un prix : le sacrifice du
caractère nécessaire des vérités mathématiques qui dépendent alors de conventions
linguistiques. Gödel n’accepte pas l’idée que les mathématiques n’ont pas de contenu et que
les vérités mathématiques dépendent de conventions. Il sauvegarde donc leur caractère
nécessaire en suivant l’engagement ontologique de Frege, mais semble alors abandonner
l’idée du langage comme médium privilégié et réintroduit la notion d’intuition –ou perception
des concepts – qui, contrairement à l’intuition kantienne, garantit l’existence d’une réalité
objective des objets mathématiques et des concepts logiques. Elle affirme également
l’indépendance par rapport au langage, car Gödel la conçoit comme un sixième sens
présupposant l’existence d’un organe physique qui doit être étroitement lié au centre neural du
langage mais qui en est bien distinct.
Gödel reprend donc les positions frégéennes dans une direction qui l’oppose à Carnap.
Mais l’héritage frégéen subit alors des modifications substantielles. D’une part Gödel rejette
le point de vue extensionaliste de Frege, pensant que les concepts ne se réduisent pas à leur
91
Gödel, développant ses thèses tout en connaissant le problème des paradoxes, pose tout même l’existence de
cas limites pour lesquels l’application est impossible, à l’image du zéro pour la division. Mais il s’agit
d’exceptions, de restrictions ponctuelles, qui une fois identifiées et isolées ne constituent pas un obstacle à
l’application universelle des concepts.
136
extension. D’autre part il rejette l’idée qu’à chaque concept correspond un ensemble. Certains
concepts ont pour extension non pas des ensembles mais des classes, qui ne sont que des
« façons de parler » des concepts auxquels elles correspondent. La distinction entre classe et
ensemble est indispensable pour sortir des paradoxes mathématiques. Si du point de vue
extensionnel (mathématique) il est possible de résoudre les paradoxes en interdisant
l’autoréflexion, une telle solution ne semble pas acceptable du point de vue intensionnel.
Les articles « Gödel on Concepts » et « Gödel, Leibniz and "Russell’s Mathematical
Logic" », complémentaires dans les thèses qu’ils affirment et dans l’interprétation qu’ils
proposent de l’œuvre de Gödel, visent également à préciser les conclusions de (Crocco 2003).
L’idée de théorie des concepts entendue comme la science de toutes les sciences en un sens
leibnizien, de même que le diagnostic établi concernant les théories logiques de Frege et
Russell, qui eux-mêmes s’inspiraient de Leibniz notamment en reconsidérant les notions
d’intension et d’extension de concept, sont deux aspects prégnants du Russell paper. Par ces
deux aspects, Gödel manifeste la nécessité de revenir aux travaux de Leibniz par-delà Frege et
Russell, nécessité qui, à ses yeux, est compatible avec les contraintes des fondements des
mathématiques modernes. Crocco (Crocco 2012) souligne quatre points sur lesquels il semble
nécessaire de revenir vers Leibniz par delà les conceptions frégéennes :
1. La primauté des propositions sur les concepts et les objets qui les composent dans
l’analyse logique proposée par Frege, et qui conduit ce dernier à saisir le couple
concept-objet par la distinction entité insaturée et entité saturée. Gödel rejette l’idée
d’insaturation des concepts, de leur assimilation à des fonctions, signifiant également
qu’on ne peut pas parler des concepts uniquement par le biais de leur extension.
Contre la conception frégéenne, Gödel revient à l’idée d’une logique des termes,
partant des concepts primitifs et des objets pour former les propositions. Il voit ainsi la
nécessité de réviser le couple concept-objet sous l’angle de la distinction leibnizienne
entre idée et substance ; distinction qui lui permettra probablement de comprendre le
fait que les concepts (point de vue intensionnel) supportent l’autoréférence et pas les
ensembles (point de vue extensionnel).
2. Revenir à une logique des termes, c’est aussi revenir à une relation de prédication
explicite et unique. Le traitement fonctionnel des prédicats – conçus comme des
fragments de proposition – représente la relation de prédication par la place vide du
concept insaturé, en besoin de complétion. La théorie de Frege aboutit alors à une
différence de types de concepts en fonction des arguments qu’ils admettent, une
137
hiérarchie infinie de types de concepts, et qui implique autant de relations de
prédication différentes. Gödel rejette ouvertement cette conséquence dans le Russell
paper en refusant l’idée de typage sur les propriétés. Gödel défend donc l’idée d’une
seule et unique relation de prédication qui garantit l’unité logique, à l’image de
l’inesse leibnizien.92 La conception unique de la prédication est indispensable dans la
nouvelle compréhension de la notion d’analycité insufflée par Gödel contre le sens
que lui confère Carnap.
3. Revenir vers Leibniz signifie pour Gödel qu’il est possible de reconnaître que la même
relation de prédication est interprétable en extension aussi bien qu’en intension, avec
une prédilection pour ce dernier aspect, contre le point de vue extensionnel de Frege.
Russell semble avoir plus de sympathie pour l’aspect intensionnel, mais la façon dont
il traite les concepts en intension dans sa théorie ramifiée des types n’est pas
acceptable pour Gödel. La relation de prédication supporte donc une double lecture, en
extension comme l’appartenance d’un objet à une classe, et en intension comme
l’application d’un concept à un objet ou à un autre concept. Or, souligne Crocco, les
deux aspects sont sans cesse confondus depuis Frege et Russell. Pourtant la distinction
est centrale pour Gödel, dans la mesure où elle a pour conséquence la distinction entre
mathématiques et logique, comme les remarques 8.6.2 et 8.6.15 dans (Wang 1996) le
rendent manifeste. Gödel ne semble donc pas exclure la possibilité d’une conversion
entre les deux aspects, comme le présuppose l’idée leibnizienne d’une « Grande
logique », mais simplement que « in the actual state of our knowledge we have not
found such a "calculus of conversion" » (Crocco 2012, 247).
4. Revenir vers Leibniz suppose une réévaluation de la distinction frégéenne SinnBedeutung. Crocco propose une interprétation tout à fait inédite de ce couple à la
lumière d’une distinction leibnizienne mise à jour par Mugnai et Nachtomy entre idées
in mente homini et in mente Dei ; interprétation soutenue par des remarques des MaxPhil.
Les notions d’intension et d’extension, de Sinn et de Bedeutung, d’objet et de concepts au
regard des conclusions de Crocco, telles que Gödel les utilise ne doivent être comprises ni
dans un cadre purement frégéen – à l’exception des passages où Gödel commente les
92
Crocco s’appuie également sur les remarques 5.3.17, 8.6.18 et 9.1.16 des conversions avec Wang, montrant
une continuité entre le Russell paper, premier exposé de ses conceptions philosophiques sur la logique, et les
positions tardives des années 70.
138
positions frégéennes – ni dans le cadre moderne héritant des conceptions carnapiennes, mais
plutôt dans un retour vers Leibniz.
Continuité entre le Russell paper et les conversations avec Wang
Le manque de clarté sur la conception proprement gödelienne des notions de Sinn et de
Bedeutung (qu’il peut également reprendre sous les termes meaning et contenu), d’extension
et d’intension, d’objets et de concepts, du fait que l’influence leibnizienne à l’œuvre dans le
Russell paper a été mal comprise et négligée, est la source d’un certain nombre de confusions
de la part des commentateurs, aboutissant notamment à considérer que le tournant husserlien
marque une véritable rupture dans les positions philosophiques de Gödel. Le « Gödel, Leibniz
and "Russell’s mathematical logic" » (plus précisément la deuxième section) est sans doute
l’article dans lequel Crocco expose le plus clairement son opposition à l’idée selon laquelle le
tournant husserlien marque une rupture entre les thèses du Russell paper et les positions plus
tardives de Gödel. Crocco souligne qu’il faut prendre certaines précautions dans
l’interprétation du tournant husserlien, car certaines des thèses que Gödel continue de
défendre jusque dans ses conversations avec Wang ne sont pas compatibles avec les
conceptions husserliennes. Par exemple, le caractère autoréflexif des concepts, qui est le
critère les distinguant des objets, et notamment des ensembles, central dans la pensée de
Gödel, est incompatible avec la notion husserlienne d’intension. Un éclaircissement des
notions utilisées et des thèses défendues par Gödel dans le Russell paper en revalorisant
l’influence leibnizienne qu’il suit, fait connaître leur véritable valeur au sein de la pensée
Gödel. Dans la troisième section de (Crocco 2012), l’auteur montre qu’en négligeant, comme
dans (Parsons 1990) et (Parsons 1995), les références explicites à la characteristica
universalis, qui introduisent et closent le Russell paper, on passe à côté de la structure même
du texte et donc de ses véritables objectifs. Pour Crocco, Parsons juge les assertions du
Russell paper à la lumière de la théorie des ensembles qui aurait brisé le rêve d’une « Grande
logique » au sens leibnizien, théorie capable de fournir une présentation par elle-même, sans
faire appel à la notion logique de concept, en restant dans un cadre purement mathématique.
Mais la continuité entre le Russell paper et les derniers moments de la pensée de
Gödel retranscrits par Wang, constitue déjà une des conclusions du « Gödel on concepts ».
Crocco s’attaque à deux malentendus dans l’interprétation de Bernays du Russell paper,
symptomatiques des incompréhensions liées au projet de Gödel et à sa conception des
rapports entre Sinn-Bedeutung et extension-intension. Bernays affirme que Gödel admet une
forme faible du VCP, mais la position de Gödel doit être nuancée selon Crocco. En effet,
139
Gödel admet pour le point de vue extensionnel une forme faible du VCP, mais il affirme
qu’on peut également choisir de ne pas s’y conformer du tout, ouvrant ainsi la voie à une
logique des concepts en intension permettant l’autoréférence. Penser que Gödel admet une
forme faible du VCP revient à ignorer son projet de logique des concepts comme
characteristica universalis, projet affirmé dès l’introduction du texte, ainsi qu’à négliger
l’objectif du texte qui est de dégager les pistes les plus engageantes pour le développement
d’une théorie des concepts en intension. Selon Gödel, la piste dans laquelle il fonde le plus
d’espoir est la théorie simple des types, impliquant l’idée de « limited ranges of
significances », mais qu’il faudrait aménager en théorie sans types, excluant toute forme de
VCP. Le diagnostic posé par Gödel sur les différentes pistes de théorie, est non seulement
toujours d’actualité lors de ses conversations avec Wang, mais les distinctions qu’il
présuppose, notamment entre mathématiques et logique, sont elles aussi toujours d’actualité.
Dans le Russell paper, Gödel distingue les objets mathématiques, les classes (concepts
en extension), des concepts en intension qui sont des entités logiques. Un des critères
contribuant à leur distinction, est que dans le premier cas on peut appliquer une forme de
VCP : si l’on veut sortir des paradoxes mathématiques (extensionnels), il faut interdire
l’autoréférence, c’est-à-dire qu’une classe puisse s’appartenir comme élément. La restriction
donne lieu à un processus itératif des multiplicités qui ne sont alors plus appelées des classes,
mais des ensembles. Et si Gödel affirme encore qu’à chaque ensemble peut correspondre un
concept, il ne reconnaît plus qu’à chaque concept corresponde un ensemble. Mais d’un point
de vue intensionnel, Gödel n’admet pas la solution donnée par la restriction du VCP.
L’application d’un concept à lui-même peut faire sens, par exemple le concept d’infinité qui
s’applique à une infinité de concepts, s’applique alors à lui-même. 93 Les paradoxes
intensionnels qui sont le pendant des paradoxes en extension, ne supportent pas une solution
impliquant un typage sur les propriétés, comme il y a un typage des ensembles.
Crocco (Crocco 2006, 185‑188) montre qu’on retrouve la même conception dans les
conversations avec Wang, renforcée par l’éclairage des couples abstrait-concret et tout-unité,
avec une mise en perspective du problème du statut des objets mathématiques. Il en ressort
essentiellement :
1.
le rapport entre logique et mathématiques est toujours présent. Suivant les
remarques 8.6.1, 8.6.2, 8.6.15 dans (Wang 1996), les concepts vont au-delà des
ensembles pour fonder une « Grande logique » qui explique comment les
93
Pour plus d’exemples, voir 8.6.3 dans (Wang 1996, 274).
140
concepts, y compris ceux utilisés par les mathématiques, sont formés. Du point
de vue mathématique, le concept itératif offre un fondement convaincant, mais
qui ne cherche pas à connaître les principes sous-jacents aux concepts qu’il
forme et utilise.
2.
Selon les remarques 4.4.7, 8.4.7, 9.4.5 (ibid.), les concepts sont toujours des
entités intensionnelles qui s’appliquent universellement à tout y compris euxmêmes (avec seulement quelques exceptions).
3.
Suivant l’éclairage tout-unité et abstrait-concret, l’opposition concept-objet se
radicalise. Les concepts sont abstraits au sens où ils peuvent être représentés ou
exemplifiés de différentes manières, les objets sont concrets au sens où ils ne
peuvent pas être exemplifiés de différentes manières. Ainsi, le rapport conceptobjet peut être compris comme le rapport d’une axiomatique à ces différents
modèles (voir la note 45 dans (Crocco 2006, 186)). Par ailleurs, les concepts
sont des unités en un sens plus fort que les ensembles. Les ensembles ne
présupposent pas d’interconnexion entre leurs parties, en revanche les concepts
sont des structures. En ce sens le concept est un tout qui, pour exister, ne
présuppose pas ses parties, et donc auquel l’autoréflexivité peut s’appliquer.94
4.
On trouve des pistes dans les conversations de Gödel avec Wang, prouvant
qu’il cherche encore à cette époque une théorie sans types. Les deux pistes que
relève Crocco sont ses recherches concernant les travaux de Church et la
distinction entre les paradoxes logiques intensionnels et sémantiques. Si on se
place d’un point de vue qui rejette le platonisme, les concepts sont réduits à des
entités purement linguistiques, et les deux types de paradoxes se voient
confondus. Mais Gödel précise explicitement que les paradoxes logiques ne se
réduisent pas aux paradoxes sémantiques, les deux n’appelant pas aux mêmes
solutions.
L’ensemble des points soulevés par Crocco tendent ainsi à montrer que la pensée de
Gödel reste stable de 1944 jusqu’aux années 70.
Sinn-Bedeutung et extension-intension
Le deuxième malentendu que renferme l’interprétation de Bernay du Russell paper,
ouvre la voie à une nouvelle compréhension des rapports Sinn-Bedeutung et extensionintension. Crocco montre que Gödel avait une bonne connaissance des rapports entre ces deux
94
Les rapports entre logique et mathématiques sont examinés à la lumière des Max-Phil dans la section 3.2.2.
141
couples chez Frege (note 38 dans (Crocco 2006)), et souligne un passage de la Gibbs lecture
qui semble affirmer que pour Gödel le meaning d’un terme conceptuel correspond à sa
dénotation (Bedeutung) et qu’il s’agit du concept objectif, en intension. Il est plus
problématique de comprendre ce que Gödel entendait par le Sinn d’un terme conceptuel.
Crocco (Crocco 2012) met à l’épreuve l’hypothèse de la dénotation comme concept objectif
en intension, mais dégage également des pistes pour comprendre la notion de Sinn. Les
moyens qu’elle se donne sont d’une part l’interprétation de Mugnai et Nachtomy supportant la
distinction des idées in mente homini et in mente Dei, et d’autre part deux remarques des MaxPhil. L’ouverture sur la nouvelle interprétation de Leibniz autorise Crocco à penser que la
distinction, relevée à partir des textes publiés de Gödel,95 peut être comprise dans un cadre
leibnizien contrairement à ce que soutiennent les défenseurs du tournant husserlien. Le fait
que les concepts décrivent une réalité objective, mais apparaissent également au niveau
subjectif, c’est-à-dire pour Gödel au niveau de l’entendement humain, peut être compris sous
l’angle leibnizien de in mente Dei s’opposant à in mente homini. La Bedeutung ferait donc
référence aux concepts en Dieu.
Dans une version préparatoire (datant de 2008)96 de son article « Gödel, Leibniz and
"Russell’s mathematical logic" » (op. cit.) souligne l’importance d’une relation qui apparaît
dans les Max-Phil97 et qui pourrait jouer un rôle clé dans la compréhension gödelienne des
notions de Sinn et de Bedeutung. L’Abbildungsrelation qui semble centrale dans les liens
entre langage, vérité, esprit humain et esprit de Dieu, et qui pourrait se rapprocher de ce que
Gödel entend par la notion de Sinn. L’Abbildungsrelation semble être une relation entre la
vérité d’une proposition et le fait que quelque chose existe et corresponde à ce qu’exprime la
proposition. Mais l’Abilddungsrelation ne semble pas être univoque, dans la mesure où deux
propositions
peuvent
correspondre
à
la
même
chose.
Crocco
comprend
donc
l’Abbildungsrelation comme une relation de représentation qui fait correspondre une entité
linguistique à une autre entité qui s’avère exister « in its wholeness in God understanding ».
Mais de notre point de vue l’Abilddungsrelation ne nous offre pas la représentation complète
de l’entité en question, telle qu’elle apparaît dans l’entendement de Dieu, mais seulement un
aspect. Se dessine ainsi (1) que l’entité dans l’entendement de Dieu est une essence ou un
concept objectif, (2) que nous ne pouvons pas appréhender ces concepts objectifs dans leur
95
Voir section 2.1 de notre travail.
La version de 2008 est accessible sur Hal-SHS.
97
Elle apparaît au début d’une longue remarque en (XIV, 7-8), dans laquelle Gödel distingue également le point
de vue subjectif de l’homme et le point de vue objectif de Dieu (infra, 237).
96
142
totalité, à travers ce qui serait la « bonne » Abbildungsrelation, (3) que nous avons une
pluralité d’Abbildungsrelationen qui nous donnent autant d’aspects différents d’un même
concept, (4) qu’on ne peut que décrire quelques uns des concepts objectifs en utilisant une
méthode de comparaison des différents aspects connus, et (5) que nous devons faire appel au
langage pour les décrire, la pluralités des aspects et des Abbildungsrelationen se traduisant par
une pluralité de définitions de vérités prises dans un langage. Les règles liées à une
Abbildungsrelation complète, se réalisant en Dieu, sont les règles pour une logique des
concepts considérés en intension et pour laquelle nous n’avons de solution satisfaisante pour
échapper aux paradoxes. Gödel aborde également la distinction entre le point de vue de Dieu
et le point de vue de l’homme, soulignant qu’il existe une forme de réflexivité de la totalité du
monde dans la chose elle-même qui ne peut être atteinte par l’entendement humain, mais
seulement par Dieu ; ce fait étant mal compris par l’homme, il devient la source de nos erreurs
logiques ancrées dans le traitement moderne de la logique.
Pour Crocco, la notion d’Abbildungsrelation n’est pas sans rappeler la notion de Sinn
frégéenne. Les deux entités semblent partager un rôle d’intermédiaire entre le langage et la
Bedeutung, assimables à « those double-faced entities, looking both toward language and
toward reference ». Mais chez Gödel, la notion de Sinn pourrait être saisie par la dualité
entendement de l’homme et entendement de Dieu. L’hypothèse de Crocco est la suivante :
« each sentence has different Bedeutungen in relation to different Abbildungsrelation, but for
each of this Bedeutungen, which, from the point of view of the concepts in God’s
understanding are aspects and therefore sense […] there is also a plurality of ways of
affirmation […] which are again senses in respect to our own concepts » (Crocco 2008).
Chacune de nos propositions (vraies) aurait une Bedeutung différente, donnée par une
Abbildungsrelation différente ; de sorte que chaque Bedeutung serait un aspect du concept en
Dieu, un chemin pour appréhender un concept objectif ou une perspective jetée sur lui. Mais
du point de vue de Dieu, ces différents chemins apparaissent comme des sens d’un seul et
même concept que lui seul peut voir complètement. Par contre, de notre point de vue, nous
avons une pluralité d’expressions (définitions) d’un seul de nos concepts, qui sont autant de
sens d’un même concept. L’hypothèse de Crocco semble pouvoir se résumer ainsi : du point
de vue de Dieu, la Bedeutung d’un concept est le concept objectif lui-même pris dans la
totalité de ses aspects, l’« essence » ; tandis que la notion de sens renvoie à nos concepts qui
sont autant de chemins différents pour appréhender le concept objectif, autant d’aspects
143
différents d’un même concept objectif. Vue de l’homme, la Bedeutung correspond à un de nos
concepts, le Sinn à une définition généralement donnée dans le langage.
Crocco ne pense pas donner une réponse définitive à la question des notions de Sinn et
de Bedeutung chez Gödel, elle reprend d’ailleurs la question dans (Crocco forthcoming), mais
elle montre qu’il est possible de reconnaître dans le traitement que fait Gödel de ces notions
un retour vers Leibniz, à partir du moment où l’on reconnaît l’interprétation in mente homini
et in mente Dei, distinguant chez Leibniz les concepts qui dépendent des actes de l’esprit, des
idées que les concepts doivent saisir. Les idées existent bien indépendamment de nos actes de
l’esprit, et sont une sorte de disposition activée à l’occasion de l’expérience. La conclusion de
Crocco est qu’il est possible que le tournant husserlien indique une volonté d’assigner un rôle
moins central au langage dans la saisie des concepts que ce qu’il n’apparaît dans la conception
des idées in mente homini, faisant appel chez Leibniz à la characteristica universalis. Bien
que Gödel considère toujours la méthode axiomatique (qui ne consiste pas en une définition
explicite) comme la voie essentielle pour définir clairement et précisément les objets et
concepts mathématiques, il est également vrai qu’il ne la pense pas comme la seule méthode
possible. Il pense probablement à la possibilité d’atteindre des définitions indépendantes du
langage, à l’instar du concept de calculabilité de Turing qui s’appuie essentiellement sur un
ensemble d’opérations simples. Le tournant husserlien peut indiquer une modification de la
méthode, mais ne doit pas signifier un abandon du cadre leibnizien.
Le travail de Crocco engage une révision profonde des thèses de Gödel précédant le
tournant husserlien, et prenant sa source dans le Russell paper, en clarifiant la façon dont
Gödel entend les couples intension-extension, Sinn-Bedeutung, objet-concept. Elle met en
évidence la nécessité de ne pas évacuer l’influence leibnizienne pour comprendre ces notions
dans le contexte du Russell paper. En s’appuyant d’une part sur une interprétation qui
reconnaît une forme de réalisme chez Leibniz en la notion d’idée in mente Dei, et d’autre part
sur les Max-Phil qui précisent la question du Sinn et de la Bedeutung au regard des deux
points de vue – présents donc chez Leibniz – objectif de Dieu et subjectif de l’homme, Crocco
montre que le rationalisme leibnizien et le platonisme fort de Gödel ne sont pas
nécessairement des positions incohérentes. Son interprétation bouscule la compréhension
jusqu’alors admise sur l’évolution du platonisme de Gödel, qui prendrait une forme faible à
partir des années 1960. Elle montre qu’il est possible que les motivations poussant Gödel à
s’inspirer d’Husserl ne soient pas l’incompatibilité des positions rationalistes et platonistes
qu’il défendait, mais se limitent au rôle trop central du langage impliqué dans les idées in
144
mente homini. Le cadre général insufflé par Leibniz d’une théorie des concepts en intension et
d’une métaphysique comme science exacte, resterait intact jusque dans les derniers moments
de sa pensée.
Le travail de Crocco constitue donc la première véritable avancée dans la question du
réalisme conceptuelle. En revalorisant le cadre original du Russell paper, elle contribue à
clarifier la notion de concept et à interroger les questions fondamentales au cœur de la
distinction entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique. Les premiers éléments qu’elle
dégage, sur les rapports entre concept et objet, sur les rapports entre logique et mathématiques,
sur les rapports entre subjectivité, objectivité et langage, sont autant de pistes qui méritent
d’être approfondies. Elle prouve que les Max-Phil sont susceptibles de nous apporter des
éléments de réponses à des problèmes concrets laissés ouverts par les textes publiés, à l’instar
de la notion Sinn.
2.3 Questions ouvertes sur le réalisme conceptuel et rôle de l’analyse des
Max-Phil
Les rapports entre l’état de l’art du réalisme conceptuel dans les textes de Gödel et dans
la littérature secondaire révèlent que nombre des questions soulevées par le réalisme
conceptuel de Gödel ne sont pas traitées par les commentateurs, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord une partie de la littérature secondaire se concentre exclusivement sur le réalisme
mathématique et les objets mathématiques entendus comme des ensembles. Une autre partie
se concentre sur les notions d’intuition et de perception conçues à partir de la période
husserlienne, censées résoudre le problème d’incompatibilité des thèses rationalistes
(d’influence leibnizienne) et platonistes défendues explicitement à partir du Russell paper
(1944) jusque dans le Carnap paper (1953-9). Par ailleurs, le seul exemple connu d’une étude
véritablement consacrée au réalisme conceptuel de Gödel et à la clarification de la notion de
concept, échoue dans son entreprise car n’est pas suffisamment proche du contexte dans
lequel s’inscrivent les textes de Gödel. D.A. Martin s’éloigne des problématiques proprement
gödeliennes en s’appuyant sur une conception structuraliste des mathématiques, et semble
passer à côté des questions fondamentales, jusqu’à ôter ce qui fait la substance même du
réalisme conceptuel de Gödel.
145
Le travail de Crocco ouvre un nouveau cadre interprétatif, insufflé au projet ANR
« Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie ». Il tend à réhabiliter le cadre préhusserlien de Gödel, à prouver que l’on peut accorder du crédit aux positions développées à
partir du Russell paper, parce qu’il s’inscrit dans la continuité des conversations avec Wang.
Crocco suggère qu’au regard de l’interprétation des thèses leibniziennes proposées par
Mugnai et Nachtomy, il est possible de comprendre l’influence leibnizienne et de voir qu’elle
est toujours présente jusque dans les derniers moments de la pensée de Gödel. L’interprétation
leibnizienne sur laquelle Crocco se base autorise une nouvelle interprétation du tournant
husserlien, suggérant ainsi que l’identification des motivations qui poussent Gödel vers
Husserl est sans doute encore mal compris, parce que le cadre leibnizien est lui-même mal
compris. Par conséquent, même si l’on ne croit pas que le cadre leibnizien soit encore
maintenu dans la période post-husserlienne de Gödel, il est nécessaire de l’étudier pour
comprendre plus précisément les causes de ce tournant, causes qui sont liées aux questions
sous-jacentes au réalisme conceptuel.
L’ensemble des problèmes ouverts par l’état de l’art dans les textes pré-husserliens
publiés par Gödel n’est pas traité dans la littérature secondaire, ce qui peut sans doute
s’expliquer par l’impossibilité d’y répondre en ne s’attachant qu’aux publications de Gödel.
Ce que l’on peut qualifier d’autocensure de la part de Gödel est à l’œuvre dans le Russell
paper et dans le Cantor paper. Dès que l’on touche aux textes retrouvés dans le Nachlass, des
éléments plus substantiels de réponse apparaissent, comme le fondement de l’objectivité en
Dieu dans la Gibbs lecture. Tout en étant encore peu nombreux, ils nourrissent l’espoir d’en
trouver d’avantage encore en explorant le Nachlass. La Gibbs lecture est le texte d’une
conférence donnée par Gödel, par conséquent elle doit encore faire l’objet d’une autocensure
visant à se protéger des controverses que ses positions philosophiques en marge du Zeitgeist
peuvent susciter. En revanche, les Max-Phil offrent un cadre d’écriture privé, par lequel
d’autres difficultés de lecture émergent, mais dans lequel Gödel est libéré de l’angoisse des
controverses.
Les textes publiés soulèvent ainsi un certain nombre de questions sous-jacentes au
réalisme conceptuel, laissées ouvertes à la fois par les textes-mêmes de Gödel, mais aussi par
la littérature secondaire. Gödel distingue différents niveaux dans lesquels la notion de concept
est pensée différemment : le point de vue objectif de Dieu, le point de vue subjectif de
l’homme, le niveau du langage qui est probablement assimilable à un niveau purement
mécanique et matériel. Gödel conçoit également la nature des concepts objectifs et des objets
146
mathématiques en contraste avec les objets physiques du monde. Quelles sont les
conséquences des rapports entre objectif, subjectif, langage et monde pour la notion de
concept ? Comment s’articulent les rapports entre les différents niveaux ? Quel rôle chacun
des niveaux joue-t-il exactement dans notre connaissance des concepts ? Gödel distingue
ensuite la logique des mathématiques, les concepts des objets et plus spécifiquement des
objets mathématiques. Quelle est la nature des ensembles ? En quoi se distinguent-ils des
concepts ?
Si l’on parvient à clarifier les rapports objets mathématiques-concepts, il sera
probablement
possible
d’éclaircir
l’origine
du
phénomène
d’inépuisabilité
et
d’incomplétabilité des mathématiques, et probablement de mieux comprendre la raison pour
laquelle Gödel défend un réalisme conceptuel en plus d’un réalisme mathématique. Le
phénomène d’inépuisabilité semble être propre aux mathématiques. Gödel paraît penser qu’il
est possible d’y échapper en sortant du domaine mathématique et en développant une théorie
logique des concepts en intension. Quelque chose dans la nature-même des objets
mathématiques, c’est-à-dire des entités extensionnelles,98 qui doit être lié à leur incapacité à
supporter l’autoréflexivité, est à l’origine du phénomène d’inépuisablité et d’incomplétabilité
des mathématiques ; ou du moins à l’origine de notre saisie incomplète de la structure des
ensembles et de l’axiomatique de la théorie des ensembles.
La question est en effet liée à la nature du point de vue subjectif qui saisit le processus
itératif comme une succession temporelle. Il y a quelque chose dans la nature des ensembles
que nous ne sommes capables de saisir que dans le temps et donc que de façon incomplète.
Gödel pense-t-il que le phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité peut être évité en
considérant les entités intensionnelles – facette purement logique des concepts – parce
qu’elles n’ont pas la même nature que les entités extensionnelles – facette purement
mathématique des concepts ? Quand bien même certaines difficultés pourraient être évitées en
considérant les concepts en intension, serions-nous capables de saisir complètement les
concepts objectifs, et d’échapper complètement aux difficultés que nous rencontrons en
saisissant les objets mathématiques ? Ces questions nécessitent de clarifier la façon dont
Gödel conçoit la nature de ce qu’il appelle le point de vue subjectif, par opposition au point de
vue objectif, la nature des rapports subjectifs et objectifs, et le rôle des entités linguistiques,
98
Pour Gödel, il est toujours possible de comprendre les ensembles saisis par le concept itératif d’ensemble
comme des extensions de concept, parce qu’il pense qu’il est toujours possible de leur faire correspondre un
concept. L’inverse en revanche n’est pas vrai, à chaque concept ne correspond pas un ensemble. Autrement dit,
Gödel conjecturait que tout ensemble est une entité extensionnelle, mais que toute entité extensionnelle n’est pas
un ensemble (infra, 161).
147
matérielles (les symboles) et des processus purement mécaniques (combinatoires des
symboles) – rôle qui d’après les recherches de Crocco, serait le véritable moteur du tournant
husserlien.
Toutes les questions ouvertes autour du réalisme conceptuel apparaissent comme autant
de brèches dans la réflexion de Gödel que seule une étude plus attentive des Max-Phil est
susceptible de combler. Cependant (Crocco 2012), ainsi que la version préparatoire de 2008,
donne une idée des difficultés à aborder les textes inédits de Gödel et la prudence dont il faut
faire preuve à leur égard. Ils ne sont pas encore suffisamment étudiés pour avoir du recul
quant à leur interprétation. Nous pouvons d’autant moins espérer en tirer des réponses claires
et définitives que les Max-Phil n’ont pas vocation à nous livrer de telles réponses. Les cahiers
manuscrits de Gödel constituent un laboratoire de la pensée philosophique de Gödel,
tâtonnant, cherchant et ouvrant des pistes. En aucune manière, ils ne sont la présentation
d’une philosophie aboutie et systématique. Mais ils sont potentiellement susceptibles de nous
faire découvrir des éléments de réponse envisagés par Gödel, de nous faire comprendre la
façon dont Gödel pouvait poser les questions soulevées par ses textes publiés dans un cadre
privé, libéré de sa peur de la controverse.
Un des points que nous espérons voir se clarifier à plus long terme est de comprendre
dans quelle mesure les Max-Phil éclairent l’influence qu’a eue Leibniz sur les thèses de Gödel.
La période d’écriture la plus dense des cahiers correspond à la fois à la période de préparation
du Russell paper et à la fois de l’étude intensive de Leibniz. Il est hautement probable que
l’étude des Max-Phil aboutisse à une plus juste évaluation de l’influence de cet auteur sur
Gödel, influence centrale dans les thèses précédant le tournant husserlien, et sans doute encore
après ; elle nous conduirait également à une plus juste mesure de l’adhésion de Gödel aux
conceptions husserliennes, et plus spécifiquement à la façon dont Husserl reprend les thèses
leibniziennes.
148
3. Eclairage des Max-Phil sur le réalisme conceptuel
de Gödel
Le réalisme conceptuel, peu explicité par Gödel dans ses écrits, et peu discuté par les
commentateurs, est néanmoins une posture centrale dans la pensée de Gödel. Il se distingue
du réalisme mathématique, portant exclusivement sur les objets mathématiques au sens strict,
à savoir les ensembles. Il est le support incontournable du grand projet de Gödel, que lui
inspire Leibniz, celui d’une Grande logique, d’une science de toutes les sciences, capable de
fournir les concepts logiques primitifs et leur règles de combinaison à l’origine de la
formation de tous les autres concepts. De ce fait, il supporte également une explication
générale du monde, en l’occurrence métaphysique, qui unifie et rationalise les descriptions
particulières du monde offertes par la diversité des disciplines scientifiques (les divers champs
du savoir humain). Certains faits logiques, comme les paradoxes intensionnels et la possibilité
pour les concepts d’une auto-application, indiquent de façon évidente pour Gödel, que notre
connaissance actuelle des concepts n’est qu’incomplète, tout particulièrement celle des
concepts primitifs, qui nécessite une plus grande élucidation. Ce n’est que lorsque nous
aurons clarifié la signification de ces derniers que nous pourrons espérer toucher le rêve (nonutopique pour Gödel) d’une théorie des concepts en intension, capable de résoudre tout
problème que la raison humaine se pose (dans laquelle tout problème correctement énoncé
serait décidable). La clarification de la signification des concepts primitifs requiert – dans le
cadre pré-husserlien – de percevoir plus clairement et plus distinctement ces concepts.
L’idée de perception des concepts est, pour Gödel, l’expression de l’existence objective
des concepts, d’une réalité qui ne dépend pas de nous et que nous pouvons seulement
découvrir et percevoir, et non construire. Le réalisme conceptuel apparaît comme le moteur du
projet de Gödel, car il est également la clé de son optimisme rationaliste. Dans la mesure où
les concepts ne sont pas des constructions de l’entendement humain, nous pouvons penser que
dans la réalité objective que ces entités décrivent, les problèmes que nous rencontrons à notre
niveau, tel que les paradoxes intensionnels ou encore la recherche des concepts primitifs, ne
149
sont pas présents. La difficulté – obstacle majeur à l’établissement d’une logique en
intension – consistant à éviter les paradoxes tout en sauvegardant l’idée d’autoréférence, ne
serait pas propre à la logique et aux concepts, auquel cas une théorie des concepts serait tout
simplement impossible à développer, mais à notre connaissance des concepts, à la façon dont
nous les saisissons. Ainsi, il nous est permis d’espérer qu’en trouvant les « bons » concepts et
la « bonne » façon de les combiner, on puisse un jour obtenir une théorie satisfaisante pour les
concepts. Gödel est convaincu que nous pourrions y parvenir en améliorant notre perception
des concepts objectifs.
Dans la section précédente, plusieurs questions propres au réalisme conceptuel, sont
laissées en suspens par les textes publiés de Gödel, et par la suite également par les
commentateurs. Dans une certaine mesure il est difficile de leur jeter la pierre, et on peut
comprendre leur perplexité face à la fois au caractère controversé d’une telle position qui
s’affiche en opposition au Zeitgeist, lui valant de nombreuses mécompréhensions, et à la fois
au manque d’explicitation dont elle fait l’objet par son propre défenseur, contrastant avec son
originalité. Comment comprendre et considérer à sa juste valeur une position si forte et si à
l’encontre de la pensée contemporaine, lorsqu’en plus si peu d’indices sont laissés pour la
saisir ? A la lumière des travaux de Crocco, l’examen des lacunes présentées par les
différentes interprétations du platonisme de Gödel, avec l’exemple le plus flagrant de celle
proposée par Martin qui pourtant considère vraiment la question du réalisme conceptuel, tend
néanmoins à souligner à quel point les indices laissés par Gödel ont été pour une grande part
négligés et biaisés.
En prêtant une attention toute particulière aux indices laissés par Gödel dans ses textes,
aux Russell paper (1944), Cantor paper (1947) et Gibbs lecture (1951), un cadre apparaît
dans lequel se dressent des questions spécifiques :
(1) quels sont les rapports entre mathématiques et logique ? Les concepts et les objets
mathématiques ne semblent pas recouvrir la même réalité objective. Quelle est leur
nature respective, et plus précisément quelle est la spécificité des concepts motivant
la primauté accordée à la logique sur les mathématiques ?
(2) quels sont les rapports entre les concepts dans l’entendement de l’homme – ce que
Gödel appelle la saisie subjective des concepts – et les concepts dans l’entendement
de Dieu – monde objectif des concepts ? Si ce sont bien les concepts objectifs que
nous visons dans la formation de nos connaissances, peut-on prétendre les atteindre
un jour ? Quel type de correspondance existe-t-il entre concepts subjectifs et
150
concepts objectifs ? Comment est-elle possible ? Comment percevons-nous les
concepts objectifs, et comment cette perception autorise-t-elle un rapport
d’expression entre nos concepts et les concepts objectifs ?
(3) Quelle est la place des symboles et des procédures mécaniques dans notre saisie des
concepts objectifs ? Gödel ne nie pas le rôle essentiel que joue l’axiomatique dans
nos connaissances, mais il pense également qu’une connaissance exacte des
concepts doit s’en détacher, à l’instar du concept de procédure mécanique défini par
Turing en termes d’opérations simples. L’articulation entre concepts objectifs (Dieu),
concepts subjectifs (homme) et symboles (entités sensibles et matérielles du monde
réel) est encore floue.
(4) D’où vient le phénomène d’incomplétude ? Gödel parle d’incomplétabilité des
mathématiques, mais également de saisie incomplète des concepts en intension
(aspect propre à la logique). S’il est probable que l’incomplétabilité des
mathématiques ne soit pas entièrement étrangère à la nature des objets
mathématiques, il est également envisageable qu’elle soit liée à notre façon de saisir
ces objets. Dans le dernier cas, ne peut-on pas supposer qu’il y ait quelque chose de
commun entre l’incomplétabilité des mathématiques et l’incomplétude de notre
connaissance des concepts en intension, en l’occurrence quelque chose qui aurait
trait à la nature temporelle de notre esprit ?
L’ensemble de ces questions, au cœur du réalisme conceptuel de Gödel, ne trouve
actuellement pas de réponses précises, et pousse vers une étude plus approfondie des MaxPhil, plus spécifiquement au réalisme conceptuel. Nous attendons des Max-Phil qu’ils nous
renseignent sur la notion de concept, encore obscure. Quelle est la réalité décrite par les
concepts ? Toute application de concept est-elle une application objective ? Autrement dit
tous les concepts ont-ils le même statut ontologique et sont-ils tous inclus au même titre dans
le monde des concepts ? Quelle différence de nature présentent les concepts subjectifs par
rapports aux concepts objectifs ? La question de la nature des concepts est primordiale dans la
mesure où pour Gödel notre mauvaise compréhension du concept de concept est en cause
dans les paradoxes intensionnels, faisant obstacle à la constitution d’une théorie satisfaisante
des concepts.
Gödel concentre dans les Max-Phil ses recherches philosophiques et il est remarquable
de constater que le tournant philosophique qu’il prend dans ses écrits correspond à la période
où, dans ses manuscrits, il ne se contente plus de mettre en place un programme de recherche,
151
mais le met effectivement en œuvre.99 En effet, les cahiers IX à XIV des Max-Phil ont été
rédigés entre 1942 et 1955. Il semble donc légitime de penser que les questions qui font
surface à l’occasion de ses publications, ou encore des textes qu’il ne publie pas de son vivant
mais qu’il destine à être publiés, ne sont que la partie émergée d’une pensée philosophique
plus profonde, prenant racine dans les Max-Phil. Ainsi, croire au potentiel des manuscrits et
penser qu’ils sont susceptibles d’apporter des éléments substantiels de réponse, nous apparaît
comme une attente bien fondée. Il est en effet fort à penser que les cahiers, étant écrits dans la
période pré-husserlienne, dessinent le cadre philosophique émergeant à partir du Russell
paper, et que l’on y retrouve les mêmes questions traitées d’une façon plus systématique et
moins implicite.
Le problème qui se dresse et auquel il faut prendre garde est la nature des Max-Phil,
soulignée dans la section 1.2.2. Nous expliquions alors qu’ils constituent ce qui peut être
considérer comme une sorte de laboratoire de la pensée philosophique. Ainsi, les Max-Phil ne
constituent pas un exposé systématique de sa métaphysique ou encore de sa théorie des
concepts. Gödel y développe une pensée qui n’est pas destinée à être partagée avec un lecteur ;
elle est en cours de formation, à l’état brut. Nous remarquions alors que la difficulté d’entrer
dans ces textes est accentuée par les méthodes employées par Gödel qui se manifestent par
une structure « kaléidoscopique » de l’ensemble des remarques.
Pour faire face à ces difficultés, nous choisissons d’une part de nous intéresser aux MaxPhil uniquement sous l’angle des questions soulevées par le réalisme conceptuel, c’est-à-dire
en se fixant un fil conducteur thématique ; ce qui ne signifie pas que les autres thèmes abordés,
secondaires au regard de notre travail, ne sont pas tout aussi importants dans la structure des
textes (et dans la pensée de Gödel). D’autre part nous choisissons un point de départ dans les
textes de Gödel : la remarque [XI, 16-18].100 Là encore, ce choix ne signifie pas qu’il s’agit
d’une remarque absolument primordiale dans la pensée de Gödel et dans la structure des MaxPhil, mais elle l’est au regard du fil conducteur que nous nous sommes donné. Elle apparaît
comme un point de convergence de l’ensemble des questions soulevées dans notre deuxième
partie relative au réalisme conceptuel de Gödel. Par conséquent, les premières interrogations
et hypothèses qui se dégagent d’elle nous permettent de puiser de façon plus précise de
99
Voir (infra, 49-50), faisant référence à (Crocco et Engelen, s. d.), avec la description des dates d’écriture des
cahiers et des différentes catégories de remarques qu’ils contiennent.
100
Voir la note 45 (infra, 58) pour la notation des remarques. Lorsque nous citerons une remarque contenant une
note de bas de page écrite par Gödel, nous l’introduirons dans le corps de citation, en conservant la numérotation
appliquée dans la transcription allemande. Voir l’avertissement donné en annexe, l’introduction de la traduction
française, ainsi que l’introduction de la transcription allemande du cahier X (annexes A.1 et A.2).
152
nouvelles pistes dans d’autres remarques auxquelles elle fait écho. En suivant les deux fils
conducteurs du réalisme conceptuel et de la façon dont Gödel fait converger l’ensemble des
interrogations dans la remarque [XI, 16-18], nous pouvons former un réseau relativement
circonscrit de remarques sur lesquelles travailler.
Ainsi nous souhaitons montrer qu’en fixant un cadre suffisamment précis de lecture et
d’analyse des Max-Phil, il est possible de faire émerger une interprétation cohérente de ces
textes. L’interprétation que nous proposons ne prétend ni être complète, ni être définitive.
Outre que la nature des textes ne consiste pas en une exposition systématique d’un point de
vue philosophique clairement déterminé, nous soulignons également que nous n’avons pas de
recul vis-à-vis de ces textes que l’on découvre à peine et qui sont encore peu étudiés.
L’objectif visé par notre incursion dans les manuscrits est donc principalement de mettre en
évidence le nouvel éclairage que sont susceptibles d’apporter les Max-Phil dans les études
gödeliennes, en prenant l’exemple plus spécifique de la problématique du réalisme conceptuel.
Il s’agit de montrer que, même s’il est encore prématuré de prétendre à une interprétation
définitive, il y a dans ces textes matière à mieux comprendre la notion de concept et la place
que celle-ci occupe dans la pensée de Gödel, dans son projet philosophique général. Notre
incursion dans les Max-Phil prétend au moins pouvoir témoigner de la profondeur des
positions philosophiques émergeant dans les textes publiés, car il devient manifeste que ces
positions font l’objet d’une véritable recherche philosophique. Nous proposons également un
cadre interprétatif qui vise à mieux comprendre la notion de concept ; même s’il s’agit d’un
cadre que nous voulons hypothétique, car il est hautement probable (du moins l’espérons-nous)
qu’en approfondissant encore l’étude des Max-Phil qui n’en est actuellement qu’à ses
balbutiements, leur interprétation puisse s’affiner.
Les principales thèses que nous défendons à travers notre analyse des Max-Phil se
concentrent dans la remarque [XI, 16-18]. Une première section est donc consacrée à la
présentation de cette remarque et des premières pistes qu’elle dégage. ces pistes seront
exploitées par la suite au regard d’autres remarques : (1) tous les concepts ne semblent pas
avoir le même statut ontologique ; un statut privilégié est accordé aux concepts primitifs
évoqués par Gödel dans le Russell paper et dans la version IV du Carnap paper ; (2) le niveau
subjectif de l’entendement de l’homme, le niveau objectif de l’entendement de Dieu et le réel
entretiennent des rapports d’expression, (le réel, incluant les symboles et le langage, apparaît
comme un intermédiaire entre les deux autres niveaux) ; (3) la nature des entités réelles,
incluant notre esprit qui est ancré dans le monde et qui dès lors revêt un caractère temporel,
153
est à l’origine d’une forme d’incomplétude que l’on retrouve dans nos connaissances. A la
lumière de ces trois thèses, non seulement les hypothèses suggérées par les textes de Gödel
semblent être renforcées, notamment sur la primauté de la logique sur les mathématiques, la
distinction entre objectif, subjectif et réel, sur la nature temporelle de notre esprit soulignée
par Wang, mais elles se précisent et se développent. L’influence Leibnizienne est également
confirmée. Le cahier X (écrit entre 1943 et 1944) comporte des remarques se référant
directement à l’auteur, témoignant à la fois de l’étude intensive que lui prête Gödel à cette
époque et d’une appropriation pour ses propres recherches.
3.1 La remarque [XI, 16-18] : point de convergence des questions liées au
réalisme conceptuel dans les Max-Phil
La remarque [XI, 16-18] concentre une série de questions fondamentales pour
comprendre le réalisme conceptuel de Gödel, questions que l’on retrouvent à partir des textes
publiés. De ce fait, elle nous semble constituer un bon point de départ dans l’analyse des MaxPhil, car elle nous offre ainsi une première idée de la façon dont Gödel pose ces questions,
une première idée des liens entre ces différentes questions et la façon dont elles s’organisent
au sein d’un cadre métaphysique général. De la remarque [XI, 16-18] se dégage d’emblée
l’importance des liens entre logique et métaphysique dans la pensée de Gödel. En concentrant
ainsi les grandes lignes relatives au réalisme conceptuel, la remarque révèle les thématiques et
questions connexes à la nature des concepts, nous aidant ainsi à puiser dans d’autres
remarques des Max-Phil, tout en nous offrant un cadre général vers lequel revenir, et ainsi
éviter de se disperser dans notre analyse.
Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel présente la notion de concept dans un cadre
métaphysique, dépassant largement celui de la logique, et offrant alors une compréhension
bien plus ample de cette notion. Gödel propose une vision de tous les êtres existants, les
Seienden, incluant les concepts ; une vision qui, bien que générale (car elle ne concerne pas
uniquement les concepts), est susceptible de réconcilier le réalisme conceptuel avec l’idée que
nous formons, dans une certaine mesure, nos concepts ; autrement dit avec l’idée de concepts
subjectifs formés par l’homme. Après avoir décrit la hiérarchie des Seienden, Gödel suggère
qu’elle est comme projetée dans différents niveaux d’existence, c’est-à-dire qu’elle se conçoit
selon trois points de vue différents : un point de vue ontologique (ce que les êtres sont dans le
154
monde), un subjectif et un objectif. Nous comprenons ensuite que non seulement ces trois
niveaux d’existence, mais aussi leurs relations (parce qu’ils sont en relation), sont importants
dans la compréhension de la nature des concepts selon Gödel.
unités mathématiques et leurs combinaisons
Remarque (Philosophie) : les concepts logiques (et les objets) 12 sont le
niveau inférieur des Seienden (le squelette du monde), alors il suit : espace et
temps, matière, vie, conscience, ange. Même le « ou » apparaît [auftritt] dans
le monde (comme élément d’un certain état de choses) ; d’un autre côté il se
représente [abbildet] aussi dans [17] la conscience. Toutes les choses ont
cette double existence ou en fait une triple existence, à savoir en plus dans
l’espace des idées objectives. (Possibilité, conscience de Dieu : c’est la
différence entre le concept « lieu » et ses « réalisations » dans le monde).
Cette différence entre le réel et le conceptuel existe pour chaque niveau des
rangs mentionnés ci-dessus. En particulier au niveau le plus bas, la
combinatoire et la sémantique sont la réalisation de la logique. Aux niveaux
plus élevés, on doit distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept
de Dieu. Dans les niveaux supérieurs, les concepts n’apparaissent que
comme de simples représentations [Abbilder] (descriptions) des réels
correspondants.13 Mais peut-être que le réel est une présentation
[Darstellung] « incomplète » des concepts (existence du péché), en
particulier dans le niveau le plus bas l’autoréflexivité n’est présentable
[darstellbar] que de façon incomplète. En un certain sens le niveau le plus
bas contient déjà tout le reste, puisqu’on peut construire « in terms » d’idées
purement mathématiques une représentation de la totalité du monde, comme
in terms de concepts physiques (Leibniz, harmonie préétablie). Le nouveau
développement de la physique a rendu claire cette connaissance pour les
idées mathématiques (et pas seulement physiques). (Voir également
l’enseignement des nombres chez les pythagoriciens).
12
ceux-ci correspondent au domaine des entités intensionnelles. La logique (= pure
théorie de l’objet).
13
La langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des idées
logiques.
101
101
La traduction du terme « Seienden » fait l’objet d’une discussion, il est donc laissé en allemand dans le texte.
155
mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen
Bem<erkung>
(Phil<osophie>):
Die
logischen
Begriffe
(und
Gegenstände) 12 sind die unterste Stufe des Seienden [das Gerippe der Welt],
dann folgt: Raum und Zeit, Materie, Leben, Bewusstsein, Engel. Auch das
„Oder“ tritt in der Welt auf (als Bestandteil gewisser Sachverhalte);
andererseits bildet es sich auch im [17] Bewusstsein ab. Alle Dinge haben
diese doppelte Existenz oder eigentlich eine dreifache, nämlich außerdem im
Raum der objektiven Ideen (Möglichkeiten, Bewusstsein Gott<es>. Das ist
der Unterschied zwischen dem Begriff „Ort“ und seinen „Realisierungen“ in
der Welt). Dieser Unterschied zwischen dem Wirklichen und dem
Begrifflichen besteht auf jeder Stufe der obigen Reihe. Insbesondere
scheinen auf der untersten Stufe die Kombinatorik und Semantik die
„Realisierung“ der Logik zu sein. Auf weiter oben liegender Stufen hat man
den Raum und den Begriff des Raumes, Gott und den Begriff Gott zu
unterscheiden. Auf den oberen Stufen erscheinen die Begriffe als bloße
Abbilder (Beschreibung<en>) des entsprechenden Wirklichen.
13
Aber
vielleicht <ist> das Wirkliche eine „unvollkommene“ Darstellung der
Begriffe (Existenz der Sünde), insbesondere auf der unteresten Stufe <ist>
die Selbstreflexivität nur unvollkommen darstellbar. In gewissem Sinn
enthält schon die unterste Stufe alles Übrige, da man „in terms“ 18 rein
mat<hematischer> Ideen ein Abbild der ganzen Welt konstruieren kann,
ebenso
in
terms
von
physik<alischen>
Begriffen
(Leibn<iz>,
präst<abilierte> Harm<onie>). Die neuere Entwicklung der Physik hat
diese Erkenntnis für mat<hematische> (nicht nur phys<ikalische>) Ideen
klar gemacht. (Vgl. auch die Zahlenlehre der Pythag<oreer>).
12
Dieser entspricht im Reich des Intens<ionalen> das Logische (= reine
Gegenstandstheorie).
13
Auch die Sprache (Formalismus) ist ein Abbild des Reiches der logischen
Ideen.
102
Pour chacune des trois parties il est important d’une part de noter les problèmes de
transcription du Gabelsberger en allemand et de traduction de l’allemand en français qui
surviennent et qui sont susceptibles d’avoir des conséquences pour l’interprétation ; et d’autre
102
Nous ne retouchons pas la transcription allemande et conservons la notation appliquée par Eva-Maria Engelen
pour le projet ANR. Ce qui est entre les crochets « <…> » est une insertion du transcripteur, pour compléter un
mot qui dans le Gabelsberger est abrégé. Les numéros qui apparaissent en gras et entre crochets « […] » dans les
textes, correspondent à la pagination des manuscrits. Voir l’introduction du transcripteur dans l’annexe A.2.
156
part de comprendre en quoi chacune d’elles se rattache à la question du réalisme conceptuel et
est susceptible d’apporter un nouvel éclairage sur ce point de vue. Ce premier travail livre les
grandes lignes qui aideront à parcourir plus largement les Max-Phil, et qui seront développées
en faisant appel à de nouvelles remarques dans les sections suivantes.
3.1.1 La hiérarchie des Seienden
Dans la première partie du texte Gödel établit ce qui apparaît comme une hiérarchie de
ce qu’il appelle les Seienden. Il les donne dans l’ordre suivant le rang qu’ils occupent dans la
hiérarchie, du rang le plus bas au rang le plus élevé. Il est alors remarquable de constater que
les concepts logiques y trouvent leur place, ainsi que les objets (Gegenständen) qui pourraient
être les objets mathématiques.103 Ils occupent le rang le plus bas, suivis de : l’espace et le
temps, la matière, la vie, la conscience et les anges. Le commentaire de cette partie de la
remarque dépend essentiellement de deux problèmes textuels majeurs à partir desquels les
questions fondamentales liées à la hiérarchie proposée par Gödel émergent. Le premier
problème porte sur la transcription allemande de « mat<hematischen> Einheiten und ihre
Kombinationen », le second sur la traduction française du terme « Seienden ». Le problème de
transcription sur le « mat » de « mathematischen » nous plonge dans les rapports entre logique
et mathématiques, interrogeant la nature et la place des objets mathématiques dans l’ontologie
que Gödel dessine. Le problème de traduction de « Seienden », questionne la nature même
des concepts, leur statut ontologique oscillant entre monde objectif des concepts et monde réel.
Tout d’abord sur « mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen », seul le
« mat » figure dans le manuscrit, il est alors compris comme une abréviation pour
« mathematischen ». Cependant, les mots écrits de la main de Gödel sont parfois peu lisibles,
et conduisent à certaines ambiguïtés. En l’occurrence, le « mat » pourrait être lu comme un
« mit » (avec). Quelle que soit la lecture de ce mot que nous choisissons, certaines difficultés
sont à surmonter, mais le choix de « mat » pour « mathematischen » est probablement plus
cohérent.
Le premier argument en faveur du « mat » se trouve à la fin de la remarque avec la
correspondance entre « le niveau le plus bas » et les « idées purement mathématiques ». Gödel
affirme que le niveau le plus bas des Seienden donne lieu à une représentation purement
mathématique du monde. Par conséquent, le niveau des concepts logiques doit également
103
Dans le manuscrit, « mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen » est inscrit au dessus de
« Gegenständen ».
157
comprendre quelque chose de « purement mathématique ». A la fin de la remarque, Gödel ne
parle cependant pas d’objets, mais d’idées mathématiques. Qu’entend-il exactement par
« idées purement mathématiques » ? Il peut s’agir des concepts mathématiques, ceux-là
mêmes dont nous parle Gödel dans sa définition de l’analycité des propositions
mathématiques, ceux dont dépendent les vérités mathématiques. Mais si les concepts
mathématiques sont attachés en intension à la logique, lorsqu’ils sont compris en extension ils
nous parlent d’objets. La fin de la remarque entretient encore l’ambiguïté sur le « mat », parce
qu’elle pourrait ne faire référence qu’aux concepts mathématiques, mais elle soutient tout de
même l’idée que Gödel n’exclut pas les mathématiques de son panorama ontologique des
Seienden. L’ambiguïté est susceptible de disparaître au regard de la façon dont Gödel conçoit
les rapports entre logique et mathématiques à l’époque du Russell paper. Dans les textes
publiés, nous constatons que Gödel ne parle véritablement d’objets mathématiques, c’est-àdire d’ensembles comme entités indépendantes de la logique, qu’à partir du Cantor paper,
alors que dans le Russell paper il parle de classes, c’est-à-dire d’extensions de concepts,
autrement dit d’entités comprises en un sens logique.
Le second argument en faveur du « mat » émerge des positions tenues dans les textes
publiés. En effet, si nous admettons de le lire comme « mit », on choisit d’exclure les objets
mathématiques des Seienden, alors même que Gödel défend une position réaliste envers eux.
Il semble ainsi légitime de s’attendre à les voir figurer dans la hiérarchie exposée par Gödel,
au même titre que les concepts logiques. D’ailleurs en lisant un « mit », comment saisir la
référence aux objets faite entre parenthèses, ainsi qu’à la pure théorie de l’objet dans la note
12 ? Probablement peut-on trouver une réponse dans l’idéalisme allemand qui propose une
théorie de l’objet comme pure logique, avec des auteurs comme Meinong, 104 mais il nous
semblerait étrange d’exclure totalement les objets mathématiques des catégories ontologiques
dans lesquelles nous engage le début de la remarque, alors même qu’y figurent les concepts
logiques.
Deux difficultés rencontrées par le choix de « matematischen » doivent être soulignées.
La première est que les objets mathématiques se trouvent exactement au même rang que les
104
Dans le cahier X, Gödel reprend le terme de « Sosein » (X, 57), que l’on retrouve également chez Meinong.
Cependant Gödel l’utilise en le plaçant entre guillemets, se détournant peut-être du sens donné par cet auteur. Ce
qui est tout de même frappant est qu’il l’emploie pour qualifier les concepts : « les concepts sont bien des
modifications de l’être, [ils sont] un "être-ainsi" » (« Überhaupt sind die Begriffe Modifikationen des Seins, das
„Sosein“ »). Il est difficile de dire si l’utilisation du « Sosein » peut faire écho à la « reine Gegenstandstheorie »,
si Gödel peut effectivement faire ou non référence au cadre meinongien. Russell était lecteur de Meinong, et on
est dans la période de préparation au Russell paper. Gödel s’intéressait au travail de Russell, il est donc possible
qu’il ait eu également connaissance des théories de Meinong. Il est cependant douteux que Gödel reprenne sa
théorie des objets qui admet des objets impossibles tels que « le cercle carré ».
158
concepts logiques, comme s’il s’agissait des mêmes entités, brouillant la distinction entre
logique et mathématiques, et suggérant que ces deux disciplines décrivent la même réalité. Il
est possible que la distinction entre concepts et objets soit moins radicale à cette période que
lors de ses conversations avec Wang ; il également possible que Gödel mette en exergue leur
lien, le fait qu’ils sont les deux aspects – extensionnel et intensionnel – des entités
conceptuelles. Cependant, dans une autre remarque des Max-Phil, Gödel accorde
explicitement un statut spécifique aux mathématiques, qui se distinguent des concepts :
« l’homme se situe à mi-chemin entre animal et ange, tout comme les mathématiques entre
corps et concept » [IX, 71-72]. 105 Gödel ne parle encore pas spécifiquement d’objets
mathématiques, mais on peut supposer que l’expression « les mathématiques » inclut les
entités – éventuellement objets – mathématiques. Le passage cité n’est pas sans rappeler
l’idée de hiérarchie des Seienden, l’ordre animal-homme-ange pourrait se retrouver dans celui
vie-conscience-ange proposé dans [XI, 16-18]. Or dans ce passage, les entités mathématiques
ne sont pas confondues avec les concepts logiques, elles occupent un rang intermédiaire entre
les concepts et les corps, c’est-à-dire entre les concepts logiques et la matière dans l’ordre
donné dans la remarque [XI, 16-18]. Gödel a-t-il certaines hésitations sur le statut des objets
mathématiques ? Ou bien souhaite-il, dans la remarque [XI, 16-18], mettre en avant la
primauté de la logique sur les mathématiques, et souligner la compréhension logique des
ensembles, comme il le fait à l’occasion du Russell paper ? Le statut des mathématiques dans
le paysage ontologique que représente la hiérarchie des Seienden dans [XI, 16-18] est encore
floue, et n’autorise à lui seul aucune réponse évidente. La question de la place des objets
mathématiques dans l’ontologie de Gödel doit être approfondie à l’aide d’autres remarques
des Max-Phil.
La seconde difficulté est que le terme « Gegenstand », que nous avons traduit par
« objet », n’est pas en opposition avec la notion de concept, comme il pourrait l’être dans le
contexte des conversations entre Gödel et Wang. Dans le cadre des Max-Phil, Gegenstand est
un terme ontologique qui désigne ce qui est, y compris les concepts. Il s’agit d’une notion
d’objet compris en un sens large, qui s’oppose plutôt à la notion d’Objekt, qui est l’objet, pris
également en un sens général, mais qui se rapporte à l’objet de connaissance. Ainsi lorsque
Gödel introduit entre parenthèses « les objets » , puis dans la note « la théorie pure de
l’objet », il ne parle pas des objets en un sens aussi strict que dans les conversations avec
Wang, et peut encore inclure les concepts.
105
La remarque sera reprise dans la section 3.2.2, consacrée aux concepts logiques et aux objets mathématiques
(infra, 209).
159
Quelles sont alors les implications de notre choix de lecture, privilégiant
« mathematischen Einheiten » au lieu de « mit Einheiten » ? Il faut d’abord comprendre ce
que sont ces unités mathématiques et les combinaisons de ces unités. Probablement Gödel
pense-t-il aux ensembles comme objets mathématiques. Dans le Russell paper, Gödel parle de
l’ensemble vide qui serait l’ensemble primitif (Gödel parle de Urelement) à partir duquel (en
appliquant de façon itérative l’opération « ensemble de ») tous les autres ensembles peuvent
être atteints, ou encore duquel découlent tous les autres ensembles. Gödel souligne également
le cas du singleton, qui est considéré comme primitif au regard de la théorie des ensembles,
car n’ayant pas à proprement parler de parties, il ne peut pas être atteint par le processus
itératif.106 On aurait alors quelque chose de similaire au cas des concepts, pour lequel les
concepts logiques sont les primitifs desquels tous les autres concepts découlent. Cependant,
même si Gödel distingue les ensembles primitifs des autres ensembles, ils sont tous des unités.
Dans la remarque [IX, 90-91], Gödel affirme en effet que « les ensembles dont on traite dans
la théorie abstraite des ensembles sont de telles unités mathématiques ». Tous les ensembles
sont des unités, ce qui peut signifier que n’importe quel ensemble peut être élément d’autres
ensembles. Tous les ensembles sont bien des objets qu’il est possible de collectionner dans
des ensembles de rangs supérieurs. Ainsi, par « mathematischen Einheiten », il ne faut peutêtre pas seulement comprendre l’ensemble vide et le singleton, mais tous les ensembles, que
l’on peut toujours « combiner » pour saisir de nouveaux ensembles. La notion de combinaison
fait alors probablement référence à la formation de nouveaux ensembles à partir des
opérations ensemblistes.
Ensuite, comment interpréter le fait que les unités mathématiques sont au même niveau
que les concepts logiques ? Quels avantages présente cette lecture de la remarque [XI, 16-18] ?
Elle permet de prendre en compte les liens entre logique et mathématiques explicitées par
Gödel dans ses conversations avec Wang :
8.6.4 It is not in the ideas (of set and concept) themselves that every set is
the extension of a concept. Sets might exists which correspond to no
concepts. The proposition "for every set, there is a [defining] concept"
requires a proof. But I conjecture that it is true. If so, everything (in logic
106
Voir (Gödel 1990c, 131), ainsi que la remarque 9.1.27 (Wang 1996, 296). Voir également (Crocco 2006, 186)
sur les notions d’unité et de totalité : l’ensemble vide et le singleton peuvent être considérés comme des unités
primitives dans la mesure où ils n’ont pas de parties (infra, 216), et ne peuvent donc pas être saisis par le concept
itératif d’ensemble. En d’autres termes, ils sont primitifs car ne sont pas compris comme le résultat d’une
collection d’objets.
160
and mathematics) is a concept : a set, if extensional; and a concept (only)
otherwise. (Wang 1996, 274)107
Gödel conjecture que tout ensemble, c’est-à-dire toute unité mathématique, est
l’extension d’un concept. Ce n’est bien qu’une conjecture, qui ne découle pas des idées
d’ensemble et de concept. Elle n’est pas prouvée, mais pourrait peut-être l’être. Du moins, si
nous étions capables de développer la théorie des concepts, nous serions en mesure de la
prouver, et donc de prouver que même les mathématiques se rapportent aux concepts, en
l’occurrence à leurs extensions. Gödel comprend donc le lien entre mathématiques et logique
comme le rapport entre l’aspect extensionnel et l’aspect intensionnel des concepts, ce qu’il
pourrait vouloir exprimer dans la remarque [XI, 16-18] en plaçant les unités mathématiques et
leurs combinaisons au même rang que les concepts logiques. Que les mathématiques se
conçoivent comme la théorie pure de l’objet peut s’entendre du fait que les objets
mathématiques sont des objets abstraits, c’est-à-dire des ensembles purs au sens où seul
l’ensemble vide et le singleton sont requis pour toute la hiérarchie des ensembles. Dans ses
conversations avec Wang, Gödel conçoit les ensembles mathématiques comme des cas limites
de totalité et d’objets spatio-temporels, suggérant ainsi une distinction de statut ontologique
avec les autres objets.108
Que l’on choisisse de lire « mit » ou « mat », dans les deux cas la remarque amène à
s’interroger sur les rapports entre logique et mathématiques. En effet, si seuls les concepts
logiques figurent parmi les Seienden et que les objets mathématiques en sont exclus, la
remarque nous donne alors une indication sur la force de la primauté accordée aux concepts
logiques sur les objets mathématiques, interrogeant alors la place effective du réalisme
mathématique dans la pensée de Gödel ; et si on comprend que les objets mathématiques sont
au même rang que les concepts logiques, on peut s’interroger sur ce qui autorise de les mettre
au même rang et sur ce qui distingue les deux types d’entités.
Le second problème textuel concerne la traduction du terme « Seienden ». Ce mot
désigne ordinairement les choses qui existent effectivement dans le monde, ce que nous
pourrions traduire par « les étants ». On retrouve dans la philosophie, notamment dans la
tradition thomiste, l’idée d’une hiérarchie des choses du monde, qui existent dans le réel,
ordonnées au regard de l’Etre suprême, parfait, Dieu. La nature, création de Dieu, est
ordonnée à partir d’un principe supérieur, Dieu. La notion d’ordre des créatures renferment
107
108
Voir également la remarque 8.6.14 (ibid., 276).
Voir les remarques 9.1.27 et 9.1.28 (ibid., 296).
161
deux idées. D’une part elle comprend que chaque créature rend grâce à Dieu et participe du
monde selon sa propre nature. D’autre part elle témoigne d’une vision finaliste du monde. La
nature, réalité dans laquelle nous nous inscrivons, est ordonnée selon une fin insufflée par
Dieu.
Jusque Thomas d’Aquin, la tradition chrétienne, portée notamment par Saint-Augustin,
n’admettait qu’une vision pessimiste de la nature. Le monde de la Création de Dieu est
corrompu par le péché originel. L’homme est changé dans son essence. Tous les hommes
héritent de ce mal et doivent chercher la grâce divine. Dans cette vision, l’existence terrestre
n’a pas de but en soi, si ce n’est de vivre dans la recherche du salut ; par conséquent la nature
se distingue des lois divines. Thomas d’Aquin marque un tournant : il réhabilite l’idée de
nature dans la tradition chrétienne en s’inspirant de la pensée antique, et de l’idée de cosmos,
univers organisé par un principe supérieur, donnant une raison d’être à chacun de ses éléments
et de ses changements. La vision de la nature proposée par Thomas d’Aquin est optimiste : la
nature est le prolongement de l’ordonnancement de Dieu, le lieu où la vie humaine est réglée
par la recherche du bien. Il est donc possible pour l’homme de s’améliorer au cours de sa vie
terrestre. Même s’il est enfermé sur Terre et qu’il est soumis aux déterminismes de la nature,
il n’y est plus condamné.
Leibniz hérite de la tradition thomiste en défendant l’idée d’un ordre rationnel du
monde, organisé non seulement par les lois mécaniques de la physique, mais également par un
ordre métaphysique, à savoir l’harmonie préétablie entre toutes les substances. Dans sa
monadologie, Leibniz propose une hiérarchie des monades dans laquelle les supérieures sont
capables de connaître, au moins partiellement, l’ordre rationnel du monde. Les monades
supérieures sont également dotées d’une certaine liberté. En ce sens, Gödel s’inscrit dans cette
tradition qu’il semble reprendre plus précisément de Leibniz. La hiérarchie des Seienden qu’il
propose apparaît comme la mise œuvre de sa philosophie qu’il conçoit comme une
monadologie avec une monade centrale, Dieu.
Les Seienden pourraient être compris comme les créatures de Dieu, éléments du
monde, de la réalité créée. Mais comment les concepts logiques ou les objets mathématiques
pourraient-ils être des éléments de la nature, du monde dans lequel nous nous inscrivons ? Par
Seienden faut-il entendre plus largement les êtres ? Leibniz, par exemple, conçoit les idées
(qui se rapprochent des concepts objectifs de Gödel) ainsi que les substances comme des
êtres ; mais les idées ne sont pas des substances dans la mesure où elles n’ont pas d’existence
réelle dans le monde, ce sont des entités mentales, in mente Dei ou in mente homini. Les
162
idées n’apparaissent donc pas dans la hiérarchie des monades, elles ne résultent pas de la
Création. Cependant, dans la remarque [XI, 16-18], Gödel ne donne pas l’impression de parler
des Seienden comme des êtres au sens large utilisé par Leibniz, dépassant l’existence réelle.
Mais la question des concepts logiques jette le doute, et avant d’être certain de pouvoir parler
des Seienden comme des étants, de ce qui existe dans le monde, de ce qui fait partie et
contribue à l’ordre du monde réel créé par Dieu, il faut étudier en quel sens les concepts
logiques et les objets mathématiques sont, selon Gödel, des Seienden. Si nous acceptons que
les Seienden soient des étants, il faut admettre que les concepts logiques aient une existence
réelle, affirmation qu’il est nécessaire de soutenir par d’autres passages des Max-Phil, et dont
il est indispensable de mesurer toutes les conséquences. Une première question vient
immédiatement : prétendre que les concepts logiques ont une existence réelle ne contredit-il
pas l’idée qu’ils sont objectifs au sens où ils sont dans l’entendement de Dieu ? Ne contredit-il
pas l’idée que le monde des concepts forme une réalité distincte de la réalité du monde ? La
seule piste laissée dans la remarque [XI, 16-18] pour comprendre ce que signifie pour les
concepts logiques d’être des Seienden, et donc exister dans le réel, est la parenthèse affirmant
qu’ils constituent « le squelette du monde ».
L’influence néoplatonicienne, à l’œuvre dans la pensée thomiste, se fait également
sentir de façon directe dans la métaphysique de Gödel. En effet, un certain nombre de points
en lien avec la hiérarchie des Seienden sont probablement inspirés de la métaphysique de
Plotin. En particulier, nous pouvons mentionner la réflexion sur la division ontologique
suprême entre l’un et le multiple. Gödel distingue les unités des multiplicités. Les unités
trouvent leur fondement dans les liaisons conceptuelles (infra, 213-214). Les pures
multiplicités sont associées à la matière sans forme. La remarque [X, 68-69] reprend l’idée
d’une hiérarchie sous forme de cercles concentriques dont le centre est Dieu, qui n’est autre
que l’Un, comme être unique et parfait, principe de l’intellect et cause de toutes les essences.
Plus nous nous éloignons du centre, plus les cercles s’élargissent, plus la quantité109 de choses
qu’ils contiennent est élevée, jusqu’au diable qui pourrait être assimilé au niveau le plus bas, à
savoir de la matière inanimée. Nous pouvons également mentionner le critère de la
hiérarchie – examiné en détail dans la section 3.2.1 – suivant lequel chaque Seiende a une
activité qui définie son rang. Gödel lie cette capacité d’action à une insatiabilité qui pousse les
Seienden à modifier leur état.110 Le dernier point sur lequel l’influence de Plotin se fait sans
109
Gödel parle d’ « intensité », qu’il faut probablement comprendre comme la quantité par opposition à la
qualité (propriétés) des choses.
110
Voir la section 3.6.1. L’insatiabilité est une manifestation de l’incomplétude des Seienden dans le réel.
163
doute le plus sentir est l’idée d’un animisme logique, selon lequel les concepts sont des esprits,
qui fondent toutes les essences de toutes les choses. Lorsque ces choses s’actualisent, les
concepts deviennent les articulations du monde (voir la section 3.2.1), et donc aussi, en ce
sens, le squelette du monde.
L’idée que les concepts logiques, en tant que Seienden ont une existence réelle, est
soulignée par l’affirmation suivant l’exposition de la hiérarchie des Seienden : « Même le
« ou » apparaît [auftritt] dans le monde (comme élément d’un certain état de choses) ». Gödel
insiste alors sur le fait que tous les concepts logiques, y compris le concept de disjonction, ont
une existence réelle, car ils sont les éléments des états de choses. Tout d’abord, en exhibant un
exemple, l’affirmation aide à préciser ce que Gödel entend par concept logique. Ensuite, il
serait intéressant de comprendre pourquoi Gödel prend précisément le concept « ou » en
exemple, et enfin de comprendre également ce que sont les états de choses dont les concepts
logiques sont les éléments.
Les concepts logiques sont probablement les concepts les plus généraux, à savoir les
concepts primitifs de la théorie des concepts que nous avons observés dans la première partie
(infra, 41-42). Ils sont primitifs au sens où ils sont indécomposables ; toujours en ce sens, il
s’agit des concepts les plus simples de la logique, car ne sont pas des combinaisons, ils ne
sont subordonnés à aucun autre concept. Au contraire, ils sont les éléments ultimes qui,
combinés entre eux, forment de nouveaux concepts logiques complexes. Gödel les distingue
des concepts fondamentaux de la philosophie. Ceux-ci sont plus spécifiques car ont vocation à
rendre compte de la signification du monde actuel, tandis que les concepts logiques décrivent
la structure de tout monde possible. Les concepts logiques décrivent ainsi ce que le monde
actuel partage avec l’ensemble des mondes possibles, mais ne disent rien sur ce qui en fait la
spécificité. Les concepts fondamentaux de la philosophie, de même que l’ensemble des
concepts complexes, n’auraient donc pas le même statut que les concepts logiques. Ils ne
seraient pas des Seienden et n’auraient pas la même capacité à apparaître dans le monde.
Pourquoi Gödel prend-il plus particulièrement le concept « ou » en exemple ? Il s’agit
sans doute du concept que l’on imagine le moins comme élément de faits. Une phrase
composée d’une disjonction, comme « la fleur est rouge ou jaune », pourrait se présenter
comme ne renfermant pas l’unité requise pour former un fait. Dans le cahier IX, un
commentaire relatif à ce concept, dénonce le manque d’unité dont est affectée une proposition
construite avec la disjonction :
164
C’est une manifestation du fait qu’il existe beaucoup moins de concepts au
sens objectif qu’au sens anthropologique […] par exemple en général pour p
 q il n’y a aucun « état de choses objectif », mais seulement quelque chose
que nous introduisons dans le monde (en raison de notre ignorance). En
l’occurrence à chaque fois que ceci [p  q] n’est pas un « aspect unitaire » du
monde. En ce sens les formes et les formations sont quelque chose de
subjectif (comparer aussi avec le concept contradictoire x  x .) [IX, 13]
Les concepts « au sens anthropologique » sont probablement les concepts dans
l’entendement de l’homme, pris d’un point de vue subjectif. Dans ce passage, Gödel affirme
que la disjonction est un concept que nous introduisons de façon artificielle. Les propositions
que nous formons à partir de ce concept logique ne correspondent pas à un état de choses
objectif déterminé. Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi Gödel met « état de choses »
entre guillemets ; Gödel les utilise souvent pour indiquer qu’il emploie un terme de façon
détournée. Veut-il dire que par « objectif » il ne faut pas entendre le monde des concepts, ce à
quoi nous pourrions nous attendre dans la mesure où nous parlons d’un concept logique, mais
le monde réel ? Dans ce cas, par « état de choses objectif » il faut entendre une relation
(application de concepts) susceptible d’être dans le monde réel, un fait. Lorsque nous pensons
décrire un fait à partir du concept « ou », nous ne décrivons finalement rien qui existe
réellement, ou du moins rien qui ne constitue une véritable unité dans le monde. D’un point
de vue objectif, l’application d’un concept à une chose ou à d’autres concepts doit former une
unité. En affirmant que la proposition (p  q) – que nous construisons – n’est pas un « aspect
unitaire » du monde, Gödel indique que l’application que nous opérons du concept de
disjonction, n’est pas une véritable application, c’est-à-dire n’est pas une application
objectivement valable et donc ne décrit rien.111 Mais il est important de noter immédiatement
le « en général », signifiant que dans certains cas il correspond à quelque chose d’objectif, et
que donc dans ces cas même le concept « ou » est un élément des faits.112
111
Il est en effet remarquable de voir à quel point cette remarque supporte un usage ambigüe du terme
« objectif », qui peut aussi bien faire référence au monde des concepts – dans lequel, pensons-nous, sont réglées
toutes les relations conceptuelles possibles, c’est-à-dire toutes les applications possibles de concepts – qu’au
monde réel, qui, compris comme l’ensemble des possibles actualisés, contient l’ensemble des relations
conceptuelles actualisées. La remarque annonce en cela les liens entre le monde des concepts (Dieu), le monde
réel (la Création, actualisation d’un ensemble de possibles), et les concepts subjectifs (l’homme) qui tendent à
rendre compte à la fois du monde réel par la philosophie et du monde des concepts par la logique, discutés dans
la suite de la remarque [XI, 16-18].
112
Si certaines applications de concepts que nous opérons ne correspondent à rien objectivement – et d’une
façon plus générale s’il y a plus de concepts subjectifs que d’objectifs –, c’est à cause de notre ignorance quand à
l’application des concepts logiques. Nous les appliquons sans connaître exactement les limites de leur
application. De la réitération de leur application en dehors des limites de ce qui est objectivement possible,
165
L’importance de saisir ce que Gödel entend par les états de choses dont les concepts
logiques sont des éléments devient pressante. Ils ne se réduisent pas aux propositions que
nous formons, et ne dépendent donc pas du point de vue subjectif de l’homme. Ils se
comprennent en un sens objectif, comme le souligne la remarque [IX, 13]. Cependant, il n’est
pas évident de savoir dans ce cas à quelle réalité renvoie le terme « objectif » : au monde des
concepts ou au monde réel. L’ambigüité est levée au regard de ce que Gödel appelle la
quadripartition des choses, traité dans la section 3.3.4. Gödel distingue états de choses et faits.
Un fait ne serait qu’un état de chose actualisé. Les états de chose se situent dans le monde des
concepts. Ils correspondent à l’ensemble des relations conceptuelles possibles, à l’ensemble
des applications possibles des concepts ; les faits correspondent à l’ensemble des états de
choses actualisés. Le rôle que les concepts logiques jouent dans la constitution des états de
choses est alors probablement étroitement lié à l’idée que ces concepts sont le « squelette du
monde ». Une hypothèse est qu’ils apparaissent dans le monde comme les articulations
logiques des faits. Une telle conception pourrait être d’inspiration leibnizienne, quand bien
même Leibniz ne supporterait pas l’idée des concepts logiques comme Seienden, au moins
pour comprendre dans quelle mesure la structure du monde actuel, Création de Dieu, dépend
avant tout des lois logiques. Gödel n’est pas étranger à l’idée leibnizienne que les lois de
l’entendement de Dieu, recouvrant les vérités nécessaires (logiques), sont logiquement
antérieures aux lois morales arrêtant le choix du meilleur des mondes possibles.
Notons que la difficulté d’accorder le statut de Seienden se pose également dans le cas
de l’espace et du temps. La question n’implique pas directement la question du monde des
concepts et du réalisme conceptuel, mais elle mérite d’être soulignée. Le critère de la
hiérarchie autorise Gödel à les y introduire, alors que chez Leibniz l’espace et le temps sont
des relations et ne sont pas réels, bien que fondés sur des propriétés réelles du monde. Selon
Leibniz, ce sont des entités mentales qui se distinguent à la fois des idées et des monades. En
supposant que Gödel s’inspire de Leibniz pour la hiérarchie des Seienden, il est étonnant de
retrouver également l’espace et le temps. Les conçoit-il comme des entités conceptuelles ? Le
cas échéant, en quel sens sont-ils des Seienden ? En les introduisant, ainsi que les concepts
résulte la formation (de combinaisons) de concepts subjectifs qui ne correspondent à rien dans l’espace objectif
des concepts. Notre ignorance porte alors fondamentalement sur le concept d’application (de concepts à d’autres
concepts). La fin de la remarque [IX, 13], indique que le manque de connaissance des limites de l’application des
concepts est à l’origine des paradoxes russelliens impliquant le concept contradictoire xx. Les paradoxes ne
seraient donc pas un problème propre aux concepts, mais propre à notre point de vue limité, comme le souligne
Gödel dans le Russell paper, en suggérant qu’une meilleure élucidation des concepts logiques nous conduirait à
de nouvelles méthodes de résolution des paradoxes, comprenant le paradoxe intensionnel, obstacle majeur à la
constitution d’une théorie des concepts en intension.
166
logiques, Gödel élargit la hiérarchie de Leibniz touchant exclusivement les monades ; il
l’élargit à des entités qui ne sont ni individuelles ni singulières.
La première partie de la remarque [XI, 16-18], proposant une hiérarchie des Seienden
incluant les concepts logiques, soulève de nombreuses questions se rapportant au réalisme
conceptuel de Gödel. Tout d’abord, elle aborde sous un angle métaphysique et ontologique le
rapport entre logique et mathématiques. Le statut ontologique des objets mathématiques est
encore flou du fait des incertitudes liées à la transcription allemande, et mérite de faire l’objet
d’une étude plus approfondie à travers les Max-Phil. Si par « Seienden » il faut entendre
« étants », comment rendre cohérent l’idée que les concepts logiques puissent appartenir à
deux réalités distinctes ? L’analyse des rapports entre possible et actuel constitue une
première piste de recherche, et la question apparaît plus distinctement à partir de l’affirmation
des trois niveaux d’existence des Seienden, à savoir un niveau objectif correspondant à
l’entendement de Dieu, un niveau subjectif correspondant à l’entendement de l’homme et
enfin le niveau du monde réel. L’affirmation des trois niveaux constitue la seconde partie de
la remarque, étudiée dans la section suivante.
Outre les questions soulevées par les problèmes textuels, la hiérarchie des Seienden
soulève d’autres questions, notamment du fait que seuls les concepts logiques sont
mentionnés. Si seuls les concepts logiques figurent dans cette hiérarchie, sont-ils alors les
seuls concepts que Gödel compte parmi les Seienden ? Quel statut est alors accordé aux
concepts fondamentaux de la philosophie et aux concepts complexes ? Il faudrait alors
admettre que tous les concepts n’ont pas le même statut ontologique, et probablement qu’ils
ne sont pas tous objectifs au même titre. L’idée de hiérarchie des Seienden incluant les
concepts logiques, nous place au cœur du problème de la nature des concepts. Pour mieux
comprendre toutes les conséquences sur le réalisme conceptuel, nous devons nous interroger
sur ce que signifie être un Seiende pour un concept logique, pourquoi seuls ces concepts ont
ce statut, et ce que cela signifie pour les autres concepts. Ainsi, la remarque [XI, 16-18]
soulève des interrogations quant à la façon dont Gödel conçoit le monde des concepts, et sur
les frontières de ce monde.
Une première tâche se pose comme une nécessité pour affiner les questions soulevées
par le début de la remarque [XI, 16-18], et espérer dégager certains éléments de réponses :
mettre à jour le critère de la hiérarchie. Le critère doit être saisi selon deux aspects : (1) ce qui
est commun aux Seienden, déterminant quelles entités sont des Seienden et quelles autres n’en
sont pas ; (2) ce qui ordonne les Seienden, c’est-à-dire ce qui caractérise les différents types
167
de Seienden et qui range ces catégories selon différents niveaux de valeur. Le critère de la
hiérarchie est le point de départ pour comprendre la nature des concepts logiques, en
déterminant ce qui en fait des Seienden et ce qui les place au premier rang (inférieur). Il sera
alors peut-être possible de déterminer en quel sens les concepts logiques, entités
intensionnelles qui devraient appartenir au monde objectif des concepts, apparaissent ou
existent dans le monde réel.
3.1.2 Trois niveaux d’existence : objectif, subjectif et réel
Dans la deuxième partie de la remarque, Gödel affirme que les Seienden n’existent pas
uniquement dans le réel, mais aussi dans des niveaux conceptuels, à savoir la conscience de
l’homme et la conscience de Dieu. Plus fort encore, il affirme que tous les Seienden ont cette
triple existence. Non seulement les concepts objectifs sortent du domaine auquel les textes
publiés suggèrent qu’ils appartiennent, mais plus généralement ce sont les rapports entre
concepts et objets, tels que nous les avons analysés dans l’état de l’art du platonisme de Gödel,
qui se troublent :
d’un autre côté il [le « ou »] se représente [abbildet] aussi dans [17] la
conscience. Toutes les choses ont cette double existence ou en fait une triple
existence, à savoir en plus dans l’espace des idées objectives. (Possibilité,
conscience de Dieu : c’est la différence entre le concept « lieu » et ses
« réalisations » dans le monde). Cette différence entre le réel et le conceptuel
existe pour chaque niveau des rangs mentionnés ci-dessus. [XI, 16-18]
La distinction entre concepts et objets, telle qu’elle apparaît dans les conversations avec Wang
est-elle déjà à l’œuvre dans les Max-Phil ? Sous quelle forme se trouve-t-elle dans les
manuscrits, si elle s’y trouve ? Si la première partie de la remarque impose le constat d’une
différence de statut parmi les concepts, la deuxième partie tend à préciser cette différence. Les
concepts logiques existent dans le réel et dans le monde des concepts, tandis que les autres
concepts n’existeraient que dans le monde des concepts.
Gödel affirme que le concept « ou » non seulement apparaît dans le monde, mais aussi
dans la conscience sous la forme d’une Abbild, c’est-à-dire d’une représentation ; puis il
précise que toutes les choses (Dinge) ont cette double existence. On peut supposer que par
« choses » Gödel entende les Seienden, puisqu’il part de l’exemple du « ou » qui est un
Seiende du rang le plus bas, et qu’il précise dans la dernière phrase que la différence entre le
réel et le conceptuel existe pour tous les rangs des Seienden. Mais il est vrai qu’à d’autres
168
occasions le terme « Ding » recouvre un domaine plus large que celui des Seienden, incluant
par exemple l’ensemble des êtres possibles ; 113 tout comme il est également probable que
Gödel ne fasse pas un usage systématique de ce terme, et qu’il ne fasse pas toujours référence
au même domaine d’entités. Peut-être, inclut-il alors également les Gegenstände mentionnés
au côté des concepts logiques, entre parenthèses. Mais, puisqu’il discute des Seienden, on peut
s’attendre à ce que l’expression « toutes les choses » renvoie spécifiquement à ces entités.
Le deuxième niveau d’existence est celui de la conscience. Il n’est pas dit qu’il s’agit de
la conscience de l’homme, mais on peut supposer qu’il est question de la même conscience
qui figure dans la hiérarchie des Seienden, c’est-à-dire de l’homme. Ce n’est que dans un
second temps qu’il dévoile le troisième niveau d’existence, en soulignant que la conscience
peut également être comprise comme la conscience de Dieu. La dualité de la conscience n’est
pas sans rappeler celle opérée entre in mente Dei et in mente homini chez Leibniz, mise en
évidence par Mugnai (Mugnai 1992) et Nachtomy (Nachtomy 2007). L’idée de conscience de
Dieu comme l’espace des idées objectives, comme ce qui détermine ce qui est possible en
opposition à la réalisation de ces idées dans le monde, s’inspire probablement de la façon dont
Leibniz conçoit le couple possible-actuel.
Plusieurs questions sont soulevées par la mention de deux niveaux d’existence
conceptuelle :
1. Gödel ne s’attarde pas sur la distinction entre les deux niveaux de conscience,
puisqu’il s’intéresse plus précisément à la différence entre le réel et le conceptuel
dans sa généralité. Par conséquent nous ne savons pas précisément la nature exacte
des deux consciences. Nous savons uniquement que la conscience de l’homme est
un Seiende, elle est donc ancrée dans le monde réel, ce qui ne devrait pas être le cas
pour la conscience de Dieu. La particularité de la conscience sur les autres créatures
de Dieu est qu’elle est capable de connaître rationnellement le monde. Elle tend à
connaître le monde tel que Dieu le connaît. Les deux niveaux de conscience ont
donc quelque chose en commun, en l’occurrence une connaissance conceptuelle des
choses, puisque l’homme est créé à l’image de Dieu. Mais l’ancrage de l’homme
dans le monde lui confère un tout autre point de vue, fini, imparfait par rapport au
point de vue de Dieu, de sorte que notre connaissance des concepts n’est pas
complète.114
113
114
Voir notamment la section 3.3.4 sur la quadripartition des choses.
Voir (infra, 41-42), dans le Russell paper (Gödel 1990c, 140), et la remarque 9.1.26 dans (Wang 1996, 295).
169
2. Puisque la nature exacte des deux types de conscience n’est pas explicitée, nous ne
savons pas non plus comment se conçoit la nature des concepts subjectifs par
rapport à la nature des concepts objectifs. S’agit-il des mêmes concepts ? Rien n’est
dit sur ce point, si ce n’est que les deux types de concepts doivent partager certaines
caractéristiques puisque Gödel semble les comprendre ensemble en parlant du
« conceptuel » en général, s’opposant au réel.
Parce que Gödel se contente dans cette remarque de mentionner la différence entre conscience
de l’homme et conscience de Dieu, il ne faudrait pas en conclure qu’elle n’est pas importante
dans ses recherches philosophiques, car elle est régulièrement répétée au cours des Max-Phil,
jusque dans le cahier XIV,115 et nous la retrouvons également dans les textes publiés discutés
dans l’état de l’art.116
Ensuite, comment comprendre le fait que la différence entre le réel et le conceptuel
s’applique à tous les Seienden ? A partir de la première partie de la remarque, et de
l’introduction des concepts logiques dans la hiérarchie, nous supposons déjà que ces derniers
appartiennent à deux réalités, puisque les textes publiés de Gödel nous avertissaient de leur
appartenance au monde des concepts, et qu’à titre de Seienden ils « apparaissent » dans le
monde réel. La deuxième partie de la remarque, non seulement confirme notre hypothèse,
mais l’augmente en stipulant qu’il en est de même pour tous les autres Seienden. Autrement
dit, tout ce qui existe dans le réel, existe également d’un point de vue conceptuel, dans la
conscience de l’homme et la conscience de Dieu. Mais exactement comme se pose la question
de l’existence des concepts logiques, en intension, dans le monde réel, se pose la question de
l’existence des choses réelles telles que la matière, la vie, la conscience, les anges, dans le
monde des concepts. Quelle forme prennent les concepts logiques en intension dans le monde
réel et quelle forme prennent les autres Seienden dans le monde des concepts ?
Deux indices textuels laissent entendre que les Seinden n’ont pas la même forme dans
chacun des niveaux d’existence, du moins dans le réel et dans le conceptuel – en comprenant
les deux niveaux de conscience par ce qu’ils ont de commun, à savoir leur caractère
conceptuel. Gödel emploie des termes différents pour parler de l’existence dans le réel et dans
le conceptuel. Le concept logique « ou » apparaît (auftritt) dans le monde, et se représente
115
« En particulier, il pourrait y avoir deux points de vue, le subjectif (du point de vue des choses, par
Einfühlung) et l’objectif (du point de vue de Dieu) » (XIV, 8). En l’occurrence le subjectif ne correspond pas
uniquement à la conscience de l’homme, mais au point de vue de toute chose du monde réel, y compris de
l’homme. D’autre part, souvent dans les Max-Phil, Gödel parle de concepts subjectifs ou anthropologiques, à
l’instar de la remarque [IX, 13], par opposition aux concepts objectifs.
116
Voir notamment la discussion autour de la Gibbs lecture (infra, 74-92).
170
(abbildet) dans la conscience. Lorsqu’il donne l’exemple entre parenthèses, il parle de
« réalisation » (Realisierung) sous-entendu dans le monde réel. Il est difficile de dire si Gödel
utilise ces termes de façon systématique et s’ils ont un sens métaphysique déterminé dans sa
philosophie. Gödel reprend le substantif Abbild dans la troisième partie de la remarque pour
parler du rapport entre le conceptuel et le réel : les concepts de choses sont de simples
Abbilden des choses réelles. Dans le cadre de cette remarque, le verbe abbilden est consacré à
la représentation dans la conscience, sous une forme conceptuelle. Mais dans d’autres
remarques, Gödel parle également de Vorstellung pour parler de représentation dans la
conscience de l’homme. Abbild recouvre-t-il une acception plus large que Vorstellung,
permettant de parler de représentation dans la conscience de l’homme et dans la conscience de
Dieu, tandis que Vorstellung serait plus spécifique à la représentation dans la première
conscience ? Il faudrait mener une étude sur l’ensemble des Max-Phil, et être en mesure de
proposer une interprétation systématique de ces deux termes à partir de leurs occurrences, ce
que nous ne sommes pas encore en mesure de réaliser. Cependant cette interprétation des
termes « Abbild » et « Vorstellung » semble se confirmer au cours de notre analyse (infra,
283). Il est d’avantage plausible que le terme Realisierung ait un sens précis. En effet, la
notion de réalisation semble se rattacher à l’existence dans le monde réel.
Pour le moment, en évitant de fixer une terminologie dont on ne peut encore être
certain et en restant dans le cadre de la remarque [XI, 16-18], nous constatons que Gödel
emploie des termes distincts pour parler de l’existence dans le monde réel et l’existence dans
la conscience, suggérant que les deux existences ne revêtent pas la même forme. Les Seienden
sont réalisés dans le monde réel et sont représentés dans la conscience. La différence entre les
concepts logiques qui « apparaissent » dans le réel, alors que les autres Seienden se
« réalisent » dans le réel est-elle significative ? Faut-il penser que les concepts logiques n’ont
pas la même existence que les autres Seienden dans le réel ? Si la réponse est positive, alors il
est encore possible de supposer qu’une distinction, correspondant à celle entre concept et
objet dans les conversations avec Wang, est à l’œuvre. Dans ce cas, les concepts logiques se
distinguent plus profondément de tous les autres Seienden de la hiérarchie.
Si l’on examine les exemples proposés par Gödel, le concept « ou » et le concept de
« lieu », non seulement se pose la distinction entre « apparaître » et « se réaliser », mais on
peut dégager de nouvelles pistes pour comprendre la forme que prennent les Seienden dans les
différents niveaux d’existence. Une autre lecture du mot Ort (lieu) est possible dans le
manuscrit, il pourrait être écrit rot (rouge). Cependant, la première est plus plausible dans la
171
mesure où l’on peut ramener le concept de lieu à celui d’espace, c’est-à-dire au concept d’un
Seienden, ce qui n’est pas le cas du concept rouge qui ne correspond pas à un concept logique.
Il faut probablement distinguer la notion de lieu de celle d’espace, mais on peut les penser
comme étant étroitement liées. En supposant que l’influence leibnizienne soit encore à
l’œuvre, on peut comprendre les lieux comme ce qui constitue la réalité sous-jacente à
l’espace qui n’est autre qu’une entité mentale (une relation).
Dans l’examen de ces deux exemples, nous constatons :
1. le concept « ou », exemple de concept logique, qui est un Seienden, apparaît lui-même
dans le monde, c’est-à-dire qu’on peut supposer qu’il apparaît comme entité
intensionnelle.
2. Le concept « lieu », s’il est bien en rapport avec l’espace, peut faire référence au rang
qui suit immédiatement celui des concepts logiques. Mais n’étant pas quelque chose
d’individuel comme pourrait l’être une chose matérielle ou un être vivant, ou encore
une conscience ou un ange, ce concept a une pluralité de réalisations dans le monde.
L’idée de pluralité des réalisations fait écho à la pluralité des instances d’un concept
donné, c’est-à-dire à l’extension du concept.
Faut-il considérer que les deux exemples illustrent les deux cas plus particuliers des Seienden
et que l’existence dans la conscience et dans le réel est encore différente pour les autres
Seienden ? Ou bien faut-il comprendre que l’exemple du concept « lieu » vaut pour tous les
autres Seienden, créant une rupture entre les concepts logiques et les autres Seienden ? La
dernière solution est soutenue par le fait que dans la partie suivante de la remarque, Gödel
traite séparément le cas des concepts logiques de l’ensemble des autres Seienden incluant
l’espace et le temps. Mais elle n’est pas pour autant dénuée de difficulté.
L’avantage que présente la solution consistant à prendre le concept « lieu » comme
exemple de tous les Seienden de l’espace aux anges, est qu’elle permet de comprendre la
forme qu’ils prennent dans la conscience de Dieu. Ces Seienden auraient une existence
conceptuelle, en l’occurrence les concepts qui s’appliquent aux choses réelles, à l’instar du
concept de lieu qui s’applique à toutes ses instances. Mais comment peut-on comprendre ce
lien dans le cas des autres Seienden qui sont des entités individuelles et singulières (des corps
matériels, des êtres vivants, des animaux, des hommes, des anges) ? La difficulté est que l’on
sent bien que le cas de l’espace et du temps ne peut pas être entendu exactement comme celui
des autres Seienden. Cette difficulté s’estomperait si Gödel pouvait admettre quelque chose se
rapprochant d’un concept d’une chose singulière, à l’image de la notion individuelle de
172
Leibniz. Ainsi, il serait possible de comprendre l’existence conceptuelle et l’existence réelle
dans un rapport concept en intension et instances (extensions) de concept, excepté qu’un seul
individu tomberait sous le concept. Cette hypothèse sera étayée par la troisième partie de la
remarque.
L’analyse des deux exemples met en exergue une différence profonde entre les
concepts logiques et les autres Seienden. Dans le dernier cas, l’existence dans le réel pourrait
être comprise comme l’ensemble des instances (extensions) de ce qui existe conceptuellement
dans la conscience, c’est-à-dire de concepts (en intension) des Seienden. En dehors de
l’espace et du temps, l’exemplification est unique et l’extension ne renferme que la chose qui
tombe sous le concept d’individu. En revanche dans le cas des concepts logiques, le rapport
existence conceptuelle et existence réelle ne semble pas être saisi comme un rapport
intension-extension, car le concept logique apparaît directement, lui-même, dans le monde.
Cependant dans la partie suivante, Gödel parle de réalisation de la logique, qui est alors la
combinatoire et la sémantique. Est-ce compatible avec l’hypothèse affirmant que les concepts
logiques sont dans le monde ?
Les rapports entre concepts et objets observés lors des conversations avec Wang, ainsi
que dans les textes de Gödel sont en effet troublés. Dès lors que Gödel pose la différence
entre existence réelle et existence conceptuelle (dans la conscience de Dieu et de l’homme),
on pourrait s’attendre à ce que :
1.
les concepts logiques existent conceptuellement, d’autant plus que Gödel affirme
dans ses textes publiés qu’ils appartiennent au monde des concepts, c’est-à-dire
dépendent de la conscience de Dieu,
2. les choses singulières et individuelles, telles que les corps matériels, les êtres vivants,
les animaux, les hommes et les anges, existent dans le réel.
Or, tous les Seienden ont une triple existence, dans le réel, dans la conscience de l’homme et
dans la conscience de Dieu. Autrement dit :
1. les concepts logiques ont également une existence réelle, probablement
apparaissent-ils en tant que tels – c’est-à-dire en tant qu’entités intensionnelles –
dans le monde réel,
2. les choses singulières et individuelles ont une existence conceptuelle, probablement
sous forme de concept d’individu.
Un certain nombre de précisions sont attendues pour comprendre la théorie métaphysique
défendue par Gödel ici. La première est de mieux comprendre ce qui distingue le conceptuel
173
en Dieu du conceptuel dépendant de la conscience de l’homme. Ensuite, il faut étayer la
possibilité d’une existence réelle des concepts en intension, et trancher sur la possibilité qu’ils
apparaissent en extension dans le monde, et enfin il faut comprendre si les objets
mathématiques ne peuvent pas correspondre à cette manifestation extensionnelle des concepts
logiques dans le monde. Le dernier point suscitant notre attention est l’idée de concept des
choses individuelles dans la conscience de Dieu. Gödel songe-t-il, ailleurs dans les Max-Phil,
à de tels concepts et comment les conçoit-il ? Se rapprochent-t-ils des notions individuelles
leibniziennes ?
Si l’opposition entre concepts et objets tend à s’effacer, d’autres indices rendent
toutefois manifeste qu’elle est déjà présente, annonçant la position sans doute plus radicale
que défend Gödel dans ses conversations avec Wang. En effet, la deuxième partie de la
remarque révèle les prémices d’une différence de traitement entre les concepts logiques et les
autres Seienden, notamment du fait que les rapports entre existence réelle et existence
conceptuelle ne se présentent pas de la même façon dans les deux cas. La différence entre les
concepts logiques et les autres Seienden est d’avantage explicitée dans la partie suivante,
développant les relations entre les trois niveaux d’existence, ou du moins entre réel et
conceptuel ; relations anticipées par les termes abbilden et Realisierung.
3.1.3 Les relations entre les trois niveaux d’existence
Après avoir décrit les trois niveaux d’existence, Gödel esquisse les différentes relations
qu’entretiennent ces niveaux :
En particulier au niveau le plus bas, la combinatoire et la sémantique sont la
réalisation de la logique. Aux niveaux plus élevés, on doit distinguer
l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu. Dans les niveaux
supérieurs,
les
concepts
n’apparaissent
que
comme
de
simples
représentations [Abbilder] (descriptions) des réels correspondants.13 Mais
peut-être que le réel est une présentation [Darstellung] « incomplète » des
concepts (existence du péché), en particulier dans le niveau le plus bas
l’autoréflexivité n’est présentable [darstellbar] que de façon incomplète.
13
La langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des idées
logiques.
[XI, 16-18]
174
Il est vrai que l’accent est mis sur la distinction entre réel et conceptuel, ne précisant ni à quel
niveau conceptuel on doit se référer, ni vraiment en quoi consiste les relations entre
conscience de l’homme et conscience de Dieu. Cependant, à travers l’exposition des relations
entre réel et conceptuel, Gödel pose les prémices de sa théorie de la connaissance, engageant
la compréhension des rapports entre concepts subjectifs et concepts objectifs, ou de comment
nos connaissances peuvent correspondre à quelque chose d’objectif (connaissance des choses
en Dieu). Les trois relations exposées par Gödel, relation de « réalisation », de
« représentation » (« description ») et de « présentation », convergent vers l’idée d’un rapport
d’expression entre les choses réelles et leur existence conceptuelle, notamment dans la
conscience de Dieu. Or la conscience de l’homme étant un Seienden, elle appartient
également au réel, et celui-ci étant dans un rapport d’expression avec le conceptuel en Dieu, le
réel s’impose comme intermédiaire épistémique entre les deux niveaux de conscience. La
thèse d’un rôle intermédiaire joué par le réel entre le niveau subjectif et le niveau objectif est
complétée d’une part par l’idée que les symboles et la combinatoire finie, appartenant au réel,
pourraient être des intermédiaires privilégiés entre concepts subjectifs et concepts objectifs ;
et d’autre part par l’idée que le réel, incluant les symboles qui présentent les concepts dans le
réel, a un caractère incomplet.
Gödel parle de relations entre le réel et le conceptuel, mais sans préciser de quel niveau de
conscience il s’agit : subjectif, objectif, ou même des deux ? Il n’est pas incohérent de
supposer que les occurrences du terme « concept » renvoient aux deux, aux concepts
subjectifs comme aux concepts objectifs, à ce qu’ils ont de commun ; mais il se pourrait aussi
qu’elles ne renvoient qu’au niveau subjectif. En effet, dans la mesure où Gödel dit « toutes les
choses ont cette double existence ou en fait cette triple existence… », il pourrait penser
d’abord à la conscience humaine, puis à la conscience de Dieu uniquement comme un cas
supplémentaire qu’il ne faudrait pas oublier, mais dont il ne serait pas directement question ici.
Une autre difficulté terminologique réside dans le fait de savoir de quels « niveaux » il s’agit
lorsque Gödel parle du « niveau le plus bas » ou de « niveaux plus élevés » ou encore de
« niveaux supérieurs » dans la suite du texte. Est-il question de niveaux de Seienden ou de
niveaux d’existence ? Le choix le plus consistant porte sans doute sur les niveaux de Seienden,
car Gödel ne parle pas de « niveau » d’existence, supposant qu’il y aurait une hiérarchie entre
les trois existences, mais seulement d’une hiérarchie des Seienden.
Gödel fait référence à trois relations différentes présentes entre le réel et le conceptuel, du
moins utilise-t-il trois termes différents impliquant des relations entre eux : réalisation
175
(Realisierung), représentation ou description (Abbild ou Beschreibung) et présentation
(Darstellung). Comme souligné dans le commentaire de la deuxième partie de la remarque, il
n’est pas aisé de savoir – à l’état actuel des études des Max-Phil – si la terminologie choisie
par Gödel est systématique ou non. Ce que l’on peut en dire s’arrête pour l’instant au constat
de l’utilisation de trois termes différents désignant chacun une relation entre conceptuel et réel,
et donc s’arrête à l’hypothèse qu’il s’agit bien de trois relations distinctes. Il est également
probable que les trois se rapprochent fortement de la relation d’expression. Le réel et le
conceptuel sont dans un rapport d’expression, les mêmes choses y apparaissent dans des
formes différentes, et ce rapport d’expression est réglé par les trois relations de réalisation, de
représentation (description) et de présentation.
Relation de réalisation
Gödel décrit tout d’abord une relation de réalisation, qui aurait deux applications
différentes, selon qu’elle s’applique au cas des concepts logiques ou au cas des autres
Seienden. Le premier cas auquel elle s’appliquerait, et pour lequel Gödel utilise explicitement
le terme « Realisierung », est celui des Seienden les plus bas dans l’échelle, en l’occurrence
les concepts logiques : « en particulier au niveau le plus bas, la combinatoire et la sémantique
sont la réalisation de la logique ». La combinatoire et la sémantique sont deux aspects d’une
même chose, le langage. La logique peut faire référence à l’espace des idées objectives (la
conscience de Dieu) aussi bien qu’à la logique telle que nous la connaissons, dans notre
conscience, ou encore aux deux. L’accent est mis sur le fait que les concepts logiques et les
relations conceptuelles sont réalisés dans le monde à travers des symboles et des structures de
symboles.
La combinatoire et la sémantique sont deux aspects par lesquels on présente la logique,
en particulier la logique des prédicats de premier ordre. Elles correspondent à deux types de
théorie jouant un rôle dans le développement des mathématiques, et liés au niveau du langage.
La combinatoire est l’aspect syntaxique, comprenant les règles de bonne formation des
énoncés et les règles de dérivation. Elle fait sans doute référence à la combinatoire finie, dont
l’avènement est marqué par la définition du concept de procédure mécanique par Turing
(machines de Turing). La combinatoire renvoie donc aux systèmes formels utilisant un
nombre fini de symboles, de règles et d’étapes dans la procédure de démonstration. De son
côté, la sémantique étudie la valeur de vérité des propositions formelles en fonction d’une
interprétation extensionnelle des langages formels. La sémantique se rapporte ainsi à la
théorie des modèles, dans laquelle la notion de vérité est fondamentalement interprétée par
176
l’opération ensembliste primitive d’appartenance. Que la logique se réalise dans le monde
sous ces deux formes conduit à deux hypothèses. La première est que les symboles reflètent
ou expriment quelque chose du monde objectif des concepts, et en ce sens ont un rôle à jouer
dans notre connaissance de ce monde objectif. La seconde est que les objets mathématiques
pourraient être la manifestation extensionnelle des concepts logiques dans le monde réel,
puisqu’ils sont utilisés dans le cadre sémantique de la théorie des modèles pour interpréter les
propositions mathématiques exprimées dans des systèmes formels.
La première hypothèse est motivée par le fait que la réalisation des concepts logiques
dans le monde, à travers les symboles et la combinatoire finie, interroge les rapports des
processus mécaniques (matériels) avec le point de vue subjectif d’une part et avec le point de
vue objectif d’autre part. La partie « Le platonisme de Gödel : un état de l’art », et plus
particulièrement l’analyse de la Gibbs lecture de 1951 (infra, 74-92), met en évidence ce que
Gödel estime être un fait établi par ses résultats logico-mathématiques, à savoir que le monde
objectif des concepts (les vérités mathématiques en un sens objectif) ne se laisse pas
complètement saisir par des processus mécaniques, tels que les définit Turing. D’autre part il
en ressort également que Gödel croit, sans pouvoir le démontrer, que le point de vue
subjectif – c’est-à-dire les processus de connaissance dont l’homme est capable – ne se réduit
pas à une machine de Turing et est probablement susceptible de développer des procédures
non mécaniques de démonstration, nous rapprochant d’avantage117 des vérités objectives. Or,
en affirmant que la combinatoire est la réalisation des concepts dans le monde réel, Gödel
pourrait conférer un rôle aux symboles dans notre perception des concepts. La combinatoire
fait en effet référence aux procédures mécaniques finies, dont les théorèmes d’incomplétude
et l’impossibilité de saisir complètement le système des axiomes de la théorie des ensembles
démontrent les limites. Mais si elle est une des réalisations de la logique dans le monde, alors
elle doit nous montrer quelque chose des concepts objectifs. Même si ce qu’elle nous dévoile
du monde des concepts n’est que partiel et limité, elle serait tout de même un guide vers la
vérité objective.
La seconde hypothèse émerge à partir de ce que représente la sémantique et de son rôle
vis-à-vis des systèmes formels, notamment ceux, incomplets, exprimant l’arithmétique
élémentaire. La sémantique comprend la théorie des modèles, c’est-à-dire la théorie qui met
en correspondance les énoncés formels (symboliques) avec des objets afin d’en étudier la
valeur de vérité. Elle est utilisée pour démontrer certaines propositions, telle que l’affirmation
117
Gödel laisse ouvert la possibilité que, même en développant des procédures non mécaniques, certaines vérités
objectives nous restent inaccessibles. Voir (infra, 74-92) et note 86 (infra, 116).
177
de la cohérence de l’arithmétique, non démontrables au moyen des axiomes et règles des
systèmes formels dans lesquels ces propositions sont affirmées. La théorie des modèles
démontre la cohérence d’un ensemble d’énoncés formels en exhibant un ensemble d’objets le
satisfaisant, mais pour Gödel elle ne donne pas la raison de la vérité des propositions
mathématiques. En effet, les propositions mathématiques sont vraies en vertu des concepts
qu’elles contiennent et non des objets dont elles parlent – cette propriété leur confère leur
caractère analytique au sens donné par Gödel. Mais l’idée que la sémantique est la réalisation
de la logique, laisse penser que les concepts logiques sont réalisés dans le monde sous une
forme extensionnelle, qui pourrait bien correspondre aux objets mathématiques. Même si le
lien exact entre mathématiques et logique, ainsi qu’entre unités mathématiques et concepts
logiques, est encore obscur, il est envisageable que les objets mathématiques ne soient qu’un
aspect que prend la logique 118 dans le monde réel. Mais sont-ils alors eux-mêmes des
Seienden ? Le réalisme mathématique de Gödel serait alors profondément différent de son
réalisme conceptuel dans la mesure où le dernier renvoie à une réalité bien distincte du monde
réel, et le premier non. Les objets mathématiques resteraient profondément attachés au monde
réel ; hypothèse qui doit encore être développée et soutenue au regard d’une plus large étude
des Max-Phil.
L’affirmation de Gödel des différentes réalisations de la logique dans le réel est
étonnante. En effet, en tant que Seienden, nous supposions que les concepts logiques devaient
apparaître eux-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’entités intensionnelles, dans le monde. Mais
alors Gödel admet aussi qu’ils apparaissent sous deux autres formes, extensionnelles à travers
les objets mathématiques, et symboliques à travers ce que Gödel associe aux procédures
mécaniques matérielles.119 Il faut encore voir comment les trois s’articulent dans la même
réalité, le monde actuel.
Le second cas auquel s’applique la relation de réalisation est celui qui engloberait tous
les autres niveaux de Seienden, de l’espace aux anges, et Gödel ajoute alors également Dieu.
Ces derniers ne sont pas explicitement posés comme cas de relation de réalisation par Gödel,
mais ils doivent l’être étant donné la structure du texte : « Aux niveaux plus élevés, on doit
distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu ». Gödel ne précise pas de
quelle relation il s’agit entre l’espace et le concept d’espace, entre Dieu et le concept de Dieu,
comme si elle était déjà donnée ; il doit donc parler de la relation de réalisation introduite dans
118
En l’occurrence, selon la conjecture de Gödel énoncée en 8.6.4 (Wang 1996, 274), le développement des
ensembles serait le pendant extensionnel du développement – logique – des concepts en intension.
119
Voir (infra, 81).
178
la phrase précédente. Dans ces niveaux supérieurs des Seienden, la différence entre la chose
elle-même et son concept peut être expliquée à partir de la notion de réalisation. Les choses
sont des réalisations de leur concept dans le monde, sauf peut-être dans le cas de Dieu pour
lequel on ne peut pas parler de réalisation dans le monde au même sens que pour toutes les
autres choses. En effet, Dieu n’est pas un Seiende entendu comme créature, bien qu’il soit une
chose non conceptuelle et individuelle. Sur la relation de réalisation elle-même dans le cas de
l’ensemble de ces Seienden, nous rejoignons la discussion ouverte dans la partie précédente
de la remarque. Les choses pourraient apparaître sous forme de concept d’individus dans la
conscience de Dieu et de l’homme, le réel est l’actualisation de ces concepts possibles. Que
Dieu soit ajouté s’explique du fait qu’il s’agit d’un objet que l’on peut connaître
conceptuellement, comme l’indique la preuve ontologique de l’existence de Dieu, mais qu’il
n’est pas lui-même de nature conceptuelle.
La relation de représentation ou de description
La seconde relation entre le réel et le conceptuel est une relation d’image (Abbild) ou de
description : « Dans les niveaux supérieurs, les concepts n’apparaissent que comme de
simples représentations [Abbilder] (descriptions) des réels correspondants ». Pour cette
relation Gödel nous renvoie de façon assez vague aux « niveaux supérieurs » des êtres. Très
certainement, cela signifie que plus les êtres se rapprochent de Dieu dans l’échelle, plus ils
sont riches et complexes, de telle sorte qu’il devient impossible de les saisir parfaitement à
travers des concepts. Il doit y avoir quelque chose dans le réel qui échappe à la sphère
purement conceptuelle.
De notre point de vue (subjectif) cela peut s’expliquer comme le fait que nous ne
puissions pas saisir pleinement les choses réelles avec nos concepts, du fait par exemple de
notre finitude. Mais la qualification de « simple représentation », semble toucher plus
profondément la nature même des concepts, y compris objectifs, qui ne leur permet pas de
rendre compte de certains aspects propres au réel. A travers cette relation de représentation ou
description, il serait sans doute possible de comprendre le réel et le conceptuel dans le même
rapport qu’il existe entre une pièce de théâtre écrite et la même pièce jouée. Le jeu des acteurs
sera toujours plus riche que le texte. Cependant on ne peut pas dire que le texte ne soit pas une
description complète ou parfaite. Il y a quelque chose d’irréductible dans le fait même
d’exister dans le réel, de part sa nature propre. Par exemple, l’action et le mouvement des
acteurs sur scène sont bien dictés, au moins en partie, par le texte, mais ils ne lui
appartiennent pas, lui sont extérieur. Décrire ou représenter quelque chose est différent de le
179
vivre. Il n’est pas exclut que la compossibilité des individus leur ajoute des propriétés
relationnelles qui ne sont pas comprises dans leur concept d’individu.
Pour les niveaux les plus élevés dans l’échelle des Seienden, le conceptuel est une
description du réel. Mais, la note 13, « La langue (formalisme) est aussi une représentation du
domaine des idées logiques », affirme que dans le cas du niveau le plus bas de l’échelle des
Seienden, la relation est inversée. Le langage, réalisation de la logique dans le réel, est une
description des concepts logiques. Encore une fois, le cas des concepts logiques se distingue
des autres Seienden. La relation de représentation s’inverse, c’est une des manifestations dans
le réel qui représentent ou décrivent les concepts logiques tels qu’ils existent dans le monde
des concepts, et peut-être aussi tels qu’ils existent dans la conscience de l’homme ; comme si
dans leur cas, quelque chose de leur existence dans la conscience échappe au réel, comme si
celui-ci n’exprimait pas totalement la nature de ces Seienden. Remarquons que Gödel ne parle
alors plus de la sémantique. Les objets mathématiques – s’il s’agit bien d’eux derrière l’idée
de sémantique – ne seraient donc pas une représentation ou une description des concepts
logiques existant dans la conscience. Sans doute peut-on expliquer cela du fait qu’ils
correspondent à l’aspect extensionnel des concepts et ne sont pas aptes à rendre compte des
concepts en intension. Ils n’ont pas une fonction de représentation (Abbild) des concepts, mais
en sont un aspect. Cependant rien dans la remarque [XI, 16-18] ne nous permet d’approfondir
cette hypothèse.
Relation de présentation
La troisième et dernière relation décrite par Gödel est celle de présentation, ou plus
précisément de présentation incomplète : « mais peut-être que le réel est une présentation
[Darstellung] "incomplète" des concepts (existence du péché), en particulier dans le niveau le
plus bas l’autoréflexivité n’est présentable [darstellbar] que de façon incomplète ». La
relation de présentation s’applique de la même façon pour chaque niveau de Seienden : les
choses réelles ne sont que des présentations « incomplètes » de concepts. Dans le cas des
concepts logiques cette relation semble alors se confondre avec celle de représentation ou de
description, si ce n’est qu’il n’est pas précisé que la relation de présentation ne s’applique
qu’aux symboles. Elle est donc susceptible de porter sur toutes les formes que prennent les
concepts logiques dans le réel, symbolique, extensionnelle, voire intensionnelle.
Une piste pour comprendre en quoi le réel est une présentation incomplète de ce que
sont les concepts logiques dans la conscience, pourrait être que le réel, qui n’est du point de
vue conceptuel qu’un monde possible parmi l’ensemble des possibles, ne puisse pas
180
exemplifier toutes les applications de ces concepts. Mais encore une fois Gödel ne laisse que
peu d’indices, voire aucun. Le seul que l’on trouve est l’exemple du concept d’autoréflexion.
Ce concept est au cœur du problème de la constitution d’une théorie des concepts en intension,
comme le révèle le Russell paper.120 Gödel rejette toute forme de typage sur les concepts, car
ceux-ci, contrairement aux classes, supportent l’autoréflexivité. Par conséquent, il n’est pas
satisfaisant à ses yeux de sortir des paradoxes intensionnels121 en adoptant le même genre de
solutions que pour les paradoxes extensionnels des mathématiques. Il affirme que l’on peut
appliquer universellement tous les concepts logiques, y compris donc à eux-mêmes, à
l’exception de certains cas particuliers, exactement comme l’on peut appliquer la division à
tous les nombres à l’exception de zéro (Gödel 1990c, 138). Si nous parvenions à identifier
précisément ces exceptions auxquelles l’autoréflexivité ne peut pas s’appliquer, alors nous
pourrions probablement échapper au problème des paradoxes et instaurer une théorie des
concepts. Le concept logique d’autoréflexivité est donc symptomatique du fait que le réel ne
nous offre qu’une présentation partielle de toutes les applications possibles de ce concept,
nous empêchant en un certain sens peut-être de percevoir les cas limites de son application.
Dans le cas des autres Seienden, la relation de présentation se distingue plus nettement
de celle de représentation, car les deux ne vont pas dans le même sens. Si le conceptuel est
une simple représentation des choses réelles, les choses réelles sont à leur tour des
présentations de leur concept. Nous pouvons de nouveau illustrer cette relation par l’exemple
de la pièce de théâtre : la pièce écrite est une description de la pièce jouée, la pièce jouée est
une présentation de la pièce écrite. Cette interprétation ne semble pas être problématique en
soi – n’exprimant que la facette antagoniste de la relation de représentation – ; ce qui l’est
davantage, en revanche, c’est le fait que cette présentation soit incomplète. Pourquoi le seraitelle alors qu’il vient d’être affirmé que le conceptuel n’est qu’une « simple représentation »
du réel, et que justement quelque chose de la nature même du réel échappe au conceptuel ?
Comme dans le cas des concepts logiques, l’explication pourrait se trouver dans la
différence entre possible et actuel. Gödel pourrait-il concevoir que le concept d’un individu ne
renferme pas tout ce qui se produira pour lui, mais plus largement tous les possibles pouvant
survenir pour cet individu sans que tous soient actualisés ? Une telle conception n’est pas
impossible chez Gödel et l’éloignerait de la notion individuelle de Leibniz. Par exemple, le
couple essence-accident est prégnant dans les Max-Phil, et l’essence d’un individu est conçue
comme un concept compatible avec un ensemble d’accidents possibles. Gödel parle alors de
120
121
Voir 2.2.1 (infra, 69).
Les paradoxes intensionnels apparaissent avec le concept de concept qui ne s’applique pas à soi-même.
181
potentiel.122 Or Leibniz ne pourrait pas concevoir une telle notion individuelle, puisqu’il ne
pense pas l’individu indépendamment du monde possible auquel il appartient, ni donc
indépendamment de l’ensemble des relations qu’il entretient avec les autres individus de ce
monde. Mais si Gödel conçoit le concept d’individu comme une essence compatible avec un
ensemble de possibles propres à la chose qu’il décrit, alors la chose réelle est une présentation
incomplète de son concept, car, en s’actualisant, elle élimine une partie des possibles
compatibles avec son essence.
Une autre idée sous-jacente au fait que le réel est une présentation incomplète du
conceptuel est que la conscience de l’homme est un Seiende, donc existe dans le réel et
participe également de cette incomplétude. En ce sens, qui n’est soutenu que par la mention
de l’existence du péché, se référant ainsi directement à l’homme, les concepts subjectifs qui
existent dans le réel constituent probablement eux-mêmes une présentation incomplète des
concepts objectifs, du fait qu’ils sont pensés par une conscience qui elle-même appartient au
réel. Dans ce cas, ce ne serait pas uniquement les différentes manifestations des concepts
logiques dans le monde réel qui sont touchées par l’incomplétude, et qui ne recouvrent pas
pleinement ce que les concepts logiques expriment (en l’occurrence l’ensemble de leurs
applications possibles), mais aussi la conscience de l’homme. En tant que Seienden, existant
dans le réel, cette conscience est limitée. Le phénomène d’incomplétude s’étend donc aux
concepts subjectifs, signifiant que la connaissance (conceptuelle) propre à l’homme est
limitée et incomplète par rapport à celle de Dieu.
La troisième partie de la remarque [XI, 16-18] est très dense, et nous engagera plus
avant dans les questions soulevées par les deux premières parties. Elle renforcera l’hypothèse
selon laquelle les concepts logiques se démarquent des autres Seienden. Au regard des deux
premières parties, les relations entre les trois niveaux d’existence ne s’opèrent pas de la même
façon dans leur cas. Le réel apparaît comme le lieu dans lequel la logique ne peut pas
complètement se réaliser, défaut qui ne semble pas se vérifier pour les autres Seienden.
La question du statut des mathématiques, ainsi que de celui des individus dans la
conscience, est encore présente. Dans la deuxième partie, la réalité décrite par les objets
mathématiques, et affirmée par le réalisme mathématique de Gödel, est donc distincte du
monde des concepts. Mais peut-on l’assimiler à la réalité du monde actuel ? Probablement pas
aussi directement, dans la mesure où Gödel les qualifie de cas limites d’objets spatio122
Notamment dans le cahier XIV : « Afin qu’un être puisse exister dans le temps, il est nécessaire qu’il y ait
pour lui du « potentiel », c’est-à-dire que pour un certain φ, φ(A) et ~ φ(A) soient tous deux conciliables avec
son essence. » [XIV, 5]. Voir la discussion sur la notion d’essence (infra, 226-227).
182
temporels. La tension intrinsèque à cette qualification est présente dans la remarque [XI, 1618]. Si nous interprétons l’insertion de Gödel au début de la remarque comme un « mat » pour
« matematischen », les objets mathématiques sont alors explicitement liés aux concepts
logiques. Pourtant, ils n’appartiennent pas au monde des concepts, mais seulement au réel –
comme réalisation extensionnelle de la logique. Cependant, il est peu probable que Gödel les
considère comme des choses réelles ordinaires.
De leur côté, les choses réelles (à l’exception des concepts logiques), individuelles,
doivent exister dans la conscience. Toutefois pour pouvoir affirmer que ces choses ne sont
que des présentations incomplètes des concepts, il faut supposer que Gödel pense les concepts
d’individu d’une autre manière que les notions individuelles de Leibniz. En effet, Gödel
admet pour chaque individu un ensemble de possibles et distinguant ainsi l’essence d’un
individu à l’ensemble de ses accidents possibles – exprimés par des propriétés relationnelles –,
parmi lesquels tous ne seront pas actualisés. Une telle conception se vérifie-t-elle dans les
Max-Phil ? L’intérêt de Gödel pour le couple essence-accident, ainsi que pour l’idée de
potentiel correspondant à un ensemble de propriétés compatibles avec l’essence d’une chose,
tend à corroborer notre hypothèse.
La particularité des concepts logiques pourrait être attestée par les trois formes qu’ils
sont susceptibles de prendre dans le réel : sous la forme de symboles (forme mécanique,
matérielle), d’objets mathématiques (forme existentielle, mathématique) et eux-mêmes, en
tant que Seienden, apparaissent dans le réel comme entités intensionnelles. Est-ce vraiment
une de leurs particularités propres, ou la retrouvons-nous pour les autres Seienden ? Par
exemple, Gödel soutient l’idée que le corps (matériel) exprime le caractère, l’essence, des
choses en général ; et chaque type de Seienden puisse exprimer quelque chose des autres
Seienden, comme le suppose la fin de la remarque [XI, 16-18]. L’aspect matériel des choses
appartient au réel, mais le réel ne se réduit pas au purement matériel. Il y a des choses réelles
qui ne sont pas matérielles, comme la conscience par exemple (infra, 185). Par conséquent,
les rapports entre réel et conceptuel se complexifient encore d’avantage dans la mesure où le
réel se décline suivant différents aspects correspondant aux différents types de Seienden qu’il
contient.
Avec le cas des concepts logiques, Gödel explicite le phénomène d’incomplétude lié au
réel et qui s’étend au niveau de l’existence dans la conscience de l’homme, du fait que cette
conscience est un Seiende et existe donc dans le réel. Mais il faut probablement élargir cette
théorie. Le réel est constitué de l’ensemble des Seienden, c’est-à-dire de l’ensemble des
183
créatures de Dieu ; chacun d’eux est imparfait à côté de son Créateur, et plus on descend dans
la hiérarchie, plus on s’éloigne de cette perfection. Chaque type de Seienden exprime à sa
manière (de son point de vue) le monde. Le monde revêt une image différente selon le type de
Seienden que l’on considère, et probablement cette image sera incomplète car la créature qui
la représente est elle-même imparfaite. Seul Dieu est capable de saisir le monde, l’ensemble
des Seienden, y compris les concepts logiques, dans sa totalité, sous tous ses aspects dans un
même regard. Seulement, parmi les Seienden, le niveau de la conscience supporte un statut
privilégié du fait que seul en lui la connaissance du monde et des concepts est possible, à
l’image de ceux en Dieu.
Principe d’harmonie et relation d’expression entre Seienden
La fin de la remarque, affirme que dans le réel, les différents Seienden expriment le
monde de leur point de vue et que ces différents points de vue donnent lieu à des
représentations différentes du monde :
En un certain sens le niveau le plus bas contient déjà tout le reste, puisqu’on
peut construire « in terms » d’idées purement mathématiques une
représentation de la totalité du monde, comme in terms de concepts
physiques (Leibniz, harmonie préétablie). Le nouveau développement de la
physique a rendu claire cette connaissance pour les idées mathématiques (et
pas seulement physiques). (Voir également l’enseignement des nombres chez
les pythagoriciens). [XI, 16-18]
Le monde réel ne se compose donc pas uniquement de Seienden, mais des représentations que
chacun de ces Seienden produisent du monde. Gödel reprend cette idée dans ses conversations
avec Wang :
9.1.20 We should describes the world by applying these fundamental ideas :
the world as consisting of monads, the properties (activities) of the monads,
the laws governing them, and representations (of the world in the monads).
9.1.22 Nature is broader than the physical world, which is inanimate. It is
also contains animal feelings, as well as human beings and consciousness.
(Wang 1996, 295)
Le monde réel n’est pas uniquement le monde matériel, il est plus que cela ; il comprend tous
les aspects propres aux différents Seienden. Dans la remarque 9.1.20 Gödel parle de monades,
des propriétés des monades qui correspondent à leur activité, des lois qui les gouvernent et
184
des représentations que les monades ont du monde. Les termes utilisés par Gödel diffèrent de
ceux employés dans la remarque [XI, 16-18]. Bien que la remarque 9.1.20 pourrait non
seulement confirmer l’influence leibnizienne sur la hiérarchie des Seienden, mais aussi
témoigner d’une certaine continuité dans ses positions métaphysiques, il n’est pas évident
d’établir en quel sens les éléments du monde correspondent aux Seienden donnés en [XI, 1618].
La notion leibnizienne de monade pourrait se rapprocher de la matière, de la vie, de la
conscience et des anges, mais pas des propriétés, des lois et des représentations. La remarque
9.1.20 tend à confirmer qu’en exposant la hiérarchie des Seienden, Gödel élargit le cadre
leibnizien. La hiérarchie ne touche pas seulement les monades. Les propriétés des monades
sont probablement à rapprocher des concepts logiques ; elles pourraient être saisies comme
des concepts complexes qui ne seraient autres que des combinaisons des concepts les plus
simples. Les lois qui gouvernent les monades pourraient être associées à l’espace et au temps
dans la mesure où il s’agit probablement des lois qui accordent les monades entre elles, et qui
à chaque modification123 de l’une fait correspondre une modification dans les autres. Ces lois
sont alors au fondement des relations entre les monades, relations qui déterminent l’espace et
le temps. Les représentations sont liées à l’idée des monades comme miroir du monde dans
lequel elles sont créées. Chaque monade reflète le monde entier, et à chaque type de monade
correspond un type différent de représentation. Dans la dernière partie de la remarque [XI, 1618], Gödel semble étendre cette idée à tous les Seienden, y compris à ceux qui, chez Leibniz,
ne correspondent pas à des monades, puisque les idées mathématiques qui appartiennent au
niveau le plus bas, de même que les concepts physiques associées à l’espace et au temps,
offrent une représentation du monde. Toutes ces représentations différentes, appartenant à des
Seienden qui existent dans le monde réel, appartiennent alors également au monde réel. La
remarque 9.1.22 souligne également que le monde réel n’est pas que matériel, puisqu’il
contient non seulement les sensations (feelings), mais aussi les êtres humains et la conscience,
qui ne sont donc pas réductibles à quelque chose de matériel. Tous les Seienden doivent alors
avoir leur existence propre dans le réel et doivent être gouvernés par des lois différentes ;
quant au réel, il ne se réduit pas à ce qui est matériel.
123
Les modifications marquent le passage d’une perception à l’autre dans une monade, exprimant ainsi les
propriétés de la monade et lui conférant une activité. Les relations ne sont pas réelles pour Leibniz, au sens où
elles n’existent pas dans le monde. Mais elles peuvent avoir une certaine réalité dans la mesure où elles sont
pensées par Dieu sur la base des propriétés et modifications de propriétés des monades.
185
Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel est assez proche de l’idée leibnizienne des
monades comme miroir du monde, et du fait que comme chaque type de monades a ses
propres caractéristiques, suit ses propres lois, et donne lieu à une représentation spécifique.
Mais c’est à un autre principe leibnizien que Gödel fait explicitement référence ici : le
principe d’harmonie préétablie qui est un principe accordant les mouvements du corps et les
changements de perceptions des monades (accordant l’âme et le corps). Il serait intéressant de
comprendre comment Gödel reprend exactement ce principe, sachant qu’il se distingue de
Leibniz sur un certain nombre de points, et notamment sur le concept d’individu.
Chaque niveau de Seienden possédant ses propres caractéristiques doit suivre ses
propres lois. Les concepts logiques, les corps matériels, les êtres vivants, les consciences
humaines, les anges, ne suivent pas les mêmes lois car n’ont pas la même nature. Cependant,
pour que le monde soit cohérent, il est nécessaire que ces différentes lois s’harmonisent,
concordent, même si elles n’ordonnent pas les mêmes Seienden. Dans cet accord des principes
gouvernant chaque type de Seienden, une relation d’expression entre ces derniers est possible.
A chaque mouvement ou changement opéré dans un niveau, par exemple dans le corps d’un
individu, correspond sans doute un changement dans la conscience de cet individu, de telle
sorte que les deux changements sont dans un rapport d’expression. A travers le changement
corporel, il est possible de saisir un changement d’état d’âme, de même qu’un changement
d’état d’âme pourra se manifester physiquement.
Le fait que « le nouveau développement de la physique a rendu claire cette connaissance
pour les idées mathématiques (et pas seulement physiques) » est assez obscur pour l’instant. Il
est remarquable que Gödel mentionne les idées mathématiques et la représentation du monde
in terms d’idées purement mathématiques et non d’idées logiques. Comme souligné dans le
commentaire de la première partie de la remarque, il est possible que les idées purement
mathématiques renvoient aux concepts mathématiques appartenant au monde objectif des
concepts. Mais que seules les mathématiques, et non la logique, soient mentionnées pourrait-il
également signifier que seule la manifestation extensionnelle des concepts logiques produit
une représentation du monde, et non pas les concepts logiques en intension ? L’enseignement
des pythagoriciens nous apprend que toutes choses est nombre, tout ce qui existent est
représentable par les nombres et les rapports de nombres. Les pythagoriciens vont même
jusqu’à penser que les nombres sont à l’origine de toutes choses.
186
Conclusion sur la remarque [XI, 16-18]
La remarque [XI, 16-18] place le réalisme conceptuel de Gödel dans un cadre
métaphysique qui doit encore être éclairci, mais qui d’emblée démontre l’importance des liens
entre sciences, philosophie et métaphysique (explication de la signification du monde) dans la
pensée de Gödel. Elle nous montre que toutes les questions soulevées par le réalisme
conceptuel sont susceptibles de trouver des réponses dans ce cadre métaphysique. En cela, la
remarque [XI, 16-18] constitue un bon point de départ pour interroger cet aspect du
platonisme de Gödel dans les Max-Phil. A défaut de répondre à l’ensemble des questions, elle
les précise et donne des pistes de recherche.
Le problème relatif aux frontières délimitant le monde objectif des concepts est précisé
par la tension entre le statut de Seienden des concepts logiques et le fait que toutes les choses
ont une existence conceptuelle. Le monde des concepts objectifs ne contient-il que les
concepts logiques, ou les concepts logiques et leurs combinaisons ? Contient-il également les
concepts individuels ? Ces derniers peuvent-ils être conçus comme des combinaisons de
concepts logiques ? L’absence de toute référence aux concepts fondamentaux de la
philosophie est également frappante ; quelle place leur accorder ?
Le statut de Seienden accordé aux concepts logiques, ainsi que la triple existence
s’appliquant à tous les Seienden, interroge d’une manière générale les rapports entre concepts
et objets (choses individuelles et non-conceptuelles) et plus particulièrement les rapports entre
concepts logiques et objets mathématiques. Le premier rapport est troublé du fait que les
choses que l’on s’attendrait à voir dans le réel existent également sous une forme
conceptuelle – une essence ou un concept individuel – qu’il nous faut encore déterminer, et
que les concepts logiques que l’on s’attendrait à voir exister dans le monde objectif des
concepts, existent également dans le réel. Cependant, la distinction est maintenue entre les
deux types de Seienden, notamment par les différences dans l’application des relations entre
leurs différents niveaux d’existence. De leur côté, les rapports entre concepts logiques et
objets mathématiques ne sont que peu explicités, voire obscurcis par les incertitudes liées à la
transcription. L’hypothèse selon laquelle les objets mathématiques n’appartiennent pas à la
même réalité que les concepts logiques, c’est-à-dire n’appartiennent pas au monde objectif
des concepts, mais au réel comme manifestation extensionnelle de la logique, mérite d’être
étayée ; elle constitue une piste non négligeable pour comprendre en quel sens Gödel qualifie
les objets mathématiques de cas limites d’objets spatio-temporels.
187
Par ailleurs, l’ensemble des relations d’expression (réalisation, représentation,
présentation) ouvre des pistes pour comprendre comment nous saisissons les concepts
logiques objectifs. Ces derniers apparaissent dans le réel – auquel nous appartenons et que
nous percevons – sous différentes formes : à travers des symboles dans des processus
mécaniques matériels, à travers les objets mathématiques qui en sont probablement la
manifestation extensionnelle et enfin, ayant le statut de Seienden, ils y apparaissent en tant
qu’entités intensionnelles. Les concepts logiques sont en intension dans le réel, en tant que
« squelette » du monde. Cette dernière manière dans laquelle les concepts logiques
apparaissent dans le monde constitue toute l’originalité de la position défendue par Gödel : les
concepts logiques n’y apparaissent pas uniquement comme entités mentales dépendantes de
l’esprit de l’homme, mais eux-mêmes, directement et en intension, comme liaisons entre les
choses et comme articulations des faits. Chacune de ces manifestations dans le réel rend
compte à sa manière des concepts logiques. Puisque nous percevons le monde réel, et donc
ces différentes manifestations des concepts logiques, il serait intéressant de comprendre le
rôle que chacune d’elles jouent dans notre perception et saisie de ces concepts. En quel sens et
dans quelle mesure le réel est-il l’intermédiaire épistémique entre concepts subjectifs et
concepts objectifs ?
La dernière question en rapport avec le réalisme conceptuel est relative au phénomène
d’incomplétude qui semble être lié au réel, ainsi qu’à notre point de vue subjectif qui est ancré
dans le monde réel. Dans « Le platonisme de Gödel : un état de l’art », le phénomène
d’inépuisabilité et d’incomplétabilité ne touche que les mathématiques (infra, 88-89). Or ici,
du fait qu’un caractère incomplet est imputable au réel, à l’ancrage des choses dans le monde,
ce phénomène semble se manifester pour tous les niveaux des Seienden, et pas uniquement
aux mathématiques. Il manque l’ingrédient optimiste qui permet d’espérer trouver un moyen
d’atteindre les bons concepts, qui serait à la base d’une théorie satisfaisante des concepts. La
remarque [XI, 16-18], en affirmant une double incomplétude – de la réalisation des concepts
logiques dans le réel et de la conscience de l’homme, dont les concepts ne sont à leur tour
qu’une image incomplète des concepts objectifs – ne laisse que peut de place à un tel espoir.
Un certain nombre de points dans le cadre métaphysique exposé par Gödel restent
implicites et obscurs. Tout d’abord, le critère de la hiérarchie des Seienden. Quelles sont les
caractéristiques communes à l’ensemble des Seienden et quelles sont celles qui les distinguent
et les ordonnent ? Les recherches dans cette direction devraient lever le voile sur les rapports
entre les concepts logiques et les autres concepts, mais aussi au moins partiellement sur les
188
rapports entre concepts et objets. Ensuite vient la distinction entre la conscience de Dieu et
celle de l’homme, ainsi que la différence de rapport que les deux entretiennent respectivement
avec le réel. Gödel ne met pas l’accent sur les deux niveaux de conscience, il parle du
conceptuel en général. Pourtant l’idée que tout ce qui est dans le réel est une présentation
incomplète des concepts, impose de comprendre la conscience humaine comme la
présentation incomplète de la conscience de Dieu. Ce n’est qu’en précisant la nature des
entités réelles, et plus spécifiquement de l’entendement humain, que l’on pourra éclaircir
l’idée que nos concepts sont à l’image de l’espace objectif des concepts, mais le sont peut-être
incomplètement. D’une façon générale, il est indispensable de préciser la nature des entités
propres à chacun des niveaux d’existence et d’en comprendre les relations.
Les questions dégagées par la remarque [XI, 16-18] en lien avec le réalisme conceptuel,
incitent à poursuivre les recherches dans l’ensemble des Max-Phil. Chacune d’elles constitue
une piste thématique par laquelle une nouvelle entrée dans les manuscrits est possible. Nous
ne souhaitons pas faire le travail – bien trop ambitieux – d’un commentaire systématique de
toutes les remarques auxquelles la [XI, 16-18] peut faire écho, mais simplement montrer à
partir d’une sélection restreinte de remarques, comment les questions soulevées sont traitées
dans les Max-Phil et peuvent éventuellement trouver des éléments de réponses. Nous ne
faisons donc qu’ouvrir les pistes dégagées dans la première remarque étudiée, afin de prendre
la mesure du potentiel des Max-Phil.
Cinq pistes sont développées dans les sections suivantes pour éclaircir la notion de
concept. Une première section, 3.2, est consacrée au statut de Seienden des concepts logiques,
et aux conséquence de ce statut pour la notion de concept. Seront ainsi reprises (1) la question
des concepts logiques comme « squelette » du monde, comme liaisons du monde, c’est-à-dire
la question de leur apparition en tant qu’entités intensionnelles dans le monde ; (2) la
distinction entre concepts logiques et les autres concepts ; (3) la distinction entre concepts
logiques et objets mathématiques.
La section 3.3 s’arrête de façon plus détaillée sur la triple existence des Seienden, et ses
conséquences quant à l’ontologie gödelienne. Elle explore la différence entre le réel et le
conceptuel, par le biais de l’idée qu’il s’agit de deux niveaux auxquels nous avons accès par
deux types de perceptions différentes (sensibles et conceptuelles). Cette section devra
également mettre en évidence la façon dont Gödel explicite la distinction entre la conscience
de Dieu et la conscience de l’homme, question qui n’est pas développée dans la remarque [XI,
16-18], mais qui est essentielle pour comprendre le contraste entre les concepts subjectifs et
189
les concepts objectifs. Enfin, en précisant la forme que prennent les Seienden dans chacun de
ces niveaux d’existence, se dessine le schéma ontologique de Gödel, sous-jacent au cadre
métaphysique de la hiérarchie des Seienden et de leur triple existence. Ce schéma s’inscrit
dans une ontologie plus large, décrite par ce que Gödel appelle la quadripartition des choses,
et interrogeant les rapports entre possible et actuel.
La section (3.4) expose plus précisément les relations entre les trois niveaux d’existence,
et examine les rapports d’expression dans lesquels ils se trouvent. Cette section pose ainsi les
bases pour comprendre comment, à partir de nos représentations (en un sens leibnizien, lié
aux perceptions des monades) du monde réel, nous pouvons avoir une perception conceptuelle
et une connaissance des concepts objectifs. Notre connaissance des concepts est possible
parce que les choses existent selon trois formes d’existence qui sont dans un rapport
d’expression. En particulier, nous souhaitons mettre l’accent sur l’idée que toutes les choses
réelles, qui ne sont pas matérielles, ont une manifestation matérielle, perceptible par les sens,
qui reflète la vraie nature, l’essence, de la chose dont elle est la manifestation.
La section 3.5 interroge plus spécifiquement le rôle du réel (de l’existence réelle des
choses, y compris des concepts logiques) dans notre saisie des concepts objectifs. Dans cette
section nous souhaitons dégager une thèse forte défendue par Gödel : les symboles, en tant
que réalisation matérielle des concepts logiques dans le réel, sont nécessaires à la pensée
conceptuelle subjective. Cette section s’attache ainsi à comprendre ce rôle des symboles,
intermédiaire entre concepts subjectifs et concepts objectifs, à saisir ce qui, dans leur nature,
leur permettent d’être tournés à la fois vers les concepts objectifs (ils sont des images du
monde des concepts) et vers la pensée subjective (ce sont des entités réelles qui ont une forme
appropriée pour être saisies par notre pensée).
La section 3.6 se consacre au réel comme source d’incomplétude, afin d’expliquer la
distance entre concepts subjectifs et concepts objectifs. Notre connaissance des concepts
dépend à la fois de nos représentations du monde réel, des symboles qui sont des entités
matérielles, et de la nature de notre pensée, également ancrée dans le réel, qui prend une
forme temporelle. Dans les trois cas une forme d’incomplétude apparaît. L’incomplétude est
d’abord intrinsèque à toutes choses réelles, puis plus proprement à notre conscience. Il est
indispensable d’interroger ses trois formes d’incomplétude pour connaître le rôle qu’elles
jouent dans notre connaissance, et de quelle manière elles la limitent. La question sous-jacente
sur laquelle s’ouvre cette section est de savoir si nous serons un jour capables de dépasser les
obstacles que nous rencontrons à l’établissement d’une théorie des concepts (tels que les
190
paradoxes, où la recherche des concepts primitifs), comme le prétend l’ingrédient optimiste
du réalisme de Gödel.
3.2 Les concepts logiques comme Seienden
Les concepts logiques sont des Seienden. Ce statut que leur confère Gödel pourrait
indiquer qu’ils existent dans le réel sous forme d’entités intensionnelles. Afin de préciser cela,
le critère déterminant les Seienden doit être explicité, de même que celui à l’origine de
l’ordonnancement des Seienden suivant la hiérarchie proposée par Gödel. Il est indispensable
de comprendre ce que signifie être un Seiende pour des entités qui traditionnellement – ou du
moins dans la philosophie de Leibniz dont s’inspire Gödel – n’en sont pas. Qu’est-ce que
signifie être Seiende pour un concept logique ? Pourquoi occupent-ils le premier rang de la
hiérarchie ? Seuls les concepts logiques ont ce statut ontologique, qu’en est-il des autres, des
concepts complexes (propriétés et relations), des concepts d’individu, des concepts
fondamentaux de la philosophie ?
Une autre série de questions s’ouvre avec le critère à l’origine de la hiérarchie des
Seienden sur le statut des objets mathématiques. Nous avons choisi de privilégier la lecture de
la remarque [XI, 16-18] avec « mathematischen », supposant que les objets dont Gödel parle
dans la parenthèse précédant la mention des concepts logiques sont les objets mathématiques,
pendants extensionnels de ceux-là. La suite de la remarque laisse supposer que les objets
mathématiques pourraient être une manifestation des concepts logiques dans le réel. En
s’intéressant de plus près au critère de la hiérarchie, il serait possible de soutenir cette
hypothèse en vérifiant si les objets mathématiques (les unités et leurs combinaisons) sont
susceptibles ou non d’être des Seienden. S’ils en sont, alors ils ne peuvent pas être
uniquement une manifestation dans le réel. Aussi notre hypothèse affirmant que les objets
mathématiques n’ont d’existence que dans le réel, et non dans les niveaux conceptuels, serait
réfutée. En revanche, l’infirmation de ce statut pour les objets mathématiques y serait plutôt
favorable, nous engageant alors à interroger les rapports entre la réalité décrite par les
concepts logiques et la réalité décrite par les mathématiques. Certains indices suggèrent que la
seconde alternative est défendable.
Le premier travail sera donc de dégager le critère de la hiérarchie, pour ensuite
comprendre comment il s’applique à chacun des Seienden, et plus particulièrement aux
191
concepts logiques. Ainsi nous espérons expliquer la place que ces derniers occupent dans la
hiérarchie, et les conséquences quant à leur nature, notamment sur ce qui peut les distinguer
des autres concepts. Enfin nous nous intéresserons aux objets mathématiques et au statut
qu’ils peuvent prétendre avoir, éclairant ainsi leur nature et les rapports qu’ils entretiennent
d’une part avec les concepts logiques et d’autre part avec le réel.
3.2.1 Le critère de la hiérarchie des Seienden : la capacité de réaction
Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel n’explicite pas ce qui caractérise les Seienden, ce
qui leur confère cet ordre : concepts logiques (et objets mathématiques), espace et temps,
matière, vie, conscience et ange. S’il était certain que Gödel reprenne une hiérarchie déjà
connue et proposée par un auteur – en l’occurrence Leibniz serait sans doute le candidat le
plus crédible – nous pourrions nous y rapporter directement. Cependant, s’il est rendu
manifeste que Gödel s’inspire de Leibniz, il l’est tout autant qu’il s’en distingue en
introduisant des entités que Leibniz ne pense pas comme des entités réelles, au sens d’exister
dans le monde. Gödel ne se cantonne donc pas à une hiérarchie des monades, il l’étend aux
concepts,124 ainsi qu’à l’espace et au temps (qui sont des relations et ne peuvent prétendre au
statut de substance pour Leibniz). Par conséquent, il est nécessaire de mettre à jour ce critère
avant tout à la lumière des Max-Phil, en restant au plus proche de la pensée de Gödel, avant
de voir dans quelle mesure il est influencé par la philosophie de Leibniz.
Ce qui est commun à tous les Seienden est probablement la possibilité d’une activité. La
capacité d’agir et de pâtir varie en fonction des types de Seienden, donnant le critère de leur
ordonnancement. Probablement, plus l’activité des Seienden est proche de celle de Dieu, plus
ils sont élevés dans la hiérarchie. Le premier passage qui nous met sur la voie, reprend l’idée
d’une hiérarchie pour laquelle Gödel ne parle alors pas de Seienden, mais d’objets
(Gegenständen) :125
124
Les concepts objectifs au sens de Gödel peuvent trouver leurs équivalents dans les idées in mente Dei chez
Leibniz. Or pour Leibniz les idées ne peuvent pas prétendre à une existence dans le réel, leur statut ne peut pas
dépasser celui d’entités mentales.
125
Le terme « Gegenstand » est repris ici par Gödel, il l’emploie également dans la remarque [XI, 16-18] au
niveau le plus bas de la hiérarchie des Seienden (infra, 159-160). Qu’il soit utilisé pour parler de ce qui
correspond aux Seienden de la remarque [XI, 16-18] accentue d’avantage encore les doutes quant au fait que
Gödel puisse parler des « mathematischen Einheiten » (ibid.). Comme nous l’avions souligné alors, Gödel
distingue bien Geganstand de Objekt, mais il pourrait également le distinguer de Ding. Le terme « Ding » n’a
pas un sens bien déterminé dans les Max-Phil. En fonction du contexte il peut faire référence à toutes les entités
ontologiques recensées par Gödel, mais aussi, en un sens plus restreint, seulement aux choses qui existent
réellement.
192
Chaque objet, depuis l’inanimé jusqu’aux anges, est d’après son essence,
quelque chose qui réagit, qui a un « caractère » (c’est-à-dire qu’un certain
« actus » suit une certaine « passio ») ; peut-être que les concepts aussi sont
à comprendre de cette façon. (IX 52)
Il fait peu de doutes que les objets dont parle Gödel ici « de l’inanimé jusqu’aux anges »
correspondent à une partie des Seienden de la remarque [XI, 16-18]. Le fait qu’il use ici du
terme « objet » et non de « Seiende » est-il significatif ? Probablement pas, dans la mesure où
Gegenständen désigne des objets au sens d’entités objectives qui existent indépendamment de
nous, contrairement à Objekt qui serait plutôt l’objet tel que nous le visons (objet de
connaissance, de perception, etc.). Le terme « objet » utilisé ici est donc suffisamment large
pour comprendre tous les Seienden et ne s’oppose pas à l’idée d’exister réellement. Il est
possible que le terme « Seiende » qui figure plus tardivement dans les Max-Phil précise alors
ce dernier point.
A quels Seienden les objets « inanimés » font-ils exactement référence ? Devons-nous
penser à l’espace et au temps, ou bien à la matière ? De même, Gödel ne parle pas uniquement
des concepts logiques dans cette remarque, mais des concepts en général, sans aucune
spécification. La correspondance entre les objets dont il est question ici, et les Seienden n’est
donc pas si évidente, indiquant peut-être certaines hésitations dans la mise en place d’une
hiérarchie de ce qui existe. Mais le critère est donné : ce qui compte parmi cette hiérarchie
doit être quelque chose qui réagit, qui a un « caractère » en fonction de son essence. Une
remarque du Max-Phil X, dans laquelle Gödel se réfère directement à Leibniz,
126
reprend l’idée de réaction liée à l’essence d’une chose: « la réaction appartient en toutes
circonstances à l'essence » (X, 70). A cette occasion, Gödel propose une interprétation logique
du fait que tout ce qui arrive à une substance découle de sa notion. Il reprend l’idée qu’une
notion individuelle renferme tout ce qui lui arrive :
Celle-ci repose sur le fait que ce qui se produit dans les monades de genre
inférieur ne dépend, dans ces monades, que des événements précédents.
Comme en général tout ce qui se produit dans une monade dépend seulement
de ce qui s'est déjà produit en elle. (X, 42)
Ce passage est également tiré d’une remarque dédiée à Leibniz. Une réaction correspond à un
acte qui suit un certain affect et ce processus ne fait pas intervenir le monde extérieur, car
126
Plus exactement à l’ouvrage, publié par Couturat, Opuscules et fragments (Leibniz 1903).
193
« les monades n’ont pas de fenêtre ».127 Les affects et les actions sont inscrits dans la notion
même d’une chose et n’ont pas de cause extérieure. Dans les termes employés par Gödel,
l’essence d’une chose découle tout ce qui arrive à une monade, c’est-à-dire que l’essence
d’une chose renferme d’une façon ou d’un autre l’ensemble des enchaînements « passio »
(affect) et « actus » (action) dont elle est (était et sera) le sujet.128
Gödel s’inspire probablement de Leibniz pour parler de réaction des objets dans la
remarque [IX, 52-56], bien qu’à cette occasion il ne se réfère pas explicitement à Leibniz, qui
n’apparaît que dans le cahier X. Le fait même de prendre cette capacité de réaction comme
critère de ce qu’il appelle « objet » ou « Seienden », n’est pas sans rappeler celui que Leibniz
donne pour parler des substances dans Principes de la nature et de la Grâce. L’ouvrage
s’ouvre ainsi : « La substance est un être capable d’action » (GP VIII 598). Il se pourrait alors
que les objets « depuis l’inanimé jusqu’aux anges » se rapportent à la hiérarchie leibnizienne
des substances, dont il souhaite étendre le critère aux concepts logiques. Dans ce cas la place
de l’espace et du temps n’est pas clairement définie. Ce ne sont pas des substances au sens
leibnizien, Gödel respecte-il cette conception ? L’inanimé ferait alors référence à la matière,
en tant qu’elle est purement passive, et l’espace et le temps seraient alors inclus dans les
concepts. Suivant la façon dont Gödel expose le critère pour qu’une chose soit un Seiende,
examinons dans un premier temps comment Gödel l’applique aux objets « depuis l’inanimé
jusqu’aux anges », pour ensuite comprendre en quel sens il peut l’étendre aux concepts et
comment ces êtres sont susceptibles d’une réaction. Nous considérons alors que les objets
inanimés correspondent à la matière, laissant pour le moment le cas problématique de l’espace
et du temps.
De la matière jusqu’aux anges
Dans le contexte de la hiérarchie des Seienden, la matière doit probablement se
rapprocher du concept leibnizien de materia prima, qui serait bien dotée de réactions mais
alors en un sens purement passif :
D'après Leibniz, la materia prima est quelque chose de purement passif,
(c'est à dire qu'elle n'est pas la cause de quelque état ou changement d'ellemême que ce soit23.) Son être réside dans l'impénétrabilité, qui est "étendue"
sur l'espace. [L'impénétrabilité serait quelque chose qui exclut certains états
127
Gödel utilise l’expression dans le cahier X : « l’idée leibnizienne selon laquelle les monades "n'ont pas de
fenêtre" » (X, 34).
128
voir §22 de la Mondalogie : « et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite
de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir » (GP IX 610).
194
et changements, donc ce serait bien une sorte d'action négative]. L'inertie
serait au contraire une action de l'entéléchie contenue en elle [bassin à
poissons].
23
Ou bien : elle est indifférente aux états qui sont gravés en elle (ce qui est plus fort).
[XI, 28-29]
La matière première chez Leibniz n’est pas une monade, mais un principe inhérent à toutes les
monades. Elle est une puissance passive primitive. La materia prima est une force de
résistance car elle confère aux monades une impénétrabilité, « une limitation et une position
répondant à la distinction et à la place logique de leur notion dans l’entendement divin »
(Belaval 2005, 281). Les monades sont ainsi séparées des autres, car elles ont en elles ce
principe qui s’oppose aux changements qui proviendraient de l’extérieur et sans lequel la
multiplicité des monades deviendrait impossible. La materia prima est impénétrabilité, elle
sépare le corps d’une monade des autres corps ; la monade peut ainsi suivre ses propres
changements sans l’influence extérieure des autres monades. La materia prima est alors
« étendue dans l’espace », c’est-à-dire qu’elle est la réalisation dans le réel de la position de la
notion d’une monade dans l’espace logique, ou encore la coexistence des monades. La
dernière phrase de la remarque souligne l’opposition de la materia prima à la materia secunda.
L’entéléchie comme puissance active primitive des monades est la force à l’origine du
mouvement, c’est-à-dire du passage d’un état à l’autre dans les monades, à l’origine des
changements dans les monades. C’est un principe d’activité, forme de toute substance, ce qui
fait d’une substance une substance. Ce n’est qu’avec la materia secunda que nous pouvons
parler de corps et de variété des points de vue.
La remarque [XI-28-29] témoigne de l’attention portée par Gödel aux notions
leibniziennes. Il n’est cependant pas certain qu’il les reprenne strictement à la façon dont
Leibniz les conçoit. En l’occurrence, il n’est pas évident qu’il reprenne les termes-mêmes de
materia prima et materia secunda pour sa propre philosophie. 129 Dans le cadre de la
hiérarchie des Seienden il s’en inspire, mais semble l’abandonner pour ne parler que de
matière. A moins que par « matière » il n’entende la notion leibnizienne de corps qui
présuppose matière première et matière seconde, ce qui pourrait expliquer le caractère
mécanique que Gödel confère à ce niveau des Seienden.
129
Souvent Gödel reprend la notion de materia prima pour interroger et comprendre la notion d’espace.
Autrement elle reste attachée au cadre proprement leibnizien. Dans le cahier X, la notion de materia prima
apparaît dans deux remarques intitulées « physique » concernant l’espace ([X, 10] et [X, 13-15]) et dans une
remarque dédiée à Leibniz [X, 59-62].
195
Si la matière correspond aux objets inanimés, alors son activité n’est pas positive, mais
négative, à l’image de la qualification attribuée à la matière première : elle est la résistance
aux forces actives extérieures. Si par « matière » il faut entendre les corps, alors elle ne se
résume pas à une force passive, mais est également active. Mais cette activité est dénuée de
volonté qui est propre à l’âme. La matière serait le moteur des changements des monades sans
en être la source (que l’on doit chercher dans la monade dominante). Leibniz entendant les
substances qui ne sont pas douées d’âme comme des choses inanimées, il est probable que
Gödel en fasse autant et conçoive la matière à l’image des substances corporelles de Leibniz.
En ce sens les choses purement matérielles ne renfermeraient pas le principe de leur unité, et
seraient de simples agrégats sans unité organique, tels qu’on les rencontre avec les minéraux.
Dans la hiérarchie des Seienden, vient ensuite la vie. Probablement Gödel fait-il
référence au biologique, mais peu d’indices sont laissés pour savoir s’il y comprend les
plantes.130 La particularité de ce niveau est qu’il n’est pas que matière ; le vivant a un corps,
mais aussi une âme qui ne se réduit pas à la simple forme du corps, car autrement « une
automobile devrait également avoir une âme » [XI, 29], « Les âmes […] ne sont pas des
prédicats de la matière, mais quelque chose "au-dessus de moi", qui cause le comportement
du moi. » [XI, 31]. Le « moi » renvoie à l’unité organique de la substance et que l’âme soit
au-dessus du moi indique qu’elle doit en être le principe. L’âme est alors la cause du
comportement du moi. Il n’est pas évident de savoir comment la notion de comportement doit
être comprise. Elle est sans doute liée à la notion de changement, mais il n’est pas précisé si
l’on parle de changement d’états (perceptions) de la substance ou de changements corporels
(mouvements). En se référant à Leibniz, Gödel parle des changements de perceptions :
« Alors la conception leibnizienne selon laquelle les perceptions de chaque âme ne dépendent
que des actions de leur volonté, serait juste au sens où [les perceptions] sont même "causées"
par ces actions de la volonté » (XI, 49). Les êtres vivants ont une âme à l’origine de leurs
réactions. Par conséquent, les êtres vivants ont en eux-mêmes la cause de leurs changements,
de leurs actions et passions. Mais les substances douées d’une âme n’ont pour autant pas leur
raison en elle, privilège accordé aux substances douées d’une conscience.
130
Gödel affirme que « la "vie" est un prédicat de tous les objets de la zoologie » (IX, 9). Mais il ne parle pas
beaucoup du cas des plantes. On trouve un passage dans lequel il dit que « les états des plantes et des atomes ont
probablement une plus grande affinité avec nos états qu'on ne le pense au premier abord » (XI, 90b), ce qui nous
laisse penser qu’il pouvait effectivement les inclure dans la hiérarchie des Seienden, mais on ne sait pas
exactement s’il les place plutôt avec les atomes, c’est-à-dire la matière, ou avec la vie ; Gödel ne s’attache pas
particulièrement à cette question.
196
Au niveau de la conscience apparaît l’homme et la capacité de réflexion. Gödel parle
également d’esprit : « l’être d’un esprit consiste dans la conscience » (IX, 31). Non seulement
les substances douées de conscience sont une représentation du monde, reflètent la totalité du
monde selon leur point de vue, mais elles voient leur propre représentation, en elles-mêmes.
La conscience est associée à la raison, ainsi qu’à la connaissance (morale aussi bien que
théorique). Dans une remarque du cahier XI, [XI, 141-142], Gödel parle de l’activité
« "consciente" ou "raisonnable" » qui accompagne la capacité d’une « réflexion de soi »
(Selbstreflexion), c’est-à-dire une capacité de « perception de notre propre perception ». A
nouveau, il est possible de faire le rapprochement avec Leibniz, puisque dans une des
remarques qui lui est consacrée, [X, 79-85], Gödel souligne ce qui, chez cet auteur, est à
l’origine de la « "liberté" des esprits » :
La « liberté » des esprits (par opposition aux animaux et aux atomes)
consiste dans le fait qu’ils sont les seuls pour lesquels leurs actes se reflètent
en eux, et ce dans leur totalité (c’est-à-dire incluant leurs effets les plus
éloignés). […] En d’autres termes : Les esprits font réellement ce qu’ils font,
c’est-à-dire qu’ils « savent ce qu’ils font ». Entendez que leur action est
effectivement dirigée vers ce qui apparaît comme résultat (elle ne peut être
dirigée que vers ce qui est en eux ou vers ce qui se reflète en eux) 39.
39
C’est pourquoi ils sont « responsables ».
Dans ce passage, en s’inspirant de la monadologie leibnizienne, Gödel note la façon
dont il interprète la capacité propre aux substances douées de conscience, c’est-à-dire propre
aux esprits. Grâce à la conscience, les esprits sont non seulement la cause de leurs propres
actions, mais ils sont également capables de les percevoir. « Leurs actes se reflètent en eux »
et donc « ils savent ce qu’ils font ». Ils ont une connaissance de leurs actes, qui ne sont alors
pas la simple expression de leur essence, mais le fruit de leur propre volonté. En percevant
leurs actions, les esprits perçoivent le monde (la représentation du monde liée à leur point de
vue) et sont alors capables de vouloir agir dans un but qu’ils se donnent. Ils sont capables de
viser quelque chose à travers eux : « leur action est effectivement dirigée vers ce qui apparaît
comme résultat (elle ne peut être dirigée que vers ce qui est en eux ou vers ce qui se reflète en
eux) ». Ils sont capables de viser quelque chose du monde qui se reflète en eux. La conscience
aspire à modifier le monde. Gödel insiste sur ce dernier point un peu plus loin dans la même
remarque : « Une autre condition évidente de la liberté est que les actes proviennent
effectivement des esprits et non d’une force extérieure (pulsion, instinct, impulsion). C’est-à197
dire qu’ils font réellement ce qu’ils font » (X, 84). Contrairement aux animaux, dont l’âme
cause les changements de perception et les mouvements du corps sans en avoir les raisons, les
hommes savent pourquoi ils agissent et pâtissent. Ils ont en eux la raison de leurs actes. Selon
Leibniz, cette capacité rejoint alors la possibilité de connaître les vérités éternelles.
Les Max-Phil ne contiennent que peu d’indices éclairant l’action des anges. Gödel
indique que suivant Leibniz, comme les autres « êtres » (Wesen), les anges ont « un corps
composé de materia prima » (X, 60). On trouve l’affirmation de leur supériorité par rapport à
l’homme dans le cahier IX : « L'homme se situe à mi-chemin entre animal et ange » (IX,
71). 131 Gödel peut également voir de façon négative leur degré ultime qui en fait des
intermédiaires entre nous et Dieu : « le royaume des anges rendant impossible le contact
direct entre Dieu et les hommes » (X, 85), mais il ne s’attarde pas sur ce qui les caractérise.
On ne peut que supposer qu’ils aient une plus grande force que les hommes, une conscience
plus puissante, leur permettant d’agir plus librement.
De la matière aux anges, Gödel suit le cadre donné par la hiérarchie leibnizienne des
substances, partant de ce qu’il qualifie d’action négative, attribuée à la matière, jusqu’à une
action réfléchie, conscience impliquant la connaissance du monde et des vérités éternelles, et
probablement plus encore avec les anges. Chacun de ces Seienden a une capacité d’action qui
lui est propre et chacune d’elle se rapproche un peu plus de Dieu, c’est-à-dire se rapproche
d’une capacité d’action parfaite. Comment Gödel applique-t-il ce critère à l’espace, au temps,
ainsi qu’aux concepts logiques ? Si Gödel étend la hiérarchie à ces Seienden, il est probable
qu’il les dote d’une certaine capacité à agir. Ces Seienden doivent être liés au critère de la
hiérarchie basé sur la capacité à réagir donné par l’essence ou le caractère.
Espace et temps
Considérer l’espace et le temps comme des Seienden est problématique au regard du
cadre leibnizien dont s’inspire Gödel. Aucun des deux ne peut prétendre au statut de
substance chez Leibniz. L’extension de l’application du critère de la hiérarchie ne commence
pas avec les concepts logiques, mais déjà avec l’espace et le temps. Il est d’autant plus
difficile de comprendre pourquoi Gödel les compte parmi les Seienden quand on sait qu’il
opte pour une conception relativiste et subjectiviste du temps ainsi que de l’espace. 132
Pourtant deux passages attirent plus particulièrement notre attention. Le premier décrit
l’espace comme le champ de possibilité de l’action : « les relations spatiales signifient une
131
La remarque est également citée (infra, 159) et reprise en (infra, 209) pour la question des objets
mathématiques.
132
Voir (Gödel 1995f) et la section 3.6.
198
possibilité d'action » (XI, 27). Cette première affirmation est plutôt cohérente avec le cadre
leibnizien, en revanche, Gödel s’en éloigne avec la remarque suivante : « Remarque
(Philosophie) : Un bon exemple de substantialisation d'un accident est l'espace : il ne consiste
en premier lieu qu'en une relation entre des corps, mais il est ensuite transformé en "points de
l'espace" et devient un "être" existant de façon indépendante » [XII, 11, 2]. Le pas franchi par
Gödel d’une substantialisation de l’espace ne serait pas acceptable d’un point de vue
leibnizien, mais il contribue à comprendre la place de l’espace dans la hiérarchie des Seienden.
Gödel n’exclut pas de concevoir les points de l’espace comme des Seienden.
Cependant pourrait-il en être de même pour le temps ? Rien n’est moins sûr. Le temps
est lié au sujet, il n’existe pas objectivement pour Gödel ; il l’affirme dans ses conversations
avec Wang, mais les remarques des Max-Phil sur le temps tendent déjà à souligner son
caractère subjectif et relatif.133 Même si Gödel conçoit le temps comme une relation entre les
choses du monde, comme un concept qui découle du concept de cause, 134 à l’instar de
l’espace, il est peu probable qu’il puisse être une substance et exister indépendamment. Sans
résoudre cette difficulté, retenons que les deux peuvent être assimilés à la possibilité d’action,
les rattachant ainsi au critère de la hiérarchie. Ils sont inférieurs à la matière, car ne sont pas
eux-mêmes matériels, ne sont pas dotés d’une activité, mais sont seulement possibilité
d’action. Ils résultent de l’action des substances. Sur ce point encore l’influence leibnizienne
se fait sentir : l’espace comme l’ordre des coexistants et comme relation de compatibilité
entre les possibles que l’on peut penser comme existant ensemble (Belaval 2005, 274) et le
temps comme relation de succession, c’est-à-dire comme relation d’incompatibilité des
possibles que l’on ne peut pas penser comme existant ensemble (ibid.).
Activité des Concepts logiques
En suivant le critère appliqué jusque-là à la hiérarchie des Seienden, les concepts
logiques doivent alors être rattachés d’une façon ou d’une autre à la capacité d’action, de telle
sorte que soit justifié le rang qu’ils occupent, à savoir le plus bas dans la hiérarchie et
précédant celui de la possibilité d’action. Le quatrième point de longue remarque [IX, 52-56]
témoigne plus spécifiquement de la façon dont Gödel entend étendre le critère reposant sur
une capacité de réaction aux concepts logiques. La remarque est consacrée à la distinction
133
Voir la section 3.6.
« The fundamental philosophical concept is cause. It involves : will, force, enjoyment, God, time, space. Will
and enjoyment : hence life and affirmation and negation. Time and space : being near is equivalent to the
possibility of influence » (Gödel 1995b, 433). Le concept fondamental est celui de cause, dont découlent
notamment l’espace et le temps conçus alors comme le fait d’être proche. La possibilité d’influence ressemble
alors à la possibilité d’action dont parle Gödel en (XI, 27).
134
199
entre « les concepts considérés comme objets [Gegenstände] » et les « autres objets »,135 elle
contient d’ailleurs le passage déjà cité (infra 193) :
Peut-être que les concepts sont des « esprits » et que le fait qu'un concept
convienne à une chose est simplement un signe de ce que cette chose a été
« choisie » par ce concept. Dans ce choix (c’est-à-dire dans la -relation), la
chose est la partie passive et le concept la partie active.25 D’où, quand l'relation se modifie, on ne dit pas que le concept s'est modifié, mais la chose.
Les lois selon lesquelles ce choix survient, sont déterminées par le caractère
du concept et son obéissance vis-à-vis de Dieu (ce sont les lois de la nature).
[54] Dans la mesure où les choses sont « actives », elles sont ce que sont les
concepts (elles montrent en cela une certaine « essence »), mais ce qui est
actif dans les choses non-conceptuelles n'a pas immédiatement pour
suite un changement dans une chose distincte d'elles, cela n'arrive en fait
que parce que « Dieu envoie ses serviteurs pour causer cela ». Ce que peut
faire l'homme n'est qu'un « vouloir », mais il n'est pas lui-même la cause de
l'effet [de ce vouloir]. Les deux valeurs de vérité représentent les deux
« actions » possibles d'un concept sur une chose. Chaque fait est donc en
dernière instance une « action » (actus) de quelqu'un.26 La différence par
rapport à nos actions est que les concepts sont motivés par le fait d’avoir en
face d’eux l’univers entier, comprenez les choses réelles, alors que nous n’en
avons qu’une petite partie, qui plus est se présentant dans une image donnée
par les « organes » de la connaissance. Aussi, notre action n'est que
« médiate ». Ce qui est remarquable, c'est qu'en ce sens les choses plus
primitives (par exemple les atomes) se rapprocheraient plus de la façon
d'agir des [55] concepts que les choses plus élevées (comme l'homme). Mais
il est possible de penser que cela ne vaut que pour les concepts simples (qui
sont en effet quelque chose de « physique »), et qu'au contraire les concepts
complexes (comme cela se montre à leur structure) ont une armée de
« serviteurs » – les concepts subordonnés – qui correspondent à notre
cerveau et à nos organes d'action (à moins que l'action soit toujours
« immédiate » dans le cas du concept et que cela soit justement ce qui le
caractérise ? Seule est médiate la condition exprimée dans la définition et
sous laquelle le concept agit, c'est à dire « choisit »). Tout cela exprime un
135
L’introduction de la remarque [IX, 52-56] souligne une différence plus profonde entre les concepts logiques
et les autres Seienden qu’entre aucun autre Seienden, différence déjà remarquée à partir de la remarque [XI, 1618].
200
« animisme des concepts », ou un animisme logique. La différence entre
concept et chose est donc que les choses sont le « purement passif »27, c’està-dire qu'elles n'ont d'autre action que sur elles-mêmes. La seule chose
qu'elles peuvent faire, c'est « vouloir ». Le solipsiste semble en ce sens plus
justifié que celui qui dit que nous ne pouvons percevoir que des choses qui
sont en nous. La deuxième différence28 entre chose et concept est que seul le
concept offre les liaisons qui font du monde une « structure », [56] ce qui est
en l’occurrence correct dans la mesure où les rapports entre deux choses ne
se produisent que par la médiation des concepts auxquels elles se rapportent.
Et même : la perception des autres choses aussi n'a lieu que par la médiation
des concepts. L'état dans lequel nous sommes quand nous percevons un
concept est la deuxième façon selon laquelle les concepts «choisissent 136 »
(d'après Aristote, c'est finalement la même chose, puisque la perception
signifie que la forme est « en nous »).
25
26
ce qui « domine ».
ou bien les deux actions possibles de la chose sur elle-même (ayant comme
conséquence la subordination au concept), dans le cas des concepts qui expriment un
actus de la chose. L'unique activité des choses consiste dans le fait qu'elles se
subordonnent à certains concepts.
27
les concepts sont aussi « quelque chose qui pâtit ».
28
mais qui suit de la première.
[IX 52-56]
Plusieurs affirmations éclairent le statut de Seiende des concepts logiques. Les concepts en
général ont une capacité d’action qui consiste à s’appliquer aux choses, et cette action
dépendrait d’un choix de la part des concepts. Leurs actions ont une double conséquence. La
première est que les concepts forment les essences des choses. La seconde, qui en découle, est
qu’ils apparaissent dans le monde à travers les essences actualisées. Ils constituent alors la
structure du monde, car en formant les essences, ils règlent en quelque sorte l’action de toutes
les choses actualisées. L’action des choses dans le monde ne se réalise alors que par leur
intermédiaire. La dernière affirmation remarquable est que Gödel met en doute que cette
action des concepts touche tous les concepts, il introduit l’idée que seuls les concepts simples
en sont dotés, et que seuls eux sont « physiques ».
136
Une autre lecture est possible à partir du manuscrit : « nous choisissent ».
201
Le passage commence par supposer que les concepts sont des esprits, ce dernier terme
étant placé entre guillemets. Gödel utilise un grand nombre de fois les guillemets dans la
citation, et il n’est pas évident d’en connaître les raisons exactes. Peut-être cherche-t-il à fixer
le vocabulaire de l’extension du critère de la hiérarchie au cas des concepts, se détournant
alors de la terminologie employée pour les Seienden qui correspondent d’avantage aux
substances du cadre leibnizien. Les esprits occupent un rang élevé dans la hiérarchie, Gödel
utilise alors probablement ce terme de façon analogique dans le cas des concepts qui sont
censés occuper le rang le plus bas. Par-là, Gödel peut indiquer que le critère s’applique à eux
et qu’il pourrait avoir quelque chose de commun avec les Seienden des rangs les plus élevés.
L’action des concepts consiste en un choix qui expliquerait « le fait qu’un concept
convienne à une chose », autrement dit que l’application de ce concept à cette chose
corresponde à quelque chose d’objectif. Le concept choisit donc les choses auxquelles il
s’applique, réalisant ainsi une -relation (esti-relation). L’-relation est l’opération
fondamentale d’application de concept, qui lie chaque concept à chacun des arguments qui
tombent sous lui. Par cette opération un complexe est alors formé, qui peut être soit un
nouveau concept si on a une application de concept à un concept, soit un état de choses si le
concept s’applique à une « chose non-conceptuelle ».
Dans l’-relation, c’est-à-dire dans le choix des concepts les liant à des choses pour
former des complexes, ce sont bien les concepts qui agissent et les choses qui pâtissent. Les
premiers sont la partie active, les secondes la partie passive. Autrement dit, si l’on reprend la
terminologie leibnizienne qui sous-tend la hiérarchie proposée par Gödel, le concept est à la
source d’un changement dans les choses qui subissent alors une modification : « D’où, quand
l'-relation se modifie, on ne dit pas que le concept s'est modifié, mais la chose ». Si le
concept opère un changement – ce qui lui est possible en tant que partie active – il imprime ce
changement sur la partie passive, la chose.
Le seul changement de choix à la portée des concepts est de s’appliquer ou de ne pas
s’appliquer à une chose, Gödel y revient sur la partie soulignée dans la citation : « Les deux
valeurs de vérité représentent les deux "actions" possibles d'un concept sur une chose ». En
choisissant de s’appliquer à une chose, on dit alors que le concept convient à cette chose et
que le complexe formé correspond à un état de chose objectif, vrai. Tandis que s’il ne s’y
applique pas, leur liaison par l’-relation est fausse, et ne correspond à rien objectivement. La
conséquence de cette conception est alors que « chaque fait est donc en dernière instance une
"action" (actus) de quelqu'un ». L’essence des choses – source de leurs actions (de leurs
202
propriétés) – est elle-même explicable par une action, en l’occurrence celle des concepts. Les
faits du monde qui consistent dans l’actualisation d’un état de chose, 137 c’est-à-dire d’un
complexe formé par une -relation entre un concept et une chose, correspondent donc à
l’action d’un concept. La note 26, propose une autre alternative, qui confirme que les fait sont
en dernière instance une action. Si l’action ne vient pas des concepts, alors il faudrait supposer
qu’elle vient des choses. L’action ne consisterait pas en une application, mais en une
subordination de la chose aux concepts. L’action ou choix des concepts consiste donc dans
leur application aux choses. Par une action inverse de celle de l’application de concept, les
choses n’auraient alors également que deux possibilités d’action : tomber sous un concept ou
non. Mais le corps du texte ne considère que la première alternative.
Maintenant il s’agit de comprendre en quoi la chose peut être modifiée par un
changement dans le choix des concepts. L’hypothèse la plus vraisemblable serait qu’elle le
soit dans leur essence, puisque « dans la mesure où les choses sont "actives", elles sont ce que
sont les concepts (elles montrent en cela une certaine "essence") » (IX 52-56).138 Mais cette
essence pourrait alors être le résultat de l’action des concepts. En choisissant à quelles choses
ils vont s’appliquer, les concepts confèrent aux choses leurs propriétés c’est-à-dire leur
capacité d’action.139
L’accord des réactions entre les choses non-conceptuelles serait alors imputable à
l’action des concepts. Gödel reprend l’idée que les monades n’ont pas de fenêtre et n’agissent
donc pas directement sur les autres monades. Selon cette idée, l’accord est pensé en amont
dans leur notion qui renferme tout ce qui se produira dans la monade, toutes ses propriétés,
c’est-à-dire toutes ces actions qui ne correspondent alors qu’à des changements internes.
Lorsque Gödel affirme que les concepts choisissent les choses sur lesquelles ils s’appliquent,
il suggère que les changements internes des choses non-conceptuelles (il ne parle pas de
monades), qui du point de vue conceptuel (en l’occurrence primordialement dans
l’entendement de Dieu qui pense tous les possibles) correspondent à un enchaînement de
propriétés, trouvent leur source dans l’action des concepts. En attribuant aux choses-non
conceptuelles l’ensemble de leurs propriétés, les concepts logiques accordent également leurs
réactions. Mais en cela, l’action des concepts n’est pas libre, car elle dépend ultimement de la
volonté de Dieu et du choix divin du meilleur des mondes possibles. Lorsqu’ils s’appliquent
137
Voir la quadripartition des choses dans la section 3.3.4.
La remarque est citée dans (infra, 192).
139
Voir la remarque (9.1.20) dans (Wang 1996, 295). L’activité des monades correspond à leur propriétés (infra,
184).
138
203
aux choses actuelles, les concepts sont alors les « serviteurs » de Dieu, obéissant aux lois de la
nature. En agissant sur les choses-non conceptuelles du monde, en déterminant leur essence et
donc leurs actions, les concepts sont restreints dans leur activité, car ils ne doivent pas former
l’ensemble des possibles, mais seulement les possibles actualisés.
Gödel insiste sur l’immédiateté caractérisant l’action des concepts, contrairement à
l’action des choses, y compris la nôtre qui n’est alors que « médiate ». Par leurs actions, les
concepts sont les intermédiaires entre une chose et le reste du monde. L’action de l’homme
est alors réduite à un « vouloir » dont l’effet ne dépend pas directement de lui, mais du fait
que les choses sur lesquelles l’homme dirige sa volonté ont été choisies par certains concepts
(c’est-à-dire ont les propriétés qui correspondent au résultat voulu par l’homme). Un certain
nombre de difficultés font obstacle à une interprétation claire du passage discutant du rôle
intermédiaire des concepts :
1. Il semble que plus on monte dans la hiérarchie des Seienden, plus l’action est
« médiate », car elle requiert des « organes » d’action, qui dans le cas de l’homme
sont des « organes » de la connaissance. La question est de savoir ce que sont ces
organes. L’hypothèse la plus probable est qu’ils correspondent à ces concepts. En
choisissant une chose, en devenant l’intermédiaire entre elle et les autres choses, le
concept devient un organe d’action de cette chose. Dans le cas de l’homme, les
concepts sont ce qui lui permet de connaître le monde. Ils rendent possible la
conscience, c’est-à-dire la perception de notre perception ou perception de la
représentation du monde qui est en nous.
2. Le fait que les atomes – probablement correspondent-ils à la matière – se
rapprochent plus de la façon d’agir des concepts que des objets de rangs supérieurs,
ne contredit-il pas la possibilité de comprendre les concepts comme des esprits ? Ce
fait confirme alors que les concepts ne sont comparables aux esprits que par
analogie. Ce n’est d’ailleurs pas le seul endroit où Gödel évoque une telle
comparaison.140 L’action dont se rapprochent les atomes, est immédiate. La place
des concepts dans la hiérarchie peut s’expliquer par ce caractère immédiat de leur
action.
140
Gödel parle de la forme des anges « qui, sous un certain angle, est encore semblable à celle des
concepts » (X, 47), alors qu’il affirme dans le même temps que les concepts occupent un rang
inférieur.
204
3. Suivant le caractère immédiat de leur action, il est possible d’envisager que les
concepts soient les seuls à être en contact direct avec les choses, au sens où ils
auraient des fenêtres (contrairement aux autres choses, non-conceptuelles, qui se
comprennent comme des monades).
Ainsi, ils n’auraient pas un point de vue
particulier du monde comme les monades leibniziennes, expliquant alors pourquoi
ils ont « en face d’eux l’univers entier », c’est-à-dire l’ensemble des choses réelles,
contrairement aux choses non-conceptuelles qui consistent en un point de vue
particulier et qui donc ne peuvent embrasser le monde dans sa totalité, mais
seulement partiellement. Si on veut préciser le cadre leibnizien sous-jacent, il
faudrait ajouter qu’un point de vue est une représentation du monde entier, mais
cette représentation n’est pas totalement distincte, elle renferme des parties confuses
à différents degrés, en fonction du rang qu’occupe la monade dans la hiérarchie.
Gödel suggère alors peut-être que les concepts ont en face d’eux le monde lui-même,
et non une représentation. Il ne peut donc pas être question de perception plus ou
moins distincte, puisqu’il n’y a pas de perception ; ils sont en contact avec toutes les
choses, et pour chacune d’entre elles ils choisissent ou non de s’y appliquer.
Les concepts sont donc probablement des organes d’action des choses dans la mesure où ils
constituent leur essence. Ainsi ils participent de la représentation du monde dans les choses,
puisqu’elles sont un point de vue du monde en fonction de leur essence. Mais les concepts
n’auraient pas eux-mêmes de perceptions – ils ne sont pas une représentation du monde,
comme le sont les monades leibniziennes et probablement les choses non-conceptuelles dont
parle Gödel – car ils ont une action immédiate, suggérant qu’ils sont en contact direct avec le
monde. Le fait qu’ils occupent le premier rang des Seienden pourrait être lié à cette
caractéristique de leur activité.
Gödel introduit alors une nouvelle distinction entre concepts simples et concepts
complexes qui est susceptible d’expliquer pourquoi seuls les concepts logiques figurent dans
la hiérarchie de la remarque [XI, 16-18]. Les concepts simples seraient quelque chose
de « physique ». A nouveau Gödel utilise les guillemets. Probablement ne veut-il pas dire
qu’ils sont quelque chose de matériel, mais seulement qu’ils appartiennent au monde réel.
Dans ce sens on peut rapprocher cette expression de celle affirmant : « même le "ou" apparaît
dans le monde (comme élément d’un certain état de choses) » (XI, 16) ; Gödel y revient plus
précisément à la fin du passage du cahier IX. Le point discuté par Gödel, et que l’on souhaite
éclaircir, met en exergue une forme de primauté des concepts simples sur les concepts
205
complexes. La différence entre les deux types de concepts repose sur l’idée que les complexes
sont le résultat de l’application de concepts simples, c’est-à-dire sont le résultat d’une action
des simples. Les concepts complexes sont alors en un sens impliqués par les concepts simples.
Ils sont explicitables à partir des simples et de la -relation, c’est-à-dire par l’action des
concepts simples.
Dans ce cas, les complexes ne seraient pas vraiment doués d’une action propre, puisque
leur choix dépendrait de l’action des concepts simples qui le composent.141 Lorsqu’un concept
complexe s’applique à une chose, ce n’est pas vraiment ce concept qui agit et choisit, mais les
simples qui le composent. Probablement est-ce en ce sens qu’il faut comprendre que les
concepts complexes ont une armée de « serviteurs », en l’occurrence les concepts simples. En
revanche comment comprendre que les serviteurs sont les concepts subordonnés ? Si on
l’entend non pas comme le fait qu’un concept tombe sous un autre concept (relation
d’application), mais comme le fait que certains concepts servent d’autres concepts (relation
d’obéissance), alors l’affirmation est cohérente avec l’interprétation que l’on propose. Mais
l’ambiguïté du terme « subordonné » jette tout de même un doute.
L’alternative proposée dans la parenthèse qui suit n’est pas claire. Est-elle une
alternative au fait que seul les concepts simples sont quelque chose de physique ? Il remet en
question l’idée que l’action des complexes ne soit que médiate, par l’intermédiaire de ses
serviteurs, c’est-à-dire des simples qui les composent. Mais s’il remet cela en doute, alors il
remet en question le fait que seuls les concepts simples soient quelque chose de physique,
puisqu’ayant une action propre il faudrait que les complexes appartiennent également au réel.
Une action propre des concepts complexes pourraient être envisagée comme une force
résultant de celle des simples qui les composent, ou, en quelque sorte, une somme des forces
d’action des simples. L’interprétation sur ce point reste spéculative, il faudrait l’étayer pour
saisir pleinement l’alternative proposée. Par ailleurs, il semble que Gödel ne l’ait pas retenue,
puisque dans la remarque [XI, 16-18] (ultérieure à ce passage du cahier IX), Gödel considère
les seuls concepts logiques, qui sont des concepts simples.
La conception des concepts, et sans doute plus particulièrement des concepts simples,
comme des êtres doués d’action, a pour conséquence un « animisme des concepts ». Les
concepts agissent, au même titre que les autres Seienden. L’animisme ne se contente pas de
subordonner la matière à la vie (vitalisme), mais aussi de subordonner la vie à la pensée. En
141
Dire que les concepts simples composent un concept complexe, signifie qu’ils s’appliquent à lui, en d’autres
termes qu’ils l’ont choisi, qu’ils ont exercé une action sur lui. En cela les concepts également pâtissent – comme
souligné dans la note 27 de la remarque [IX, 52-56] – car ils peuvent tomber sous d’autres concepts.
206
l’occurrence la pensée est conceptuelle, elle est prescrite par l’action des concepts, telle
qu’elle s’exerce dans la pensée de Dieu.142 Par leur capacité d’action, les concepts sont une
prolongation de la vie, autorisant ainsi une certaine continuité entre les concepts et les choses
non-conceptuelles du monde, autorisant alors également à plonger les concepts – entités
intensionnelles, propriétés des choses – dans le monde réel.
La fin de la remarque est en lien avec les concepts logiques entendus comme éléments
de certains états de choses. En effet Gödel introduit une deuxième différence qui n’est en fait
que la conséquence de la première, c’est-à-dire du fait que les concepts simples sont en
contact direct avec les choses, les choisissent et en cela constituent leur essence ou encore
leurs « organes » d’action. Non seulement l’action qui les caractérise en fait des articulations
du monde, ils sont ce qui rend possible les rapports entre les choses, et donc aussi les faits.
Mais ils sont également les articulations des changements internes des choses nonconceptuelles, c’est-à-dire, si l’on peut comprendre ces choses comme des monades, les
articulations des perceptions des choses (articulation des choses comme représentation du
monde). La dernière phrase affirmant que « l'état dans lequel nous sommes quand nous
percevons un concept est la deuxième façon selon laquelle les concepts "choisissent" » n’est
elle non plus pas bien claire. Quel est ce concept que nous percevons ? Il pourrait s’agir du
concept complexe qui correspond à notre essence. Auquel cas nous avons un accès au monde
des concepts à travers notre propre essence, à travers la représentation du monde que notre
place dans le monde (point de vue) incarne et qui est donnée par notre essence.
Le quatrième point de la remarque [IX, 52-56] donne un meilleur aperçu de ce que
signifie être des Seienden pour les concepts logiques. Même si dans cette remarque Gödel ne
fait pas référence à Leibniz, on retrouve le vocabulaire qu’il lui impute lorsqu’il y fait
directement référence. Nous retrouvons également le lien avec le critère leibnizien d’une
activité. Ces indices tendent à interpréter la hiérarchie des Seienden de Gödel comme une
extension de la hiérarchie leibnizienne des monades. Les concepts logiques, sans doute
assimilables aux concepts simples, ont une activité qui les caractérise et qui leur permet d’être
compris comme les autres objets (Gegenständen), ainsi que l’affirme Gödel au début de la
remarque.
142
Gödel considère les concepts dans leur objectivité, comme il le précise dans le début de la remarque [IX, 5256] : « Comment se différencient les concepts considérés comme objets, des autres objets ? En d’autres termes,
qu'est-ce qui constitue l'essence des concepts (des idées, des universaux), dans la mesure où les concepts ne sont
pas des constructions de l'esprit humain ».
207
Les concepts logiques choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent, ils fixent ainsi
toutes les essences, et pour celles qui sont actualisées, ils deviennent leur principe d’action
établissant toutes les relations qu’une chose non-conceptuelle entretient avec les autres choses
du monde. Il est alors possible de comprendre pourquoi et en quel sens ils sont des Seienden,
c’est-à-dire existent dans le monde réel, et pourquoi ils occupent le premier rang de la
hiérarchie. Ils sont des Seienden car en tant que principe d’action de toutes choses, ils sont des
« organes » des choses, ils sont dans les choses elles-mêmes ; et en tant que principe
ordonnant les rapports entre les choses, ils sont dans les faits. Ils structurent les choses et les
faits du monde. Ils occupent alors le premier rang, car en fixant l’essence des choses, ils fixent
toutes les relations possibles entre ces essences, c’est-à-dire qu’ils déterminent l’espace et le
temps compris comme possibilités d’action.
Toutefois, si en attribuant une activité aux concepts logiques il est permis de les
introduire dans la hiérarchie des Seienden et de voir une certaine continuité avec ce que Gödel
appelle les choses non-conceptuelles, les concepts conservent un statut spécifique indiquant
que la continuité n’est pas parfaite. Le début même de la remarque [IX, 52-56] souligne une
différence profonde en s’interrogeant sur la façon dont « les concepts considérés comme
objets » se distinguent « des autres objets », rangeant tous les autres Seienden dans « les
autres objets » – à l’exception peut-être de l’espace et du temps dont les cas restent
problématiques. Gödel ne tend donc pas à effacer le rapport entre les concepts et – ce qu’il
appellera dans ses conversations avec Wang – les objets. Il parle en effet d’une distinction
entre concepts et choses non-conceptuelles, qui se manifeste en partie par leur différence
d’action. Les concepts s’appliquent directement aux choses, ils embrassent le monde entier
sans l’intermédiaire de perceptions. Ils ne sont pas un point de vue singulier du monde.
Les concepts logiques sont entendus comme les seuls à avoir le statut de Seienden, mais
cela n’exclut pour autant pas les autres. En effet les concepts complexes sont impliqués par
les plus simples, ils sont explicités par la -relation à partir des simples. De cette façon il est
même probable que les essences des choses-non conceptuelles soient également des concepts
complexes. Deux problèmes subsistent. Le premier est de savoir si par « concepts simples »
Gödel n’entend exclusivement que les concepts logiques. Le second est que nous ne savons
toujours rien des concepts fondamentaux de la philosophie. Pourraient-ils être des concepts
simples ? Le second problème encore ouvert est de savoir comment saisir la distinction entre
essences possibles et essences actualisées avec cette conception des concepts simples
(éléments des essences) doués d’action et source de l’action des choses actualisées. Que
208
devient cette action dans le cas des essences non-actualisées ? Dans les discussions autour de
l’idée d’une activité des concepts, seules les essences actualisées sont considérées, il manque
une discussion sur les possibles. Le fait que les concepts logiques sont dans le monde et le
structurent, ne signifie pas que leur action, c’est-à-dire leur combinaison, se restreint au
monde actuel. Dans le monde réel, les concepts logiques ne peuvent agir qu’en obéissant aux
lois de la nature, mais dans l’entendement de Dieu ils n’y sont pas restreints. Même s’ils
apparaissent dans le monde réel, leur objectivité est toujours fondée en Dieu.
3.2.2 Concepts logiques et objets mathématiques
Une question n’est pas explicitée par la remarque [IX, 52-56] : le rapport entre concepts
logiques et objets mathématiques. Quelle place, s’ils en ont une, peuvent prétendre obtenir les
objets mathématiques dans la hiérarchie des Seienden ? Pouvons-nous soutenir qu’ils sont la
réalisation extensionnelle des concepts logiques dans le monde, alors que ces derniers y
apparaissent déjà en intension (bien que de façon restreinte) ? Plusieurs pistes tendent à
favoriser notre hypothèse, bien qu’un grand nombre de points restent obscurs, en attente
d’être approfondis par un examen plus spécifique des Max-Phil qui dépasse le cadre du
réalisme conceptuel. Nous nous donnons au moins quelques pistes suffisantes pour montrer
qu’il est possible de rattacher les objets mathématiques à la hiérarchie des Seienden, et de
comprendre leurs rapports avec les concepts logiques. Les unités mathématiques pourraient
inclure les ensembles primitifs (l’ensemble vide et le singleton) aussi bien que tous les
ensembles formés à partir d’eux (appartenant à la hiérarchie des ensembles), (infra, 160). Bien
que Gödel les rapproche toujours des points de l’espace ou encore de la materia prima, à
l’instar de la façon dont Leibniz peut les concevoir, il se détache du cadre leibnizien en
affirmant que ces unités existent réellement. Les combinaisons d’unités (multiplicités) ne
renferment elles non plus, ni la même unité que les combinaisons de concepts, ni celle des
individus. Les Max-Phil dévoilent alors ce qui apparaît être les prémices de la qualification de
cas limites d’objets spatio-temporels, présente dans les conversations avec Wang. Comme le
souligne Crocco, la continuité entre la pensée de Gödel à l’époque du Russell paper et de ses
conversations avec Wang est frappante et se vérifie à la lumière des Max-Phil.
Objets mathématiques et Seienden
Dans le cahier IX, le passage cité en (infra, 159) pourrait laisser entendre que Gödel
conçoit les objets mathématiques comme des Seienden : « L'homme se situe à mi-chemin
209
entre animal et ange, tout comme les mathématiques entre le corps et le concept » (IX, 71).
Les concepts, les animaux, les hommes ainsi que les anges sont des Seienden. Il est probable
que, pour Gödel, les corps en soient également à travers la notion de matière, et si les
mathématiques sont entre les corps et les concepts il est également possible de compter les
objets mathématiques parmi les Seienden. Cependant, un certain nombre de pistes engagent
plutôt à comprendre les objets mathématiques, en l’occurrence les unités mathématiques et
leurs combinaisons, comme des objets réels qui ne seraient qu’un aspect des concepts
logiques se manifestant dans le monde.
Dans la remarque [IX, 90-91], Gödel pose la question de la nature des unités
mathématiques ainsi : « peut-être qu'une unité mathématique doit être définie par le fait
qu'elle n'a pas de caractéristiques essentielles positives ? ». L’idée d’une absence de
caractéristique est sans doute également exprimé dans la remarque [IX, 77-78] : « Alors, ces
unités abstraites semblent ici être quelque chose de réellement existant (à côté des autres
choses), différentes numériquement les unes des autres, mais non différenciées par des
propriétés ». Dans les deux remarques, Gödel prend en compte la conception leibnizienne des
unités mathématiques et des agrégats qui ne sont que des entités mentales, étant donné que
dans la nature tout est continu. La matière première et l’espace n’ont pas de parties. Par
conséquent, s’inspirant de la conception leibnizienne, en considérant
les unités
mathématiques comme des points de l’espace (dans [IX, 90-91]) ou comme des parties de la
matière (dans [IX, 77-78]), Gödel devrait les concevoir comme des entités abstraites, mentales.
Pourtant, si elles sont bien des entités abstraites, Gödel affirme aussi qu’elles existent
réellement « à côté des autres choses ». Nous retrouvons déjà ici la particularité des
ensembles mathématiques que Gödel qualifie de cas limite d’objets spatio-temporels (infra,
160).
Une tension apparaît donc dans la nature des unités mathématiques. Elles sont abstraites,
mais elles ne sont pas conceptuelles. Au contraire, elles sont réelles. Pourtant Gödel leur
confère une autre caractéristique : « les concepts s’y appliquant, à savoir l'identité et les
nombres, sont les concepts les plus simples » (IX, 90), qui ne semblent pas suffire à les
distinguer. Or dans le réel, si l’on s’en tient au critère de la hiérarchie des Seienden et à
l’influence leibnizienne, toutes les choses sont distinguables des autres par leur essence, c’està-dire par leurs propriétés. Dans cette conception des Seienden, Gödel pourrait admettre le
principe selon lequel il n’existe pas deux choses identiques dans le monde. Or, il affirme bien
que les unités mathématiques sont des individus. Elles ne le sont alors qu’au sens faible d’une
210
individuation numérique, ne suffisant pas a rendre compte d’une différence dans l’essence.
Probablement, le fait que seules des propriétés simples et négatives s’appliquent à elles
signifie qu’elles ont toutes la même essence – si on peut parler d’essence –, du moins qu’elles
ont toutes les mêmes propriétés. L’unité des objets mathématiques se distingue donc de
l’unité des autres choses réelles et individuelles, qui sont discernables par leur essence, et non
pas uniquement numériquement. En ce sens doit-il être entendu que les unités mathématiques,
bien qu’existant réellement, sont « à côté des autres choses » ; suggérant qu’elles n’ont pas le
même statut ontologique.
Encore une fois Gödel ne parle pas de concepts logiques, mais de « concepts les plus
simples ». Par ailleurs, nous avons laissé la question de l’équivalence entre concepts simples
et concepts logiques ouverte, en supposant néanmoins que les concepts logiques sont des
concepts simples (infra, 209). Plusieurs interrogations, chargées de certaines tensions, et qui
d’ailleurs ne pourrons être résolues ici, doivent cependant être soulignées. Tout d’abord, dans
la remarque [IX, 90-91], Gödel pourrait parler des concepts mathématiques simples, et non de
concepts logiques. Notons, qu’en plus des concepts de nombre et d’identité, Gödel pouvait
également penser au concept d’ensemble.143 Mais les concepts mathématiques, en tant que
concepts, dépendent de la logique et donc ultimement des concepts logiques. Ainsi, les
concepts logiques ne s’appliqueraient pas directement aux unités mathématiques, mais n’y
seraient pas absolument étranger. Nous pourrions penser aux liens conjecturés par Gödel entre
logique et mathématiques dans la remarque 8.6.4 (op. cit.). Les mathématiques traiteraient de
l’aspect extensionnel des concepts, ce qui justifierait que Gödel place les unités
mathématiques et leurs combinaisons au même rang que les concepts logiques dans la
remarque [XI, 16-18] (infra, 157-161). Il n’est pas impossible que Gödel envisage une
solution à l’instar de Frege, c’est-à-dire en pensant une correspondance entre les objets et
opérations mathématiques (plus exactement ensemblistes) d’un côté et les concepts et
applications de concepts de la logique d’un autre côté. A partir des premières listes – non
définitives – de concepts logiques primitifs esquissées par Gödel (infra, 42), il est possible
d’en tirer une correspondance avec les ensembles et les opérations ensemblistes :
Logique
Mathématiques
143
Dans l’introduction du chapitre 8 de A logical Journey (Wang 1996, 247), Wang transcrit une affirmation de
Gödel datant de 1976 (on la retrouve partiellement en 8.4.17 (ibid., 267)) reprenant la conjecture de la remarque
8.6.4 (Wang 1996, 274), et suggérant que le concept d’ensemble serait le pendant mathématique du concept de
concept, celui qui est à l’origine du développement extensionnel (et mathématique) des concepts de la logique.
Tandis que le concept de concept en donne le développement intensionnel.
211
Esti
Appartenance ()
Négation et universalité144
L’ensemble vide ()
Existence et/ou objet
le singleton ({..})
La conjonction
L’intersection ()
Les unités mathématiques seraient alors les objets qui tombent sous le concept d’ensemble,
leurs combinaisons seraient le résultat de l’application d’opérations ensemblistes, telle que
l’opération « ensemble de », mais aussi les opérations d’intersection, d’union, etc. Les unités
mathématiques et leurs combinaisons correspondrait au développement extensionnel des
concepts, alors que les concepts logiques et leurs combinaisons (par application de concepts à
d’autres concepts) correspondrait au développement intensionnel. Par ailleurs, si nous
croisons cette hypothèse avec la discussion portant sur la nature ontologique des unités
mathématiques, nous pouvons la compléter en supposant que le développement extensionnel
appartient au réel (la hiérarchie des ensembles est donnée dans le réel), tandis que le
développement intensionnel appartient plus spécifiquement au monde des concepts –bien que
les concepts logiques sont également susceptibles d’apparaître en intension dans le réel.
On pourrait objecter au fait que toutes les unités mathématiques ont la même essence –
si l’on peut dire – qu’il faut bien qu’elles aient des propriétés différentes puisqu’il y a des
nombres différents. Cependant, Gödel distingue ensembles et nombres, les nombres ne
viennent que dans un second temps, après les ensembles. Les ensembles sont des multiplicités,
combinaisons d’unités mathématiques. Chacune de ces multiplicités est à son tour une unité
mathématique, dans la mesure où elle devient un objet susceptible d’être élément d’un nouvel
ensemble. Les nombres ne sont pas tout à fait de la même nature, ils résultent d’identités
d’ensembles : « Les nombres sont ces concepts mêmes qui "apparaissent" toujours de
nouveau dans différents ensembles d’unités mathématiques » (IX, 90) ; caractéristique qui est
reprise dans le cahier XII :
Le nombre deux n'est pas un concept, mais une chose40 (un système de deux
unités mathématiques ; il y a de nombreux deux, mais qui sont exactement
identiques, d'où « le deux », tout comme on parle de « l'homme ».
40
Appartenant à la couche la plus profonde de la materia prima et de l'espace.
Le concept d’universalité pourrait désigner un concept qui s’applique à toute chose, tel que « x x=x ». En
niant cette propriété universelle, nous avons un concept contradictoire sous lequel ne tombe aucun objet. Un telle
propriété logique pourrait donner l’ensemble vide.
144
212
(XII, 56)
Les nombres résultent de l’application de la propriété d’identité à des ensembles, que
l’on pourrait comparer à une relation ensembliste d’équivalence, en l’occurrence
d’équipuissance, puisqu’elle est basée sur la relation d’identité. Il subsiste une ambigüité sur
le fait de considérer le nombre comme un concept ou comme une chose. Dans le premier cas
le nombre serait associé à la relation d’identité, sinon il se conçoit comme une classe
d’équivalence. Dans ce dernier cas, Gödel précise, dans la note 40 de la remarque, que les
nombres appartiennent à la couche la plus profonde de la materia prima et de l’espace,
signifiant sans doute qu’ils sont encore plus abstraits que ne le sont les ensembles. Le degré
plus élevé de leur abstraction s’explique probablement du fait qu’ils résultent d’une
application de concept à des ensembles.
Unités mathématiques et unités conceptuelles
A, la fin de la remarque [IX, 90-91], Gödel affirme que : « le nombre 1 est la forme de
l'unité mathématique ». Gödel pense-t-il comme Leibniz que tous les nombres sont engendrés
à partir du 1 et du 0 ? L’idée est probablement sous-jacente à la distinction entre les unités
mathématiques, compris comme des 1, et leurs combinaisons. Peut-on penser que les
propriétés les plus simples qui s’appliquent à l’unité mathématique, donc au 1, suffisent pour
être la source d’engendrement de ses combinaisons ? La question est à développer, mais elle
n’est pas sans rappeler ce qui dans les mathématiques pourrait être à l’origine du phénomène
d’inépuisabilité ou d’incomplétabilité (infra, 88-91). Le 1 se présente comme
l’unité
mathématique primitive – la plus simple – à partir de laquelle des combinaisons sont possibles.
Toutes les combinaisons sont à leur tour des unités mathématiques, mais des unités
composées. Elles correspondent aux ensembles, compris comme multiplicités, et sont donc
également des unités mathématiques : « les ensembles dont on traite dans la théorie abstraite
des ensembles sont de telles unités mathématiques (qui sont des individus) » (IX, 90). La
différence avec le 1 étant que : « les ensembles abstraits et les structures sont composés ». La
notion d’individu fait référence à l’individuation numérique.
Les ensembles sont des composés, des « rassemblements » (XII, 100) et en cela
conservent une certaine unité. Mais cette unité se distingue de l’unité conceptuelle :
Remarque (Philosophie) : Il y a deux sortes de rassemblements :
1. Celle, purement extérieure, de la formation d'ensembles.65
213
2. La « structurelle » : choses + concepts = états de choses, plusieurs
concepts mis ensemble = concept compliqué. Dans cette sorte de
rassemblement il est essentiel qu'au moins un élément constituant soit un
concept (celui-ci seul permet, grâce au ciment de la forme logique, la
formation d'une structure) et qu'il apparaisse « en tant que concept » (c'est à
dire prédicatif) dans la composition. Un concept peut aussi apparaître de
façon purement objectuelle comme sujet. Les éléments simples avec lesquels
on commence ce processus de composition sont les substances simples, les
prédicats et les relations. D'après Leibniz, [les éléments simples ne sont]
même que les substances simples et les qualités. Les relations appartiennent
déjà aussi au « construit » (tout comme les ensembles et les états de choses.
En tout cas : « objectifs » en un certain sens, parce que Dieu aussi effectue
cette construction et elles deviennent par cela « réelles »).
65
De laquelle provient toujours une chose, jamais un fait.
[XII, 100-101]
Gödel ne parle pas à strictement parler d’unité mais de « rassemblement ». Il en compte deux
sortes. Le premier est associé aux ensembles, plus exactement à la formation d’ensembles. Le
second ressemble au résultat de l’application d’un concept à une chose ou à un autre concept,
telle que nous l’avons décrit dans la section précédente à partir de la remarque [IX, 52-56] et
qui renverrait à l’unité des Seienden. Une différence fondamentale distingue les deux : dans le
premier cas, le rassemblement est « extérieur », dans le second cas il dépend d’une véritable
structure du fait que les concepts sont les articulations des choses.
La discussion autour de l’action des concepts, qui en fait des Seienden, aide à
comprendre ce passage, et en retour peut elle-même être précisé – ce qui est indispensable
pour comprendre en quoi les concepts logiques se distinguent des mathématiques, voire en
quoi le réalisme conceptuel de Gödel est primordial et ne peut se réduire à un réalisme
mathématique. Les concepts choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent, formant ainsi
leur essence. Dans le monde réel, les choses expriment leur essence et les concepts deviennent
alors les organes d’actions des choses, source de leurs modifications internes ainsi que des
relations entre les choses. Les concepts s’appliquent également à d’autres concepts, en ce sens
les concepts complexes ont également une essence et une capacité d’action résultant de celle
des simples qui les composent. Les concepts complexes, par le biais des simples qui le
composent, choisissent les choses auxquelles ils vont s’appliquer (on part de l’application des
concepts simples pour arriver à une application de complexes aux choses). Dans les deux cas,
214
les concepts – comme éléments d’essence de choses ou de concepts complexes – sont des
« organes » ; ils sont dans les choses ou dans les concepts complexes et les articulent, les
structurent. En articulant les choses réelles, les concepts sont également articulation du monde,
des faits, réglant les relations entre les choses.
Les concepts, et plus particulièrement les concepts logiques primitifs, sont alors le
« ciment de la forme logique ». Dans ses conversations avec Wang, Gödel parlera de totalité
« organique » : « a concept is a whole in a stronger sense than sets; it is a more organic whole,
as a human body is an organic whole of its parts » (9.1.26), (Wang 1996, 295). Les concepts
(et combinaisons de concepts) forment une structure et une totalité en un sens plus fort que les
ensembles. Ils constituent une liaison interne qui donne aux choses leur signification, c’est-àdire les raisons de leurs actions, les raisons des modifications, des changements d’une
perception à l’autre, voire leur raison d’être. 145 Ils donnent la signification du monde. De
l’opération de combinaison des unités mathématiques, contrairement à celle d’application des
concepts, ne résulte pas de liaisons internes fortes, mais seulement externes. En contraste avec
la liaison résultant de l’application des concepts, il est probable que l’unité mathématique ne
renferme pas les raisons de son unité, du « tenir ensemble ».146
Des Max-Phil aux conversations avec Wang : concepts et objets
Dans les Max-Phil, les unités mathématiques appartiennent au réel, mais elles sont
abstraites et se distinguent des autres choses réelles en raison de leur individuation faible qui
n’est que numérique. En même temps, l’interrogation autour des unités mathématiques
pourrait suggérer que les concepts sont en un sens plus proches des autres choses que ne le
sont les unités mathématiques. En effet, ils sont dans les choses, en sont les organes d’action,
leur donne leur signification. En cela, Gödel pose une certaine continuité entre les concepts et
les autres choses qu’il désigne à travers la notion de Seienden. Pourtant, ce sont également des
entités abstraites. Mais ils le sont en un autre sens que les objets mathématiques qui n’ont pas
la même force de rassemblement, et qui sont des unités en un sens moins fort que les concepts.
En se basant sur le travail de Crocco, il est possible de comprendre les distinctions sousjacentes à nos conclusions, notamment de comprendre ce que signifie « abstrait » dans le
contexte des concepts et des ensembles, et de les saisir dans une continuité avec la pensée de
Gödel à l’époque de ses conversations avec Wang. Dans la sixième section de (Crocco 2006),
Crocco propose une analyse des rapports entre concepts et objets dans laquelle les objets
145
Il est en revanche probable que les concepts ne renferment pas la raison d’exister des choses, qui dépend de la
volonté de Dieu et non de son entendement, espace logique des possibles.
146
Dans la remarque [IX, 52-56] dit des concepts « ils sont ce qui fait "tenir le monde" ensemble » (IX, 53).
215
mathématiques trouvent leur place, soulignant la continuité entre le Russell paper (écrit à la
même période que les Max-Phil) et les années 70 : « concerning the thesis of the reality of
concepts and the distinction between concepts and sets, and that between logic and
mathematics, Gödel’s position is as strong as in 1944 » (ibid., 185).
À partir des remarques 8.6.1 et 8.6.2 des conversations avec Wang (Wang 1996, 274),
elle met d’abord en évidence le fait que les concepts sont des entités intensionnelles, tandis
que les ensembles sont en rapport avec les extensions. Sur ce dernier point elle précise que
dans les années 70, seuls les ensembles sont des entités réelles, pas les classes, contrairement
au contexte du Russell paper où Gödel peut encore confondre classes et ensembles.
Crocco s’attache ensuite plus spécifiquement à la notion de concept et montre en quel
sens leur caractérisation donnée dans le Russell paper perdure jusque dans les années 70 :
« concepts, that is intensions, are, as in 1944, abstract structures of reality that apply (with
only a few exceptions) universally to whatever, including themselves […]. They are also
independent from our constructions and intuitions » (Crocco 2006, 185). Les concepts sont
des structures abstraites, caractérisation que l’on retrouve à partir des Max-Phil, qui
s’appliquent universellement, y compris à eux-mêmes. Les exceptions sont celles qui
conduisent aux paradoxes intensionnels et que nous ignorons encore. La deuxième partie,
tirée du Russell paper, vient compléter le tableau dressé à partir des Max-Phil.
Gödel rejette certains des présupposés des analyses logiques frégéennes et russelliennes,
en particulier il rejette la primauté de la proposition sur ses composants et donc de la notion
d’insaturation, le poussant ainsi à redessiner l’opposition entre concepts et objets. La thèse
défendue par Crocco est qu’il revoit cette opposition à partir des couples abstrait-concret et
unité-totalité. Elle reconstruit alors le schéma métaphysique opposant concept et objet,
proposé par Gödel à travers ses discussions avec Wang, selon le tableau suivant :
Objets
Objets simples
Ensembles
Concepts
Concepts simples
(monades, singleton,
(existence,
ensemble vide)
généralité, négation,
Concepts composés
être un objet, être un
concept,…)
Des unités et pas des
Des totalités et des
Des unités et pas des
Des totalités et des
totalités
unités
totalités
unités
216
(Ibid., 186)
Parmi les objets, Gödel compte les objets simples, en l’occurrence les monades, les singletons
et l’ensemble vide, qui sont des unités mais qui ne sont pas des totalités car n’ont pas de
parties ; il compte également les ensembles, qui sont générés à partir des ensembles simples
(ensemble vide ou singleton), et qui donc sont des composés, ont des parties. Les ensembles
sont des totalités, mais qui sont également des unités. De même, en ce qui concerne les
concepts, Gödel distingue les concepts simples, qui n’ont pas de parties car ne tombent sous
aucun autre concept plus général et qui forment une unité, des concepts complexes qui
tombent sous d’autres concepts et donc sont des structures de concepts, mais conservent
également une unité. Nous retrouvons les distinctions qui apparaissent dans les Max-Phil,
avec la formation d’ensembles à partir des unités mathématiques (les ensembles simples) et la
formation de concepts complexes à partir des concepts simples. Toutes les entités, qu’elles
soient des ensembles ou des concepts, simples ou complexes, sont des unités.147
Mais l’ensemble des unités n’est pas de même nature, certaines d’entre elles sont
spécifiques aux objets, d’autres aux concepts. Gödel analyse leur spécification à partir d’une
nouvelle considération du couple classique de notion opposant abstrait et concret :
a. les concepts sont abstraits au sens où ils peuvent être représentés ou exemplifiés de
différentes manières
b. les objets sont concrets au sens où ils ne peuvent pas être représentés ou exemplifiés
de différentes manières.
Grâce à l’analyse proposée par Crocco, nous comprenons en quoi les ensembles se
rapprochent des choses non-conceptuelles du monde : ce ne sont pas des entités qui
s’appliquent à d’autres choses à l’instar des concepts.
Enfin à travers son analyse nous retrouvons la différence de nature – mise en évidence
par la remarque [XII, 100-101] des Max-Phil – entre les concepts et les ensembles sur la
nature des liaisons qui forment les composés à partir des simples :
Sets are limiting cases of unities inasmuch as the interconnection of the parts
plays no role. Concepts are wholes in a stronger sense than sets; they are
more organic wholes, just as human body is an organic whole composed of
its parts. Although complex abstract structures, as complex concepts, are
147
Il n’est pas impossible que pour Gödel, dans les Max-Phil, tout ce qui est, est unité, par opposition à la pure
multiplicité. Les unités se divisent ensuite en plusieurs catégories, concepts et ce que Gödel n’appelle pas encore
des objets, mais des choses non-conceptuelles. Voir la remarque [IX, 66-67] : « la classification la plus élevée
des objets est celle entre unité et multiplicité », discutée dans la section 3.3.4.
217
wholes containing parts, they are not however, reducible to those parts,
because they are unities where the interconnection of parts plays a role.
Complex concepts cannot be explained away by enumerating their
components even if they are finite complexes of simple entities. (Ibid.)
La différence entre les deux types d’unités, les ensembles d’un côté et les concepts de
l’autre, décrite par Crocco fait écho aux deux types de rassemblements distingués par Gödel
dans la remarque [XII, 100-101]. Le fait que dans les ensembles l’interconnexion des parties
ne jouent aucun rôle, qu’ils se laissent expliquer par la seule énumération de leurs parties,
correspond au caractère « extérieur » du rassemblement à l’origine de la formation des
ensembles dont parle Gödel dans les Max-Phil. Tandis que dans le cas des concepts,
l’interconnexion des parties est primordiale et ils ne se laissent pas saisir dans la simple
énumération de leurs parties. La force qui est attribuée aux liaisons conceptuelles ici, est
expliquée d’un point de vue métaphysique par Gödel, dans les Max-Phil, à travers l’idée que
les concepts logiques sont des Seienden, et qu’ils font tenir le monde ensemble.
Crocco souligne également la différence entre ensembles et nombres. Dans la remarque
4.3.9, (Wang 1996, 141), Gödel affirme que les nombres sont susceptibles de différentes
représentations par les ensembles, rejoignant ainsi la remarque [XII, 55-56] des Max-Phil
(infra, 212). Aux sens donnés par Crocco, les nombres sont donc abstraits, tandis que les
ensembles sont concrets.
La différence entre les unités formées par les concepts et celles formées par les
ensembles est si fondamentale dans la pensée de Gödel que, suivant Crocco, elle explique (1)
le fait que les concepts admettent l’autoréférence de telle sorte qu’il est essentiel de préserver
cette relation dans le cadre d’une théorie des concepts, et (2) le fait que le principe
d’extensionalité, visant à identifier deux ensembles par leurs éléments, ne vaut pas pour les
concepts, de telle sortes que ces derniers ne peuvent pas être réduits à leur extension (ibid.).
3.2.3 Conclusion
L’analyse des concepts logiques entendus comme Seienden témoigne d’une des
caractéristiques du réalisme conceptuel de Gödel : il s’inscrit dans un cadre métaphysique. Ce
cadre correspond à l’affirmation (dans les conversations avec Wang) d’une théorie dont la
structure générale est conçue sur le modèle de la monadologie leibnizienne. Malgré les
modifications que Gödel peut faire subir au cadre leibnizien, en l’occurrence en étendant la
218
hiérarchie des substances aux concepts logiques, ainsi qu’à l’espace et au temps, nous en
retrouvons les termes par des références directes ou indirectes.
Dans le cadre de l’extension de la hiérarchie leibnizienne des substances, la notion de
Seiende et surtout l’idée que les concepts logiques sont des Seienden s’éclaircissent. La notion
de Seiende pourrait être une extension de la notion de substance, dans la mesure où Gödel
étend l’application de ce qu’il considère comme le critère d’ordonnancement des substances
leibniziennes à des entités qui ne sont pas des substances pour Leibniz, mais seulement des
entités mentales. Notre hypothèse est qu’à l’instar des substances, les concepts sont doués
d’activité consistant dans leur application aux choses ou à d’autres concepts. Ainsi dotés, les
concepts en intension sont plongés dans le monde, à travers les essences actualisées dont ils
sont les éléments. Ils sont alors l’articulation des faits, des relations entre les choses,
articulation du monde ; ce qui donne sens aux expressions de la remarque [XI, 16-18]
affirmant qu’ils constituent le « squelette du monde » et apparaissent dans le monde comme
éléments de certains états de choses (à savoir les faits, états de choses actualisés).
En considérant les concepts logiques comme des Seienden, Gödel les conçoit dans une
certaine continuité avec les autres choses, non conceptuelles. Pourtant, il maintient une
distinction forte entre les deux, dans le cadre métaphysique lui-même. Les concepts logiques
agissent immédiatement, sans intermédiaires. Cela signifie sans doute qu’ils ne sont pas un
point de vue du monde. Ils n’ont pas de perceptions, ils ne sont pas une représentation du
monde au sens leibnizien. Une conséquence de cette spécificité est que les concepts logiques
ont l’univers des choses réelles en face d’eux, et probablement aussi – mais cela n’est pas
discuté dans les passages examinés – l’espace des concepts (des possibles). Par le biais de
cette hypothèse, qui doit être étayée, il est possible de rejoindre l’analyse de leur caractère
abstrait proposée par Crocco. S’ils ont l’ensemble des choses réelles et possibles devant eux,
cela doit signifier qu’ils peuvent agir sur toutes ces choses en même temps, sans restriction,
rejoignant l’idée d’une application universelle et la possibilité d’être exemplifiée par plusieurs
choses.
D’autre part, le caractère abstrait des concepts (en général) se distingue de celui des
unités mathématiques. Ces dernières sont concrètes au sens donné par Crocco, car elles ne
s’appliquent à aucune autre chose et ne sont donc pas exemplifiées par plusieurs choses, mais
elles sont abstraites du fait que seules les propriétés les plus simples s’appliquent à elles, et
qu’elles ne se distinguent que numériquement. Elles sont donc des individus, mais en un sens
plus faible que les autres individus ; entre le concret et l’abstrait, entre les corps et les
219
concepts. Mais Gödel l’affirme, elles existent dans le réel. Il est difficile de comprendre en
quel sens les objets mathématiques peuvent être à la fois concrets et abstraits, si l’on s’en tient
à l’analyse que propose Crocco de ces deux termes. Gödel affirme pourtant bien qu’ils sont
abstraits (alors qu’ils ne peuvent pas s’appliquer à d’autres choses) : « they [mathematical
objects] are something between the ideal world and the empirical world, a limiting case and
abstract », 8.2.4, (Wang 1996, 254). Les objets mathématiques sont abstraits, mais ils doivent
l’être en un autre sens que pour les concepts. Ils ont un caractère général, non pas parce qu’ils
sont susceptibles d’être représentés de différentes façons, mais probablement parce qu’ils sont
les invariants de la structure spatio-temporelle du monde. Gödel les conçoit comme des
multiplicités qui correspondent à des répétitions.148 Il n’est pas impossible non plus que Gödel
envisage différents degrés d’abstraction en ce second sens – c’est-à-dire portant sur les objets
mathématiques. En effet, il distingue les ensembles en un sens général ou « empirique », des
ensembles mathématiques ou ensembles purs,149 puis distingue les ensembles mathématiques
des nombres en affirmant que « numbers appear less concrete than sets », 8.2.5, (ibid.).150
L’analyse des Max-Phil soutenue par les travaux de Crocco sur les rapports conceptsobjets entre 1944 et les années 70, non seulement met à jour une continuité dans la réflexion
de Gödel, mais encore précise la nature respective des concepts logiques et des objets
148
Dans la remarque 9.4.6, Gödel affirme que la « multiplicity (or repetition) is mathematics, which does not
take primary place in this scheme » (Wang 1996, 312). Le schéma dont parle Gödel est l’explication
métaphysique du monde. Ce ne sont pas les objets mathématiques qui donnent au monde sa signification, mais
les concepts. Les objets mathématiques seraient alors liés à la structure du monde, sans être les individus
concrets qui le composent, ni les concepts qui en donnent les articulations (les faits), mais seraient liés à la
possibilité de rassembler des individus ensemble. Probablement ce rassemblement n’est possible que dans la
mesure où les individus sont dans des structures articulées par les concepts objectifs : « thinking [a plurality]
together may seem like a triviality. Yet some pluralities can be thought together as unities, some cannot. Hence,
there must be something objective in the forming of unities. Otherwise we would be able to think together in all
cases », 8.2.3, (ibid., 254). Il faudrait encore être certain que par « objectif » Gödel entende le monde objectif des
concepts, et non le monde réel, qui est également objectif puisqu’il ne dépend pas de nous. Mais même dans ce
dernier cas, étant donné que, ultimement, le monde réel dépend des concepts logiques (voir la section précédente
sur l’action accordée aux concepts simples (infra, 205-206)), ce qui est objectif est toujours lié au monde des
concepts. Les objets mathématiques seraient donc des multiplicités, au sens de répétitions, dans le monde réel.
L’idée de répétition est probablement en rapport avec le fait que les mathématiques ne changent pas dans le
temps, contrairement aux objets physiques, 7.4.1, (ibid., 238). Lors de nos discussions, Gabriella Crocco m’a
suggéré qu’il n’est pas impossible que cette idée soit également déjà présente dans les Max-Phil. En l’occurrence,
le neuvième point de la remarque [XIV, 7-17], pourrait signifier que les mathématiques se rapportent aux
équivalences en extension. Les objets mathématiques pourraient ainsi être dans ces équivalences extensionnelles,
selon lesquelles deux concepts peuvent être équivalents même s’ils ne le sont pas en intension (c’est-à-dire s’ils
ne le sont pas du point de vue des essences, en Dieu). Nous pourrions alors supposer que ces équivalences se
comprennent comme une forme d’invariance dans le réel, comme ce qui ne se modifie pas au niveau des choses
réelles.
149
Les ensembles empiriques rassemblent probablement des individus concrets, tandis que la hiérarchie des
ensembles mathématiques prend comme objet de départ l’ensemble vide. La théorie des ensembles laisse alors la
question des individus ouverte car l’ensemble vide n’a pas d’éléments. Gödel considère également le cas des
singletons (infra, 160). L’idée est de prendre des ensembles comme point de départ de la génération des
ensembles laissant la question de ce que sont les individus concrets à la philosophie 8.2.6, (ibid. 255).
150
Voir également la remarque 4.3.9 dans (Wang 1996, 141).
220
mathématiques, annonçant une distinction profonde entre réalisme conceptuel et réalisme
mathématique. Les deux positions portent sur des entités bien distinctes, qui ne peuvent pas
être confondues, et dont l’objectivité ne trouve pas les mêmes fondements : les concepts en
Dieu, les objets mathématiques probablement dans le réel. Cependant cette dernière
affirmation doit être vérifiée car elle rencontre un problème : comment concilier le fait que les
objets mathématiques soient réels avec le fait que les vérités mathématiques dépendent des
concepts qu’elles contiennent, comme le préconise la définition de l’analycité proposée par
Gödel ? Une réponse peut se dessiner dans les rapports qu’entretiennent les concepts logiques
et les objets mathématiques. Les objets mathématiques correspondent à l’aspect extensionnel
des concepts logiques – entités intensionnelles ; les deux sont donc liés.
L’analyse des Max-Phil autour de la question des Seienden nous éclaire encore sur la
primauté accordé aux concepts, suggérant une explication du pourquoi Gödel privilégie la
voie d’une théorie des concepts en intension dans le Russell paper, et jusque dans les
conversations avec Wang. La raison pourrait en être que les concepts logiques sont
l’articulation du monde, liaisons organiques de choses et des faits. Ils sont alors la
signification du monde, signification qui ne peut pas se réduire à une énumération des parties.
Le réalisme conceptuel, qui se manifeste par l’idée des concepts logiques comme Seienden,
est alors central dans la pensée de Gödel et illustre, voire incarne, le lien essentiel entre ses
travaux scientifiques, son analyse des problèmes logiques et mathématiques, et sa vision
métaphysique.
Cependant la discussion autour des Seienden nous détourne de la distinction possibleactuel, si ce n’est que les concepts logiques, probablement les plus simples, par la relation
d’application, composent les concepts complexes et qu’il ne semble pas y avoir de restrictions
dans la formation de nouveaux concepts, hormis des exceptions ponctuelles. Mais lorsque
Gödel affirme que les concepts logiques, en s’appliquant aux choses réelles, sont tout de
même soumis aux lois de la nature, cette restriction ne vaut que lorsqu’ils s’appliquent à des
essences actualisées. Seules leurs apparitions dans le monde réel sont restreintes, mais leur
existence conceptuelle ne devrait pas l’être puisqu’elle dépend de l’entendement de Dieu,
source des lois logiques primant sur la volonté de Dieu et donc sur le choix du meilleur des
mondes possibles, source des lois de la nature.
S’entrevoit donc l’idée que les concepts logiques apparaissent d’une part dans le réel,
mais aussi dans les essences, annonçant la triple existence qui s’applique à tous les Seienden,
y compris aux choses non-conceptuelles. Les rapports entre concepts et objets ne se résolvent
221
donc pas à la seule lumière de l’analyse des Seienden et de leur ordonnancement, mais aussi
dans l’affirmation d’une triple existence pour chacun d’eux : réelle, conceptuelle en Dieu,
conceptuelle dans l’entendement de l’homme.
3.3 Triple existence des Seienden : le réel, le subjectif (homme) et l’objectif
(Dieu)
Dans la deuxième partie de la remarque [XI, 16-18], Gödel introduit l’idée que chaque
chose (Seiende) a une triple existence, à savoir dans le réel, dans la conscience de l’homme et
dans la conscience de Dieu comprise comme l’espace objectif des idées ou espace des
possibles (voir la section 3.1.2). Mais Gödel n’explicite alors pas ce qui distingue et
caractérise ces différents types d’existence. La remarque [XI, 16-18] laisse un certain nombre
de questions en suspens sur la nature exacte des trois niveaux.
Deux autres aspects ne sont pas explicités par Gödel. Le schéma métaphysique, proposé
dans cette remarque, a non seulement des conséquences ontologiques, dans la mesure on l’on
peut supposer qu’à chaque niveau d’existence correspondent des entités différentes, mais
aussi épistémologiques. Il est en effet possible de mettre en évidence que ces trois niveaux ont
pour but d’expliquer comment nous sommes capables, de notre point de vue subjectif, de
saisir des entités objectives.
Ainsi, une première partie, 3.3.1, sera consacrée à expliciter la différence entre le
conceptuel et le réel. Quelle est la différence entre une chose et son essence ? Dans quelle
mesure Gödel reprend-il la notion de concept individuel de Leibniz ? Ces questions sont
traitées de façon plus détaillée dans les Max-Phil. Nous examinerons plus particulièrement la
remarque [IX, 76-78] pour la première et deux passages en (X, 42) et en (XIV, 5) pour la
seconde question. Ensuite, nous étudierons la distinction entre le conceptuel objectif et le réel
sous un autre angle, en se basant sur l’idée que chacun d’eux est accessible pour nous (du
point de vue subjectif) à partir de deux types de perceptions différentes. Cette approche à
l’avantage de mettre en lumière la façon dont le conceptuel en Dieu et l’existence des choses
dans le réel s’articulent dans le cadre de la théorie de la connaissance. Elle montre que la
conception gödelienne de ces deux niveaux a un intérêt pour comprendre comment nous
saisissons les choses, et plus particulièrement encore les concepts. En étudiant les remarques
[IX, 24-25] et [X, 18], nous renforcerons l’idée que l’existence réelle et l’existence
222
conceptuelle s’appliquent bien à toutes les choses. Plus exactement, toutes les choses peuvent
être perçues non seulement par les sens, mais aussi conceptuellement. Tous les Seienden se
donnent à la fois dans leur essence (dans leur existence conceptuelle) et de façon sensible, à
travers la manifestation matérielle de leur existence dans le réel. D’autre part, Gödel souligne
dans la remarque [IX, 24-25] qu’il est impossible de connaître une chose uniquement sur la
base des seules sensations que nous en avons. Nous ne pouvons la connaître sans en avoir une
perception conceptuelle, c’est-à-dire sans percevoir son essence ; cependant que la perception
conceptuelle ne peut à son tour se produire qu’à l’occasion de l’expérience sensible, puisque
nous sommes ancrés dans le réel. Enfin, la remarque [X, 18] soulignera le cas plus particulier
des concepts logiques et de leurs combinaisons que nous ne pouvons pas non plus percevoir
(conceptuellement) sans le support matériel des symboles.
Ensuite, la section 3.3.2 s’arrêtera sur la distinction entre les deux niveaux conceptuels,
dans la conscience de l’homme et dans la conscience de Dieu. Dans la remarque [XI, 16-18],
Gödel parle du conceptuel en général, soulignant essentiellement que les deux consciences
sont capables de former des concepts. Pourtant les deux consciences ne semblent pas avoir la
même nature, et les concepts que chacune d’elles forme ne semblent pas non plus exactement
correspondre. Plusieurs pistes développées dans les Max-Phil aident à comprendre, ou du
moins à préciser, ce qui les distingue.
La conscience de l’homme est ancrée dans le monde réel, dans lequel et sur lequel elle a
un point de vue particulier subjectif, au contraire de la conscience de Dieu qui est au-dessus
du monde et qui le voit dans sa totalité. Gödel utilise un vocabulaire technique, spécifiant le
point de vue subjectif ; vocabulaire qu’il est possible de poser à partir de deux passages, en
(XIV, 8) et en (X, 83), et de la remarque [XI, 63-64]. Tout d’abord nous rencontrerons la
notion d’Einbettung (in der Welt) qui correspond à l’ancrage ou l’enchâssement de la
conscience de l’homme dans le monde. Ensuite, Gödel parle de Vorstellungen qui sont les
représentations du monde propres à chaque chose réelle – y compris à la conscience de
l’homme – et que chaque chose réelle à en soi en fonction de son point de vue. Enfin, le
troisième terme fondamental pour comprendre la connaissance du point de vue subjectif est la
notion d’Einfühlung. Il s’agit d’un processus qui permet à la conscience de l’homme de
connaître les choses en s’identifiant à elles, et plus particulièrement à ses perceptions, c’est-àdire en se mettant à leur place (empathie). Ces termes sont caractéristiques du niveau de la
conscience de l’homme et de ce qui le distingue du niveau de la conscience de Dieu. Nous ne
pouvons connaître les choses qu’à partir de nos représentations particulières du monde, tandis
223
que Dieu n’a pas d’Einbettung et par conséquent n’a pas non plus besoin d’une Einfühlung
pour connaître les choses.
La différence entre les deux types de conscience, notamment dans leur façon de
connaître les choses, aura pour conséquence une différence entre concepts subjectifs et
concepts objectifs. La remarque [XI, 146-147], soutenue par un passage en (IX, 86), suggère
que si chacune des deux consciences est capable de former des concepts, les subjectifs se
distinguent bien des objectifs. En effet, l’ordre de nos connaissances (c’est-à-dire des
concepts subjectifs) ne serait pas le même que celui des concepts objectifs – au moins à l’état
actuel de nos connaissances. Par ailleurs, les concepts subjectifs auraient besoin du langage et
des symboles pour être actualisés et développés, ce qui ne devrait pour autant pas signifier
que ce sont des entités linguistiques.
A partir des deux premières sections, précisant la distinction entre le réel, le conceptuel
dans la conscience de Dieu et le conceptuel dans la conscience de l’homme, il est possible de
dresser un premier schéma ontologique (section 3.3.3). A chaque niveau d’existence et à
chaque type de Seiende correspondent des entités différentes. Cependant ce schéma, construit
à partir de la triple existence des Seienden, n’est qu’une partie de l’ontologie gödelienne, qui
laisse de côté le cas des essences possibles qui ne sont pas actualisées. En effet, du fait que
tous les Seienden ont une existence réelle ainsi qu’une essence, faudrait-il en conclure que
toutes les essences sont actualisées ? La réponse est sans aucun doute négative, car
l’opposition entre actuel et possible est fondamentale dans l’ontologie de Gödel, comme le
souligne l’idée d’une « quadripartition des choses » qui est principalement développée dans la
remarque [IX, 66-67] (voir la section 3.3.4).
3.3.1 Conceptuel vs. réel : essence, existence et manifestation matérielle.
Tous les Seienden existent conceptuellement et réellement : Gödel insiste tout
particulièrement sur cette distinction dans la remarque [XI 16-18], avant même d’expliciter
les deux niveaux conceptuels, subjectif et objectif. Les concepts logiques existent dans le réel
et les choses non-conceptuelles existent sous une forme purement conceptuelle. Si la section
précédente, 3.2, donne des éléments de réponse plus spécifiques dans le cas des concepts
logiques, elle laisse ouverte la question des rapports entre concepts et choses nonconceptuelles : le réel ne serait-il pas l’apanage des choses non-conceptuelles et l’existence
224
conceptuelle l’apanage des concepts ?151 Dans un premier temps nous interrogerons la notion
d’essence qui caractérise l’existence conceptuelle des choses en opposition à leur existence
réelle. Puis nous aborderons la distinction entre le conceptuel objectif et le réel sous l’angle
épistémologique, en lien avec notre perception et notre connaissance des choses.
Essence et existence réelle
Si l’existence des Seienden dans le réel consiste dans le déploiement d’une certaine
capacité à réagir – comme nous l’avons montré dans la section 3.2.1 – leur existence
conceptuelle doit consister en une essence, c’est-à-dire en un concept complexe individuel,
probablement en un sens distinct de celui donné par Leibniz (infra, 181-182). Dans la
remarque [IX, 76-77], Gödel parle de l’essence d’une chose ou du concept, de la nature ou
encore de l’être d’une chose, et s’interroge précisément sur ce qui la distingue de la chose
elle-même :
Remarque (philosophie) : Quelle est la différence entre l'essence (Concept,
nature, être) d'une chose, et la chose elle-même ? La chose est réelle
(effective), l'essence est d'une certaine manière seulement une ombre de la
chose, i.e. la pensée de Dieu avant la création, enfin un « plan » de la chose.
On a le sentiment, que cet « être effectif » par l'ajout de la matière (dans le
psychique, par l’ajout du « je ») devient l'essence extériorisée. Mais le
concept de matière est déjà bien une partie constituante de l’essence, bien
que ce ne soit pas simplement la matière qui est réalisée, mais aussi [toutes]
les autres parties constituantes d'une chose (par exemple le rouge). Peut-être
que la différence entre chose et essence ne consiste justement pas dans le fait
que la chose et l'essence [77] seraient quelque chose de différent dans l'être
(en particulier ils n'ont aucune autre structure), mais dans le fait que la même
chose se trouve à un plus haut degré de « réalisation » ? Mais il semble qu'il
y ait beaucoup de choses qui simplement sont, et seulement très peu
d'essences ? De là aussi la possibilité que la chose soit le Seiende
indépendant (en un certain sens non créée, en l'occurrence non créée par
composition), qui devient descriptible par les essences (cela signifie alors
bien que la réalité est dans la matière). La perception des choses (et aussi de
certains concepts), sans en percevoir l’essence, serait donc une perception
confuse (en fin de compte simplement le fait d' « avoir » certaines
perceptions de ces choses). [IX, 76-77]
151
La question est soulevée dans la section 3.1.2, et plus sépcifiquement en (infra, 174).
225
La chose, dit-il, est « réelle (effective) », son essence est « seulement une ombre de la
chose, i.e la pensée de Dieu avant la création, enfin un « plan » de la chose ». En cela, « l'être
d'une chose est quelque chose qui correspond à la chose dans le royaume des concepts (ou
dans l'entendement de Dieu, ou dans le Verbe) ». Comment Gödel conçoit-il la notion
d’essence d’une substance ? Dans la mesure où il s’inscrit dans un cadre leibnizien, peut-il
penser à quelque chose comme la notion complète d’un individu ? Il est peu probable que
Gödel admette une telle notion, dont nous retrouvons quelques traces,152 sans la modifier. Par
ailleurs la conception de l’essence, présentée par Gödel dans cette remarque, n’est pas sans
rappeler l’idée que les concepts logiques, en tant que Seienden, choisissent les choses réelles
auxquelles ils s’appliquent, constituant ainsi leur essence, dans la mesure où chaque concept
qui s’y applique en devient par là-même une propriété. Gödel affirme une forme d’animisme
des concepts en accordant aux concepts logiques une capacité d’agir (infra, 206-207). Les
concepts logiques sont alors le ciment logique du monde, ce qui fait tenir les choses du monde
ensemble, se rapprochant du Verbe de Dieu ; qui n’est pas seulement une intelligence
ordonnant le monde, mais aussi le lien entre toutes les choses. Il y a donc l’idée chez Gödel
que les concepts logiques, en étant les constituants des essences de toutes les choses (par
combinaison) dans l’entendement de Dieu, sont aussi le lien entre les toutes les choses dans le
réel.
Ainsi les essences des choses et les choses elles-mêmes dans le réel sont en quelque
sorte isomorphes, elles ne seraient pas « quelque chose de différent dans l'être ». On pourrait
donc croire que Gödel avait bien en tête l’idée que tout ce qui se produit dans une monade
(dans le monde) est enfermé dans l’essence de cette monade. Un passage du cahier X vient
soutenir cett idée : « ce qui se produit dans les monades de genre inférieur ne dépend, dans ces
monades, que des événements précédents. Comme en général tout ce qui se produit dans une
monade dépend seulement de ce qui s'est déjà produit en elle » [X, 42]. Dans cette remarque
explicitement consacrée à des notions leibniziennes, Gödel suggère que derrière l’harmonie
préétablie (comme ce qui permet la connexion entre des monades de différents niveaux) se
trouvent des relations réglées de cause à effet, de sorte qu’à partir d’un état donné d’une
monade, l’état suivant est absolument déterminé.
Pourtant, Gödel était gêné par le déterminisme trop fort de la théorie leibnizienne,
problème prenant source dans la notion complète d’individu. 153 Dans les Max-Phil, des
indices suggèrent que Gödel souhaitait l’éviter. D’une part, la remarque [X, 42-44] consiste
152
153
Voir par exemple le passage, cité ci-dessous, extrait de la remarque [X, 42-44].
Voir en particulier (Wang 1996, 310), la remarque 9.4.2.
226
bien plus en un exposé des notions et positions leibniziennes qu’en un développement d’une
réflexion propre à Gödel.154 D’autre part, l’idée d’une isomorphie entre l’essence d’une chose
et la chose elle-même, telle qu’il n’y ait plus qu’une différence de degré de réalisation entre
elles, est bien posée sous la forme d’une interrogation à laquelle l’ensemble de la fin de la
remarque [IX, 76-77] tend à répondre négativement. Le premier doute est soulevé par la
question suivante : « mais il semble qu'il y ait beaucoup de choses qui sont simplement, et
seulement très peu d'essences ? ». Gödel supposerait-il alors que toutes les parties de la chose
réalisée ne sont pas dans son essence ? Ce qui définirait de nouveaux rapports entre l’essence
d’une chose et la chose elle-même, puisqu’alors la chose réelle ne serait en ce sens que
« descriptible » par l’essence. Tous les aspects de la chose ne sont pas rendus par une pensée
conceptuelle, ni donc contenus dans son essence.
La discussion autour des rapports entre essence et potentialité est également éclairante :
« afin qu’un être puisse exister dans le temps, il est nécessaire qu’il y ait pour lui du
"potentiel", c’est-à-dire que pour un certain  ,   A et ~   A soient tous les deux
conciliables avec son essence » (XIV, 5). L’essence est conciliable avec un ensemble de
propriétés qui peuvent être dites accidentelles, et par conséquent ne renferme pas toutes les
propriétés et relations d’un individu. Ce passage suppose que ce que Gödel entend par essence
d’une chose ne correspond à la notion leibnizienne de concept individuel complet. Il serait
possible que la notion d’accident se distingue de celle de Leibniz, associée aux relations. Si
Gödel admettait quelque chose comme une notion complète d’individu, elle ne contiendrait
pas uniquement les propriétés actualisées de l’individu, mais un ensemble de possibles (un
potentiel) parmi lesquels certains sont actualisés. Une telle notion chez Gödel renfermerait
donc bien les propriétés actualisées de l’individu, mais pas uniquement. En ce sens, Gödel
différencie l’essence de l’individu de ses propriétés accidentelles, c’est-à-dire l’essence de
l’ensemble de propriétés compatibles avec elle. Le déterminisme de Gödel devient ainsi
moins fort. Gödel pense certainement la liberté des individus à travers le fait que leur volonté
peut décider d’actualiser tel possible compatible avec son essence plutôt qu’un autre.
Pour revenir à notre propos, sur la triple existence des Seienden non-conceptuels et plus
exactement ici sur l’existence d’un point de vue objectif, Gödel parle bien d’essence d’une
chose comme de son concept, mais il dit également que ce concept pourrait ne pas renfermer
154
Certains indices laissent entendre une critique de l’harmonie telle que la concevait Leibniz. Dans la remarque
[XII, 98-99] consacrée à cette notion leibnizienne, Gödel présente ce qui peut être une objection au fait que tout
soit réglé et déterminé selon le principe d’harmonie : « ainsi l’essence de la substance n’exclut manifestement
pas (malgré une action réciproque) une disharmonie ».
227
toutes les propriétés accidentelles de la chose. Grâce à la notion de potentialité (le possible lié
à un individu ancré dans le monde), quand bien même toutes les propriétés et relations de la
chose découlent de son essence, Gödel ne parle pas de l’essence comme d’une notion
complète au sens de Leibniz.
Une seconde précision doit être abordée. Du fait que Gödel parle dans la remarque [IX,
76-77] de l’essence d’une chose réelle, il ne faut pas en conclure qu’il n’y a pas plus
d’essences que de choses actualisées. Gödel pense l’espace objectif des concepts comme
l’ensemble des possibles, et il s’inscrit bien dans la veine leibnizienne en pensant que tous les
possibles ne sont pas actualisés. Bien que tous les possibles tendent à exister, seuls ceux
participant au meilleur des mondes possibles sont actualisés. Ce point est détaillé dans la
section suivante avec la quadripartition des choses. Une autre question se rapporte au monde
objectif des concepts. Il s’agit de savoir si les essences, c’est-à-dire tous les concepts –
concepts complexes abstraits ou concepts de choses non-conceptuelles – sont des
combinaisons des concepts les plus simples et seraient ainsi, en un sens, compris dans les
concepts logiques dont ils découleraient. Dans la remarque [IX, 76-77], Gödel parle des
choses comme « le Seiende indépendant (en un certain sens non créé, en l'occurrence non créé
par composition), qui devient descriptible par les essences ». L’opposition entre la chose et
l’essence de la chose pourrait aussi se comprendre comme le fait que l’essence est créée par
composition, ce qui n’est pas le cas de l’individu qui n’a pas de partie. 155 Par conséquent il
n’est pas exclu que les essences, y compris de choses non conceptuelles, soient conçues
comme une combinaison de concepts simples.
Enfin, la remarque [XI, 76-77] précise également une caractéristique de l’existence dans
le réel. Elle semble étroitement liée à l’idée de réalisation dans la matière, à tel point que le
concept de matière serait déjà contenu dans l’essence des Seienden. Pourtant tous les Seienden
ne sont pas de nature matérielle, mais il se pourrait que chacun d’eux ait dans le réel, en plus
de leur propre existence, une manifestation matérielle.156 Il est probable que dans le réel tous
les Seienden se réalisent d’une façon ou d’une autre dans la matière, s’exprimant dans ce que
Gödel appelle également une « forme matérielle ».157
155
Voir l’analyse des notions d’unité et de totalité proposée par Crocco (infra, 216)
Voir la section 3.5.1 sur le détour par la matière.
157
En (X, 61), dans une remarque consacrée à Leibniz, Gödel examine l’idée que « les propriétés (propres à
l’âme) des êtres vivants sont réalisées comme forme matérielle ».
156
228
Perception tournée vers le monde des concepts et perception sensible tournée vers le réel
Une façon de caractériser chacun des deux plans est de considérer un de leurs aspects
utilisé par Gödel pour défendre son réalisme dans ses écrits publiés : le type de perception
auquel ils sont respectivement associés. Par ce biais, se révèle le fait que tous les Seienden
sont perceptibles à la fois par les sens et par une sorte de perception conceptuelle, puisque
tous les Seienden ont une essence, c’est-à-dire une forme conceptuelle, et qu’ils ont tous dans
le réel une manifestation matérielle sensible, quand bien même ils ne sont pas eux-mêmes
(dans le réel) des entités matérielles. Leur existence réelle se manifeste à travers quelque
chose de matériel accessible au sens ; en l’occurrence dans le cas des concepts, Gödel parle
des symboles et de la combinatoire finie.
Dans ses textes publiés, Gödel se sert de l’analogie entre perception sensible et
perception conceptuelle pour défendre son réalisme conceptuel. Gödel affirme qu’il est tout
aussi légitime de croire en l’existence des entités visées par la perception conceptuelle qu’en
celles visées par la perception sensible. Au cœur de l’argument se dégagent les points
suivants :
(1) Dans les deux cas de perception, sensible et conceptuelle, Gödel pose l’existence
objective d’un objet (au sens large) extérieur à nous. Les deux cas relèvent donc, dans
une certaine mesure, d’un processus commun de perception.
(2) Les deux types de perception se distinguent par la nature des objets (toujours au sens
large) perçus, selon qu’ils soient « physiques » ou conceptuels.
(3) Les deux perceptions se distinguent également par la nature du résultat auquel
respectivement chacune d’elles conduit. De la perception sensible résultent des
sensations, des impressions sensibles, et de la perception conceptuelle des « data of
second kind », ou encore des impressions abstraites.
(4) Les deux différences exprimées en (2) et (3) se répercutent alors aussi dans le
processus-même de perception puisque la perception conceptuelle requiert un organe
de perception qui lui est propre, distinct des autres organes de perception desquels
proviennent les sensations. Il s’agit d’un organe physique proche du centre neural du
langage (mais qui ne s’identifie pas à lui).
L’ensemble de ces points se retrouvent dans des remarques des Max-Phil, exception faite,
peut-être, de l’existence d’un organe physique spécifique aux perceptions conceptuelles, que
229
Gödel ne formule vraiment explicitement que lors de ses discussions avec Wang et dans
(Wang 1974, 84‑86).158
Dans les Max-Phil, Gödel soutient l’analogie présentée dans ses écrits publiés, en
admettant à la fois une caractéristique commune aux deux perceptions, à savoir d’être capable
grâce à elles de reconnaître quelque chose comme « un », et une divergence dans la nature de
l’entité reconnue :
La perception sensorielle et la perception conceptuelle se distinguent en ce
que dans la première c'est l'individu qui apparaît comme « un » (c'est à dire
qu'il est perçu dans un acte de l'attention et à un moment du temps), tandis
que dans les perceptions conceptuelles c'est la catégorie (c'est à dire un
aspect d'un ensemble d'individus) [qui apparaît comme « une »]. (XI, 146)
Les deux types de perception ne visent pas à reconnaître les mêmes unités. La notion
d’individu est employée par Gödel pour les unités qui sont dans le réel. Dans ce cas, les
individus sont quelque chose qui se distingue de façon univoque, de telle sorte qu’il n’y a pas
deux individus identiques. Les catégories correspondent aux concepts, mais il est possible que
Gödel ne fasse référence qu’à une de leurs caractéristiques et non aux concepts eux-mêmes.
En effet, affirmant son opposition au réalisme conceptuel aristotélicien,159 il est difficile de
croire que Gödel réduise les concepts à un aspect d’ensemble d’individus, auquel cas il
admettrait que les concepts soient abstraits à partir de la réalité. En revanche il est certain
qu’une de leurs spécificités, qui les distinguent des individus, est qu’ils peuvent s’appliquer à
une pluralité d’individus. Ainsi les concepts ne sont pas abstraits en un sens aristotélicien,
mais plutôt au sens souligné par Crocco. 160 La distinction entre les individus, unités
perceptibles par les sens, et les concepts, unités perceptibles conceptuellement, se conçoit
dans l’opposition concret-abstrait telle que la révise Gödel dans ses conversations avec Wang.
Ainsi présentées, perception sensible et perception conceptuelle semblent se concevoir
comme ce qui porte respectivement sur les choses non-conceptuelles (individus) et les
concepts. Cependant, deux points remettent en doute ce partage en fonction de la nature des
objets perçus. Le premier est que tous les Seienden existent dans le réel comme dans le
conceptuel. Les individus peuvent donc apparaître sous une forme conceptuelle et les
concepts logiques (en intension) sous une forme réelle, la question étant de savoir si ces
derniers ont une forme individuelle dans le réel ou non ; en l’occurrence ils peuvent en avoir
158
Pour l’analogie entre perception sensible et perception des concepts voir section 2.1.2.
Voir (Gödel 1995e, 321) et (infra, 54-55)
160
Voir la section 3.2 (infra, 217).
159
230
une à travers les symboles. Le second point qui remet en question la distinction ainsi proposée
entre perception sensible et perception conceptuelle est une autre affirmation présente dans les
Max-Phil : « les perceptions sensibles sont un cas particulier des perceptions conceptuelles,
qui se différencient plus par la manière de percevoir que par l'objet qui est perçu » [XI, 13-14].
La nature de l’objet perçu est donc indifférente au processus de perception considéré et aux
données que chacun des deux processus produisent en nous. Par conséquent, que l’on
perçoive un individu ou un concept, si nous les percevons par nos sens nous en avons des
sensations, si nous le percevons par la perception conceptuelle nous en avons des impressions
abstraites.
Plus précisément, en se rapportant à la hiérarchie des Seienden, se dessine l’idée que
chaque Seiende puisse être perçu sur un plan sensible comme sur un plan conceptuel, ce qui
correspond alors à une existence dans le réel et une existence conceptuelle. De façon plus
précise, tous les Seienden non conceptuels ont une existence conceptuelle (à savoir le concept
d’individu qui leur correspond ou l’essence) que nous ne pouvons pas atteindre uniquement
par les sens, et les concepts logiques ont dans le réel une forme matérielle qui leur correspond
et qui ne dépend pas d’une perception conceptuelle.
L’affirmation de deux types de perception qui dirigent notre attention vers deux réalités
distinctes est centrale dans la théorie de la connaissance de Gödel. En effet, « la perception
des choses (et aussi de certains concepts), sans percevoir leur essence, serait donc une
perception confuse (en fin de compte simplement le fait d'« avoir » certaines perceptions de
ces choses) » (IX, 76).161 Notre perception sensible est confuse, elle ne nous permet pas de
dépasser les sensations qu’elle produit en nous. La perception sensible ne nous permet pas de
nous élever à une véritable connaissance des choses, c’est-à-dire une connaissance de leur
essence telle qu’elle est pensée par Dieu, dans l’espace conceptuel des possibles. Mais en
retour, l’expérience sensible à un rôle à jouer dans la connaissance dans la mesure où elle
accompagne la perception conceptuelle, elle l’occasionne :
Remarque (philosophie) : L’apparence d'une chose, qui consiste dans sa
perception par les sens, se différencie de l’apparence purement conceptuelle8
de la façon suivante :
1. Son être actuel (sa présence) dépend aussi de la chose (pas seulement de
nous) et est donc lui-même un aspect de la description.
2. Le sensible est « intuitif », les concepts « abstraits ».
161
La remarque [IX, 76-77] est citée précédemment (infra, 225).
231
3. les apparences sensibles sont constituées de parties, dont l'être ensemble
est saisi dans une figure.
4. Les éléments qui constituent les apparences sensibles (les sensations) sont
quelque chose [25] qui ne doit pas seulement servir le but de la connaissance
(ils sont aussi plaisants et déplaisants), ils sont quelque chose clos sur eux, et
n'incitent pas par eux-mêmes à la production de liaisons. Dans le cas de la
pensée (y compris de la pensée abstraite), ce que nous connaissons renferme
bien plus de « descriptions » sensibles de la sorte que nous le soupçonnons
(par exemple un concept abstrait, défini par l'expérience vécue, à l'occasion
de laquelle nous l'avons d’abord connu.)
Il est contingent que nos perceptions sensibles soient restreintes à une réalité
relativement élémentaire (puissance 2
8

et seulement tridimensionnelle).
c'est à dire de la définition.
[IX, 24-25]
La note 8 annonce d’emblée la distinction essentielle entre perception sensible et
perception conceptuelle :162 seule la seconde conduit à une définition des choses, c’est-à-dire
à une connaissance de notre point de vue. Le terme « apparence » renvoie ici au résultat ou à
la donnée que produit chacune des perceptions d’une même chose. Le début de la remarque
indique en effet que nous parlons de deux manifestations différentes d’une même chose.
Le premier point contraste avec la note 8 qui assigne à la perception conceptuelle le
véritable rôle cognitif. Mais, affirme Gödel, la manifestation sensible des choses en nous, ne
dépend pas que de nous, n’est pas purement subjective, dans la mesure où elle trouve sa
source dans les choses réelles – les individus – qui existent indépendamment de nous dans le
monde. La thèse réaliste est par là réaffirmée, mais le point mis en exergue est une
162
Lors d’une de nos conversations, Gabriella Crocco a attiré mon attention sur le fait qu’une alternative à « der
rein begrifflichen » pourrait être « dem rein Begrifflen ». Dans ce cas, Gödel ne parlerait pas des apparences
conceptuelles en nous, résultant de notre perception conceptuelle, mais du conceptuel. La différence entre les
deux alternatives serait que le premier cas pourrait admettre que même les concepts complexes sont en intension
dans le réel. La seconde alternative restreindrait l’apparition des concepts en intension dans le réel aux seuls
concepts logiques et simples. Les complexes ne pourraient alors y apparaître qu’en extension. Cependant il est
également possible de comprendre la première alternative non pas comme le fait que nous percevons directement
dans le réel des concepts complexes en intension, mais comme le fait que nos perceptions sensibles occasionnent
une telle perception. Comme nous l’expliqueons plus loin, cette possibilité de voir l’expérience sensible comme
l’occasion d’une perception conceptuelle est probablement liée à l’idée de « détour par la matière ». Cela ne
signifie pas que les concepts complexes sont en intension dans le réel, mais que certaines manifestations
sensibles des choses sont capables de diriger notre attention vers une autre réalité, en l’occurrence celle du
monde objectif des concepts. Les apparences conceptuelles occasionnées par notre expérience sensible restent
tournées vers l’espace objectif des concepts.
232
conséquence quant à la façon dont nous saisissons les choses. Les sensations, éléments de
l’apparence sensible d’une chose participent à la description de cette chose, en sont des
aspects. Sans doute faut-il distinguer le terme « définition » attaché à l’apparence
conceptuelle des choses en nous, du terme « description ». Le premier terme paraît avoir un
sens plus restreint que le second. La définition se tourne vers la connaissance essentielle des
choses, connaissance strictement conceptuelle. Tandis que la description inclut les sensations
que l’on a des choses, et puisque celles-ci ne sont qu’un aspect de la description, elle doit
également inclure la définition. Si Gödel considère la description comme une connaissance de
la chose – ce qu’il faudrait vérifier –, elle l’est en un sens plus large que la définition, mais qui
inclut nécessairement la définition ; car comme la suite de la remarque tend à le montrer, il
n’y a pas de connaissance sans perception conceptuelle.
Les deuxième et troisième points sont difficiles à interpréter pour l’instant, car les
termes utilisés ne renvoient à rien de précis dans les passages précédemment discutés.
L’opposition entre intuitif et abstrait pourrait éventuellement faire référence à la nature des
données que nous percevons, c’est-à-dire aux deux manifestations respectives des choses en
nous. Le terme « abstrait » pourrait alors renvoyer à l’idée d’impressions abstraites. Quant au
troisième point, il contient deux affirmations. D’une part il précise que les manifestations
sensibles ont des parties. Les manifestations sensibles sont alors des entités complexes qui ne
sont donc probablement pas ce qui est immédiatement perçu, qui ne sont pas les données
immédiates de la perception sensible. Ce qui est immédiatement perçu, parties des
manifestations sensibles, sont les sensations (comme l’indique Gödel dans le quatrième point).
D’autre part, ce complexe de sensations est une figure, mais rien n’est précisé sur ce que l’on
doit entendre par « figure ». Le troisième point laisse entièrement ouvert la question de savoir
si, en opposition aux manifestations sensibles, les manifestations conceptuelles (en nous)
n’ont pas de partie, et d’autant plus encore en quoi consiste leur être qui n’est pas celui d’une
figure. Les concepts étant analysables en concepts plus simples, il paraît difficile d’admettre
que les manifestations conceptuelles n’aient pas de partie ; à moins que les concepts que nous
percevons nous apparaissent comme des concepts simples.163 En revanche, l’idée de liaison,
propre au conceptuel, peut éclaircir le terme de « figure », qui, par contraste, pourrait désigner
une simple juxtaposition des parties sans liens véritables, sans structure. La même idée peut
163
Les concepts que nous percevons pourraient être ceux qui, de notre point de vue, sont des concepts primitifs,
sans qu’ils le soient d’un point de vue objectif. Le fait que les concepts primitifs subjectifs et les concepts
primitifs objectifs ne coïncident pas toujours est souligné plus loin, (infra, 240-246).
233
suggérer que dans le cas des concepts les parties ne sont pas primordiales, seules les liaisons
le sont.
Derrière le quatrième point se cache en effet l’idée déjà défendue en 3.2.2 que les unités
conceptuelles sont organiques, car elles reposent sur la liaison des parties bien plus que sur les
parties elles-mêmes. Ce n’est que par la mise en évidence de ces liaisons qu’on peut avoir une
connaissance des choses.164 Mais si le début du quatrième point confirme l’idée que seules les
apparences conceptuelles conduisent à une connaissance des choses, à leur essence, la fin
défend une autre thèse attribuant tout de même un rôle aux manifestations sensibles dans le
processus de connaissance. Dans la pensée (il s’agit ici de la pensée de l’homme), même
abstraite, c’est-à-dire même dans la pensée conceptuelle, l’établissement de la connaissance
dépend également de nos perceptions sensibles. Le sensible, expérience vécue, nous donne
l’occasion de percevoir des concepts. Ainsi, les deux types de perception sont requis dans le
processus de connaissance.
Cependant, si la connaissance conceptuelle des choses, ou, avant elle, les apparences
conceptuelles des choses, reposent aussi sur les sensations, cela ne signifie pas que les
concepts sont abstraits à partir de nos perceptions sensibles, et donc seraient objectivement
fondés dans le monde réel. Les concepts objectifs ne sont fondamentalement pas des parties
des choses réelles.165 Simplement, l’expérience sensible nous donne l’occasion de connaître
les choses et d’en avoir des manifestations conceptuelles. Par « donner l’occasion », il ne faut
sans doute pas entendre quelque chose comme une perception directe de l’essence dans le réel,
mais bien plus l’idée d’un détour par la matière.166 Dans le cas des concepts logiques qui
apparaissent dans le réel, ce qui occasionne leur connaissance, et peut-être avant ça leur
perception, sont les symboles et la combinatoire finie dont parle Gödel dans la remarque [XI,
16-18] :
Remarque (Grammaire) : Le fait de rendre considérablement plus claire la
perception des concepts en s’en faisant une image sensible (à savoir les
mots), semble être à première vue absurde (pourrions-nous percevoir un
paysage plus distinctement en en esquissant un tableau ?). La cause en est
164
En même temps, nous rejoignons l’hypothèse suggérée en 3.2.2 (infra, 214-215) à partir de la remarque [XII,
100-101]. Il est remarquable de voir que ce qui se passe au niveau des concepts objectifs et du monde se retrouve
dans le niveau subjectif. On anticipe alors la question des relations entre les niveaux d’existence discutés dans la
section 3.4.1.
165
Même si le fait qu’ils choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent peut avoir pour conséquence d’être
dans les choses du monde, ce n’est pas ce qui les caractérise.
166
Voir la section 3.3.5. Le détour par la matière consiste dans l’idée que la matière peut être dans une certaine
mesure une image des choses non matérielles qui s’expriment à travers elle. En la percevant, la matière nous
donnerait ainsi un accès à d’autres choses, non matérielles.
234
peut-être bien que ce qui est matériel (à savoir la combinatoire finie) porte
également déjà en soi une image du conceptuel, de sorte que seulement
celui-ci puisse être effectivement représenté (ou plus exactement facilement
représenté). En d’autres termes : La vérité est ce qui a l’expression
symbolique la plus simple et la plus belle. (Ce qui signifie que la
combinatoire finie contient déjà une « image de Dieu »). [X,18]
La première phrase souligne que la perception des concepts est distincte de la
perception sensible. Il pourrait donc sembler étrange de penser que cette dernière puisse être
utile à la première, tant la nature des manifestations que chacune d’elles suscite en nous est
différente, et plus fondamentalement encore, tant la nature des entités que l’on perçoit à
travers chacune d’elles est différente. Pourtant Gödel affirme bien que la perception des
concepts à travers une manifestation sensible, c’est-à-dire à travers la perception d’une entité
sensible, matérielle, qui les représente, devient plus claire. Il s’agit en l’occurrence des
symboles ou des mots, qui sont des entités réelles, sensibles et matérielles.
Il n’est donc pas question d’affirmer que les choses réelles du monde sont
ontologiquement plus fondamentales que les concepts, qui seraient des abstractions des
choses réelles. Mais tout au contraire, la thèse de la primordialité des concepts objectifs de la
pensée de Dieu, qui donnent aux choses réelles leur signification en s’appliquant à elles,
apparaît en filigrane. Les concepts semblent imprimer leur action dans toutes les strates des
choses réelles concrètes (au sens de Gödel), y compris les plus basses comme les entités
purement matérielles, si bien que ces choses à leur tour représentent les concepts objectifs.
Les symboles sont même plus facilement représentables pour nous que les concepts logiques
en intension – qui pourtant sont également dans le réel puisqu’ils sont des Seienden – parce
que justement, étant matériels, ils sont perceptibles par les sens. Ce qui est matériel apparaît
comme un support pour la perception conceptuelle. D’autant plus que, selon la fin de la
remarque, les symboles représentent les concepts objectifs, mais les règles de la combinatoire
finie sont elles aussi à l’image des règles objectives d’application (et de combinaison) des
concepts ; si bien que la beauté de l’expression symbolique reflète la vérité, et nous dit
quelque chose des relations conceptuelles objectives.
Non seulement le réel, en tant qu’il contient une manifestation matérielle des choses est
un support pour la perception conceptuelle, mais d’une façon plus générale encore il l’est pour
la pensée conceptuelle subjective et nos connaissances conceptuelles :
235
La nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une conséquence
du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose. (Nous ne
pouvons pas diriger notre attention [98] directement sur les concepts. Ceuxci sont d’une certaine façon « derrière » nous.) (XIV, 97-98)
Notre perception des concepts requiert une image sensible, en l’occurrence les mots ou les
symboles, parce que nous ne pouvons pas les percevoir directement mais seulement à travers
les choses réelles. Nous avons besoin d’un intermédiaire pour percevoir les concepts objectifs
qui sont « derrière » nous. Le terme « derrière » fait probablement référence à l’allégorie
platonicienne de la caverne selon laquelle les concepts sont derrière nous, et nous ne voyons
que des ombres sur les murs, métaphore du monde sensible. Les symboles sont des ombres
sur les choses réelles qui nous indiqueraient, comme des flèches, la direction vers laquelle
nous tourner. Cette nécessité est probablement une conséquence du fait que nous sommes
ancrés dans le réel, alors que les concepts sont fondés objectivement dans la pensée de Dieu
qui ne nous est pas directement accessible.
Que la matière nous donne un accès à des entités qui ne sont pas matérielles, autrement
que l’expérience sensible occasionne nos perceptions conceptuelles, est une idée développée à
travers ce que Gödel appelle le « détour par la matière » que nous examinerons plus loin dans
la section 3.3.5. Pour l’instant nous soulignons simplement que les Seienden ont d’un côté,
dans le réel, une existence accompagnée d’une forme matérielle. De l’autre côté, ils ont une
essence dans la conscience de Dieu, essence que nous sommes capables de saisir à travers des
concepts subjectifs. Enfin, il faut noter que la manifestation matérielle des choses dans le réel
a probablement un rôle à jouer dans notre saisie conceptuelle des choses.
3.3.2 Le conceptuel dans la conscience de l’homme versus le conceptuel en Dieu
Dans la remarque [XI, 16-18], suivant immédiatement la première distinction entre réel
et conceptuel, Gödel précise qu’il faut distinguer deux plans conceptuels différents : la
conscience de l’homme, incluse dans la hiérarchie des Seienden, et la conscience de Dieu. En
tant que Seienden, la première conscience se distingue de la seconde par ce que Gödel appelle
l’Einbettung, c’est-à-dire l’inscription, l’ancrage ou encore l’enchâssement des monades dans
le monde. L’Einbettung se comprend dans le cadre de sa monadologie d’inspiration
leibnizienne : elle exprime l’idée que les monades sont des points de vue sur le monde dont
les changements de perception sont réglés par un principe d’harmonie.
236
La distinction de nature des deux consciences a pour conséquence une différence de
nature des concepts existant respectivement dans chacun de ces deux niveaux conceptuels.
D’un côté les concepts dans la conscience de l’homme ont besoin, pour s’actualiser, du
langage et des symboles, ce qui est anticipé par la remarque [XIV, 97-99] citée dans la section
précédence, mais qui est d’avantage mis en évidence par la façon dont Gödel conçoit le
couple Sinn-Bedeutung. De l’autre côté, les concepts objectifs sont indépendants de tout
langage.
La conscience de l’homme au regard de la conscience de Dieu : l’Einbettung dans le
monde
Dans le cadre de sa monadologie d’inspiration leibnizienne, Gödel conçoit la distinction
entre conscience de Dieu et conscience de l’homme comme une différence de point de vue.
Toute monade est un point de vue du monde, lié à ce que Gödel appelle l’« Einbettung in der
Welt », un enchâssement dans le monde qui dépend des actions des monades. En l’occurrence
l’homme se distingue des autres types de Seienden car l’action qui le caractérise est la
capacité de connaître les choses. En l’occurrence l’homme ne les connaît qu’à travers la
perception de la représentation du monde qui est en lui, ce qu’exprime la notion d’Einfühlung.
Dans le cahier XIV, Gödel introduit la notion de point de vue pour parler des deux types
de conscience : « En particulier, il pourrait y avoir deux points de vue, le subjectif (du point
de vue des choses, par Einfühlung)167 et l’objectif (du point de vue de Dieu) » (XIV, 8). Gödel
distingue le point de vue objectif de Dieu du subjectif des choses dans le monde – dont la
conscience de l’homme fait partie. La notion de point de vue peut être saisie en un sens
leibnizien. Elle serait alors attachée à celle de position dans le monde, c’est-à-dire au fait que
les monades (les Seienden non-conceptuels pour Gödel) sont plus proches de certaines
monades que d’autres. La notion de point de vue pour les choses du monde est ainsi liée à
celle d’Einbettung, qui suggère un ancrage ou un enchâssement des monades dans le monde.
Gödel parle, dans une remarque qui fait directement référence à l’harmonie préétablie
de Leibniz, de « la position de chaque individu dans le monde » comme « son "enchâssement
[Einbettung]", c'est-à-dire le devoir qu'il a à accomplir » (XI, 59); ou encore il affirme que la
167
Nous préférons laisser le terme en allemand. Nous pourrions le traduire par « identification » ou par
« empathie ». Le premier terme met l’accent sur le processus par lequel nous connaissons les choses (voir cidessous l’analyse plus détaillée de la notion d’Einfühlung), c’est-à-dire véritablement en s’identifiant aux autres,
mais il ne souligne pas suffisamment l’idée que cette identification se fait au niveau des perceptions. Le second
terme vient de l’anglais « empathy » introduit spécifiquement dans le but de traduire « Einfühlung ». Il est
introduit au début du XXe siècle comme un concept psychologique. Il rend probablement mieux compte du fait
que le processus se déroule sur le plan de nos perceptions, mais pourrait ne pas mettre suffisamment l’accent sur
l’idée d’identification au sens de Gödel, c’est-à-dire d’une identification qui ne serait pas seulement
psychologique mais aussi logique (Gödel parle de la possibilité de « devenir un » avec ce que l’on connaît).
237
raison des modifications des perceptions dépend (au moins en partie) des « "lois de la nature"
(i.e. en dernière instance de l'"enchâssement [Einbettung]" dans un environnement d'autres
monades) » (XI, 63). Chaque Seiende non-conceptuel occupe une position particulière dans le
monde qui détermine les relations qu’il entretient avec les autres Seienden. Cette position est
une instance des lois de la nature car les relations entre les monades dépendent du choix du
meilleur des mondes possibles. Or, ce choix ne dépend pas des lois logiques, mais de la
volonté de Dieu de créer le meilleur des mondes possibles. En s’actualisant, la monade
« accomplit son devoir », c’est-à-dire qu’elle agit suivant une cause finale. En agissant et en
pâtissant, la monade prend une position particulière dans le monde, dans « l’environnement
des autres monades » qui elles aussi agissent et pâtissent, leurs actions s’harmonisant selon les
lois de la nature, lois insufflées par la volonté divine. Ainsi chaque monade est inscrite dans le
monde, a une position particulière qui dépend de l’action des autres monades de proche en
loin. La monade est alors un point de vue particulier du monde, une représentation du monde
qui devient confuse dans les régions les plus éloignées.
Mais l’Einbettung se distingue selon les types de monades, plus précisément selon
l’activité caractérisant chaque type de monade : « La différence [d’un esprit par opposition
aux animaux et aux atomes] apparaît donc comme une différence dans la façon d’être inscrit
[Einbettung] dans le monde (soit [une différence quant à] la situation dans laquelle ils se
trouvent) et non dans leur essence » (X, 83). L’Einbettung d’une monade dépend de ses
actions. Or son activité dépend à son tour du type de monades auquel elle appartient, dans la
mesure où chacun de ces types est caractérisé par une activité spécifique.
La deuxième notion importante introduite par Gödel et qui se comprend également dans
le cadre de sa monadologie est l’Einfühlung (identification à quelqu’un d’autre). Plus
exactement, elle se rattache à la possibilité pour une monade de connaître le monde, et
s’applique donc tout particulièrement pour la conscience de l’homme :
En ce sens chaque connaissance d'objets extérieurs est une « Einfühlen ».
C'est dans cette mesure que l'on « devient » tout [64] dans la connaissance
(ou que l'on devient "un" avec tout ce que l'on connaît). C'est la différence
entre connaître et faire l'expérience.43 Mais le connaître est également une
façon de faire l'expérience, et par cela même intervient dans la connaissance
une différentiation entre « sujet » (qui a la connaissance) et « objet » (le
connu). Le sujet est ce que l'on est vraiment, l'objet est ce que l'on
« devient » simultanément à travers l'acte de connaissance.
43
C'est le fait d'« avoir » quelque chose.
238
[XI, 63-65]
La connaissance d’objets extérieurs est une Einfühlung. Par objets (Objekte) il faut
comprendre les objets que nous visons, qui sont extérieurs à nous, mais qui peuvent être des
concepts, comme des choses non-conceptuelles. Par ce procédé d’ Einfühlung, on s’identifie
aux objets visés par la connaissance. On « devient » « un » avec tout ce que l’on connaît. Les
termes « un » et « tout » signifient que nous formons une unité avec l’objet de connaissance,
une unité qui ressemble alors à celle de l’individu. Les objets de connaissance sont des parties
de nous, mais pas au sens d’un simple avoir comme cela se produit avec les sensations qui
nous viennent de l’expérience, c’est-à-dire pas comme une simple adjonction d’une nouvelle
partie, mais bien plus comme une partie organique qui s’intègre dans la structure de notre être.
Le devenir fait appel à la modification des monades, à un changement de perception, à
une modification de la représentation du monde que les monades renferment. L’objet de
connaissance pourrait donc modifier la représentation qu’une monade a en elle et qui dépend
du point de vue qu’elle revêt. Or ce point de vue lui-même répond à l’Einbettung de la
monade dans le monde qui découle en quelque sorte de son essence. Gödel affirmerait-il que
la l’objet de connaissance va jusqu’à modifier l’essence de la monade qui le connaît ?
Probablement pas dans la mesure où le sujet est « ce que l’on est vraiment ». Serait-ce que la
modification de notre représentation du monde consiste à la rendre plus claire, sans la
modifier essentiellement ? La question n’est pas tranchée ici.
Les notions d’Einbettung et d’Einfühlung précisent la caractérisation de la conscience
de l’homme comprise comme point de vue objectif. D’une part, l’idée d’enchâssement dans le
monde s’explique par le fait que nous sommes dans le réel et que notre connaissance se
développe dans le réel. D’autre part, en conséquence du premier trait caractéristique, la
connaissance du point de vue subjectif n’est possible qu’à partir d’une représentation du
monde, en l’occurrence celle qui nous est propre, en fonction de notre point de vue
monadique. Plus encore, la connaissance étant une modification de notre représentation, elle
implique une perception de notre représentation. Par la caractérisation même qu’en donne
Gödel, la notion de point de vue subjectif semble renfermer l’idée du réel comme
intermédiaire entre nos concepts et le monde objectif des concepts. D’un autre côté, le point
de vue de Dieu incarne l’idéal de connaissance ; connaissance du monde d’un Etre hors du
monde (Dieu) qui n’est pas ancré dans le réel, et donc aussi connaissance directe, sans
intermédiaire. L’Einbettung dans le monde a une autre conséquence sur notre façon de
239
connaître les choses. Par son ancrage dans le monde, notre pensée est temporelle,
contrairement à celle de Dieu, atemporelle.
Les concepts subjectifs et les concepts objectifs
La différence de nature des deux types de conscience (de l’homme et de Dieu) conduit à
une différence entre concepts subjectifs et concepts objectifs. Les deux consciences sont
capables de former des concepts en combinant les concepts primitifs, et de générer une
connaissance conceptuelle du monde. Si d’un côté Gödel affirme que Dieu crée le monde
ainsi que les idées (les possibles) (XI, 103), cela ne l’empêche pas de soutenir que tout esprit,
y compris le nôtre et pas uniquement celui de Dieu, « crée des concepts dans la mesure où il
combine les éléments de la pensée » (IX, 58). Le point de vue subjectif, comme le point de
vue objectif, sont capables de former des concepts. Cependant leur différence de point de vue
est à l’origine d’une différence entre les concepts que nous formons et les concepts objectifs.
Les indices d’une distinction entre les deux figurent en divers endroits des Max-Phil. Gödel
peut parler de « concepts humains » (IX, 47), de concepts « au sens anthropologique » par
opposition aux concepts « au sens objectif » (IX, 13). Dans le cahier XI, il parle de
concepts « psychologiquement primitifs », par opposition aux concepts « logiquement
(objectivement) primitifs » (XI 147).
Gödel ne s’arrête pas sur ce point dans la remarque [XI, 16-18], parce qu’il s’intéresse
alors bien plus à la distinction entre le conceptuel (en général, objectif et subjectif) et le réel.
Il s’agit pourtant d’une question importante soulignée à de nombreuses reprises dans les MaxPhil. Elle est par exemple le point de départ de la remarque [XIV, 97-99] : « nous ne pouvons
pas diriger notre attention sur les concepts. Ceux-ci sont d’une certaine manière « derrière »
nous. » En fait cette question revient dans l’ensemble des cahiers IX à XIV, et nous nous
proposons d’examiner deux passages représentatifs de la distinction entre concepts subjectifs
et concepts objectifs, le premier correspond à la remarque [XI, 146-147], le second est extrait
de la remarque [IX, 85-87] :
Remarque Philosophie : Une manière d'appréhender une chose de façon
inadéquate est de simplement voir sa description et non la chose elle-même.
Relèvent de cela l'appréhension par analogie, et peut-être aussi
l'appréhension par les seuls mots (car la chose [dans l’appréhension par les
seuls mots] est ce qui se comporte comme les symboles). Ce qui n’est pas
susceptible d’une description adéquate, est psychologiquement un concept
primitif. Mais il y a par ailleurs des concepts psychologiquement primitifs
240
que nous voyons clairement, et qui sont en même temps aussi des concepts
logiquement (objectivement) primitifs. [XI, 146-147]
Deux caractéristiques émergent : (1) la formation des concepts subjectifs s’appuie sur le
langage, formel (avec les symboles et la combinatoire finie) ou non (langage naturel), et (2) il
est possible que nos concepts ne correspondent pas aux concepts objectifs, ou du moins une
correspondance partielle.
Selon la première remarque notre appréhension conceptuelle des choses (connaissance
des choses) ne se fait qu’indirectement à travers des mots ou des symboles. Gödel parle en
effet d’une manière d’appréhender les choses. La notion d’appréhension est large, sans doute
plus large que celle de connaissance, et ne renferme pas uniquement l’idée de saisie
conceptuelle, mais probablement aussi l’appréhension par les sens. La notion de description
justement, comme nous l’avons souligné précédemment (infra, 232-233), se distingue de la
définition purement conceptuelle en ce qu’elle contient également des manifestations
sensibles (ensemble de sensations). Nous n’appréhendons pas les choses de façon directe,
mais seulement à travers leur description, c’est-à-dire à travers l’ensemble des manifestations
conceptuelles ou sensibles qu’elles suscitent en nous.
Cette remarque est au coeur de la distinction entre le réel et le conceptuel, qui se
différencient par le genre de perception auquel ils sont attachés en nous et par la question de
l’Einbettung de la conscience de l’homme dans le réel. Puisque nous sommes ancrés dans le
réel, nous ne pouvons appréhender les choses qu’à travers la représentation du monde qui est
en nous. Or cette représentation monadique est apparemment indissociable de l’ensemble des
manifestations de nos perceptions, manifestations sensibles et conceptuelles, et les
conceptuelles sont occasionnées par les sensibles. Lorsque l’on appréhende une chose, on ne
le fait donc pas directement mais toujours par le biais de l’ensemble des manifestations
provenant de nos perceptions. Nous les connaissons encore moins directement, puisque notre
perception conceptuelle est occasionnée par l’expérience sensible ; en l’occurrence lorsque les
choses que nous voulons appréhender et connaître sont les concepts objectifs, nous ne les
percevons peut-être qu’à l’occasion de la perception de symboles et du langage en général.
Les termes « inadéquate » et « adéquate » font-ils référence à l’analyse leibnizienne ?
La question est ouverte. Dans ce cas « inadéquate » pourrait signifier l’incapacité de parvenir
jusqu’aux éléments les plus simples de l’idée (du concept) de la chose que l’on appréhende
par l’intermédiaire d’une description. Il est possible que cette appréhension ne nous procure
pas une connaissance précise des concepts objectifs. Gödel donne en exemple l’appréhension
241
par analogie et l’appréhension par les seuls mots. Il n’est d’ailleurs pas exclu que la seconde
soit un cas particulier de la première. L’appréhension par analogie est une appréhension
indirecte d’une chose à travers une entité qui est de nature différente, mais qui est susceptible
de se comporter, au moins sous un certain aspect, comme la chose que l’on cherche à
appréhender.
Ainsi comme le souligne la parenthèse, la chose que l’on appréhende par les mots se
comporte comme les symboles. Par « chose » nous pouvons au moins comprendre tout ce qui
est un Seiende et qui existe dans le réel.168 En particulier, si nous appréhendons les concepts
logiques par les mots, il faut admettre qu’ils se comportent comme les symboles. Une telle
possibilité est déjà envisagée dans la section précédente (infra, 234-235) avec les remarques
[XIV, 97-99] et [X, 18]. Le langage formel et les règles de la combinatoire finie sont à
l’image de celles des combinaisons de concepts complexes à partir des simples dans l’espace
objectif des concepts. Dans ce cas, les symboles et la combinatoire sont à l’image des
concepts objectifs, mais cette image n’est pas adéquate car elle est bien distincte des concepts
objectifs dont elle est image et donc ne rend compte que de certains de leurs aspects. Une
appréhension adéquate serait une appréhension qui n’a pas d’intermédiaire, tel que le langage
par exemple, et qui saisirait directement la chose.
Gödel pense-t-il l’homme capable d’une telle appréhension – adéquate –, ou bien n’estelle réservée qu’à Dieu ? A partir des années 1960, s’appuyant sur l’exemple de la définition
de procédure mécanique de Turing, Gödel pense que nous sommes capables de nous détacher
du langage pour en découvrir le concept précis, objectif. Mais à l’époque du Russell paper et
de l’écriture des Max-Phil, rien n’est moins sûr. S’inscrivant dans un cadre leibnizien, il n’est
pas impossible qu’il ne nous pense pas capables de saisir les concepts indépendamment du
langage dans lequel nous les pensons, à l’instar de l’affirmation forte de la « nécessité des
symboles dans la pensée conceptuelle » (XIV, 97). En tous cas, il semble au moins affirmer
qu’il n’y a pas d’appréhension adéquate des concepts par « les seuls mots » ; pour l’être, elle
doit donc s’accompagner d’une perception des concepts, c’est-à-dire qu’elle doit se tourner
vers le monde objectif des concepts et non uniquement vers le réel (en l’occurrence vers une
manifestation purement sensible).
La deuxième partie de la remarque [XI, 146-147] indique alors la possibilité que les
deux mondes des concepts (subjectif et objectif) ne correspondent pas tout à fait, ne serait-ce
168
Gödel utilise « Sache » et non « Ding ». Marque-t-il une différence profonde entre ces deux termes ? Ding
peut changer de sens suivant les contextes, voir la note 124 (infra, 192). Sache est peut être plus général,
indiquant peut-être qu’il est possible que l’on puisse appréhender des faits et non pas uniquement des Seienden.
242
que par l’ordre de connaissance. La notion d’adéquation apparaît plus vraisemblablement en
lien avec la notion d’adéquation leibnizienne : « Ce pour quoi il n'existe pas de description
adéquate, est psychologiquement un concept primitif ». Ce qui est primitif de notre point de
vue est ce qui ne peut pas être décomposé en élément plus simples, ce qui n’a pas d’élément.
Or une description est un complexe. 169 Un concept primitif, simple, n’est donc pas
appréhendable par une description, mais probablement directement par une perception
conceptuelle, ce qui pourrait également expliquer notre capacité à voir « clairement » certains
concepts qui sont de notre point de vue primitifs. Si le terme « clair » (klar) renvoie à la
notion leibnizienne de clarté des idées, il s’agit en effet de quelque chose que nous pouvons
percevoir et reconnaître sans analyser.
Cependant la fin de la remarque affirmant l’existence de concepts psychologiques
primitifs qui sont aussi des concepts primitifs objectifs, sous-entend qu’il arrive encore plus
souvent qu’il n’y ait pas une telle correspondance et que nos concepts primitifs ne soient pas
des concepts primitifs de l’espace objectif des concepts. Une telle différence dans l’ordre des
connaissances en Dieu et pour l’homme peut probablement s’expliquer du fait que, même si
nous n’appréhendons pas la chose par une description, mais seulement par une perception
conceptuelle, cette perception est néanmoins occasionnée par l’expérience. Ainsi, nous
percevons tout de même les concepts dans des complexes. Même si aucune description ne
décrit un concept primitif, nous les percevons tout de même dans des descriptions de choses
plus complexes. C’est une hypothèse qui peut être soutenue par la remarque [XIV, 97-98],
dans laquelle Gödel affirme : « Les concepts ne nous sont pas du tout donnés directement,
mais seulement à travers des descriptions ».
L’ordre de nos connaissances semble dépendre de nos perceptions et donc de la position
que nous occupons dans le monde, de notre Einbettung. Nous percevons les concepts dans des
complexes, descriptions qui prennent source dans la représentation du monde qui est en nous
et dans notre action. Ce que nous percevons comme primitif, peut ne pas correspondre aux
primitifs en Dieu, parce que la primitivité de nos concepts dépend de notre point de vue,
différent de celui de Dieu.
Nos concepts primitifs ne sont donc pas les plus simples absolument, ou encore ils ne
sont pas absolument inanalysables, mais sont ceux que nous percevons et saisissons en
169
Qu’entend Gödel par « description » ? Parle-t-il d’une description par les mots ou d’une description, en un
sens plus général, comme représentation des choses et comme elle apparaît dans la remarque [IX, 24-25] (infra,
234-235) ? Puisqu’il parle de l’appréhension des choses par les mots, il faut sans doute privilégier le premier cas.
Mais la description par les mots doit probablement reposer sur nos descriptions comme représentations
(Vorstellungen).
243
premier, et donc ceux à partir desquels nous pourrons saisir de nouveaux concepts. Gödel
développe une analogie, d’inspiration leibnizienne, pour mieux faire entendre le contraste
subsistant entre l’ordre des connaissances et l’ordre objectif des concepts. Il s’agit de
l’analogie avec « le ciel étoilé et les lignes qu’on y trace » [X, 2], c’est-à-dire les
constellations.170 Les concepts subjectifs sont aux concepts objectifs ce que les constellations,
ou lignes que nous traçons dans le ciel, sont aux relations réelles entre les étoiles. Gödel
poursuit l’analogie ainsi :
Remarque (grammaire) : Les étoiles les plus brillantes (les concepts les plus
distincts) ne semblent pas être les plus grosses (les plus fondamentaux d’un
point de vue objectif), mais ces derniers sont atteints par construction à partir
des plus distincts (une voie, par exemple [empruntée par] le nominalisme).
[X, 3]
Gödel compare les concepts objectifs primitifs – qu’il appelle également « concepts
fondamentaux » – aux étoiles les plus grosses. De notre point de vue, lorsque nous percevons
les concepts objectifs, il se produit quelque chose de semblable à notre perception des étoiles
dans le ciel. Certaines étoiles nous paraissent plus brillantes que d’autres et nous les
percevons donc plus distinctement que les autres, mais ce qui nous apparaît ne correspond pas
à la réalité objective. Les étoiles les plus grosses sont celles qui objectivement renvoient plus
de lumière, les plus brillantes objectivement. Mais suivant notre place dans l’univers et la
distance qui nous sépare des étoiles, des étoiles plus petites nous paraissent plus brillantes que
d’autres pourtant plus grosses, du simple fait que, plus proches d’elles, nous sommes plus en
mesure de les percevoir.
Il en est de même avec les concepts objectifs et la façon dont nous les percevons. Les
concepts qui d’un point de vue objectif sont les plus simples, au fondement de tous les autres
concepts (ceux à partir desquels les autres peuvent être formés), ne sont pas ceux que nous
percevons avec le plus de distinction. Les concepts que nous percevons le plus distinctement
dans un premier temps sont susceptibles d’être des concepts complexes. Mais il faut insister,
il ne s’agit que d’une première saisie des concepts objectifs, car dans un second temps grâce à
l’analyse des concepts complexes ainsi perçus nous pouvons retrouver les concepts
fondamentaux objectifs qui, d’une façon ou d’une autre, sont contenus dans les complexes.
170
Gödel parle de la Scientia generalis de Leibniz comme d’une Cynosura Notionum (constellation des notions),
expression utilisée par Leibniz lui-même dans Historia et comendatio linguae characteristicae universalisi quae
simul sit ars inveniendi et judicandi. (GP VII 284-289) ; constellation à laquelle toutes les notions devaient être
ramenées.
244
De même, nous construisons à partir des premiers concepts perçus d’autres concepts
subjectifs. Nous construisons nos propres concepts subjectifs, formons des liaisons
conceptuelles à partir de la façon dont nous percevons les concepts objectifs, comme les
lignes que nous traçons dans le ciel à partir de la façon dont nous y percevons les étoiles,
formant ainsi des constellations.
Un deuxième passage des Max-Phil va encore plus loin dans la distinction entre
concepts subjectifs et concepts objectifs, en suggérant la possibilité que ce qui est vrai de
notre point de vue ne le soit pas du point de vue de Dieu :
Il y a tout le conceptuel en-dehors de la sphère de notre volonté. Est-il
pensable que dans la sphère de la volonté de Dieu et donc dans l'autre monde
nos axiomes ne soient plus valables pour les concepts logiques qui y sont
présents ? [IX, 86]
Le terme de « sphère de la volonté de Dieu » est problématique dans la mesure où Gödel parle
des concepts objectifs, dont les relations ne dépendent pas de la volonté de Dieu, mais de son
entendement, distinguant ainsi les lois logiques nécessaires des lois de la nature s’appliquant
au monde actuel. Mais, l’affirmation de la différence entre les deux points de vue est forte,
puisqu’elle impliquerait une différence dans les vérités impliquées par chacun d’eux. Il est
également remarquable que de notre point de vue, la vérité soit exprimée par des axiomes,
c’est-à-dire par des énoncés d’un langage donné qui expriment ou décrivent les concepts.
Une autre caractéristique se dessine concernant le point de vue subjectif. La façon dont
Gödel saisit les concepts s’articule autour de différentes notions : la description, la définition,
les symboles, les concepts comme objets de connaissance (en nous) et les concepts objectifs.
Selon notre interprétation de la remarque [IX, 24-25] (infra, 232-233), la description est
l’ensemble des manifestations sensibles et conceptuelles. Elle pourrait être également une
description par les mots exprimant cet ensemble de manifestations. La définition, quant à elle,
est propre aux manifestations conceptuelles et trouve sa source dans les perceptions
conceptuelles. Les concepts objectifs se distinguent tout à la fois de nos concepts, des
descriptions ainsi que de nos définitions et des symboles. Mais quelle est l’articulation entre
définition, langage et concepts subjectifs au cœur de notre processus de connaissance ? A quel
moment les symboles jouent-ils un rôle ? Interviennent-ils dans la description de la chose que
l’on cherche à connaître, appartiennent-ils à la description ou bien y sont-ils ajoutés, telles les
ombres sur le mur de la caverne dans l’allégorie platonicienne ? A moins qu’ils ne soient
245
plutôt du côté de la définition, auquel cas la définition se réduit-elle à une combinaison
symbolique ou à une expression symbolique ?
D’autre part, le concept subjectif n’est-il rien d’autre qu’une définition du concept
objectif auquel il correspond ? Peut-être pas. Dans le cas des primitifs, Gödel affirme qu’il
n’existe pas de description, c’est-à-dire pas de manifestation sensible, pas non plus de
manifestation conceptuelle complexe, c’est-à-dire pas de définition. Dans la conscience de
l’homme, les concepts primitifs seraient alors le résultat d’une perception conceptuelle simple
qui n’admet pas de définition. Mais, ne pourrait-il pas y avoir une perception des concepts,
même complexes, sans passer par une définition ? Auquel cas les concepts subjectifs seraient
bien distincts des définitions.
En analysant, le couple Sinn-Bedeutung, Crocco met en évidence la différence entre
définition et concept subjectif (infra, 141-144). Suivant son hypothèse, les concepts subjectifs
et les définitions ne coïncident pas, même si ces dernières sont indispensable dans notre saisie
des concepts. Les définitions sont liées au langage et aux symboles, elles sont le moyen par
lequel nous actualisons nos concepts subjectifs. La définition, au contraire de la description,
pourrait être un moyen que Gödel qualifierait d’adéquat pour saisir les concepts. La
description serait un des moyens par lequel nous appréhendons un concept, mais un moyen
qui n’est pas adéquat car renfermant également un ensemble de sensations.
Ainsi, les concepts subjectifs ne se réduisent pas à des entités linguistiques, ils
apparaissent comme des éléments de la pensée (concepts primitifs) ou des combinaisons de
ces éléments (concepts complexes) (Crocco forthcoming). En cela, la nature des concepts
subjectifs et leur formation (des complexes à partir des simples) sont à l’image de l’espace
objectif de Dieu. Mais ils s’en distinguent également, probablement en raison de la nature de
la conscience dans laquelle ils existent, puisqu’alors l’ordre de formation (ordre de
connaissance) n’est pas le même. En témoigne le fait que les primitifs dans la pensée de
l’homme ne sont peut-être pas les primitifs de la pensée de Dieu et nos vérités ne sont peutêtre plus valables dans l’espace objectif des concepts. Une des raisons des limites propres à la
connaissance conceptuelle subjective et que nous avons besoin du support du langage pour
percevoir les concepts. Or le langage, affirme Gödel est un mode d’appréhension inadéquat
des concepts, car il n’en est qu’une représentation.
246
3.3.3 Conclusion sur les trois niveaux d’existence
L’analyse des distinctions entre les trois niveaux d’existence nous permet de dresser un
premier schéma ontologique :
Seienden conceptuels
Seienden nonconceptuels
Les concepts logiques les plus simples,
Essences possibles,
Existence
ainsi que leurs liaisons permises par le
comprenant celles qui
objective (dans la
concept fondamental d’application (qui est
sont actualisées,
conscience de
un concept logique simple) ou esti
comprises comme
Dieu)
des combinaisons des
concepts simples
Existence
Concepts primitifs (qui, dans un premier
Définitions ou
subjective (dans
temps, ne sont pas les mêmes que les
descriptions ; Sinn de
la conscience de
concepts primitifs objectifs) et leurs
combinaison de
l’homme)
combinaisons.
concepts.
(1) en extension : l’ensemble des objets
Existence réelle
(dans le monde)
La chose décrite par
les instanciant, en l’occurrence les
l’essence, en
objets mathématiques
l’occurrence les
(2) en intension : les concepts logiques
monades.
apparaissent eux-mêmes
directement dans le monde comme
éléments le structurant, comme
liaisons entre les choses
(3) à travers les symboles et les mots.
Au regard du tableau présenté ci-dessus, une deuxième difficulté apparaît concernant la
place que devraient y occuper le temps et l’espace. Ils semblent que nous devions les compter
parmi les Seienden conceptuels. Plusieurs indices convergent vers cette conclusion. Il paraît
peu probable que Gödel les considère comme des choses individuelles. Gödel adopte
explicitement une posture relativiste envers ces entités ; il est d’ailleurs étonnant que Gödel
les présente comme des Seienden. Probablement sont-ils conçus, à l’instigation de la théorie
leibnizienne, comme le champ des relations entre les monades. L’espace et le temps résultent
247
véritablement de la possibilité d’action des monades. Même s’il reste surprenant de les voir
comme des Seienden, en raison de leur dépendance ontologique, le fait qu’ils soient liés à un
domaine de possibilités et de relations tend à les comprendre comme quelque chose de
conceptuel. D’autre part, Gödel les range parmi les concepts métaphysiques (infra, 41-42). Ce
ne sont sans doute pas des concepts primitifs, le concept fondamental dont ils découleraient
serait celui de cause. En fait, il n’est pas impossible que ces concepts soient purement
subjectifs, nous permettant de saisir d’une façon qui nous est propre une forme de causalité
(infra, 89-90). Par conséquent, si nous dressons le schéma de la triple existence pour ces deux
entités, nous obtenons :
Existence réelle
Existence subjective
Existence objective
Relations entre monades, Concepts d’espace et de Concept de cause
possibilités d’actions
temps, qui ne sont alors
que des aspects du concept
objectif de cause
Le schéma ontologique obtenu à partir de la théorie de la triple existence des Seienden
doit être confronté à une autre conception ontologique forte soutenue par Gödel, en particulier
à ce qu’il appelle la « quadripartition » des choses, qui traverse également l’ensemble des
textes inédits. Dès lors, il est déterminant pour donner tout son crédit à la théorie de la triple
existence, de vérifier que le schéma ontologique qu’elle autorise sur les Seienden, choses
actuelles, n’est pas en contradiction, et donc en concurrence dans la pensée de Gödel, avec le
cadre ontologique plus général qui inclut tous les possibles.
3.3.4 La quadripartition des choses : le possible et l’actuel
La hiérarchie des Seienden, accompagnée de l’idée d’une triple existence, offre un cadre
métaphysique dans lequel se dessine un premier schéma ontologique entre concepts
(subjectifs et objectifs) et choses non-conceptuelles. Mais deux autres distinctions
ontologiques, plus fondamentales, sont à l’œuvre dans sa pensée, traversant l’ensemble des
Max-Phil. Elles sont plus larges, car contrairement au cadre métaphysique qui se concentre
sur les Seienden, c’est-à-dire sur ce qui existe actuellement dans le monde, elles touchent
l’être. En l’occurrence il s’agit d’une quadripartition entre le possible et le réel, l’état de
choses et la chose, qui elle-même reposerait sur une distinction plus fondamentale entre l’un
248
et le multiple. Ces distinctions apparaissaient en filigrane dans notre analyse des Seienden et
de leur triple existence, il est donc important de souligner qu’elles ont fait l’objet d’une étude
plus précise pour Gödel et qu’elles forment un tableau dans lequel s’insère la triple existence
des Seienden.
La quadripartition figure essentiellement dans les cahiers IX et X, 171 mais nous en
trouvons encore des traces dans le cahier XIV. 172 La remarque dans laquelle Gödel la
développe de façon plus systématique se trouve dans le cahier IX :
Remarque (philosophie) : la classification la plus élevée des objets est celle
entre unité et multiplicité. Les unités sont ensuite classifiées :
Possible
Réel
Etat de choses
Chose
La différence entre possibilité et réalité a beaucoup de niveaux. La
différence entre possibilité et réalité se rapporte aussi aux concepts : il est
possible que A pense  A possède (vraiment) une capacité de pensée.
C'est ainsi que la possibilité « neutre » de ceci est d'une certaine façon
localisée. N'en est-il pas de même dans le cas des réalités ? Avec cela, en
même temps (dans l'exemple) le passage de la possibilité à la possibilité
psychologique. La construction de la science repose vraisemblablement sur
le fait que les possibilités sont déterminées et localisées. Les concepts de
disposition correspondent aussi à la possibilité. Mais en un certain sens
chaque concept désigne quelque chose de possible (plus précisément une
chose possible) – (les concepts physiquement non-contradictoires désignent
une chose physiquement possible) – mais c'est quelque chose de réel, tout
comme un état de choses possible est quelque chose de réel, mais qui
désigne quelque chose de non-réel ? Un fait possible est quelque chose de
tout à fait semblable à une chose purement possible. Contre cela : la
171
Plus précisément dans les remarques [IX, 66-67], [X, 41] et [X, 45-47].
Dans la remarque [XIV, 77-78], Gödel reprend les couples à l’origine de la quadripartition, qu’il considère
alors toujours comme les couples d’opposés fondamentaux d’un point de vue ontologique.
172
249
possibilité des faits correspond au concept sous lequel cette chose tombe.
[IX, 66-67]
Gödel opère une première distinction, entre unité et multiplicité. Il semblerait que seule
l’unité a de l’être. La pure multiplicité, sans unité pour la saisir, est informe. La notion d’unité
est précisée dans la remarque [XII, 100-101] (infra, 213-214) dans laquelle Gödel pose deux
types de « rassemblement », le premier purement mathématique qui est un rassemblement
extérieur, le second, conceptuel, qui est structurel. Dans le second cas il possible de parler de
totalité organique, dont la liaison entre les parties primes sur les parties elles-mêmes,
contrairement aux unités mathématiques qui ne supposent pas d’interconnexion entre leurs
parties (infra, 217).
Ces unités se partagent suivant quatre catégories données dans un tableau à double
entrées, suivant les couples possible-réel et état de choses-chose. Le réel doit faire référence
au monde actuel, le possible quand à lui doit faire référence à l’ensemble des possibles dans
l’entendement de Dieu, c’est-à-dire comme espace objectif des concepts. On retrouve ainsi
une distinction à l’œuvre dans la triple existence des Seienden, entre conscience (conceptuel)
et réel, mais elle ne s’applique plus aux seuls êtres actualisés. Le couple état de choses-chose
doit certainement reprendre une distinction dans les unités proposées dans [XII, 100-101].
S’agit-il de la distinction entre unités mathématiques et unités conceptuelles, ou des deux
unités « structurelles », c’est-à-dire conceptuelles ? La deuxième alternative est plus cohérente,
d’une part parce qu’il est peu probable que les unités mathématiques aient une existence
possible, d’autre part parce que les états de choses comme les choses ont besoin d’une unité
structurelle assurée par des liaisons conceptuelles.
L’état de choses correspond à l’application d’un concept à une chose (« choses +
concepts = états de choses » (ibid.)). La chose correspond à l’application de concepts à
d’autres concepts, générant ainsi des concepts compliqués (« plusieurs concepts mis ensemble
= concepts compliqués » (ibid.)), jusqu’à former les essences de choses individuelles
« concrètes » qui ne peuvent pas s’appliquer à d’autres choses (concepts ou choses). La
distinction entre chose et état de choses relance la discussion autour du couple essenceaccident. Telles que nous venons de les décrire, les essences de choses concrètes sont des
concepts qui pourraient être compris comme des concepts complets au sens de Leibniz. Dans
ce cas le concept qui s’applique à une chose (dans un état de choses) peut-être compris
comme une relation entre choses concrètes, relation basée sur l’essence de la chose. Gödel
souligne cette conception leibnizienne de l’état de choses à la fin de la remarque [XI, 100250
101], et c’est une question qu’il reprend dans le cahier X.173 Cependant il n’est pas non plus
impossible qu’il révise la conception leibnizienne et que l’état de choses soit pour lui la
manifestation de l’actualisation d’une propriété accidentelle à partir d’un ensemble de
possibles compatibles avec l’essence d’une chose (XIV, 5) voir (infra, 227), ce que Gödel
appelle un « potentiel » propre à chaque individu. La suite du texte présente la notion de
disposition qui pourrait être liée à celle de potentialité et qui soutiendrait alors notre
hypothèse.
Le fait que la différence entre réalité et possibilité a beaucoup de niveaux pourrait se
rapporter à la triple existence des Seienden, ou du moins à l’existence réelle et l’existence
conceptuelle des Seienden. Il ajoute l’existence dans la conscience de l’homme, en prenant
l’exemple des concepts (simples et de leurs combinaisons) sur lequel s’applique la distinction
entre réalité et possibilité. Les concepts logiques s’actualisent dans la pensée de l’homme dont
ils sont les organes de connaissance. Ils sont alors dans le réel parce que notre conscience
existe elle-même dans le réel. Les concepts logiques sont alors également nos éléments de
pensée et les articulations de notre pensée (à travers les combinaisons).
Mais d’une façon générale, les concepts logiques sont les organes d’action de toutes les
choses individuelles du monde (infra, 207). La conséquence pourrait bien en être que certains
possibles soient eux-mêmes plongés dans le réel : « c'est ainsi que la possibilité « neutre » de
ceci est d'une certaine façon localisée ». L’idée d’une localisation du possible rappelle celle
de position dans le monde. Le terme « neutre » pourrait être rattaché à une absence de
détermination. La possibilité « neutre » serait donc liée à un individu (lui-même ayant une
position dans le monde). Elle pourrait être l’ensemble de possibles compatibles avec son
essence (potentiel), parmi lesquels l’individu lui-même, par sa propre volonté et force
d’action, choisit ceux qu’il désire et les actualise. Cependant, cette possibilité neutre est à la
fois localisée et déterminée, contredisant peut être l’hypothèse d’un potentiel.
La contradiction peut disparaître au regard de la notion de disposition et de la
construction des sciences. Les lois de la nature, liées au choix du meilleur des mondes
possibles, contraignent l’ensemble des possibles dans le réel. Mais sous cette contrainte, un
potentiel (ensemble de possibles non déterminés) reste présent. La potentialité s’opposerait
alors à la disposition de l’individu. La disposition est une contrainte qui délimite la
potentialité de l’individu et qui se rattache à l’essence de l’individu (à sa nature) ; l’essence ne
pouvant être modifiée sous peine de modifier l’ordre du monde – sans quoi une explication
173
Notamment dans [X, 79-85], consacrée à Leibniz.
251
scientifique du monde ne serait pas possible, car celle-ci présuppose que l’ordre du monde
suit une certaine rationalité. L’hypothèse suggérée quand au rapport entre potentiel et
disposition, n’est bien qu’une hypothèse qu’il faudrait examiner à travers des thèmes tels que
l’action, la volonté, la force et l’harmonie.
La fin de la remarque questionne les rapports entre essence et existence au cœur de ceux
entre réalité et potentialité pour les choses concrètes (au sens de Gödel). Toutes les essences
de choses concrètes ne sont pas actualisées, mais toutes tendent à exister, si bien que Gödel
peut parler de ce qui tombe sous un concept individuel possible non actualisé : « le concept
d'une chose existe, au sens fort, comme la chose elle-même, quand elle existe ; mais même
pour des choses qui n'existent pas mais sont possibles, ce qui tombe sous le concept sans être
actualisé, a une existence "faible" » (IX, 10). Ce qui tombe sous un concept possible a une
existence faible, parce qu’elle n’appartient pas au monde réel, mais existe bien tout de même.
Son existence est alors probablement liée à un monde possible non actualisé. Le possible est
lié au principe logique de non-contradiction, et dans la mesure où ce principe est respecté
pour la formation d’une essence, cette essence, même non actualisée, aurait pu l’être, c’est-àdire qu’elle est « physiquement possible ». Le principe de non-contradiction leur confère de
droit une existence (faible). D’autre part, que les possibles soient pensés par Dieu leur confère
de fait une réalité.
Ils sont alors des éléments de la pensée, des entités réelles, désignant des objets non
réels. Ce qui se produit pour les choses est également valable pour les états de choses.
Lorsqu’ils sont actualisés, Gödel les appelle des faits. La distinction entre état de choses et fait
est précisée dans une remarque du cahier XII :
Remarque (Philosophie) : « Etat de choses » signifie, au contraire de « fait »,
un état de choses possible. On dit par exemple : l'état de choses qu'elle décrit
n'est pas réel, la relation de cause à effet est réelle entre deux faits ; au
contraire la fonction de vérité n'existe qu'entre des états de choses (ou entre
deux descriptions des faits), en tout cas entre deux choses purement
conceptuelles (qui n'appartiennent pas au monde réel). Néanmoins elle a la
particularité de ne rien ajouter à la description du monde (à condition qu'on
comprenne par monde le réel par opposition au conceptuel). Une possibilité
pourrait être un concept sous lequel exactement p et non-p (vu comme fait)
tombe. [XII, 81]
La notion d’état de choses se rapporte au possible, tandis que celle de fait se rapporte au
monde réel. La vérité se place, avec les états de choses, du côté du possible, c’est-à-dire dans
252
les lois logiques nécessaires qui sont données par le principe de non-contradiction. La vérité
se rattache donc aux relations conceptuelles dans l’entendement de Dieu. 174 Les états de
choses sont des descriptions de faits, comme les essences sont des descriptions de choses,
rappelant la relation de description ou de représentation (Abbild) entre réel et conceptuel de
[XI, 16-18]. Dans ce cas, les états de choses possibles et non actualisés peuvent prétendre à la
même existence faible que les choses possibles non actualisées. La vérité n’ajoute rien à la
description du monde parce qu’elle se situe en amont de l’acte de création, dans
l’entendement de Dieu. La dernière phrase pourrait faire référence à la notion de potentialité
selon laquelle une propriété et sa négation peuvent toutes deux être compatibles avec
l’essence d’un individu. Mais Gödel parle précisément de possibilité et non de potentialité. On
peut envisager qu’il n’exclut pas une sorte de potentialité pour les essences non actualisées et
seulement possibles. Dans ce cas, la notion de potentialité serait vraiment spécifique pour
désigner le possible dans le réel, attaché aux individus actualisés.
L’analyse de la remarque [IX, 66-67] complète ainsi le tableau posé par Gödel au
début de la remarque et laissé vide. Nous proposons les quatre catégories suivantes :
Possible
Etat de chose
Chose
Réel
Etats de choses
Faits
(possibles)
Concepts
Les choses elles-
Essences
mêmes dans le
(possibles)
monde
La triple existence des Seienden est compatible avec la quadripartition, elle ne couvre
simplement pas tout ce qui est décrit par cette dernière, en venant préciser la ligne liée aux
choses, parmi lesquelles se trouvent les Seienden. Le possible est divisible en deux niveaux
conceptuels, subjectif et objectif, et le réel correspond à l’existence réelle des Seienden. La
quadripartition augmente donc la théorie de la triple existence en rendant compte des états de
choses, c’est-à-dire de ce qui dans le cadre leibnizien correspond à des relations. La façon
dont Gödel les conçoit n’apparaît pas de façon claire, mais il semble se distinguer du cadre
leibnizien en introduisant les notions de potentialité et de disposition qui pourraient
probablement inclure dans le schéma métaphysique de Gödel une sorte d’existence du
174
Par cette affirmation on trouve les prémices de la définition des vérités analytiques qui sont vraies en vertu
des concepts qu’elles contiennent.
253
possible dans le monde réel lui-même ; et ce dans le but d’échapper au déterminisme
leibnizien.
3.3.5 Conclusion sur la triple existence des Seienden : de la métaphysique à
l’ontologie
La hiérarchie des Seienden constitue un schéma métaphysique, un cadre qui se conçoit
comme une monadologie d’inspiration leibnizienne. A travers la triple existence des Seienden,
nous comprenons que le cadre métaphysique dévoile une ontologie. Elle nous donne les
premières distinctions ontologiques laissant supposer un cadre ontologique plus large, précisé
par la quadripartition des choses. Les premières grandes distinctions opérées à travers la triple
existence sont celles entre concepts et choses non-conceptuelles et entre conceptuel et réel. La
première précision apportée par la quadripartition est l’élargissement du schéma ontologique à
tous les concepts possibles, à toutes les essences possibles, et non pas uniquement à celles des
Seienden, c’est-à-dire aux concepts logiques et essences actualisées. La quadripartition
précise ainsi les frontières du monde objectif des concepts. Tous les concepts complexes, y
compris les essences de choses concrètes sont des combinaisons générées à partir des simples
et du concept d’application. On pourrait alors supposer que toutes les essences possibles sont
comprises « en puissance » dans les concepts logiques, primitifs qui se déploient suivant les
règles objectives de combinaisons (déterminées par le concept d’application) pour engendrer
les concepts complexes.
D’autre part, la quadripartition conforte l’hypothèse de la distinction entre la conscience
de l’homme et la conscience de Dieu, ainsi que celle qui en découle entre les concepts
subjectifs et les concepts objectifs. Le possible est réel dans la mesure où il est pensé par la
conscience de l’homme, elle-même ancrée dans le réel. Ainsi, les concepts logiques et leurs
combinaisons correspondent aux éléments et à des articulations de la pensée ; de la pensée de
Dieu mais également de la pensée de l’homme. Mais du point de vue subjectif, les concepts
logiques et leurs combinaisons (l’espace des possibles) sont indirectement ancrés dans le réel,
en vertu de la nature même de la conscience de l’homme, qui est un Seiende. De ce point de
vue, ils sont liés à la représentation symbolique formelle ou linguistique (par des mots). Mais
les concepts subjectifs ne sont pas eux-mêmes ces expressions linguistiques qui les
représentent, et néanmoins ne peuvent pas être saisis indépendamment d’elles, c’est-à-dire
sans le support matériel des symboles ou des mots.
254
Le rôle exact que jouent les symboles n’est pas encore clairement explicité, mais de
nouveaux éléments pourront être apportés à la lumière de l’examen des relations entre les
niveaux d’existence, réel, subjectif et objectif, présentées dans la remarque [XI, 16-18]. Pour
l’heure, notons que les concepts subjectifs se forment dans la conscience de l’homme qui luimême, en tant que Seienden et qu’individu réel, est enchâssé dans l’ordre du monde. La
pensée de l’homme, la façon dont il peut saisir les concepts logiques, ne peut se faire sans le
biais de la représentation qu’ils ont du monde et le point de vue qui est déterminé par leur
Einbettung. Nous percevons donc les concepts dans des complexes, en l’occurrence dans des
descriptions comprises comme ensembles de manifestations sensibles et conceptuelles ; ce qui
a pour conséquence que l’ordre de nos connaissances n’est pas le même que l’ordre des
concepts dans le monde objectif des concepts. En admettant qu’il n’y ait pas une
correspondance parfaite entre nos concepts et les concepts objectifs, une brèche est alors
ouverte, laissant la place à l’incomplétude, . La différence entre les deux ordres de concepts
explique pourquoi nous ne connaissons toujours pas les « vrais » concepts primitifs, ceux-là
mêmes qui fonderaient une théorie des concepts ainsi qu’une métaphysique satisfaisantes.
L’homme est donc pris dans le réel et ne peut percevoir les concepts qu’à l’occasion de
l’expérience, c’est-à-dire qu’à l’occasion de l’ensemble de ses perceptions, y compris
sensibles. Les manifestations conceptuelles, qui nous viennent de la perception conceptuelle
et qui dirigent notre attention vers le monde objectif des concepts, sont alors prises ou mêlées
à des manifestations sensibles, qui nous viennent de la perception sensible et qui dirigent
notre attention vers le réel. Dans ce contexte, les symboles peuvent apparaître comme des
guides pour isoler les manifestations conceptuelles des manifestations sensibles, telles les
ombres sur les murs de la caverne dans l’allégorie platonicienne. Mais ils sont eux-mêmes des
entités sensibles matérielles, donc réelles, qui sont à l’origine de certaines limitations.
Par ailleurs, la différence entre la conscience de Dieu et la conscience de l’homme qui
se comprend par l’Einbettung de l’homme dans le monde, alors que Dieu est au-dessus du
monde, suggère la nature temporelle de la pensée de l’homme s’opposant à la nature
atemporelle de l’entendement divin. Or cette temporalité pourrait elle aussi être à l’origine de
certaines limitations dans notre connaissance.
Le réel se présente comme un intermédiaire entre la conscience de l’homme et la
conscience de Dieu, il détermine également la nature de la conscience de l’homme. De lui
dépend notre accès au monde objectif des concepts, mais également certaines limitations à
255
l’origine de l’incomplétude (Unvollkommenheit).175 Ce rôle intermédiaire du réel tout comme
l’incomplétude qui lui est liée, apparaît donc plus distinctement à la lumière des relations
entre les trois niveaux d’existence.
Un dernier point mérite d’être souligné pour conclure sur la triple existence des
Seienden ; il concerne l’influence leibnizienne du cadre dans lequel s’inscrit la pensée de
Gödel. L’idée que le possible (les concepts logiques et leurs combinaisons) correspond aux
éléments de la pensée et aux articulations de la pensée, aussi bien en Dieu que dans la
conscience de l’homme, peut probablement être rattachée à la distinction entre les idées in
mente Dei et les idées in mente homini, suggérée par Mugnai et Nachtomy, et reprise par
Crocco pour éclairer les notions gödeliennes de Sinn et de Bedeutung, ainsi que d’intension et
d’extension. Il est vrai que Gödel admet, conformément à ce qui semble être le cas pour
Leibniz, que les possibles ont une réalité ne serait-ce que parce qu’ils sont pensés par Dieu ; et
Gödel ajoute également une réalité dans le monde réel parce qu’ils sont pensés dans la
conscience de l’homme qui est elle-même réelle. Mais Gödel pourrait se distinguer de Leibniz,
car la réalité qu’il accorde aux concepts logiques dépasse cette affirmation. En tant que
Seienden, ils ont une existence indépendante de toute conscience. Dans sa vision animiste des
concepts, Gödel les conçoit comme des « esprits » séparés, serviteurs de Dieu et de l’homme
(Crocco forthcoming). Ce qui pourrait encore les relier à la conscience est l’idée qu’ils sont
des « organes » de la conscience.
Le deuxième point sur lequel on peut envisager une modification du cadre leibnizien
concerne les rapports entre essence et accident. Gödel pourrait réviser ces deux notions à
travers celles de potentialité et de disposition qui semblent jeter dans le monde réel un
ensemble de possibles non actualisés, lié à un individu et à son essence, laissant probablement
une place à la liberté des esprits dans le monde. Cette hypothèse est soutenue par les
remarques que l’on trouve dans (Wang 1996, 309) sur la séparation du monde entre « wish
and fact » (remarque 9.4.1) qui constitue la signification du monde.
175
Nous traduisons le terme Unvollkommenheit par incomplétude et non par imperfection, car il est lié à la
question de l’incomplétude mathématique, c’est-à-dire vraiment à l’idée de quelque chose de non achevé, qui
n’est pas complet. Ce que Gödel qualifie d’unvollkommen dans les Max-Phil est la source de l’incomplétude
mathématique. Les phénomènes d’incomplétude dans le cadre de la métaphysique ont quelque en chose de
commun avec le phénomène d’incomplétabilité des mathématiques décrit dans la Gibbs lecture. Voir section 3.6.
256
3.4 Les relations entre les trois niveaux d’existence
Les trois niveaux d’existence, le réel, la conscience de l’homme et la conscience de
Dieu, sont dans des relations d’expression : relation de « réalisation », relation de
« représentation » (Abbildung) ou « description », et relation de « présentation » (Darstellung).
De ces trois relations émerge de façon plus précise l’idée que le réel, qui exprime d’une
certaine façon le monde objectif des concepts, et dans lequel la conscience de l’homme
s’inscrit, est l’intermédiaire entre les deux consciences. Mais se dessine également une
conséquence du fait que nous ne sommes capables de saisir les concepts objectifs que par le
biais du réel : l’incomplétude de nos connaissances. Le réel, et toutes les choses qu’il
renferme, revêtent un caractère incomplet, y compris notre conscience dont l’existence est
alors temporelle et dont toute action implique une temporalité. Cette conséquence sera
d’avantage explicitée à travers la section 3.6. Dans cette partie nous nous attacherons plus
spécifiquement à la possibilité de cette entre-expression des niveaux d’existence, autorisant
l’hypothèse d’une connaissance humaine à l’image de celle de Dieu. Nous pouvons avoir un
accès au monde objectif des concepts, et prétendre atteindre la véritable connaissance, grâce
au réel qui exprime le monde des concepts et au monde des concepts qui se reflète dans le réel.
La première tâche consiste à préciser les trois relations données par Gödel dans la
remarque [XI, 16-18] afin de comprendre en quoi le réel exprime le monde objectif des
concepts et inversement. L’idée de la conscience de l’homme à l’image de celle de Dieu, doit
également aider à confirmer le rôle intermédiaire du réel. La seconde tâche est de comprendre
l’origine de la possibilité d’une entre-expression entre réel et conceptuel, en l’occurrence il
s’agit du principe d’harmonie préétablie et de l’idée d’un détour par la matière. Dans le réel,
toutes les choses non matérielles ont une manifestation matérielle qui reflète la chose dont
elles sont la manifestation et que l’on peut percevoir par les sens. Tous les Seienden ont une
telle manifestation dans le réel, y compris les concepts logiques avec les symboles. Les lois
mécaniques des manifestations purement matérielles reflètent, grâce au principe d’harmonie
préétablie, les lois de la nature qui règlent l’action des choses qui sont de niveaux différents.
Ainsi, la combinatoire finie reflète les lois logiques du monde objectif des concepts. Enfin,
nous pourrons préciser le rôle des concepts dans notre connaissance grâce à l’analyse de la
257
remarque [XIV, 97-99].176 Les symboles nous aident à saisir les concepts objectifs que nous
percevons dans des descriptions complexes qui nous viennent de l’expérience.
3.4.1 Réalisation, représentation ou description, présentation
Dans la remarque XI 16, après avoir décrit les trois niveaux d’existence des Seienden,
Gödel esquisse différentes relations entre le réel et le conceptuel.177 Il ne précise alors pas s’il
parle du conceptuel subjectif ou objectif, ou il en parle d’une façon générale, incluant les deux
niveaux. Nous privilégierons cette dernière possibilité. Car si nous excluons d’emblée le
troisième niveau, objectif, nous risquons de trop restreindre le propos de Gödel. La section
précédente nous a montré que la distinction entre subjectif et objectif, loin d’être négligeable,
est tout au contraire primordiale. Par ailleurs, le choix de comprendre les relations entre le réel
et le conceptuel en général, incluant les deux niveaux, offre une interprétation
incontestablement plus féconde, soutenue par un certain nombre de passages des Max-Phil
abordant ce point.
Comme le souligne la section 3.1.3, Gödel mentionne trois relations présentes entre le
réel et le conceptuel, du moins utilise-t-il trois termes différents pour en parler, les trois se
rapprochant de l’idée de relation d’expression. La première est la relation de réalisation
(Realisierung) : le réel est la réalisation du conceptuel. La seconde est la relation de
représentation (Abbild) ou de description (Beschreibung), selon laquelle le conceptuel est une
image ou une description du réel, sauf dans le cas des concepts logiques. Enfin, la troisième
est une relation de présentation (Darstellung) selon laquelle le réel est une présentation –
incomplète – du conceptuel. De nouveau, à l’examen de ces relations, le statut particulier des
concepts logiques ressort, étant donné que les trois rapports entre réel et conceptuel se
modifient dans leur cas. D’ailleurs, Gödel traite les deux cas séparément, quand bien même
les relations décrites semblent aller dans le même sens.
En consacrant une nouvelle section portant sur les relations entre les différents niveaux
d’existence, nous souhaitons préciser les questions soulevées en 3.1.3 au regard de l’analyse
réalisée en 3.2, concernant les concepts logiques compris comme Seienden, et de l’examen
plus approfondi des distinctions entre ces trois niveaux, proposé en 3.3.
176
177
Nous n’avions pour l’instant qu’effleurer les rapports entre symboles et concepts subjectifs (infra, 235).
Voir la section 3.1.3.
258
Relation de réalisation
La relation de réalisation est envisagée selon les deux cas ; Gödel commence par les
concepts logiques en affirmant que « la combinatoire et la sémantique sont la réalisation de la
logique ». Nous supposons que la sémantique soit un aspect du langage qui repose sur les
objets mathématiques, en tant qu’aspect extensionnel de la logique et en tant que ces objets
sont liés au réel (ils peuvent être compris comme des choses concrètes au sens de Gödel).178
La combinatoire renvoie aux symboles et à la combinatoire finie. Les symboles sont ce qui
nous aide à isoler les manifestations conceptuelles prises dans l’ensemble de nos perceptions,
y compris sensibles (infra, 241-242). Gödel n’explicite pas le fait que les concepts logiques en
intension se trouvent également dans le réel, si ce n’est qu’ils « apparaissent » dans le monde.
Ils peuvent au moins y apparaître en intension en tant qu’organe d’action des choses réelles.
Ensuite seulement, dans la phrase suivante, Gödel parle de tous les autres Seienden, et
en fait de toutes les choses non-conceptuelles puisqu’il inclut Dieu,179 en affirmant que l’« on
doit distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu ». Le concept d’une
chose non-conceptuelle est objectivement une essence, subjectivement l’appréhension de cette
essence par des concepts subjectifs (infra, 231) et (infra, 240-246). D’un point de vue logique
l’essence est effectivement considérée comme un concept complexe. L’analyse de ce passage
ne nous apporte rien de plus que les conclusions auxquelles nous a conduit la distinction entre
les trois niveaux d’existence des Seienden et nous nous reportons donc à ce que nous avons
déjà établi alors dans la section précédente.
Cependant une question relative à la relation de réalisation subsiste. Elle concerne la
raison pour laquelle Gödel traite bien distinctement le cas des concepts logiques d’un côté et
celui de tous les autres Seienden de l’autre, alors même que dans les deux cas la relation
semble identique, c’est-à-dire que le réel est toujours considéré comme la réalisation du
conceptuel. Les concepts logiques sont d’une nature profondément différente de celle des
autres choses, et si Gödel affirme pour ce dernier cas que « la même chose se trouve à un plus
haut degré de « réalisation » dans le réel que dans le conceptuel [IX, 76-77] (infra, 233), le
pourrait-il dans le cas des concepts logiques ? Il est probable que non. Si le niveau dans lequel
une chose non-conceptuelle a sa plus haute « réalisation » est le réel, il est possible que dans
le cas des concepts logiques ce niveau soit celui objectif, de la conscience de Dieu. Par « plus
haut degré de réalisation », peut-on entendre le niveau dans lequel le Seiende est le moins
178
Voir (Infra, 217).
Dieu est un objet non-conceptuel, mais n’est pas un Seiende étant donné qu’il n’est pas dans le monde, et plus
exactement qu’il n’a pas de corps.
179
259
limité ? Une chose non-conceptuelle serait moins limitée en étant actualisée qu’en ne l’étant
pas, car son essence ne s’exprimerait pleinement qu’en étant réalisée dans le monde. Au
contraire, un concept logique est moins limité dans l’entendement de Dieu que dans le réel,
c’est-à-dire là où il peut exprimer toutes les liaisons conceptuelles qui lui sont permises
d’exprimer, d’entrer dans toutes les liaisons conceptuelles dans lesquelles il lui est possible
d’entrer. L’existence des concepts logiques dans la conscience de Dieu serait également
moins limitée que leur expression à travers des symboles, qui ne rendent peut-être pas
pleinement compte de l’ensemble des liaisons conceptuelles objectivement possibles. La
relation de réalisation n’a donc pas les mêmes conséquences pour tous les Seienden, en
l’occurrence en fonction des choses non-conceptuelles ou des concepts logiques.
Relation de représentation ou de description
La seconde relation, de représentation ou de description, ne suit pas le même sens dans
le cas des concepts logiques que dans celui des Seienden de niveau supérieur. En effet si pour
ces derniers les concepts ne sont que de simples représentations (descriptions) des choses
réelles, dans le cas des concepts logiques c’est le langage, incluant le formalisme, c’est-à-dire
la réalisation de la logique dans le réel, qui n’est qu’une simple représentation des concepts
logiques. Gödel renvoie ici de façon assez vague « aux niveaux supérieurs » des Seienden,
sans véritablement dire qu’il s’agit de tous les Seienden à partir de l’espace et du temps,
comme il le fait pour la relation de réalisation. Probablement est-ce parce que plus les
Seienden sont proches de Dieu dans l’échelle, plus leur existence réelle est riche et complexe,
ils peuvent par exemple être pris dans un plus grand nombre de connexions contingentes :
« Aucune donnée sensible ne peut être pleinement appréhendée conceptuellement (elles sont
d’une complexité infinie) » [X, 62]. Le fait que le sensible ne peut être appréhendé pleinement
en raison de sa complexité infinie, renvoie sans doute bien plus aux limites de notre point de
vue subjectif, qu’au point de vue objectif. Dieu est capable d’une analyse infinie, il connaît
même les choses dans toute leur infinité, sans avoir besoin de les analyser. La différence entre
l’essence d’une chose et la chose elle-même se trouve sur un autre niveau : il s’agit alors
d’une différence entre possible et actuel. La seule « complexité » qui n’est pas saisie par les
essences est la nature propre aux choses du monde, c’est-à-dire que les essences ne peuvent
que décrire leur activité, mais pas véritablement la vivre. Les essences n’ont pas d’expérience
du monde. Mais cette différence ne signifie pas que Dieu ne connaît pas pleinement les choses
et qu’il ne peut pas les décrire toutes complètement.
260
Ainsi, de notre point de vue, il est plus difficile de saisir la chose par une simple
représentation conceptuelle ; d’une part parce que nos concepts ne sont probablement pas
assez précis pour le faire, car nous sommes des êtres finis incapables d’analyser
l’enchaînement infini de tous les contingents. D’autre part parce que la chose réelle est un être
matériel dont la représentation dépend également de ce que nous en percevons par les sens. Il
y a toujours, semble-t-il, quelque chose, propre au réel, qui échappe à la sphère conceptuelle,
et ce y compris d’un point de vue objectif (infra, 179-180).
Le réel est « le plus haut degré de réalisation » de la chose non-conceptuelle, ce qui se
comprend également par la présence de l’action et de la volonté, qui sont certes en accord
avec l’essence de la chose, mais qui n’existent pas à proprement parler dans l’essence, qui ne
sont pas mise en œuvre dans la sphère conceptuelle, mais seulement dans le réel : « Non
seulement les choses ont une essence, mais aussi des propriétés (en particulier des capacités et
des forces), c'est à dire non seulement la chose a une essence, mais également ce qui se trouve
dans la chose » (XII, 56). Gödel décrit l’existence de propriétés propres aux choses réelles qui
ne se trouvent pas dans l’essence, en l’occurrence il doit sans doute parler de certaines
capacités et forces, ces dernières étant pour Gödel assimilables à la volonté et à ce qui permet
de réagir. Nous pouvons par exemple penser à la douleur ou au plaisir. Peut-être sont-ils dans
une certaine mesure déterminés par notre essence, mais ils sont bien ressentis par la chose
elle-même et ne se trouvent pas en tant que tels dans l’essence. Dans l’essence ne se trouve
pas de sensations, ni de perceptions ou de changements de perceptions. Peut-être seulement
dans le cas des concepts logiques, l’action se trouve-t-elle au niveau de l’existence objective.
Ainsi, même dans l’entendement de Dieu, l’essence des choses n 'est qu’une simple
représentation ou description des choses réelles. C’est en ce sens que nous devons les
comprendre comme de simples « ombres » [IX, 76-77] et [IX 71]. Elles sont « la pensée de
Dieu avant la création, enfin un « plan » de la chose » [IX, 76-77]. Dans le cas des Seienden
non-conceptuels, le réel et le conceptuel se trouvent dans un rapport analogue à celui figurant
entre une pièce de théâtre écrite et jouée. Comme nous l’avons suggéré dans la section 3.1.3,
les deux sont dans ce double rapport de description et de présentation : la pièce écrite est une
description, une trame, que doit respecter le jeu des acteurs, mais le jeu des acteurs nous fait
véritablement sortir de l’écriture pour rendre la pièce « vivante ». Il est également susceptible
d’ajouter un certain nombre de nuances que nous ne pouvons pas saisir par le seul texte. En
cela, la pièce jouée est une présentation – parmi d’autres présentations possible – de la pièce
écrite. Une remarque du cahier XI exprime ce double rapport entre le réel et le conceptuel :
261
(D'après le principe selon lequel la réalité surpasse toujours ce qui est
présent dans la nature de la chose : à celui qui joue bien, vient aussi la bonne
carte.) Dans un certain sens la réalité surpasse le royaume des idées. En
même temps elle montre ce qui est dans les idées, comme dans un verre
grossissant (en particulier aussi nos erreurs). [XI 47-48]
Le dicton choisi par Gödel donne une lumière toute particulière à la distinction entre essence
et chose réelle, dans la continuité de notre analogie avec la pièce de théâtre. L’essence (la
pièce écrite) serait comme les cartes que nous avons entre les mains, la chose réelle (la pièce
jouée) correspond à ce que nous en faisons. Il est tout à fait remarquable de voir à quel point
ce dicton est anti déterministe. Peu importe que notre jeu soit bon ou mauvais, ce n’est pas
tant les cartes que nous avons en notre possession qui déterminent notre victoire ou notre
défaite, mais bien notre capacité à en tirer le plus grand profit. Un bon joueur saura profiter de
toutes cartes qui lui sont données ; aussi, pour lui, toutes les cartes sont en un sens bonnes. La
façon dont nous agissons dans le monde, conduite par notre volonté, qui désire voir
s’actualiser un état possible du monde parmi l’ensemble des possibles,180 est comparable à la
façon dont nous menons notre jeu à partir d’un ensemble donné de cartes. C’est ce en quoi
consiste la liberté des substances du monde et qui fait que la réalité dépasse le royaume des
idées objectives. Mais « en même temps elle [la réalité] montre ce qui est dans les idées », elle
en est une présentation, ce qui peut être développé à travers la dernière relation.
Relation de présentation
Dans la section 3.1.3, nous soulignions plus spécifiquement le caractère « incomplet »
de la relation de présentation. La première hypothèse, expliquant ce caractère, serait que le
réel élimine les possibles en actualisant à chaque instant un seul état possible du monde, et
donc un seul état possible de chaque substance, à l’image de la pièce de théâtre jouée qui n’est
qu’une présentation possible parmi d’autres de la pièce écrite, dépendant de certains choix du
metteur en scène, du jeu des acteurs, etc. Cette première hypothèse peut être précisée par la
notion de potentiel. L’essence d’une substance du monde renferme tout son potentiel, c’est-àdire tout ce qui peut lui arriver, mais toutes ces propriétés et relations possibles ne sont pas
actualisées. La substance serait donc en ce sens incomplète par rapport à son essence, parce
qu’en tant que chose actualisée elle exprime moins de propriétés (possibles) que ce que son
essence contient. La deuxième hypothèse, qui n’est pas incompatible avec la première, est liée
180
Notre interprétation suppose celle concernant l’existence pour Gödel d’un ensemble de possibles rattaché à
l’essence d’un individu, et qui, par l’actualisation de cet individu, se trouve plongé dans le monde réel, sous la
forme de ce que Gödel appelle le « potentiel » d’un individu.
262
à l’idée que l’incomplétude tire son origine de « l’existence du péché » [XI, 16-18] et de « nos
erreurs » [XI, 47-48]. Cette forme d’incomplétude serait imputable à l’homme, et plus
exactement à sa propre nature incomplète se manifestant par un caractère temporel.
Contrairement à Dieu, être atemporel, nous ne percevons et concevons les choses qu’à travers
la succession des différents instants, et notre action, ainsi que ce que nous créons, n’est
produit qu’à travers cette même succession. Par conséquent, ni notre connaissance, ni notre
action ne sont complètes, c’est-à-dire globales et achevées. D’où également la possibilité de
l’erreur, puisque nous n’avons qu’une connaissance partielle du monde, et que notre action
n’est pas pleinement éclairée. L’idée du réel comme présentation incomplète des concepts est
donc susceptible de renfermer deux formes d’incomplétude : du réel lui-même qui ne présente
qu’une partie de tous les possibles et de l’homme, être réel ancré dans le monde, revêtant un
caractère temporel, manifestation de ses propres limites par rapport à Dieu.181
Dans le cas des concepts logiques, c’est leur réalisation dans le réel (le langage et les
symboles) qui est tout à la fois image (description) et présentation incomplète de leur
existence conceptuelle, ce qui est probablement dû au fait, déjà souligné plus haut (infra, 259260), que les concepts ont leur plus haut degré de réalisation dans l’entendement de Dieu et
non dans le réel. Puisque les concepts logiques sont les concepts exprimant l’ensemble des
possibles, le réel ne nous en présente qu’une partie. Même si les symboles rendent compte des
concepts en intension, et sont en cela des images du conceptuel, sommes-nous capables de
voir grâce à eux l’ensemble des cas auxquels nous pouvons appliquer les concepts logiques
sans se tromper ? Il semble bien que non du fait de la double incomplétude propre au réel.
L’exemple le plus symptomatique, mentionné par Gödel en [XI, 16-18], est celui du concept
d’autoréflexivité, pour lequel nous ne pouvons que constater l’impossibilité de son application
dans certains cas, en l’occurrence dans le paradoxe logique impliqué par le concept de
concept qui ne s’applique pas à soi-même, sans véritablement comprendre l’origine de cette
impossibilité.
3.4.2 La conscience de l’homme à l’image de la conscience de Dieu
La remarque XI 16-18 étant axée sur la distinction du réel par rapport au conceptuel,
n’explicite pas la relation entre le niveau subjectif et le niveau objectif. Elle ne peut que nous
laisser supposer que les deux ont quelque chose de commun, puisque Gödel en parle d’une
façon générale, mais n’offre aucun détail. Il est possible de dégager de nouveaux indices à
181
Voir section 3.6.
263
partir d’autres passages des Max-Phil. Le premier est que Gödel s’attache à l’idée théologique
de Dieu créant l’homme à son image. Toutes les créatures sont à leur façon à l’image de
Dieu,182 mais les hommes sont ceux qui lui ressemblent le plus car ils sont doués de raison, ce
qui les poussent à connaître les choses comme Dieu.
L’homme prend une place particulière dans le royaume des créatures de Dieu, parce
qu’il partage avec lui certains traits que nous ne retrouvons pas chez les animaux. Plus
spécifiquement Gödel parle de la capacité de réflexion (infra, 196-197), apparaissant à la
source de la justice et de la raison, dont seraient également dépossédés les animaux. Gödel
exprime la ressemblance entre l’homme et Dieu comme une forme d’identification dans une
remarque du cahier XI :
Philosophie : Représentation [Vorstellung] embrouillée = grand nombre de
représentations [Vorstellungen] faibles ?
Liberté de l'homme ≡ être au même niveau que Dieu (≡ posséder la raison) ?
≡ refléter soi-même et ses actions.
Question : Est-il impossible de se connaître soi-même sans concepts ?
[XI, 60, 1]
La première question est probablement relative aux représentations qui sont en nous, du fait
que nous sommes un point de vue du monde. Notons que Gödel utilise le terme Vorstellung
pour parler des représentations qui sont en nous, dans le contexte de sa monadologie. 183
Vorstellung se distingue donc de la relation de représentation pour laquelle Gödel emploie de
préférence le terme Abbild. L’identification à Dieu, exprimée ici sous la forme d’une
équivalence, spécifique à l’homme, consiste dans la possession de la raison et la réflexion de
soi ainsi que de ses propres actions (autoréflexion). La question suivante semble poser la
nécessité des concepts pour la connaissance. Se connaître soi-même semble engager la
possibilité de toute connaissance, puisque c’est à travers sa propre essence que nous pouvons
percevoir conceptuellement les choses du monde. Mais cette théorie, qui repose sur
l’Einfühlung, implique que nous ne pouvons pas uniquement nous connaître nous-mêmes
uniquement à travers nos perceptions sensibles. Plus fondamentalement, se connaître soi-
182
Voir [XI, 43] et [XII, 118].
Voir (Wang 1996, 291-292) dans la remarque 9.1.8, où Gödel parle des représentations du monde dans les
monades comme des Vorstellungen : « it is an Leibnizian idea that monads are spiritual in the sense that they
have consciousness, experience, and drive on the active side, and contain representations (Vorstellungen) on the
passive side ».
183
264
même peut signifier connaître sa véritable nature, c’est-à-dire son essence. Or la connaissance
de n’importe quelle essence, y compris la nôtre, est une connaissance conceptuelle.
La question est alors de savoir dans quelle mesure nos concepts subjectifs sont
susceptibles d’être des images des concepts objectifs. Sont-ils directement des images de
l’espace objectif, auquel cas nous pourrions supposer une forme d’innéisme ? Ou bien ne le
sont-ils qu’indirectement, du fait par exemple de notre propre essence, que nous pouvons
peut-être percevoir grâce à notre capacité de réflexion ? Gödel évoque la possibilité de
quelque chose qui serait en nous avant même toute perception sensible :
Philosophie : Le système de l'harmonie préétablie n'est qu'une extension du
fait incontestable que nous avons en nous des idées qui sont en accord avec
le monde réel, avant toute perception des sens (car autrement nous ne
pourrions jamais nous orienter dans le monde), et du fait que cela est
beaucoup plus essentiel que les perceptions des sens pénétrant en nous
depuis l'extérieur par « influxus realis ». [XI, 36]
Nos concepts sont à la fois à l’image du conceptuel en Dieu, mais aussi du réel ; et ce,
non pas parce que nous formons nos concepts par abstraction à partir des choses réelles que
nous percevons, mais par un principe plus fondamental que l’harmonie préétablie. Il doit
s’agir du principe qui accorde l’action de toutes les monades entre elles. Or pour Gödel cet
accord est déterminé par l’action des concepts logiques qui choisissent les choses auxquelles
ils s’appliquent. Ils déterminent l’essence des choses et de ce fait leurs actions dans le monde.
Ils sont alors là avant toute perception sensible, avant l’actualisation des essences comprises
comme des combinaisons de ces concepts simples. Lorsque les essences s’actualisent, les
concepts logiques deviennent des organes d’action. En l’occurrence pour la conscience de
l’homme ils deviennent les articulations de la pensée. Les concepts logiques nous sont donc
donnés à travers notre essence. En vertu de notre capacité de perception, il nous est donc
possible de les percevoir à travers notre propre essence. Serait-il alors possible pour nous de
percevoir directement les concepts logiques sans passer par le réel ? Ce n’est pas évident,
dans la mesure où il est probable que nous ne percevions notre essence qu’à travers notre
expérience, c’est-à-dire qu’à travers une perception de nous-mêmes, revenant à percevoir les
concepts logiques à travers une image de nous-mêmes : « Par quoi se distingue la perception
de moi-même de celle d’autres choses, si elle aussi ne consiste que dans la présence d’une
image ? » (X, 33).
Nous avons une pensée conceptuelle mais qui ne se déploie pas comme celle de Dieu et
265
qui ne mobilise pas non plus les mêmes moyens. 184 L’analyse conceptuelle d’un concept
d’individu est une analyse infinie, dont seul Dieu est capable. Enfin, même si les concepts et
leurs liaisons ne dépendent pas du réel, nous ne pouvons les connaître qu’à travers le réel, et
donc seulement à travers nos perceptions. Les symboles et les mots apparaissent alors comme
un support nécessaire pour délimiter nos manifestations conceptuelles. Dans la pensée de
Gödel, le réel figure véritablement comme intermédiaire entre le niveau subjectif et le niveau
objectif. Ce point, développé par Gödel d’une façon générale à travers l’idée de détour par la
matière, suppose une harmonie entre ce qui est matériel et ce qui, au contraire, est « spirituel »,
c’est-à-dire propre à l’esprit, puis d’une façon plus spécifique – comme cas particulier – entre
les symboles et les concepts objectifs. Ce qui est matériel est véritablement ce qui nous rend
accessible le niveau supérieur, objectif.
3.5 Rôle intermédiaire des symboles entre les concepts subjectifs et les
concepts objectifs
Par son ancrage dans le monde le réel, la conscience de l’homme n’a d’accès au monde
objectif des concepts qu’à travers ses propres perceptions. Les essences (concepts objectifs)
des choses se reflètent dans le monde, car le réel est une présentation du conceptuel. Le réel
exprime le conceptuel objectif, et il le fait de différentes façons selon chaque rang des
Seienden qui suit ses propres lois d’action. Gödel évoque ce phénomène à la fin de la
remarque [XI, 16-18].185 Par la représentation (Vorstellung) que nous avons du monde, nous
percevons les choses sensibles, matérielles. Bien que de nature différente des manifestations
conceptuelles qui produisent la connaissance, ce sont elles qui occasionnent la perception
conceptuelle.
Le réel est ainsi l’intermédiaire entre nous et le monde objectif des concepts. Derrière
cette idée se cache celle de détour par la matière. Gödel défend l’idée que dans le réel, ce qui
n’est pas de nature matérielle est toujours lié à une manifestation matérielle, avec laquelle elle
se trouve dans un rapport d’entre-expression. La manifestation matérielle est perceptible par
les sens, et du fait qu’elle reflète quelque chose de ce dont elle est la manifestation, elle nous
en donne un accès. Grâce à la possibilité d’un détour par la matière, nous pouvons saisir et
184
185
Voir la section 3.3.2.
Voir la section 3.1.3
266
connaître des choses que nous ne pouvons pas percevoir directement. En particulier ce détour
vaut pour saisir les concepts logiques par le biais de leur manifestation sensible, les symboles.
Mais l’idée de détour par la matière se fonde sur le principe d’harmonie préétablie
leibnizien qui accorde les lois d’action propres à chaque rang des Seienden, et notamment
celles de l’âme et du corps. Grâce à ce principe, à partir de la perception des monades
inférieures, nous sommes capables de saisir quelque chose des monades supérieures. Or
Gödel en appliquant l’idée de détour par la matière au cas des concepts et des symboles qui
les représentent, altère le principe d’harmonie préétablie. Les concepts logiques en tant que
Seienden, ne sont pas supérieurs à la matière. D’autre part, ce que nous visons dans le cas des
concepts logiques, ne sont pas tant leur apparition dans le réel, en tant qu’organe d’action des
monades, que les concepts tels qu’ils existent dans la conscience de Dieu. Le détour par la
matière, dans ce cas, ne doit pas correspondre à un rapport d’expression entre des choses
réelles, mais entre des choses qui sont sur différents niveaux d’existence, en l’occurrence
entre Dieu et le monde.
Les premiers éléments susceptibles de nous aider à comprendre l’idée de détour par la
matière dans le cas des concepts et des symboles, porte d’abord sur l’idée générale de détour
de la matière. Il s’agit alors de voir comment cette idée prend source dans le principe
leibnizien d’harmonie préétablie, pour ensuite s’intéresser à la façon dont Gödel l’applique
aux concepts et aux symboles. Ce qui est visé à travers le détour par les symboles sont les
concepts logiques primitifs que nous percevons encore plus indirectement que les essences,
car nous ne les percevons qu’à travers ces essences, concepts complexes. L’explication du
détour par la matière, l’examen plus spécifique du cas des symboles dans notre saisie des
concepts logiques, doit nous permettre de mieux cerner la thèse exposée par Gödel dans la
remarque [XIV, 97-99] : « la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une
conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose. (Nous ne pouvons
pas diriger notre attention directement sur les concepts. Ceux-ci sont d’une certaine façon
"derrière" nous.) » (infra, 236).
3.5.1 Détour par la matière et harmonie préétablie
Que le réel joue le rôle d’intermédiaire entre le niveau objectif et le niveau subjectif, et
d’une façon plus générale encore que les trois niveaux soient dans des relations mutuelles
d’expression ou d’image, est permis grâce à l’idée d’harmonie, que Gödel reprend
explicitement de Leibniz. Gödel reconnaît les deux formes d’harmonie leibnizienne, une
267
première entre toutes les substances du monde permettant l’accord des réactions des
différentes monades, la seconde entre les monades matérielles (ou corporelles) et les
esprits.186 Nous en trouvons des traces dans l’ensemble des Max-Phil : dans le cahier X, à
l’occasion d’une remarque intitulée « Remarque (philosophie) : Leibniz » [X, 42-44] Gödel
reprend la notion d’harmonie préétablie. Il l’a reprend également de façon implicite dans une
autre remarque intitulée « Remarque sur Leibniz » [X, 59-62], en discutant de l’accord entre
les propriétés propres à l’âme et les formes matérielles dans lesquelles ces propriétés
s’expriment. La notion d’harmonie préétablie figure également dans le cahier XI, à nouveau à
l’occasion de références à Leibniz, par exemple en (XI, 28-29), faisant du corps « l'hôte
"convenable" […] de l'âme », et de la matière « une image de l’âme ». Gödel distingue bien
les deux types d’harmonie, puisque par exemple, toujours dans le cahier XI, il parle de « la
concordance des différentes substances (harmonie) [qui] est d'après Leibniz une des preuves
les plus fortes de l'existence de Dieu » (XII, 98), il n’utilise alors pas la notion d’harmonie
préétablie, mais simplement d’harmonie, la première étant exclusivement réservée à l’accord
corps-âme, matière-esprit.
Gödel comprend l’harmonie préétablie comme ce qui permet d’établir une
correspondance entre les monades de différents niveaux, monades purement matérielles et
monades spirituelles. Ainsi le monde supporte deux types d’évènements en fonction de ces
deux types de monades : les phénomènes spatio-temporels qui dépendent directement des
monades matérielles.187 les phénomènes spirituels dépendant des âmes et des esprits. Mais,
bien que distincts, ils ne se déroulent pas totalement de façon séparée. L’enchaînement des
évènements spatio-temporels n’est pas indépendant de celui des évènements spirituels et
inversement. L’harmonie préétablie doit nous permettre de voir le monde selon deux strates
dont le déroulement coïncide ; en d’autres termes, l’harmonie entre les monades inférieures
(les corps), c’est-à-dire le fait qu’à un actus coïncide une passio dans un autre corps, concorde
avec l’harmonie des monades supérieures (âme), c’est-à-dire qu’à la satisfaction du désir de
certaines coïncide la non satisfaction du désir d’autres monades, ou encore qu’à la volonté
triomphante des unes coïncide la volonté affaiblie des autres. Les deux types d’évènements, se
déroulant simultanément, sont alors comme deux aspects différents du monde.
186
Le terme « esprit » au lieu de « monade spirituelle » offre l’avantage de la généralité en incluant également
les concepts logiques, que Gödel qualifie bien d’esprits (IX, 53), mais qu’il ne considère pas pour autant comme
des monades ou des substances du monde.
187
Ce sont les corps, entités purement matérielles, qui accomplissent les actions et qui pâtissent. Ainsi, ce sont
eux qui rendent possible les relations entre substances, à savoir les relations spatio-temporelles.
268
Ainsi, comme Gödel l’affirme à la fin de la remarque [XI 16-18], le monde dans sa
totalité peut être expliqué suivant l’un ou l’autre des deux aspects, ce qu’il souligne également
dans le cahier X :
L'harmonie préétablie permet un grand nombre de connexions différentes,
isolées et conformes aux lois, dont une est la description purement
mécanique de la nature. Celle-ci repose sur le fait que ce qui se produit dans
les monades de genre inférieur ne dépend, dans ces monades, que des
événements précédents. Comme en général tout ce qui se produit dans une
monade dépend seulement de ce qui s'est déjà produit en elle. [43] De la
même manière la description sociologique, sans référence à des processus
matériels, doit être vraisemblablement privilégiée dans le but [d’établir]
d’autres connexions. [X, 42-43]
Les deux harmonies d'inspiration leibnizienne, mentionnées au début de cette section et telles
qu’elles sont présentées ici par Gödel, sont concevables comme deux harmonies transversales :
horizontalement, une harmonie réglant l’accord des monades d’un même niveau,
verticalement une harmonie réglant l’accord entre monades de différents niveaux. En un sens,
chaque niveau ne semble pas contenir plus d’évènements qu’un autre. La totalité du monde
consisterait alors dans une même succession d’évènements concevable différemment suivant
le niveau de monade considéré. Le grand nombre de connexions dont parle Gödel doit,
suivant notre interprétation, correspondre aux différentes strates188 de monades, qui bien que
distinctes et isolées les unes des autres, sont toujours « conformes aux lois ». Le fait qu’elles
soient distinctes et isolées indique que chaque niveau de monade dépend de son propre
principe d’harmonie (horizontale). Le fait qu’elles soient conformes aux lois pourraient
signifier, ou bien que chacune d’elles suit une harmonie propre à son niveau, suit des lois qui
lui sont propres, ou bien qu’au-delà de ces principes horizontaux qui les distinguent, elles
dépendent de lois communes, c’est-à-dire dans ce cas que les harmonies horizontales suivent
des principes plus fondamentaux encore, à savoir ceux de l’harmonie préétablie (verticale). Le
188
Il doit y avoir autant de strates différentes qu’il y a de niveaux de monades. En de nombreux endroits des
Max-Phil, Gödel s’arrête plus particulièrement sur les corps matériels et le niveau des âmes, mais il en considère
d’autres. Dans la remarque ci-mentionnée, il parle d’une description sociologique du monde. Il ordonne les
sciences en fonction des êtres qu’elles prennent comme objet d’étude, et plus précisément en fonction du niveau
de ces êtres : « L’ordre des sciences selon leur dignité est donc : logique, mathématique, jurisprudence?,
physique, biologie, psychologie, histoire, théologie » (X, 47). L’ordre des sciences suit sensiblement celui des
Seienden donné dans la remarque [XI 16-18]. La physique prend comme objets les relations spatio-temporelles,
la biologie s’intéresse au vivant (qui aurait sans doute déjà une âme), la psychologie à la conscience individuelle,
l’histoire à ce que l’on pourrait appeler la conscience collective et la théologie prend comme objets les
consciences supérieures qui n’ont peut-être pas besoin d’être matérialisées (celles des anges).
269
monde, réglé par les différents principes d’harmonie, serait alors comme une symphonie, dans
laquelle chaque instrument joue sa propre partition tout en suivant le schéma plus général du
tout. Les strates du monde correspondant à des niveaux distincts de monades seraient comme
chaque instrument qui, bien que s’exprimant indépendamment des autres, s’y trouve mêlé
pour former l’harmonie de la symphonie.
Notons que les remarques sur l’harmonie préétablie comportent une ambiguïté du fait
que Gödel peut parler, en ce qui concerne la manifestation matérielle, aussi bien de la matière
que du corps. Les rapports entre materia prima, materia seconda, matière et corps, sont
encore flous, et probablement pourraient-ils être clarifiés à la lumière d’un examen plus
spécifique des Max-Phil. Pour l’instant, nous soulignons la présence de ces notions dans les
remarques de Gödel, elles viennent sans aucun doute de ses lectures leibniziennes dans la
mesure où nous les trouvons dans les remarques consacrées à Leibniz. Mais il faudrait encore
évaluer dans quelle mesure il se les approprie et peut faire varier la façon dont il faut les
entendre. De prime abord, il semble tout de même que Gödel distingue bien la notion de corps
de la notion de matière. La première fait référence à quelque chose de matériel, mais qui a une
forme, une unité, probablement produite par l’âme. Le corps est une totalité organisée, tandis
que la matière est informe, elle n’a pas d’unité organique. Peut-être que la notion de « forme
matérielle » peut être identifiée à celle de corps. Lorsque Gödel parle de détour par la matière,
il doit donc probablement parler d’une matière déjà formée, en accord avec l’âme (monade
supérieure), et donc de quelque chose qui se rapproche plus de la notion de corps. Ces formes
sont celles, sensibles, que nous pouvons percevoir par les sens.
L’expression « détour par la matière » apparaît dans le cahier X, dans les deux
remarques déjà mentionnées ([X, 42-44] et [X, 59-62]), la première explicitant en quel sens il
faut l’entendre, la seconde s’attachant bien plus au rôle, indispensable pour le point de vue
subjectif, d’un tel détour :
La matière est un être réel (ou plus précisément une multiplicité de tels êtres),
en l'occurrence l’être du niveau le plus bas, et si nous connaissons son
mouvement, ses tensions, etc., nous connaissons en quelque sorte ses
pensées (ses représentations [Vorstellungen]). Et d’ailleurs, il n’est pas rare
que (à partir) des sensations ([par] un détour par la matière) nous
aboutissions immédiatement à des pensées propres aux êtres supérieurs. (X,
42)
270
L’idée de détour par la matière suggère que ce qui se produit à des niveaux différents est dans
un certain rapport, et qu’il est possible à partir de ce que nous percevons dans l’un de ces
niveaux de déduire ce qui se produit dans l’autre. En l’occurrence, en percevant les
mouvements de la matière, par exemple le mouvement du corps d’un individu, nous pouvons
en déduire quelque chose de « ses pensées (représentations) », c’est-à-dire quelque chose qui
se situe dans l’âme et l’esprit de cet individu. Plus exactement nous accédons à ces
Vorstellungen, c’est-à-dire aux représentations qui sont en lui, dues à l’Einbettung de cet
individu dans le monde et exprimant son essence. Or, il n’y a qu’un pas pour parler de la
possibilité d’une Einfühlung, c’est-à-dire d’une identification à quelque chose d’extérieur à
nous, processus à l’origine de la connaissance des choses (infra, 237-240). L’idée de détour
par la matière suggère que nous pouvons percevoir quelque chose de l’essence d’une chose en
en percevant la manifestation matérielle, sensible. Nous pouvons donc percevoir quelque
chose du monde objectif des concepts. En effet, nous aboutissons aux pensées propres aux
êtres supérieurs. Le terme « pensée » est aussi lié aux concepts logiques qui, en s’actualisant,
deviennent des organes de la pensée.
Au sens propre : le monde sensible peut être nécessaire : 1. pour des raisons
pratiques, ou bien 2. pour des raisons théoriques30 (c'est-à-dire [pour]
l’identification [Identifizierung] de notre place dans le monde ou des
propriétés du monde, propriétés d’une part que nous ne pouvons pas
déterminer a priori, car nous ne pouvons pas si profondément pénétrer
l'essence de Dieu, et d’autre part que nous ne pouvons pas déduire à partir de
la révélation). Il serait même possible qu’un certain état de choses purement
conceptuel ne puisse être établi en pratique qu’à travers un détour par des
[états de choses] sensibles. Ce cas se produit toujours lorsqu'on utilise des
symboles.
30
C'est-à-dire [comme] complément de notre incomplétude a/ dans l’être, b/ dans le
fait de connaître.
(X, 62)
Gödel complète l’idée de détour par la matière suggérée par la remarque précédente. Il
n’explicite pas ce qu’il entend par les raisons les pratiques qui rendent nécessaire le monde
sensible mais s’arrête plus spécifiquement sur les secondes, les théoriques, c’est-à-dire sur des
raisons liées à notre capacité de connaître les choses. Nous pouvons percevoir les concepts à
travers notre propre essence (infra, 207), exactement comme Dieu connaît les choses à travers
271
sa propre essence, par ses éléments de pensée et articulations de pensées, qui dans le cas de
Dieu se confondent avec les concepts logiques et leurs combinaisons. Si nous avions la même
puissance d’action que Dieu, nous pourrions connaître à priori l’ensemble des possibles, des
concepts objectifs, sans faire appel à l’expérience sensible. Cependant nous n’avons pas la
même faculté de connaissance que lui, car nous sommes ses créatures, certes créées à son
image, mais enchâssées dans le monde. Nous ne pouvons « pénétrer » notre essence qu’à
travers nos perceptions, c’est-à-dire qu’à partir de notre Einbettung, position dans le monde.
Nous ne le pouvons qu’indirectement par nos représentations du monde, et donc par le monde
sensible et l’Einfühlung aux choses.
A la fin de la remarque, Gödel affirme qu’« il serait même possible qu’un certain état de
choses purement conceptuel ne puisse être établi en pratique qu’à travers un détour par des
[états de choses] sensibles », excluant la possibilité d’une perception directe des concepts.
Notons tout de même qu’il n’exprime pas quelque chose dont il soit sûr, mais qu’il estime être
une conséquence inévitable de la théorie de la perception d’inspiration leibnizienne. Dans ce
cas, cette conséquence est-elle directement imputable à la conception leibnizienne ? Gödel y
adhère-t-il pleinement et la reprend-il ? Ou bien constitue-t-elle pour lui un obstacle à la
bonne façon de rendre compte de notre saisie des concepts, auquel il faut remédier ? La
question doit être vue à la fois à la lumière d’une étude plus approfondie des thèses
leibniziennes, ainsi que d’une étude plus approfondie du tournant husserlien lui-même.
Comme Crocco le suggère, le tournant husserlien peut trouver son origine dans la volonté de
détacher la perception conceptuelle du langage (infra, 144-145). Dans les années 70,
l’exemple de la définition des machines de Turing, indépendante du langage, et qui nous
donne le concept précis de processus mécanique, devient plus prégnant. En tout cas, dans les
Max-Phil, à l’époque de l’écriture du Russell paper, Gödel semble attaché à l’idée que ce
détour par matière s’opère dans le cas de notre saisie des concepts logiques (et de leurs
combinaisons) à travers les symboles (langage).
Pour conclure sur cette remarque, Gödel annonce à travers la note 30, l’idée que la
nécessité du monde sensible est liée à notre incomplétude. Il donne alors deux formes
d’incomplétude : dans l’être (im Sein), et dans notre connaissance. Il n’est pas aisé, là
encore – au vu du peu d’indices que nous laisse Gödel dans la remarque elle-même autour de
cette notion – de bien cerner la notion de Sein. Mais il est probable, qu’elle fasse référence à
quelque chose de général, et nous pouvons penser à l’être dans le monde. Quelque soit le
niveau d’être considéré, lorsque cet être existe dans le réel (c’est-à-dire qu’il est un Seiende) il
272
revêt une forme d’incomplétude. Etre dans le réel, signifierait être incomplet. L’incomplétude
liée à notre connaissance serait imputable à la perception indirecte que nous avons des choses,
parce que nous sommes dans le réel. L’interprétation proposée est soutenue par celle que nous
avons donnée de la relation incomplète de présentation (infra, 262-263). Le réel est une
présentation incomplète du réel, ce qui se voit à partir de l’existence du péché. Nous en avions
déduit que l’incomplétude était double : l’une présente à tous les niveaux de Seienden, et
l’autre propre à l’homme. Cette double incomplétude se retrouve dès lors que nous examinons
la notion de temps qui en est une manifestation.
3.5.2 Les symboles, un détour matériel pour saisir les concepts logiques
L’application de l’idée de détour par la matière dans le cas des concepts par le biais des
symboles et du langage, ne va pas de soi. Elle sort du cadre initial dont Gödel la tire, cadre
fixé par l’harmonie préétablie de Leibniz, entre des monades de niveaux différents. Certes,
Gödel modifie le cadre métaphysique de la monadologie en introduisant les concepts dans la
hiérarchie des Seienden, et, se faisant, distingue la notion de Seiende de celle de monade. On
peut donc effectivement s’attendre à ce que l’application du détour par la matière nécessite
quelques aménagements dans le cas des concepts à travers les symboles. Mais il y a une autre
difficulté, provenant également du fait que les concepts logiques sont des Seienden, mais
n’impliquent pas les mêmes raisons. Car en effet, si Gödel les introduit dans la hiérarchie des
Seienden, il les pense toujours comme des Seienden distincts des autres. Les concepts
logiques semblent renfermer une spécificité qui les sépare des choses non-conceptuelles.
Cette distinction semble être à l’œuvre pour comprendre comment le détour par la matière
peut s’appliquer dans leur cas.
Les lois qui se rattachent aux concepts logiques sont celles de la logique, de
l’entendement de Dieu, qui sont à l’origine de l’ensemble des possibles, c’est-à-dire des
essences. Les concepts logiques n’apparaissent dans le réel qu’à travers les faits et les actions
des choses. Ils sont donc pris dans des complexes, qu’eux-mêmes ne nous percevons
qu’indirectement puisque seulement à travers nos représentations du monde. La connaissance
des concepts logiques primitifs est donc doublement indirecte : (1) par la perception de
représentations (Vorstellungen) et (2) par une analyse des complexes (essences comme
concepts complexes) perçus par le biais de nos représentations. Probablement le détour par la
matière joue-t-il un rôle dans (1), et plus spécifiquement dans (2), avec le besoin d’un support
273
matériel pour l’analyse des concepts complexes, support qui permettrait d’isoler les concepts
simples.
Les lois de combinaison des symboles (combinatoire finie) reflètent la structure du
monde des concepts, comme Gödel l’affirme dans [X, 18] (infra, 234-235). Il y a quelque
chose dans leur agencement matériel qui exprime l’ordre des concepts objectifs et qui doit
nous permettre de notre point de vue de retrouver les plus simples : « les symboles, bien
qu'ordonnés spatialement et temporellement, ont une tendance à rendre de façon adéquate le
domaine non-spatial et non-temporel des idées » (XI, 137-138). L’ordre temporel et spatial
dans lequel se combinent les symboles exprime l’ordre de combinaison des concepts objectifs,
bien que cet ordre ne dépendent ni du temps ni de l’espace, puisque les concepts sont
atemporels. L’ordre des symboles est temporel et spatial dans la mesure où ceux-ci s’écrivent
l’un à côté de l’autre, et requièrent la notion de succession.
Une remarque du cahier X souligne l’importance des combinaisons dans notre
apprentissage de la logique, c’est-à-dire pour notre connaissance des concepts, et révèle que
du point de vue objectif ces combinaisons dépendent de leur ordre spatio-temporel :
Remarque (Grammaire) : Comment devons-nous construire la logique, si on
l’expose à quelqu’un dont on suppose qu’il ait tout oublié, si ce n’est ce qu’il
est explicitement supposé comprendre ? Nous devons supposer qu’il
connaisse des concepts pris séparément (tout, ensemble, ~, ε, ∙). Mais cela ne
suffit pas. Il doit aussi comprendre ce que l’on entend par une composition
de ces concepts. L’essence de ces objets (concepts) consiste dans leur
capacité à former des compositions, de telle sorte que nous ne pouvons pas
les comprendre ([les] connaître) sans aussi comprendre les compositions.1
Ou bien la possibilité illimitée de la composition repose-t-elle simplement
sur le fait qu’il s’agit d’objets « centraux », qui sont alors en relation avec
tout ? Il est bien vrai que nous pouvons bien construire à partir des mêmes
concepts fondamentaux (par exemple, ~ ε et ε ~, le dernier signifiant « est
faux ») des compositions manifestement différentes en vertu de leur sens, et
d’autre part, qu’au moins deux compositions différentes peuvent en effet être
construites à partir de deux symboles différents (en l’occurrence en les
mettant dans un ordre différent.)
Il semble donc qu’il faille également
expliquer à celui qui connaît la signification des concepts fondamentaux,
certaines conventions qui lui permettent de comprendre les propositions sur
ces concepts. – A moins que la combinaison dans le temps ne soit quelque
chose de déterminé [2] (en supposant que des concepts puissent être
274
combinés dans le temps), lorsque le premier concept est vu « à la lumière »
du second (ou étant modifié par le second) ? (af serait alors la bonne
désignation.) Le second est dans le sujet, le premier est l’objet. Passé et
présent correspondent en quelque sorte à : objet et sujet, mais aussi : objet et
prédicat, et enfin : chose et modification. L’écoulement du temps consiste
dans le fait que le sujet a toujours de nouveau un autre contenu, et le but est
que nous apprenions quelque chose, ce qui ne se produit que si ce contenu
devient un objet. « L’application » est alors véritablement l’opération
fondamentale de la connexion. Le temps est-il la forme de la pensée ? (En
opposition à la forme des relations logiques objectives.)
1
En particulier, par le biais de l’analyse d’un concept en ses éléments, les concepts
logiques forment le « ciment » qui les tient ensemble. En ce sens ils sont le
« formel », à savoir la structure des éléments.
[X, 1-2]
Gödel vise à établir les conditions de possibilité de la logique de notre point de vue :
quels sont les prérequis de la connaissance conceptuelle ? Gödel se place de notre point de
vue, subjectif, et non dans l’espace objectif des concepts, bien que la tâche donnée se fonde
sur l’idée que la logique subjective est à l’image de la seconde, et que sa correction est due à
ce qu’elle renferme une structure commune à celle-ci. Notamment, lorsqu’il affirme que
« l’essence de ces objets (concepts) consiste dans leur capacité à former des compositions », il
ne parle pas uniquement des concepts subjectifs mais d’un caractère propre aux concepts tels
qu’ils sont dans l’espace logique objectif et que l’on doit retrouver à notre niveau. D’autre
part, nous devons prendre en compte que notre connaissance conceptuelle n’est pas immédiate,
contrairement à celle de Dieu, et nécessite des processus cognitifs que nous devons interroger
pour améliorer ce que Gödel appelle notre « perception » des concepts. Rappelons que la
logique visée par Gödel et qu’il interroge ici, est une logique intensionnelle, une logique des
concepts, telle la Scientia Generalis de Leibniz. Cette logique consiste en concepts
fondamentaux et en opérations de combinaison de ces concepts, permettant d’en générer de
nouveaux à partir des premiers.
Par conséquent, pour une telle logique, les prérequis sont (1) de connaître les concepts
fondamentaux « pris isolément », mais aussi essentiellement (2) de comprendre la façon dont
les concepts peuvent être combinés. L’opération de combinaison est en effet au cœur de la
logique des concepts. Une des questions fondamentales pour la comprendre est de savoir
comment, alors même que chaque concept a son propre sens, il peut aussi, en étant pris dans
275
une combinaison, participer à générer un sens189 nouveau, en l’occurrence celui du concept
complexe, résultant de la combinaison. Plus particulièrement encore, Gödel souligne
l’importance de l’ordre des concepts dans les combinaisons pour le sens du concept complexe
résultant de ces combinaisons. Ainsi il n’y a jamais une seule manière de combiner des
concepts, et pour chacune de ces différentes manières nous obtenons un concept complexe
différent avec un sens différent. Gödel donne l’exemple des concepts de négation et d’esti ;
avec ces deux concepts deux complexes peuvent être générés : ~ ε et ε ~, c’est-à-dire « n’est
pas » et « est non ». D’autres exemples peuvent être apportés pour éclairer la différence de
sens entre des complexes dont les éléments sont les mêmes, mais combinés dans un ordre
différent. Prenons les concepts de quantificateur universel et de négation : ~  et  ~ : le
premier signifie « non pour tout » (et sa signification se rapproche alors de « quelque » et
donc d’un quantificateur existentiel), alors que le second signifie « aucun » et conserve toute
sa portée universelle.
L’ordre spatio-temporel des symboles a une influence sur leur sens, c’est-à-dire qu’à
une différence d’ordre au niveau des symboles, correspond une différence de concepts. La
différence ne se retrouve pas uniquement au niveau objectif, mais également au niveau des
concepts subjectifs. Nos concepts s’expriment aussi dans les symboles et leur ordre se
retrouve dans celui des symboles.
Dans la suite du texte, Gödel avance une première hypothèse supposant que le rapport
entre l’ordre dans lequel les éléments sont combinés et le sens de la combinaison soit un
rapport fixé par convention.190 Mais une autre hypothèse avancée, bien plus en phase avec une
position réaliste envers les concepts, affirme que « la combinaison dans le temps soit quelque
chose de déterminé ». Cette hypothèse est en effet bien plus cohérente avec le réalisme
conceptuel de Gödel, puisqu’elle suggère que le rapport entre l’ordre des concepts et le sens
de la composition ne dépend pas de nous. Le sens du complexe résultant de l’ordre dans
lequel les concepts sont combinés dépendrait donc des concepts, et le fait qu’un concept
puisse être « vu à la lumière », c’est-à-dire puisse être modifié par un autre concept, en
fonction de leur place respective dans la combinaison, est une caractéristique essentielle des
concepts qui ne dépend pas de nos constructions. C’est donc en vertu de la nature des
189
La notion de sens (Sinn) peut renvoyer à la notion de concept subjectif, entendue comme une sorte de Sinn
des concepts objectifs (infra, 141-144). Cependant, dans le contexte de cette remarque, elle peut aussi être
comprise en un sens plus usuel, et simplement parler du sens comme ce que nous comprenons à travers la
combinaison. Dans les deux cas, il s’agit de concepts en intension appartenant à la pensée de l’homme.
190
Il s’agit du point de vue constructiviste, défendu par Carnap et auquel Gödel s’oppose, car rejette l’idée que
les mathématiques n’aient aucun contenu, et soient réductibles à des règles, purement syntaxiques, de
manipulation des symboles.
276
concepts que, dans une combinaison, leur sens est modifié par le concept qui les suit. Les
symboles reflètent donc quelque chose des concepts objectifs, mais ce quelque chose est
également présent dans notre pensée. La question serait de savoir si l’ordre des symboles
dépend strictement des concepts objectifs, auquel cas l’ordre de nos concepts serait calqué sur
celui des symboles ; ou bien si nos concepts jouent également un rôle dans la façon dont les
symboles peuvent s’agencer.
Chacune des combinaisons que nous formons renferme des relations conceptuelles qui
ne dépendent pas de nous, mais des concepts eux-mêmes, c’est-à-dire des concepts tels qu’ils
sont dans l’espace objectif. A chaque fois que nous voyons un concept « à la lumière » d’un
autre concept, nous en découvrons un nouvel aspect qui nous aide à le saisir de mieux en
mieux, à mieux saisir sa place dans le ciel constellé des concepts.191 Or, selon ce que Gödel
affirme, cette modification d’un concept par un autre en raison de l’ordre dans lequel ils sont
combinés, requiert le temps. La notion d’ordre renferme celle de succession. Il ne s’agit pas
seulement d’un ordre spatial, du fait que sur la feuille de papier tel symbole soit écrit avant un
autre, mais bien d’un avant et d’un après temporels ; il s’agit de l’ordre dans lequel nous les
percevons et au vu de la fin du texte, cet ordre est bien temporel. Gödel précise ce qu’il
entend par « le premier concept est vu à la lumière du second » en donnant une suite de
couples analogues à celui, ordonné, formé par deux concepts d’une combinaison : passé et
présent, objet [objekt] et sujet, objet [Gegenstand] et prédicat, chose et modification. Le
premier de ces couples indique immédiatement un ordre temporel, et préfigure déjà les liens
entre temps et incomplétude. En effet si nous combinons les concepts dans le temps, cela
signifie également que nous ne saisissons pas un complexe immédiatement dans sa totalité,
mais seulement dans le temps, en saisissant l’une après l’autre les modifications opérées par
chacun des éléments sur les précédents. Nous serions donc incapables de considérer
l’ensemble des éléments d’une combinaison dans sa totalité mais seulement l’un après l’autre.
Le sens de la combinaison ne nous apparaît que lorsque nous avons appliqué un par un tous
les concepts qui la composent.
La dernière interrogation de Gödel, accompagnée des parenthèses, porte sur l’origine de
cette nécessité d’appréhender les concepts, et plus particulièrement les concepts complexes,
191
Voir (infra, 244). Pour illustrer la notion d’espace logique ou d’espace objectif des concepts, Gödel évoque
souvent cette analogie avec le ciel constitué d’étoiles en relation les unes avec les autres dans des constellations.
Nous la retrouvons dans plusieurs remarques du cahier X: « L’analogie avec le ciel étoilé et les lignes qu’on y
trace est fructueuse » (X, 2), en (X, 11-12) Gödel parle du « ciel des concepts » et reprend l’idée de voir une
chose « à la lumière » d’un concept, et en (X, 67-68) il emploie les termes de « cynosura notionum » (la
constellation polaire) pour désigner le système formé par les concepts de la physique newtonienne.
277
dans une suite temporelle. Est-elle imputable à la nature même des concepts, ce qui
signifierait que même les concepts objectifs requièrent ce processus temporel et en un sens
existeraient dans le temps, ou bien est-elle imputable à notre esprit qui ne peut appréhender
les concepts que par ce biais ? Il semble que la réponse de Gödel à cette question soit sans
ambiguïté la seconde possibilité – bien qu’il conserve un point d’interrogation. Ainsi
l’application des concepts dans le temps marquerait profondément la distinction entre les
concepts objectifs et les concepts subjectifs. Les relations logiques objectives ne sont pas dans
le temps, ce n’est que de notre point de vue subjectif, qu’elles peuvent être saisies autrement
que dans une succession temporelle. Les symboles sont alors un bon support pour notre saisie
des concepts objectifs car (1) ils expriment (dans une relation d’Abbild et de Darstellung) les
concepts objectifs ; mais (2) ils le font dans une forme que nous pouvons saisir, puisqu’ils
reflètent aussi la nature temporelle de notre esprit.
Gödel présente sa réponse sous forme d’interrogation, sans doute parce qu’elle doit être
soutenue par une conception du temps spécifique dont nous devons encore interroger la nature.
Les remarques [XI, 16-18] et [XIV, 97-99] nous renseignaient déjà sur le rôle intermédiaire
du réel dans notre saisie des concepts, c’est-à-dire entre les concepts subjectifs et les concepts
objectifs, ainsi que sur le caractère incomplet, à la fois du réel et de notre esprit par rapport à
l’espace objectif. La remarque [X, 1-2], que nous venons de commenter, nous indique alors
qu’il y a une différence profonde entre concepts subjectifs et concepts objectifs : les premiers
requièrent le temps, les seconds sont hors du temps. Nous ne pouvons pas saisir
immédiatement un complexe mais seulement par étapes en suivant l’ordre dans lequel les
éléments sont combinés. L’incomplétude du niveau subjectif serait donc étroitement liée au
temps. Mais contrairement à ce que suggère Gödel, le temps pourrait aussi bien être la forme
du réel par le biais duquel nous percevons les concepts objectifs, et non celle de notre esprit. Il
serait alors la manifestation de l’incomplétude du réel et non de l’incomplétude de notre esprit.
Cette hypothèse est tout aussi envisageable que la sienne, en fait cela dépend essentiellement
de la façon dont nous concevons le temps. Si nous défendons une conception objective, alors
le temps est la forme de la réalité, tandis que si, comme Gödel, nous défendons une
conception subjective, alors le temps est la forme de la pensée.
Cependant, même si, comme le pense Gödel, la réalité n’est pas temporelle, il
n’empêche que le réel renferme une forme d’incomplétude dont héritent les symboles. Mais
que penser de leur nature « spatio-temporelle » si le temps n’a aucune réalité objective ?
Selon Gödel les deux formes d’incomplétude liées respectivement à notre pensée (notre point
278
de vue subjectif) et au réel, ont probablement une origine commune. Plus exactement la
première, liée à notre pensée, serait une conséquence de la deuxième. En effet pour Gödel le
temps n’existe pas objectivement, mais il est fondé sur le concept de succession causale. Nous
saisissons les relations de cause à effet comme des successions temporelles. Comme dans le
cas des mathématiques, la question de l’incomplétude est liée aux rapports entre la conscience
de l’homme et la réalité, qui se comprennent à travers la notion de temps (infra, 89-90). Mais
avant d’en arriver à la question de l’incomplétude et du temps, et maintenant que nous avons
précisé l’idée de détour par la matière appliquée aux symboles et aux concepts logiques, il est
possible de mieux cerner le rôle des symboles dans la pensée conceptuelle.
3.5.3 La nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle subjective
La question de la nécessité des symboles pour la connaissance conceptuelle est
spécifiquement développée dans la remarque [XIV, 97-99]. Elle entre dans le détail des liens
exposés dans la remarque [XI, 16-18], et la thèse défendue dès le début de la remarque
correspond bien à l’idée que les concepts objectifs sont réalisés dans le réel, (1) par leurs
instances, (2) par la structure du monde et (3) par des symboles, et que, de notre point de vue,
c’est à travers le réel, donc, que nous avons un accès aux concepts objectifs. L’articulation
entre ces trois réalisations des concepts logiques dans le monde avec le point de vue subjectif
est au cœur de cette remarque. Notre première tâche est de comprendre plus en détail cette
thèse, à la lumière des trois niveaux d’existence des concepts suggérés dans la remarque [XI,
16-18]. Gödel semble examiner deux façons dont nous pouvons « fixer » les concepts : la
première à travers leurs instances, c’est-à-dire à travers les objets réels ; la seconde, également
à travers le monde réel, mais cette fois à travers sa structure conceptuelle. L’objectif de
Gödel est alors de montrer que dans les deux cas nous ne pouvons fixer le concept sans
l’usage des symboles. Dans les deux cas, le rôle de ces entités est primordial.
Philosophie : la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une
conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose.
(Nous ne pouvons pas diriger notre attention [98] directement sur les
concepts. Ceux-ci sont d’une certaine façon « derrière» nous.) Par
conséquent nous devons dans un premier temps représenter [abbilden] les
concepts par des choses physiques, pour en faire des objets de connaissance.
Plus précisément un concept (intensionnellement) devrait être fixé à travers
un objet concret plus une direction de l’attention. (Les concepts sont
279
également donnés comme des objets, mais seulement avec d’autres [choses],
non séparément.) Mais cela ne convient pas pour le traitement [des
concepts] : 1. Car cela est trop complexe, 2. Car ce sont deux choses et ces
deux choses sont hétérogènes, tandis que le concept est une chose à gagner
d’une certaine manière à partir de ces deux, 3.car, à partir de l’acte de
détermination, l’objet est non essentiel et arbitraire (4. car la direction de
l’attention est quelque chose de subjectif, que nous pouvons mal reconnaître).
Le mot (bien qu’il ne soit pas le concept lui-même) n’a pas ces quatre
désavantages. En particulier 3 est éliminé du fait que le mot soit appris
comme le « bon » mot. L’essentiel est que, lorsque les symboles tiennent
lieu de concepts, au moins [99] l’univocité soit accordée. C’est-à-dire, les
concepts nous sont certes donnés, mais pas comme des objets isolés et
séparés. Les symboles oui. La possibilité de se représenter [vorstellen] le
même concept de différentes manières1 rend impossible de le comprendre
comme un objet. Les concepts ne nous sont pas du tout donnés directement,
mais seulement à travers des descriptions. Peut-être, le fait de voir un sens
(par exemple, du fait que le sens de la juxtaposition soit compris2) dans les
combinaisons de mots (c’est-à-dire de représentations convenables d’un type
déterminé) est une capacité spécifique ou bien vient du fait que les mots ont
un effet spécifique sur l’attention, qui est de la diriger d’une manière ou
d’une autre dans l’espace des concepts. (C’est-à-dire : la raison nous est
accessible seulement à travers les mots).
1
et que ces différentes représentations soient totalement égales en droits (ce qui
peut-être complique la décision)
2
ou le sens de « concept » ou la «relation de sens » Attention au changement de
transcription. Elle est bien plus intelligible. , sens de la juxtaposition = sens du
concept ou = relation de sens
[XIV, 97-99]192
La thèse défendue par Gödel y est introduite d’emblée : « la nécessité des symboles
pour la pensée conceptuelle est une conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons
qu’une chose. (Nous ne pouvons pas diriger notre attention directement sur les concepts.
Ceux-ci sont d’une certaine façon "derrière" nous.) ». Pour rendre ce passage compréhensible,
nous devons le mettre en parallèle avec les trois niveaux d’existence des Seienden. Ici,
192
Gödel donne le quatrième inconvénient « 4. car la direction de l’attention est quelque chose de subjectif, que
nous pouvons mal reconnaître » dans une note de bas de page, que nous préférons introduire directement dans le
corps du texte, entre parenthèses, pour une meilleure lisibilité de la remarque.
280
« pensée conceptuelle » se rapporte au niveau subjectif de la conscience de l’homme. Les
concepts que nous sommes susceptibles de voir et qui sont « "derrière" nous », se rapportent
au niveau objectif, c’est-à-dire que les concepts dont on parle ici sont des entités
indépendantes de nous, dans l’espace de tous les possibles, au niveau de la conscience de
Dieu. Enfin, nous avons les choses qui, elles, vont correspondre au niveau réel, à la réalisation
des concepts dans le monde. La réalisation d’un concept dans le monde réel peut se faire à
travers ses différentes instances, c’est-à-dire à travers les objets auxquels ce concept
s’applique. Dans le cas des concepts logiques, l’aspect extensionnel repose probablement sur
les unités mathématiques, voir (infra, 160-161) et (infra, 211-212). Mais les concepts sont
aussi dans le monde en tant qu’entités intensionnelles, comme structure du monde.
Si nous admettons ces distinctions de niveau d’existence, alors nous pouvons penser que
Gödel s’occupe d’une question relative à la théorie de la connaissance, en accord avec son
réalisme. En effet, si les concepts sont des entités objectives, indépendantes de nous, comment
pouvons-nous avoir une connaissance conceptuelle ? La réponse à cette question exige de
mettre en relation les trois niveaux. Gödel l’exprime dès le début de sa remarque :
« conceptuellement nous ne voyons qu’une chose ». Dès la première phrase, Gödel met en
place les trois relations fondamentales pour la constitution de nos connaissances. Il met en jeu
notre perception (« nous voyons ») à la fois des concepts objectifs, mais aussi des choses
concrètes. Pour être plus précis, il pose le statut intermédiaire des choses réelles dans notre
perception des concepts objectifs.
Regardons plus en détail ces liens entre les trois niveaux d’existence des concepts.
Quelles sont ces choses sur lesquelles nous pouvons voir les concepts ? Deux possibilités
s’offrent à nous : les objets auxquels les concepts s’appliquent, comme instances, et les
concepts eux-mêmes pris dans les liaisons conceptuelles de la structure du monde. Les deux
possibilités ont en commun que ces choses correspondent à quelque chose de réel, puisque
nous n’avons de perception que des choses réelles ; en tenant compte du fait que pour Gödel
les concepts logiques se réalisent dans le réel, sans cependant être réduits à cette réalisation
puisqu’ils forment essentiellement l’espace de tous les possibles. Les concepts logiques sont
dans le monde, mais ne se réduisent pas à cette réalisation. Il faut bien distinguer les choses,
dont parle Gödel ici, des concepts objectifs – dont ces choses sont la réalisation dans le monde
réel. Ainsi, trois relations peuvent être dégagées : i) notre perception semble n’être possible
qu’à partir des choses réelles, réalisées dans le monde, ii) notre rapport indirect à l’espace
objectif des concepts, puisque nous ne voyons que leurs réalisations dans le réel, rejoignant
281
l’idée que notre perception conceptuelle est occasionnée par l’expérience. Mais alors il faut
supposer une troisième relation, sans laquelle (ii) ne serait pas possible : iii) une relation entre
le monde réel et l’espace objectif des concepts. Le réel apparaît comme un intermédiaire entre
nous et l’espace objectif, il doit donc nous offrir une représentation adéquate des concepts –
suffisamment adéquate pour que nous puissions à partir de lui avoir une connaissance de ces
entités abstraites – ce qui implique une relation entre le réel et le niveau objectif.
Ensuite, le fait que « nous ne pouvons pas diriger notre attention directement sur les
concepts » confirme et précise (ii) : nous ne pouvons avoir un accès qu’indirect à l’espace
objectif des concepts, car notre attention ne peut pas être directement dirigée vers eux.
L’affirmation de la perception indirecte des concepts confirme alors également (i) et (iii) :
notre attention ne peut être dirigée que vers le réel, mais si le réel nous donne tout de même
un accès au niveau objectif, c’est qu’il entretient des rapports avec ce niveau objectif.
Nous ne voyons donc les concepts que par le biais du réel. Cette interprétation est
cohérente avec la remarque [XI, 16-18], dans laquelle Gödel affirme déjà que les concepts
logiques sont aussi réalisés dans le monde réel. Cependant, Gödel se concentre sur la
différence objectif-subjectif en montrant que nous n’avons pas un accès direct aux concepts
objectifs, qui sont « "derrière" nous ».193 et que, de ce fait, nous avons besoin du réel comme
intermédiaire. Ce rôle du réel semble être confirmé dans la phrase suivante : « Par conséquent
nous devons dans un premier temps nous représenter [abbilden] les concepts par des choses
physiques, pour en faire des objets de connaissance ».
Plusieurs points concernant ce passage attire notre attention. En premier lieu, le
zunächst (« d’abord ») nous laisse penser qu’il y a des étapes dans le processus de
connaissance des concepts. Avant d’en faire des objets de connaissance (Objekten), il faut se
les représenter (abbilden) à partir des choses physiques. Gödel exprime déjà le fait que cette
représentation à travers des choses physiques ne suffit pas à en faire des objets de
connaissance. Ce ne serait qu’une première étape, nécessaire mais non suffisante.
Par « choses physiques », Gödel fait-il référence (i) aux choses du monde comme
instances de concept (comme extensions de concept) et comme faits structurés par les
concepts, ou (ii) aux symboles qui représentent également les concepts et qui sont également
des êtres réels ? L’interprétation (i) renvoie au fait qu’on ne voit les concepts qu’à travers le
réel. L’interprétation (ii) renvoie au fait que les symboles sont nécessaires à la pensée
conceptuelle. La première interprétation (i) est à privilégier au regard de la suite du texte, et
193
Gödel fait probablement référence à l’allégorie platonicienne de la caverne (infra, 245).
282
notamment par rapport à l’idée de saisir les concepts à travers « l’objet concret plus la
direction de l’attention », dans laquelle les symboles ne jouent encore aucun rôle. Gödel
semble d’abord considérer (i), c’est-à-dire semble considérer une fixation des concepts sans
l’aide des symboles, afin d’en voir les limites. C’est ensuite, par le constat de ces limites, que
Gödel introduit les symboles.
Le terme abbilden semble faire référence à une représentation des concepts formée par
notre esprit (Gödel dit bien « nous devons représenter ») sur la base de ce que nous voyons
dans (ou sur) les choses physiques, c’est-à-dire dans le réel. Dans le contexte, elle se rattache
à notre point de vue. Mais elle doit être distinguée de la représentation au sens de Vorstellung.
Les Vorstellungen sont des représentations en nous, liées à notre expérience et à notre point
de vue dans le monde (notre Einbettung), (infra, 237-240). Le verbe abbilden fait-il référence
à la relation d’Abbild présentée dans le remarque [XI, 16-18] ? Elle désignerait alors l’idée
d’une expression entre des niveaux différents.
Gödel examine ensuite comment le réel peut jouer ce rôle d’intermédiaire entre nous
(niveau subjectif) et les concepts (niveau objectif), comment nous pouvons « fixer » les
concepts à travers le réel. Il suppose alors que nous avons deux façons d’opérer cette
« fixation », en fonction des deux types de réalisations des concepts dans le monde. D’une
part à travers les objets dits « concrets » qui doivent probablement être compris comme les
individus réels tombant sous les concepts abstraits – ce sont les éléments des extensions des
concepts. D’autre part, nous pouvons fixer les concepts à travers la structure conceptuelle du
monde, c’est-à-dire dans des liaisons conceptuelles. Gödel démontre alors dans un premier
temps l’insuffisance de ces deux premiers intermédiaires, ces choses réelles comme objets ou
comme faits, pour souligner ensuite l’intervention nécessaire d’autres entités réelles, à savoir
les symboles ou les mots. Pour montrer cette nécessité, dans le premier cas (fixation à travers
les objets) Gödel propose un raisonnement par l’absurde. Dans le deuxième cas (fixation des
concepts à travers des faits) il montre que cette nécessité semble relever d’un simple constat :
les concepts nous apparaissent dans des faits, dans des liaisons conceptuelles dont nous ne
pouvons les extraire sans les mots.
Première hypothèse : nous fixons le concept à travers « l’objet concret + une direction de
l’attention »
Gödel engage donc l’analyse de la première hypothèse :
Plus précisément un concept (intensionnellement) devrait être fixé à travers
un objet concret plus une direction de l’attention. (Les concepts sont
283
également donnés comme des objets, mais seulement avec d’autres [choses],
non séparément.)
Ce qui nous intéresse, pour la connaissance, c’est le concept pris du point de vue intensionnel
et non extensionnel. Connaître un concept, c’est donc le connaître intensionnellement. Gödel
propose alors une première hypothèse pour la théorie de la connaissance : nous fixons le
concept (son intension) à travers « l’objet concret plus une direction de l’attention ». En quoi
consiste cette première étape ? Il s’agirait d’une visée intentionnelle du concept sur les objets
concrets qui l’instancient, c’est-à-dire à travers son extension. Nous pourrions donc fixer les
concepts, les poser comme objets de connaissance, par abstraction à partir des individus réels.
Dans la parenthèse, Gödel mentionne déjà la deuxième manière dont nous pourrions
fixer les concepts. Nous pouvons les voir sur des objets, mais aussi les voir eux-mêmes, sans
considérer leurs instances. Mais même dans ce cas, ils ne nous sont pas donnés séparément,
nous les voyons dans la structure qu’ils forment avec les autres choses, c’est-à-dire qu’ils
nous apparaissent dans des liaisons avec d’autres choses.194 Comme Gödel le dit plus loin,
nous les saisissons alors à travers des descriptions. Mais il reviendra sur cette seconde
manière de fixer les concepts dans la seconde partie du texte.
En ce qui concerne la première hypothèse, Gödel procède par un raisonnement par
l’absurde : que se passe-t-il si nous ne considérons que « objet concret plus direction de
l’attention » ? Nous constatons que c’est insuffisant pour fixer les concepts, car une telle
méthode nous conduirait à quatre inconvénients faisant obstacle à la détermination des
concepts. Gödel peut alors envisager un nouvel « ingrédient », qui lui seul sera véritablement
déterminant dans la fixation des concepts (au moins déjà pour la première hypothèse) : les
mots.
Quels sont les inconvénients à ne considérer que « objet concret plus direction de
l’attention » ? Gödel en énumère quatre :
1. « Car cela est trop complexe » : Gödel doit estimer que l’opération de fixation des
concepts doit être plus simple. Il est possible que l’étape consistant à diriger notre
attention sur les instances des concepts constitue une représentation (Abbild) relevant
d’un processus psychologique plus complexe que ce que Gödel envisage pour la
véritable fixation des concepts.
194
Les faits consistent en l’application d’un concept à une chose, voir la remarque [XII, 100-101] sur les
différents types de « rassemblements ». Les faits font partie des unités structurelles, fondées sur l’application
d’un concept. Les rassemblements structurels s’opposent aux rassemblements réalisés de l’extérieur, comme
ceux extensionnels (infra, 213-215).
284
2. « Car ce sont deux choses et ces deux choses sont hétérogènes, tandis que les concepts
sont à gagner d’une certaine façon à partir des deux ». Les deux choses correspondentelles à l’objet concret et à une direction de l’attention ? Si c’est le cas, Gödel veut dire
qu’elles ne forment pas vraiment une unité. Or cette unité est requise par le concept
qui, objectivement, est une entité à part entière. Cependant Gödel ne rejette pas ces
deux « ingrédients », puisqu’il dit que « les concepts sont à gagner d’une certaine
façon à partir d’eux ». Mais ils ne peuvent pas, à eux deux, fixer pleinement un
concept. Ils ne suffisent pas à produire une pensée conceptuelle, même s’ils sont
présents dans le processus qui aboutit à une telle pensée.
3. « Car à partir de l’acte de détermination, l’objet est non essentiel et arbitraire ». Il y a
encore une indécision dans la transcription allemande ; à la place de « aus dem
Determinieren », nous pourrions avoir : « unserem Determinieren » ou bien encore
« aus dem determinierten ». Les deux premières transcriptions possibles mettraient
l’accent sur l’acte de détermination lui-même, compris comme ce qui fixe les concepts
de notre point de vue ; et dans notre hypothèse de départ, cet acte de détermination
serait l’Aufmerksamkeitsrichtung (direction de l’attention). Le troisième met plutôt
l’accent sur le résultat de cet acte intentionnel – cet acte étant toujours la direction de
l’attention suivant notre hypothèse de départ. En tout cas ces trois interprétations ont
en commun que la relation entre l’acte de détermination, en l’occurrence la direction
de l’attention ou acte intentionnel, et l’objet visé est inessentielle et arbitraire. L’objet
visé est arbitraire et inessentiel relativement à l’acte qui le vise.
4. En note de bas de page : « car la direction de l’attention est quelque chose de subjectif,
que nous pouvons mal reconnaître ». La direction de l’attention est quelque chose qui,
en effet, dépend entièrement de nous. La difficulté pointée par Gödel peut être
expliquée par la nature temporelle de notre conscience. Elle vise les objets dans le
temps, différents aspects du monde à différents instants. Elle-même est sujette à des
variations dans la succession des instants. Dès lors, nous pouvons avoir du mal à la
reconnaître parce que précisément sa nature temporelle – subjective – la rend variable,
même pour nous. Non seulement les objets qu’elle vise sont d’une grande diversité et,
en tant qu’objets spatio-temporels, sont variables à travers les différents instants du
monde, mais, tout comme eux, elle est elle-même variable. Le temps et la subjectivité
sont étroitement liés pour Gödel, nous retrouvons ce lien dans le cahier X, dans lequel
il se demande : « peut-être le miracle du temps est-il la connaissance d’être soi-même
285
en même temps "plusieurs" et "un" ? » (X, 45). Sans entrer dans le détail de cette
citation, elle montre que le temps est la manifestation de cette possibilité d’être à la
fois plusieurs, donc de pouvoir varier, d’être soumis à des changements, et en même
temps d’être un. Nous pouvons comprendre le fait que la direction de l’attention,
subjective, soit « quelque chose que nous pouvons mal reconnaître ». Gödel ne nous
dit pas que nous ne pouvons pas du tout la reconnaître, mais seulement mal la
reconnaître. Suivant la citation du cahier X, nous nous connaissons également comme
« un », il faut alors admettre que quelque chose permet de conserver une continuité
dans la variation, et donc une certaine reconnaissance à travers l’écoulement du temps.
Il nous est possible de reconnaître la direction de l’attention, mais cela n’est pas
quelque chose d’évident. Le problème soulevé par Gödel dans ce point, est sans doute
que, même si nous pouvons reconnaître la direction de l’attention (ce n’est pas
quelque chose d’impossible), cette reconnaissance ne permet pas une stabilité
suffisante dans la diversité et dans la variation des instants pour fixer les concepts,
entités immuables dans le temps, parce qu’essentiellement atemporelles.
Conclusion relative à la première hypothèse : la nécessité des mots
A partir du constat de ces quatre inconvénients, Gödel propose une nouvelle théorie qui
fait appel aux mots. Ce sont eux qui nous permettraient de voir les concepts. Gödel précise
bien que le mot n’est pas le concept lui-même, c’est-à-dire n’est pas cette entité intensionnelle
qui est l’objet de notre connaissance, mais c’est grâce à lui que nous pouvons voir cette entité
et la poser comme objet de connaissance (la distinction entre le signe et ce qu’il désigne est un
thème récurrent dans les Max-Phil). Dans la note 13 de la remarque [XI, 16-18], Gödel
l’affirmait déjà en note : « la langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des
idées logiques », dans ce passage il parle bien d’une relation de représentation (Abbild) entre
langage et concepts.
Le mot ne présente pas les quatre inconvénients auxquels aboutissent l’objet concret
plus la direction de l’attention. Par conséquent, il doit être moins complexe que le couple
formé par ceux-ci, constituer une véritable unité, requise pour rendre compte des concepts.
Enfin, il doit être objectif, afin de nous permettre de le reconnaître, et par conséquent de
reconnaître le concept qu’il désigne, à tout instant – on peut supposer que les mots doivent
nous permettre de dépasser les variations de l’écoulement du temps. Le premier inconvénient
est évité, puisqu’en effet, pour fixer les concepts, nous n’avons plus affaire à un couple (qui
implique de prendre en compte les relations entre ses éléments), mais à une seule entité, qui
286
doit donc entretenir avec les concepts une relation de représentation plus simple que ce couple
ne peut le faire. Pour la même raison, c’est-à-dire du fait que nous n’avons affaire qu’à un
seul type d’entités et non plus un couple de choses hétérogènes, nous pouvons nous
représenter l’unité du concept, et ainsi le deuxième inconvénient est également évité. L’unité
des concepts est exprimée dans celle des symboles. Le quatrième point est éliminé, parce
qu’en effet les mots et les symboles sont des entités réelles, hors de nous, qui en ce sens
peuvent être considérées comme non subjectives. Ils ne sont peut-être pas objectifs au même
sens que le sont les concepts, c’est-à-dire qu’ils ne se situent pas dans l’espace objectif des
idées, mais sont objectifs dans la mesure où, tout de même, ils ne dépendent pas de nous. Ce
sont des entités que nous sommes capables de reconnaître à chaque instant, et qui sont donc
en quelque sorte plus « stables » pour représenter les concepts. Notre direction de l’attention,
étant subjective, est soumise à la variation temporelle. Les symboles, étant réels, sont eux
aussi dans l’espace-temps, mais sont sans doute moins sujets aux variations. Précisément leur
rôle est de remédier aux variations en « fixant » ce qui est commun à la diversité des objets.
Gödel s’arrête plus particulièrement sur l’élimination du troisième inconvénient : « en
particulier 3 est éliminé du fait que le mot soit appris comme le « bon » mot ». Le « bon »
mot doit probablement être celui qui exprime correctement l’ordre des concepts. A partir de
deux combinaisons qui ont les mêmes symboles comme parties, mais qui sont placés dans un
ordre différent, comme ~  et  ~, il faut que ces deux combinaisons reflètent leur différence
et renvoient bien à des concepts différents. Plus précisément, il faut que dans l’ordre des
symboles, c’est-à-dire dans leur structure qui repose sur une succession spatio-temporelle, se
reflète la structure des concepts objectifs. Une fois que nous avons fixé les concepts primitifs
par des symboles simples, les différentes façons d’agencer les symboles entre eux, doit suivre
la façon dont les concepts primitifs peuvent se combiner pour donner de nouveaux concepts,
si bien que les combinaisons de symboles correspondent de façon non arbitraire aux
combinaisons de concepts. Cet accord est permis, car les lois de la matière sont en harmonie
avec celle des concepts. Le troisième inconvénient est alors éliminé, car l’acte de
détermination du concept ne dépendant alors plus d’un processus d’abstraction à partir des
individus réels, mais de cet accord objectif de la matière avec les concepts qui est préalable à
tout acte psychologique de saisie des concepts, préalable au réel lui-même.
En affirmant que « l’essentiel est que, lorsque les symboles tiennent lieu de concepts,
au moins l’univocité soit accordée », Gödel précise une caractéristique de ce qu’il entend par
le « bon » mot. Il s’agit de l’univocité qui apparaît comme un réquisit nécessaire pour que le
287
mot puisse opérer la fixation des concepts. Il est clair que si nous ne respectons pas cette
univocité, le mot ne peut pas être en mesure de représenter l’unité d’un concept, puisqu’alors
il serait susceptible de dénoter plusieurs concepts objectivement distincts, ou, si plusieurs
mots désignent un même concept, nous pouvons remettre en cause leur légitimité et leur
capacité à représenter l’espace objectif des concepts. Nous supposons également que la
présence d’ambiguïtés est susceptible de complexifier (et par là aussi de fausser) la relation
symboles-concepts.
L’univocité comme réquisit pour fixer les concepts à travers les mots, fait appel à un
langage idéal. En effet, le langage ordinaire est loin d’être exempt d’ambigüités, et si, comme
le souhaite Gödel, nous voulons développer une théorie des concepts, nous devons éliminer
les mauvais usages du langage, nous devons l’améliorer afin de mieux saisir les concepts.
D’ailleurs, envisager de sortir du langage ordinaire pour développer une langue parfaite n’est
pas nouveau : que ce soit chez Leibniz ou chez Frege, par exemple, nous retrouvons l’idée
d’une langue universelle qui reprend la structure logique, le noyau logique, de toute langue, et
dans laquelle tous les mauvais usages seraient éliminés. Pour Frege, ce passage d’une langue
ordinaire à une langue idéale – une Begriffsschrift – n’est pas quelque chose qui se fait
spontanément. En effet, il parle de cercle vertueux : plus nous affinons notre analyse logique,
plus nous affinons le langage et l’épurons de toutes les ambiguïtés qu’il peut contenir, et plus
nous améliorons notre langage, plus nous affinons notre analyse, etc.195 Gödel s’inscrit alors
dans cette veine.196 L’idée que chaque mot soit appris comme le « bon » mot reprend donc
celle d’une langue parfaite (universelle), dans laquelle en effet chaque mot (ou symbole)
correspond à un et un seul concept (objectif).
« C’est-à-dire, les concepts nous sont certes donnés, mais pas comme des objets isolés
et séparés. Les symboles oui. » Gödel résume ici le rôle joué par les mots et les symboles, rôle
qui ne peut pas être rempli par le couple objet concret et direction de l’attention : il s’agit bien
de fixer les concepts, au sens de les appréhender comme des entités à part entière, détachés
des objets qui les instancient. Le processus, formé par le couple objet concret et direction de
l’attention, est bien une des manières par lesquelles les concepts nous sont donnés ; c’est-àdire que les concepts sont susceptibles d’être eux-mêmes des objets intentionnels visés par
notre attention sur les objets réels, mais que notre attention ne suffit pas à nous les faire saisir
195
Voir « Que la science justifie le recours à une idéographie » dans (Frege 1971).
Gödel expose en (X, 77) l’idée de dictionnaire avec des nombres dans lequel serait exposée une langue
universelle, capable de traduire toutes les autres langues, et ce du fait que les concepts y seraient fixés par les
nombres « une bonne fois pour toute ».
196
288
indépendamment des objets sur lesquels nous les voyons. Seuls les symboles nous donnent
l’unité ainsi qu’une forme d’objectivité permettant de dépasser toutes ces instances, de
dépasser donc l’extension, pour nous faire voir le concept dans son intension, séparément de
l’ensemble des objets auxquels il s’applique. Mais nous ne pouvons pas en rester là, car Gödel
ne souhaite pas réduire le concept à une sorte d’abstraction à partir des individus. Voir les
concepts à travers les objets et la direction de l’attention est une possibilité (Gödel ne la
rejette pas), mais ce n’est pas la seule ; les concepts ne pourraient pas être considérés comme
des entités objectives s’ils n’étaient que des abstractions à partir des individus. Pour Gödel,
les concepts ont une réalité objective, indépendante de nous et ont également une réalisation
dans le monde, ce qui rend effectivement possible pour nous de les voir sur les objets concrets.
Mais leur nature est bien plus profonde qu’une simple abstraction, c’est la seconde possibilité
envisagée dans le texte, mentionnée déjà au début de la remarque : nous pouvons les voir dans
le monde autrement que sur les objets, en l’occurrence avec d’autres concepts, dans la
structure du monde ; et dans ce cas nous les voyons comme des intensions. Mais même alors,
nous ne les voyons pas directement, là encore l’usage des symboles s’avère être nécessaire.
Deuxième façon de fixer les concepts : à travers des descriptions.
La conclusion à laquelle Gödel aboutit lors de l’examen de la première possibilité est
tout à fait valable pour la seconde. Même dans le cas où nous voyons les concepts comme
entités intensionnelles, et non à travers leurs instances parmi les individus réels, ils ne nous
sont pas donnés séparément. Gödel le dit au début du texte : même alors, ils nous sont donnés
avec « d’autres [choses] », car nous ne devons les « extraire » des liaisons –constituant la
structure conceptuelle du monde – dans lesquelles ils nous apparaissent. Ainsi, nous ne
voyons pas un concept, mais une liaison de concepts, voire plusieurs liaisons d’un même
concept avec d’autres concepts : « La possibilité de se représenter [vorstellen] le même
concept de différentes manières rend impossible de le comprendre comme un objet ». Avec en
note : « et que ces différentes représentations [Vorstellungen] soient totalement égales en droit
(ce qui complique la décision) »
Il est important de noter que Gödel modifie son vocabulaire, il n’utilise plus
« abbilden » mais « vorstellen », ce qui semble confirmer que Gödel évoque alors une autre
possibilité, qu’il ne parle plus du couple « objet concret et direction de l’attention ». Il s’agit
des représentations liées à notre expérience, à nos perceptions et à notre point ce vue. 197 Nous
avons la capacité de nous identifier aux autres choses pour saisir leur essence, dans laquelle
197
Voir (infra, 171) et (infra, 263-264).
289
apparaissent les concepts logiques (infra, 238-239). Dans nos représentations, les concepts
logiques apparaissent en tant qu’ils s’appliquent aux choses (qu’ils les choisissent). Ainsi,
nous ne percevons pas un concept logique, mais différents complexes dans lequel une
application de ce concept est présente. Autrement dit par le biais de nos représentations, nous
percevons différentes instances de l’application d’un même concept logique. Nous ne
percevons pas un concept logique tel qu’il est dans le monde objectif des concepts, c’est-àdire dans l’ensemble des relations conceptuelles dans lesquelles il est pris. Nous percevons
seulement quelques aspects particuliers de l’application de ce concept. Le réel ne nous
présente pas l’ensemble des relations conceptuelles dans lesquelles il entre, et donc ne nous
permet pas de connaître sa position précise dans l’espace objectif des concepts, dans l’ordre
objectif des concepts. Gödel insiste bien sur le « un », c’est-à-dire insiste sur le fait de pouvoir
saisir le concept comme une unité bien déterminée. Nous le pouvons d’autant moins que,
comme le souligne la note de bas de page, les différentes représentations que l’on en a sont
totalement égales en droits.
Au moins trois questions se posent par rapport à cette note : que signifie qu’elles
soient égales en droit ? Quelle décision cela complique-t-il ? Et enfin en quoi cela la
complique-t-elle ? La première question peut se décomposer ainsi : i/ que signifie qu’elles
soient totalement égales, et ii/ qu’elles le soient en droit (ce qui implique peut-être qu’elles ne
le soient pas de fait) ? Qu’elles soient totalement égales signifie qu’il n’y en a pas une qui
soient à privilégier par rapport aux autres. Chaque représentation d’un concept nous donne
une liaison de ce concept avec d’autres concepts, chacune donne des liaisons différentes, nous
donne un aspect différent d’un même concept. S’il y en avait une à privilégier, ce serait celle
susceptible de nous décrire l’essence même, dans sa totalité, du concept. Mais une telle
description ne semble pas exister, puisqu’il nous est impossible de comprendre –de cette
façon – le concept comme « un objet », en insistant sur le « un ». Dans la mesure où ces
représentations ne nous parlent que d’aspects différents, nous ne pouvons pas (objectivement)
dire qu’un de ces aspects est plus important qu’un autre. Vraisemblablement, si on se place
dans l’espace objectif des concepts, tous ces aspects sont aussi importants les uns que les
autres, car de ce point de vue on ne peut pas les penser séparément les uns des autres, on ne le
pourrait que par « abstraction ».
Selon notre interprétation, le « en droit » renvoie à l’espace objectif des concepts. À ce
niveau d’existence, les concepts sont des entités à part entière dont on ne peut penser les
différents aspects séparément d’eux que par abstraction. De ce point de vue, nous pouvons
290
dire que tous les aspects d’un même concept sont égaux. Rien ne devrait nous permettre d’en
privilégier un. Mais du côté des faits il n’y a peut être pas une telle égalité. Peut-être pouvonsnous chercher une solution en considérant les différentes descriptions du monde suggérées
dans le cahier (X, 43) (description mécanique, description sociale, etc., voir (infra, 269)).
Plusieurs descriptions du monde sont possibles en fonction des êtres dont on veut rendre
compte : êtres purement matériels, êtres vivants, les anges. Chaque type d’êtres aspire à une
description du monde en fonction de sa propre nature. Plusieurs descriptions du monde sont
donc possibles, en fonctions des relations et des propriétés étudiées. De la même manière,
nous pourrions sans doute décrire un concept de différentes façons en fonction des relations
qu’il entretient avec d’autres concepts ; et chacun de ces aspects peut être utilisé et privilégié
pour des buts différents.
Quelle est la décision qui est alors compliquée par le fait que ces représentations soient
totalement égales en droit ? Cette décision est surement celle qui nous permettrait de choisir
une de ces représentations comme celle qui nous donnerait le concept comme un objet. Il
s’agirait peut-être de choisir, parmi l’ensemble des représentations possibles d’un même
concept (à partir des faits du monde), celle qui représente le mieux ce concept.
Le fait que toutes les représentations d’un même concept soient égales en droit,
complique en effet un telle décision, car, suivant notre analyse en 1/, nous voyons bien
qu’aucune d’entre elles n’est à privilégier. Si aucune d’entre elles n’exprime véritablement
l’essence même du concept qu’elle représente, du moins peuvent-elles représenter des
propriétés essentielles. Mais aucune ne peut représenter l’ensemble de son essence (et encore
il n’est pas certain que toutes les représentations d’un concept nous donnent des propriétés
essentielles ; elles peuvent aussi nous donner seulement des propriétés nécessaires).
A nouveau, ce sont les mots qui ultimement nous permettent de fixer les concepts.
Notre simple perception des choses réelles ne suffit pas : « les concepts ne nous sont pas du
tout donnés directement, mais seulement à travers des descriptions. » Dans le contexte de nos
représentations (Vorstellungen), les descriptions sont des ensembles de manifestations
sensibles et conceptuelles (infra, 232-233). Nous nous représentons les concepts à travers les
faits réels, mais c’est par les descriptions, c’est-à-dire des combinaisons de mots, que nous les
fixons, que nous les identifions dans la structure dans laquelle ils nous sont donnés. Ainsi
nous pouvons isoler les concepts les uns des autres en les nommant. Encore une fois le mot
nous permet de considérer le concept comme une entité à part entière, déterminée. Ici il ne
s’agit pas de dépasser le niveau extensionnel pour aller vers l’intensionnel. Il semble que nous
291
sommes déjà dans une lecture intensionnelle des concepts, mais que nous ne parvenons à
délimiter chaque entité, chaque concept, que par les mots. Sans eux, nous n’avons pas une
« vision » claire de ces limites. Les mots nous permettent véritablement de distinguer les
concepts les uns des autres dans notre représentation floue, où ils sont tous liés les uns aux
autres. Dans une description, les concepts sont toujours en relation avec d’autres concepts,
mais ils sont distinctement identifiés. Nous constatons alors, que la nécessité de respecter
l’univocité est tout aussi importante dans ce cas que dans le premier : si nous n’avons pas
l’univocité, les ambiguïtés nous empêchent de distinguer clairement les concepts les uns des
autres. Sans cela, les symboles ne pourraient pas être ces ombres sur le mur de nos
représentations du réel qui délimitent nos manifestations conceptuelles (c’est-à-dire les
différentes applications d’un concept que nous percevons dans nos représentations) et en font
des unités.
Peut-être que nous voyons déjà quelque limite relative à la fixation des concepts par
les mots : nous permettent-ils vraiment dans ce cas de comprendre le concept comme « un »
objet ? En un sens oui, puisqu’ils les identifient, nous sommes alors capables de comprendre
que toutes nos représentations d’un même concept sont bien des aspects d’un même concept,
se rapportent bien à un même concept. Mais cependant, nous voyons bien qu’ils ne nous
permettent pas encore de dépasser la multiplicité de ces représentations : nous avons toujours
différentes descriptions d’un même concept, sans en avoir une globale qui nous permettrait de
saisir l’essence même de ce concept. Crocco (dans (Crocco 2012), ainsi que la version
préparatoire de 2008) propose que les différents axiomes exprimés dans le langage soient
différents Sinnen pour nos concepts (infra, 144-145).
Toutefois, que nous voyons les concepts à travers leurs instances ou que nous les
voyons en un certain sens plus directement mais ensembles, liés, la conséquence est la même :
si nous nous contentons de diriger notre attention vers les choses réelles – objets concrets ou
faits impliquant la structure logique du monde – nous ne pouvons ni fixer les concepts ni, par
conséquent, les prendre comme objets de connaissance. En d’autres termes, direction de
l’attention et objet intentionnel (que ce soit un objet concret ou un ensemble de concepts
mutuellement liés dans les faits) ne constituent pas l’opération de fixation des concepts.
Même s’ils nous les donnent, au sens où à partir d’eux nous pouvons nous les représenter, ils
ne suffisent pas à en faire à proprement parler des objets de connaissance. Seuls les mots et
les symboles nous donnent l’unité, ainsi qu’une forme d’objectivité, nécessaires d’une part
pour dépasser la diversité des objets concrets, et d’autre part pour comprendre un concept
292
comme « un objet » en l’identifiant, en le fixant et l’isolant des autres concepts auxquels il est
lié.
La dernière interrogation de Gödel dans cette remarque soutient cette nécessité des
mots dans notre pensée conceptuelle :
Peut-être, le fait de voir un sens (par exemple, du fait que le sens de la
juxtaposition soit compris) dans les combinaisons de mots (c’est-à-dire de
représentations [Vorstellungen] convenables d’un type déterminé) est une
capacité spécifique ou bien vient du fait que les mots ont un effet spécifique
sur l’attention, qui est de la diriger d’une manière ou d’une autre dans
l’espace des concepts. (C’est-à-dire : la raison nous est accessible seulement
à travers les mots).
Cette dernière phrase concerne sans doute plus le deuxième cas que le premier (objet concret
plus direction de l’attention). En effet Gödel parle de combinaisons de mots faisant référence
aux descriptions, donc aux concepts liés à d’autres concepts. La première question relative à
cette interrogation serait : quel est ce fait de voir un sens dans les combinaisons de mots ? Il
s’agit de ce que nous comprenons à travers les combinaisons, c’est-à-dire un concept subjectif.
Dans la première parenthèse et dans la note de bas de page qui les accompagne, Gödel précise
ce qu’il entend par « sens » (Sinn). C’est le sens de la juxtaposition, c’est-à-dire la
juxtaposition de mots qui eux-mêmes ont un sens, en l’occurrence un concept. Ce sens de la
juxtaposition est lui-même ou bien le sens d’un concept ou bien la relation de Sinn. La
transcription n’est pas certaine ici, mais ce dont Gödel parle doit, dans tout les cas, concerner
la possibilité de voir un sens à travers un complexe, en l’occurrence une combinaison de
termes qui ont eux-mêmes leur propre sens. Cette possibilité renvoie à la première remarque
du cahier X, [X, 1-2], dans laquelle Gödel insiste sur le fait que pour comprendre la logique, il
ne suffit pas de connaître les termes indépendamment les uns des autres, il faut également
connaître leurs combinaisons (les façons dont nous pouvons les combiner). C’est l’essence de
la logique : comprendre des concepts complexes par le biais de concepts plus simples, c’est-àdire en effet la possibilité de comprendre les liaisons entre concepts. Nous sommes capables
de donner une unité à un ensemble de termes donnés, en cela une combinaison n’est pas
qu’une simple multiplicité de symboles, elle se rapproche vraisemblablement plus d’une
structure ordonnée, comme le souligne la remarque [XII, 100-101].
Gödel précise ce qu’il entend par « mot », en spécifiant que les mots sont des
combinaisons de représentations (Vorstellungen) convenables (gehörige) d’un type déterminé.
293
Jusqu’à présent nous avons interprété Vorstellung comme un terme s’inscrivant dans la notion
de point de vue monadologique et comme ce qui renferme les manifestations qui nous
viennent de l’expérience, c’est-à-dire des perceptions sensibles et conceptuelles. Sous la
condition de cette acception du terme Vorstellung, il est possible de donner une interprétation
cohérente au passage qui nous concerne ici. Les mots seraient ce qui délimite l’ensemble des
manifestations conceptuelles dans nos représentations. Les manifestations conceptuelles, qui
nous viennent de la perception de concepts, sont en effet prises dans un ensemble de
manifestations, dans
« représentations
d’un
une diversité de manifestations,
type
déterminé »
doivent
y compris sensibles. Les
probablement
correspondre
aux
manifestations conceptuelles. Cette interprétation serait également cohérente avec l’idée des
concepts qui sont « derrière », entendue comme une référence à l’allégorie platonicienne de la
caverne. L’ombre des mots isole et encercle ces représentations convenables de l’ensemble de
nos représentations.
Une autre différence entre faits, objets d’un côté et symboles de l’autre doit être
soulignée. Les trois sont des entités réelles, appartenant au monde réel, et sont également tous
les trois en relation avec le monde objectif des concepts. Cependant, il est probable que Gödel
accorde un statut différent aux symboles. Ce sont vraisemblablement les seuls à pouvoir
prétendre être une Abbilden (représentation au sens d’une expression), dans le réel, des
concepts logiques (entités objectives intensionnelles). La note 13 de la remarque [XI, 16-18]
annonçait sans doute déjà cette conséquence : au niveau des concepts logiques, seuls les
symboles et le langage sont mentionnés comme Abbilden de l’espace objectif des concepts.
Les symboles et les mots sont les seuls à exprimer l’unité des concepts logiques ; les objets
concrets et les faits ne le peuvent pas. Les objets concrets correspondent à la diversité
(extensionnelle) des individus particuliers qui instancient les concepts. Les faits correspondent
à la diversité (intensionnelle) des instances de l’application des concepts. Des trois
réalisations des concepts logiques dans le réel, le langage (formel ou non) est la seule qui
exprime non seulement leur unité, mais aussi leur ordre.
La dernière question posée par Gödel ne semble pas concerner le fait que les mots
saisissent l’unité des concepts, mais se pose plutôt sur la relation de Sinn. Quand nous
percevons une combinaison de symboles, chacun d’eux ayant un sens qui leur est propre (car
chacun d’eux délimite un ensemble de manifestations conceptuelles données dans nos
Vorstellungen), nous voyons un nouveau sens, en l’occurrence celui de la combinaison.
Autrement dit, Gödel se demande à qui ou à quoi est imputable ce phénomène. Est-ce une
294
capacité propre à l’homme ? Nous aurions en nous quelque chose qui nous permet d’identifier
le complexe de symboles à partir du sens de ses éléments. Ou bien est-il imputable aux
symboles (mots) eux-mêmes, c’est-à-dire que c’est eux qui nous montrent (en les exprimant)
les relations conceptuelles objectives. Plusieurs indices, dégagés au long de notre analyse des
Max-Phil, penchent en faveur de la seconde alternative, soutenus par la thèse affirmée dès le
début de la remarque – de la nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle – et à
laquelle fait directement écho la dernière parenthèse.
La conséquence de la seconde alternative est que « la raison nous est accessible
seulement à travers les mots ». La raison peut faire référence à l’entendement de Dieu, mais
aussi à la nôtre, au sens où peut-être nous ne pourrions pas l’exercer sans les symboles ; dans
les deux cas suggérant que l’accès au monde des concepts n’est possible pour nous que par
l’intermédiaire des concepts. Une des affirmations les plus fortes soutenant la conclusion de
cette remarque est celle rencontrée dans le cahier X, [X, 18], selon laquelle « la combinatoire
finie contient déjà une "image de Dieu" ». Les concepts non seulement expriment l’unité des
concepts en intension, mais aussi leur ordre, leur liaison, c’est-à-dire ce qui en fait des unités
structurelles organiques.
Conclusion
La seule perception des concepts ne suffit pas à nous donner une connaissance des
concepts, ni même à nous donner une Abbild de nos propres concepts, et donc encore moins
des concepts objectifs. Notre perception des concepts perçoit les concepts à travers les faits
(plus exactement à travers nos Vorstellungen des faits du monde). Par elle, nous percevons les
instances de l’application des concepts dans le monde. Nous percevons bien quelque chose du
concept en intension, mais sous la forme d’une pure multiplicité.
Les concepts sont donc nécessaires (1) pour dégager les manifestations conceptuelles
qui nous viennent des perceptions conceptuelles, des manifestations sensibles (venant de la
perception par les sens), et (2) pour unifier et reconnaître comme un le concept en intension
dans la diversité des manifestations conceptuelles. Remarquons que nous avons également
besoin des symboles pour reconnaître et identifier l’unité de l’extension des concepts à
travers la diversité de ses instances. Faut-il penser que les extensions de concepts sont
données à partir des manifestations sensibles de nos représentations, en contraste avec les
concepts qui nous sont donnés à partir des manifestations conceptuelles ? Ou bien un tel
partage est-il trop radical dans la mesure où une extension est tout de même déterminée par un
concept ? La question est ouverte, il apparaît seulement ici que les symboles jouent également
295
un rôle dans l’unité des extensions, et donc probablement dans notre développement des
mathématiques. Les symboles reflèteraient donc aussi les deux aspects des concepts,
extensionnel et intensionnel.
Les seuls faits et objets concrets ne donnent lieu qu’à des multiplicités de manifestations,
insuffisantes à rendre compte – et donc à exprimer – les concepts. Notons que dans le
deuxième cas se rajoute l’idée que ne donnant lieu qu’à des extensions, c’est-à-dire des unités
qui ne sont pas organiques ou structurelles (car elles sont de l’ordre des unités
mathématiques), elles ne peuvent encore moins prétendre exprimer les concepts en intension.
Les symboles nous donnent non seulement l’unité de nos concepts subjectifs, car dans la
mesure où ils les isolent de nos perceptions sensibles, ils marquent les ombres sur le mur de
nos Vorstellungen. Mais ils donnent également leur unité structurelle objective, à travers
l’unité formée par leurs combinaisons : ils nous montrent donc quelque chose du monde
objectif des concepts. La remarque [XIV, 97-99] complète alors la [X, 1-2] commentée dans
la section précédente, 3.5.2. L’ordre spatio-temporel des symboles, qui s’écrivent l’un après
l’autre, et que nous percevons l’un après l’autre, nous fait voir un concept « à la lumière »
d’un autre concept. Donc, dans leur succession matérielle (sur le papier) et temporelle (dans
nos perceptions, donc dans notre esprit), les symboles nous montrent quelque chose de l’ordre
des concepts objectifs. Les symboles apparaissent alors véritablement comme les
intermédiaires entre les concepts subjectifs et les concepts objectifs, entre la conscience de
l’homme et la conscience de Dieu. En effet, ils délimitent nos concepts (subjectifs) dans nos
Vorstellungen, et ce faisant, les frontières qu’ils dessinent nous orientent vers le monde
objectif des concepts. Il est également possible de préciser la relation d’Abbild, présentée dans
la remarque [XI, 16-18] entre le conceptuel et le réel dans le cas des concepts logiques. Le
langage est une Abbild, à la fois des concepts objectifs et des concepts subjectifs.
3.5.4 Conclusion sur le rôle intermédiaire des symboles entre la conscience de
l’homme et la conscience de Dieu
A travers les différentes relations entre le réel et le conceptuel décrites dans la remarque
[XI, 16-18], se dégage le rôle intermédiaire du réel entre le conceptuel subjectif et le
conceptuel objectif, et plus spécifiquement dans le cas des concepts logiques, le rôle
intermédiaire des symboles. Les concepts logiques se réalisent dans le réel dans les individus,
dans les faits, mais aussi dans les symboles. Les symboles sont à la fois des Abbilden et des
Darstellungen des concepts logiques dans le réel. Ces deux relations entre les symboles
296
(entités réelles et matérielles) ne sont possibles qu’en vertu d’un accord entre les lois de la
matière et les choses d’autres niveaux, comme l’enseigne le principe d’harmonie préétablie
que Gödel étend au cas des concepts logiques et à leurs trois niveaux d’existence. Ce que nous
ne pouvons pas saisir directement nous le saisissons à travers les manifestations matérielles
des choses dans le réel. L’accord des lois permet à la matière de refléter les lois des autres
niveaux. En l’occurrence, les symboles et leurs agencements (combinaisons) qui se
manifestent spatio-temporellement reflètent les concepts objectifs et leur ordre dans l’espace
objectif. Ainsi, les symboles, bien que matériels, sont « déjà une "image de Dieu" ».
L’interprétation que nous proposons nous invite alors à penser que les symboles ne sont
des images de Dieu, du conceptuel objectif, que dans leur agencement, dans leur ordre. En
revanche, l’unité qu’ils désignent est un concept subjectif, délimité dans le champ de nos
Vorstellungen. On a une correspondance un à un entre concepts subjectifs primitifs et
symboles, et ce n’est que lorsque nous combinons ces concepts subjectifs entre eux par le
biais des symboles qui leur correspondent, que ces symboles nous montrent quelque chose des
concepts objectifs. Ainsi, le fait qu’un symbole simple désigne tel ou tel concept primitif
dépend de notre point de vue. Mais une fois ces primitifs fixés, toute notre analyse des
concepts complexes dépend des liaisons que l’on peut faire avec les symboles, et du fait, cette
fois-ci objectif, que ces liaisons génèrent de nouveaux concepts. C’est probablement dans leur
capacité à nous montrer les liaisons conceptuelles objectives que Gödel fondait l’espoir de
trouver les bons concepts primitifs, c’est-à-dire tels qu’ils correspondent aux concepts
primitifs objectifs.198
Il reste à déterminer le problème de l’incomplétude, du fait que le réel, et donc aussi
bien les symboles qui sont matériels que notre conscience qui y est inscrite, n’est qu’une
présentation (Darstellung) incomplète du monde objectif des concepts. Ainsi trois formes
d’incomplétude sont probablement liées à notre connaissance :
1. les concepts logiques (en intension) sont pris dans les faits du monde qui
n’expriment qu’une partie de l’ensemble des relations conceptuelles, car dans le réel
les concepts ne s’appliquent qu’aux choses actuelles, et leurs actions sont donc
restreintes par les lois de la nature (infra, 203). Nous n’avons donc que certaines
instances de leur application, et non l’ensemble des relations dans lesquelles ils
entrent dans le monde des concepts.
198
Nos concepts primitifs ne correspondent pas de prime abord aux concepts primitifs objectifs, parce que nous
ne percevons les concepts que dans des complexes, voir (infra, 241).
297
2. La nature matérielle des symboles. Ils représentent (abbilden) les concepts, objectifs
comme subjectifs, et ne le peuvent que de façon limitée car sont eux-mêmes des
entités réelles et matérielles. En cela, ils ne peuvent donc peut-être pas saisir
complètement le domaine de la logique. Notons, qu’à ce niveau pourrait être
rapportée la distinction entre les processus mécaniques de démonstration, qui se
rapportent exclusivement aux symboles, et les processus de démonstration subjectifs,
dont l’homme est capable. En vertu de leur nature, l’expression des symboles est
spatio-temporelle, tandis que les relations conceptuelles objectives sont hors du
temps et de l’espace.
3. La nature de notre entendement dépend également du fait que nous sommes ancrés
dans le monde réel. Notre pensée est donc temporelle, nous ne pouvons saisir les
relations causales que dans des successions temporelles, ce qui peut être également
la source de certaines limitations.
Les limitations (1) et (2) sont probablement accentuées par (3), puisque nous percevons
le réel, déjà incomplet en soi, dans une certaine temporalité. Pour comprendre l’ensemble de
ces limitations et leur origine – peut-être commune –, il faut examiner les rapports entre
incomplétude et temps.
Pour conclure sur le rôle intermédiaire des symboles dans la pensée conceptuelle, nous
souhaitons soulever une question relative à leur nécessité. Gödel distingue bien les symboles
des concepts subjectifs, qui ne semblent pas se réduire aux symboles. En effet, les concepts
subjectifs sont également fondés sur des perceptions conceptuelles occasionnées par notre
expérience. Mais, Gödel affirme en même temps que nous serions incapables de saisir les
concepts sans le support des symboles (qui les expriment). Pourrait-il alors penser que le point
de vue subjectif, et toutes les procédures de démonstration dont il soit jamais capable, se
réduisent au point de vue mécanique (matériel) des symboles, c’est-à-dire à des procédures
strictement mécaniques de démonstration ? La position défendue par Gödel, telle que nous
l’interprétons, contraste avec celle de la Gibbs lecture (infra, 86-87). Il faudrait examiner à
travers les Max-Phil, si Gödel envisage quelque chose comme une possibilité d’aller au-delà
de ce que nous montrent les symboles.
298
3.6 Incomplétude et temps : le réel et le point de vue subjectif
Les sections précédentes, consacrées à l’analyse des questions liées au réalisme
conceptuel dans les Max-Phil, tendent à montrer comment nous pouvons avoir une
connaissance d’entités qui sont indépendantes de nous et de nos définitions. Mais en même
temps, elles soulignent le fait que nos concepts subjectifs ne sont pas une image parfaite du
monde objectif des concepts, mais une image incomplète. Cette conclusion concorde avec
celle de l’état de l’art des écrits publiés de Gödel. En effet, elle est cohérente avec le Russell
paper, où Gödel affirme que, pour développer une théorie des concepts, nous devons
améliorer notre connaissance des concepts primitifs, clarifier leur signification, rejoignant
ainsi le fait que nos concepts primitifs ne correspondent pas toujours aux concepts primitifs
objectifs. Elle est également cohérente avec la Gibbs lecture, où Gödel explicite les
phénomènes d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques, qui certes sont liés aux
objets mathématiques (les unités mathématiques et leurs combinaisons), mais que l’on
pourrait contourner en développant de façon satisfaisante la voie logique de résolution des
paradoxes (plus particulièrement avec la théorie des concepts en intension) ; ce dont nous ne
sommes pas encore capables.
L’incomplétude liée à notre connaissance des concepts peut prendre source dans trois
niveaux différents, dans la nature générale du réel, puis (ce qui en découle) dans la nature des
symboles (qui sont des entités réelles, mais plus spécifiquement encore matérielles), et dans la
nature de la conscience de l’homme (qui est également réelle et qui semble également revêtir
une spécificité : sa temporalité). Le temps n’est donc peut-être pas la seule source
d’incomplétude, du fait que, selon Gödel, il n’est pas objectif et ne caractérise pas le réel.
Bien plus, il pourrait être une manifestation subjective de ce qui caractérise le réel, en
l’occurrence sa structure causale. Ainsi le temps n’existe que de notre point de vue, comme la
façon dont nous appréhendons les relations causales du monde. Les trois sources de
l’incomplétude ne sont probablement pas exclusives, et peuvent trouver une même origine,
métaphysique et théologique, 199 dans l’acte de Création. Ensuite, à travers la question du
temps, il est question de préciser la nature de notre point de vue subjectif.
199
Gödel ne distingue pas métaphysique et théologie, dans la mesure où la métaphysique serait pour lui la bonne
religion. Pour développer ses recherches métaphysiques, Gödel oscille entre la philosophie (en s’aidant du point
de vue de certains auteurs, comme Leibniz pour le plus illustre) et la théologie qui éclaire la pensée
philosophique par les indices laissés par la révélation.
299
Par ailleurs, indépendamment des résultats des sections précédentes, l’analyse du temps
constitue un parfait exemple de l’agencement « kaléidoscopique » des remarques des MaxPhil. Ne serait-ce qu’au seul regard du cahier X,200 nous constatons la variété des angles sous
lesquels Gödel examine la notion de temps. Il l’interroge à travers des remarques
philosophiques, théologiques et physiques. Parmi les premières se distinguent clairement deux
approches. La première, métaphysique, questionne la raison de notre incomplétude
(temporalité) qui doit être liée à l’acte de Création révélé par la théologie. La deuxième,
épistémologique, interroge la façon dont pouvons comprendre le temps. Elle essaie de
préciser le concept de temps compris de notre point de vue subjectif, en lien avec les résultats
scientifiques de son époque. Les deux ont pour but d’expliquer le rôle du temps dans notre
connaissance.
Le cahier X contient sept remarques directement en rapport avec la question du temps :
-
[X, 7-8] : remarque métaphysique qui touche à l’incomplétude dans le réel comprise
comme la forme d’une insatiabilité. Le point d’attaque de Gödel pour développer
l’idée d’insatiabilité est biologique. Le vivant est insatiable, il est toujours en besoin
de complétion (nourriture, etc.), besoin qui le pousse à agir et qui le met en
mouvement.
-
[X, 12-13] : remarque théologique qui permet de faire le lien (par analogie) entre
l’insatiabilité biologique décrite dans [X, 7-8] et l’incomplétude des créatures de Dieu,
et plus précisément de l’homme à partir du péché originel. Le péché originel modifie
l’état de l’homme, qui devient incomplet et agit continuellement pour toujours se
rapprocher de Dieu. Son action vise à atteindre ce qui lui manque : la connaissance et
la morale telles qu’elles sont en Dieu. Son besoin de complétion (moral et cognitif) le
pousse à agir, le plongeant ainsi dans le réel.
-
[X, 13-15] : remarque physique dans laquelle le temps n’est pas central, mais qui est
interrogé tout de même en rapport avec l’action (mouvement) des électrons.
-
[X, 22-23] : remarque philosophique qui s’attache à l’explication de l’écoulement du
temps pour nous. La façon dont nous pensons le temps dépend de nos possibilités
200
Le cahier X est dans l’annexe A. Nous nous arrêtons plus spécifiquement sur ce cahier, car il contient un
grand nombre de remarques sur le temps, suffisamment éclairantes pour notre propos, et présente l’avantage
d’avoir une transcription allemande et une traduction française finalisées, dont la publication est en cours. Deux
autres cahiers comportent un nombre de remarques non négligeable sur le temps : les cahiers IX et XIV.
L’interprétation que nous proposons ici, essentiellement sur la base du cahier X, devra être questionnée au regard
des nombreuses autres remarques sur le temps de ces deux cahiers. Mais les remarques du cahier X sur cette
question supportent déjà une interprétation cohérente et éclairante pour l’analyse de la notion de concept dans les
Max-Phil.
300
d’actions. Le passé est ce sur quoi nous ne pouvons plus agir, le futur ce sur quoi nous
pouvons agir. La façon dont nous comprenons le temps de notre point de vue, comme
un écoulement asymétrique, avec le passé d’un côté et le futur de l’autre, s’ancre dans
notre « je »201 présent (lui-même ancré dans le monde) et les possibilités d’action à
partir de notre « je » présent. Gödel achève la remarque par une alternative : soit le
temps est premier par rapport à notre « je » et dans ce cas il est la cause des
différences de possibilités d’actions entre passé et futur : soit notre « je » est plus
fondamental que le temps et il faut alors penser que le temps est une conséquence de
nos possibilités d’actions. Le premier cas supporte une conception objective du temps,
le second une conception relativiste et subjective. Gödel ne tranche et réserve sa
réponse pour la remarque suivante.
-
[X, 23-24] : remarque philosophique liée à la précédente (elles se suivent dans le
cahier X). Elle approfondie l’alternative posée entre une conception objective et une
conception subjective du temps. Elle interroge leurs conséquences respectives quant à
la réalité du temps et à ses rapports avec notre point de vue. Gödel tend à défendre la
conception « einsteino-kantienne », mais en lui préférant la notion leibnizienne du
sujet à la conception transcendantale kantienne qui place le « je » en quelque sorte audessus du monde et non dans une Einbettung.
-
[X, 45-47] : remarque philosophique qui fait le lien entre l’ensemble des remarques du
temps, des différents aspects examinés. L’objectif de Gödel à travers cette remarque
est plus précisément d’établir le lien entre notre nature temporelle, ses causes
métaphysiques et théologiques, et ses conséquences dans notre connaissance. Gödel
expose les raisons de notre temporalité. Le temps est l’instrument que Dieu nous
accorde pour connaître non seulement le monde, mais plus encore les vérités du
monde objectif des concepts, et nous permettre de s’élever à lui. Le temps est alors
« l’expression de notre incomplétude » causée par le péché originel, mais aussi ce qui
nous sort de cet état incomplet.
-
[X, 58-59] : Gödel reprend les distinctions opérées dans la remarque [X, 22-23] pour
comprendre en quoi le temps se différencie de l’espace. Il met ainsi en exergue l’idée
de succession temporelle, ainsi que ses caractéristiques, telles qu’offrir la possibilité
d’être à la fois un et multiple, du fait que je me trouve à la fois dans le passé et dans le
présent. La question est également soulevée dans la remarque [X, 45-47].
201
Le « je » doit être compris dans le cadre de la monadologie, comme le sujet d’actions et de passions, sujet
substantiel support d’une succession de perceptions, et ancré dans le monde.
301
Nous pourrions également y inclure la remarque [X, 1-2], qui se rapporte plus directement à la
logique de notre point de vue, mais qui inclut des considérations sur le temps, puisqu’elle
suggère déjà l’idée que le temps est en jeu dans notre appréhension des concepts, du moins
dans notre saisie des concepts à travers leur expression matérielle (symboles et mots). Gödel
affine encore cette hypothèse en se demandant si la nature temporelle ne serait pas plutôt liée
à notre propre pensée et à la façon dont elle peut appréhender la succession matérielle des
symboles. La remarque [X, 1-2] questionne implicitement une double incomplétude liée au
réel, qui se donne dans l’idée de succession, succession matérielle des symboles et succession
temporelle dans la pensée.
Les remarques plus directement relatives à la nature exacte du temps sont laissées de
côté pour une autre étude. Elles méritent d’être examinées au regard des travaux de Gödel en
physique, et des remarques plus spécifiquement physiques des Max-Phil. Une telle étude
s’éloignant trop de notre sujet de réflexion, nous nous limitons aux remarques développant les
rapports entre temps, incomplétude et connaissance. Dans le but de clarifier le rôle du temps
dans notre appréhension des concepts, il semble toutefois essentiel de se rappeler de la
conception relativiste et subjectiviste défendue par Gödel. Le temps est fondé par le sujet
perceptif, ancré dans le monde. Ce sont les modifications du point de vue, les changements de
perceptions qui fondent le temps, et non l’inverse. Soulignons que cette conception du temps
est intégrée au cadre métaphysique que Gödel se donne, à savoir une monadologie
d’inspiration leibnizienne.
Pour rester dans notre problématique, nous nous concentrerons essentiellement sur les
remarques métaphysiques, en lien avec la connaissance subjective. Plus exactement nous nous
intéresserons à deux aspects : (1) la cause de l’incomplétude dans le réel qui se manifeste dans
notre conscience par la nature temporelle de notre pensée, en examinant plus spécifiquement
les remarques [X, 7-8] et [X, 12-13] et (2) les raisons de notre nature temporelle et son rôle
dans notre point de vue subjectif, avec la remarque [X, 45-47].
3.6.1 L’incomplétude dans le réel et le temps comme manifestation de
l’incomplétude du point de vue subjectif
Les remarques [X, 7-8] et [X, 12-13] mettent en exergue la nature essentiellement
incomplète des choses réelles, que Gödel explique par l’idée d’insatiabilité. Les choses réelles
agissent pour atteindre un état de complétion, pour combler un manque. Les choses agissent
302
pour atteindre un nouvel état toujours plus complet. Elles modifient ainsi leur point de vue,
passe d’une perception à l’autre (appétition), et sont alors en mouvement.
Etre réel est équivalent à être incomplet. La remarque [X, 7-8] l’explique d’un point de
vue biologique, suggérant que cela vaut pour tous les réels. La remarque [X, 12-13] spécifie
l’incomplétude pour le cas de la conscience de l’homme en s’appuyant sur la religion révélée.
La théologie révèle en effet la cause de notre incomplétude, le péché originel. Gödel exprime
alors le fait que, dans notre cas, la « chute originelle » correspond à « une chute dans
"l’existence temporelle" ».
Gödel présente le phénomène d’incomplétude propre au réel à travers l’idée
d’insatiabilité qu’il emprunte à la biologie. L’incomplétude est conçue comme ce qui
caractérise un perpétuel besoin de complétion et donc une suite perpétuelle d’actions et de
modifications de l’être, visant à satisfaire un manque. Cette insatiabilité insuffle ainsi le
mouvement des choses réelles :
Remarque (philosophie) : La vie est manifestement une structure incomplète
qui de ce fait attire la matière de l’extérieur (à savoir oxygène, carbone,
hydrogène, acides aminés) et qui est assimilée par la structure. La nouvelle
structure exerce manifestement toujours une « force de dissociation » sur
elle-même, de telle sorte que l’urée et l’acide carbonique sont dégagés. Se
produit-il un perfectionnement de la structure originelle à travers tout cela ?
(Notre corps se dégrade toujours et seul l’entendement5 s’améliore.) Tout
cela montre que la vie est en perpétuel perfectionnement à travers quelque
chose qui ne génère aucun état de complétude accompli. Mais n’y aurait-il
aucune nourriture qui rassasie une fois pour toute ni aucun souffle [8] qui
rende toute respiration superflue ? La fin de tout mouvement, aussi bien dans
la mort que dans l’état de complétude, est la ressemblance entre Dieu et le
Diable.
5
Ou est-ce le cerveau ?
[X, 7-8]
Deux premières caractéristiques sont attribuées à la vie : (1) elle est une structure et (2)
qui plus est, une structure incomplète. La notion de structure renvoie à la division des unités
en rassemblements venant de l’extérieur et en rassemblements structurels, dont les liaisons
entre les parties priment sur les parties. Dans ce dernier cas il s’agit d’une unité organique. La
vie serait donc une telle unité, impliquant une liaison entre ses parties. Dans la remarque [X,
303
5-6],202 Gödel explique la notion de structure dans le cadre de la chimie. Il parle d’une force
intrinsèque qui donne l’unité de la structure : force qui non seulement maintient les éléments
ensemble, mais aussi force de répulsion qui éloigne les « intrus » et les empêche de pénétrer
la structure.
La vie est une structure qui plus est incomplète « qui de ce fait attire la matière de
l’extérieur (à savoir oxygène, carbone, hydrogène, acide aminé) et celle-ci est assimilée par la
structure.» L’incomplétude de la structure est due à sa perméabilité qui s’explique par un
manque. Il faut alors admettre que la force – permettant l’unité de la structure – n’accomplit
pas correctement sa fonction répulsive. Elle ne protège pas la structure des « intrus », qui
alors la pénètrent. La structure est ainsi modifiée, par l’assimilation de ces intrus. Les intrus
deviennent alors de nouveaux éléments intégrés aux liaisons organiques de la structure.
Mais la force n’exerce plus non plus suffisamment correctement sa deuxième fonction
de maintient des éléments ensemble : « La nouvelle structure exerce manifestement toujours
une "force de destruction" sur elle-même, de telle sorte que l’urée et l’acide carbonique sont
dégagés ». L’assimilation de matière entraîne une nouvelle force, « force de dissociation » de
la structure sur elle-même. La force de cohésion de la structure ne peut plus s’exercer
correctement à cause de l’assimilation de nouveaux éléments, et s’oppose alors à elle une
force de dissociation. L’opposition entre les deux forces manifeste le besoin de conserver un
certain équilibre : pour préserver l’unité malgré l’assimilation de nouveaux éléments, il faut
que d’autres éléments soient rejetés. En cela il y a dissociation puisque perte d’éléments qui
ne peuvent plus être maintenus dans l’unité de la structure.
L’incomplétude au niveau biologique dénote l’incapacité du vivant à se maintenir en
vie de façon autonome ; les êtres vivants ont besoin de se nourrir, de respirer, ainsi que
d’uriner, etc. Le vivant ne peut donc pas correspondre à une structure close sur elle-même,
mais à une structure qui est en perpétuel besoin de complétion, à laquelle il manque toujours
quelque chose ; manque qu’il lui faut combler. La structure du vivant n’est donc pas quelque
chose d’immuable ou de statique, elle est en quelque sorte en mouvement perpétuel à travers
ce processus d’assimilation et de rejet. L’incomplétude du vivant implique donc une mise en
mouvement qui se traduit par une succession d’états différents (modifiés par le rejet ou
l’assimilation d’éléments), dont le moteur est la satisfaction de certains besoins.
Gödel interroge alors la possibilité d’un perfectionnement à travers ce mouvement,
c’est-à-dire la possibilité d’atteindre un état complet, dans lequel aucune insatiabilité ne se
202
Voir l’annexe A.
304
manifesterait : « se produit-il un perfectionnement de la structure originelle à travers tout cela ?
(Notre corps se dégrade toujours et seul l’entendement s’améliore.) ». La parenthèse distingue
alors deux réponses possibles, selon que l’on considère le corps matériel – auquel se rapporte
l’insatiabilité biologique – ou l’entendement. Dans le premier cas la réponse est négative : il
n’y a pas de perfectionnement, au contraire il y a une dégradation du corps. D’un point de vue
biologique, le mouvement de complétion n’aboutit pas à un état parfait. En revanche,
l’entendement, partie non matérielle du vivant – en l’occurrence la conscience –, s’améliore.
Gödel n’affirme pas qu’il peut prétendre à un état absolument complet, mais au moins s’en
approcher. Sans doute le peut-il parce qu’au contraire du biologique, il serait capable
d’assimiler de nouveaux éléments sans en rejeter d’autres, si bien qu’il peut véritablement
combler son manque, sans en générer un nouveau.
La note de bas de page propose une alternative. L’entendement pourrait être conçu
comme quelque chose de matériel, ne dépendant que du fonctionnement mécanique du
cerveau. Cette alternative rejoint une possibilité envisagée par Gödel dans la Gibbs lecture,
lorsqu’il se demande si notre esprit peut se réduire au cerveau qui se comprendrait comme une
machine de Turing.203 Mais si l’entendement se réduit au cerveau, alors il doit être soumis à la
même insatiabilité liée aux corps matériels, et donc ne peut sans doute pas prétendre à une
amélioration (infra, 86-87).
Mais cette seconde alternative est écartée par Gödel : « Tout cela montre que la vie est
en perpétuel perfectionnement à travers quelque chose qui ne génère aucun état de
complétude accompli ». L’entendement, conçu comme une entité immatérielle liée à un corps,
entraîne un perfectionnement, mais un perfectionnement qui n’aboutit jamais à un état
absolument complet, c’est-à-dire à un état dans lequel plus aucune insatiabilité ne survient.
On peut se demander pourquoi Gödel ne parle pas plus largement de l’âme, au lieu de parler
uniquement de l’entendement propre à l’homme. Il ne faut pas exclure qu’il puisse penser à
l’âme qui donne l’unité organique des corps. Il est également possible qu’il ait voulu insister
sur la capacité de se perfectionner propre à l’entendement qui serait plus forte que celle de
l’âme (qui est inférieure à la conscience dans la hiérarchie des Seienden). Aussi Gödel
signifie-t-il peut-être que nous n’atteignons jamais un état absolument complet à cause de
notre corps, mais que l’entendement, pourrait l’atteindre en lui-même s’il n’était pas lié à un
corps. Sans doute est-ce ce que la question suivante suggère : « Mais n’y aurait-il aucune
nourriture qui rassasie une fois pour toute ni aucun souffle [8] qui rende toute respiration
203
Voir la note 13 de la Gibbs lecture (Gödel 1995e, 309).
305
superflue ? ». Gödel se demande ce qu’il se passerait si les corps matériels et biologiques
pouvaient atteindre un état de totale complétion grâce à une nourriture qui rassasierait une
bonne fois pour toutes et une respiration qui rendrait tout souffle inutile et qui nous comblerait.
La conséquence d’une parfaite complétion serait qu’il n’y aurait plus de mouvement,
puisque nous n’aurions plus à agir pour combler nos manques : « La fin de tout mouvement,
aussi bien dans la mort que dans l’état de complétude, est la ressemblance entre Dieu et le
Diable ». Or l’absence de mouvement ne peut être assimilable qu’à deux états : (1) la mort
que Gödel associe au Diable (au néant) et (2) à Dieu, l’être parfait. Donc le vivant et tout ce
qui se trouve dans le monde (entre le néant et Dieu) sont rattachés à un corps matériel, et donc
sont essentiellement incomplets. Or cette incomplétude est liée à notre statut de créature de
Dieu, comme en témoigne la remarque [X, 12-13] :
Remarque (Théologie) : Dieu a créé les choses de telle sorte qu’elles
puissent à leur tour à nouveau « créer » quelque chose. (En fin de compte
tout agir consiste en cela.) Peut-être que la chute originelle consiste dans le
fait [13] qu’elles ne restent pas dans l’état dans lequel Dieu les a
originellement créées. (Cela signifie qu’elles n’ont pas voulu de cet état,
mais [attendaient] « quelque chose de mieux » ;9 ce mieux qu’elles finissent
bien par atteindre lorsque les temps prendront fin.) La chute originelle serait
ainsi une chute « dans l’existence temporelle » à cause de l’insatiabilité. Les
choses ne se satisfont effectivement pas de ce qu’elles créent elles-mêmes,
etc. Chaque création d’une nouvelle chose s’accompagne de la destruction
de l’ancienne.
9
C’est-à-dire de plus.
[X, 12-13]
La remarque reprend la remarque [X, 7-8] dans la mesure où nous retrouvons l’idée
d’incomplétude à travers ce besoin, propre aux choses créées, de quitter l’état originel dans
lequel Dieu les a créées. Dès l’instant où elles quittent cet état originel, elles entrent en
mouvement, elles ne sont plus des structures « stables », « immuables », mais des structures
en besoin de complétion.
Dans cette remarque, Gödel explique l’origine métaphysique et théologique de
l’incomplétude des choses. Nous comprenons peut-être un peu mieux pourquoi le mouvement
dans lequel se trouve le vivant entraîne un perfectionnement : les choses créées sont dotées
d’une certaine volonté, et, d’elles-mêmes, veulent atteindre quelque chose de mieux, à savoir
la perfection à l’image de laquelle elles ont été créées. Par rapport à la remarque [X, 7-8],
306
Gödel explicite alors le lien entre le temps et ce mouvement perpétuel vers la perfection.
Toutes les choses agissent pour satisfaire un manque, les mettant ainsi en mouvement. Mais
seul le péché originel, imputable uniquement à la conscience de l’homme, est véritablement à
l’origine de l’existence temporelle.
La vision de la Création, reprise à la théologie par Gödel, est en adéquation avec le
cadre leibnizien. Dieu n’intervient pas à chaque instant du monde, il donne le premier
mouvement qui permet au monde et à toutes les choses créées de se mettre d’eux-mêmes en
mouvement. Les créatures de Dieu ont donc leur propre mouvement, intrinsèque, qui tend à
participer au meilleur des mondes possibles, et qui témoigne de la volonté, animant chaque
créature, à rendre compte de la perfection de Dieu en cherchant perpétuellement à s’en
rapprocher. Ainsi « Dieu a créé les choses de telle sorte qu’elles puissent à leur tour à
nouveau "créer" quelque chose » et qu’« en fin de compte tout agir consiste en cela ». Cette
idée de créatures créées à l’image de Dieu se trouve aussi chez Leibniz. Pour que le monde
créé soit le meilleur possible, les choses qui le composent doivent pouvoir agir, c’est-à-dire
créer de nouvelles choses. Dans la parenthèse, Gödel affirme qu’agir ou avoir un effet dans le
monde revient à créer quelque chose. N’oublions pas cette vision leibnizienne de l’acte de
création divin qui permet la plus grande diversité, à partir des lois les plus simples : le monde
ne serait pas aussi parfait si les créatures n’étaient pas elles-mêmes à l’image de Dieu, et par
conséquent si elles ne pouvaient ni agir, ni être douées d’une volonté propre (moteur de
l’action). Selon cette vision ce sont les esprits qui se rapprochent le plus de cette perfection,
par leur capacité à connaître les vérités logiques, mathématiques et morales – reflétant ainsi
dans le monde l’entendement et la volonté de Dieu.
La référence à la chute originelle vise tout particulièrement le cas de l’homme qui se
distingue des animaux par le péché originel lui octroyant la conscience : « Peut-être que la
chute originelle consiste dans le fait qu’elles ne restent pas dans l’état dans lequel Dieu les a
originellement créées ». La chute originelle symbolise un changement d’état pour l’homme.
En l’occurrence, elle doit symboliser la prise de conscience de son état d’incomplétude. Dès
lors qu’il en prend conscience, l’homme est chassé du jardin d’Eden, dans lequel ses besoins
vitaux étaient satisfaits (nourriture en abondance, etc.) pour les satisfaire par lui-même. Mais
la conscience lui donne la capacité de connaître le monde, des lois qui l’ordonne, lois
mécaniques de la nature, lois morales, mais aussi lois logiques de la pensée. Sans doute alors,
ce qui distingue l’insatiabilité de l’homme de celle des animaux est qu’elle n’est pas
uniquement matérielle, mais aussi spirituelle, en lien avec son besoin de connaître le monde.
307
D’ailleurs, n’a-t-il pas besoin de connaître le monde pour satisfaire par lui-même son
insatiabilité biologique ? 204 De ce fait, la chute originelle symbolise peut-être encore plus
fortement une volonté de quitter l’état initial dans lequel Dieu nous a créé, c’est-à-dire de
quitter cet état incomplet pour se rapprocher de la perfection (de Dieu).
La conséquence de la chute originelle est une mise en mouvement. Mais cette mise en
mouvement n’est plus uniquement biologique, elle est également spirituelle, du fait que les
créatures (en l’occurrence l’homme) veulent « quelque chose de mieux ».
La volonté d’atteindre un état de perfection ne peut venir que de la conscience de sa
propre incomplétude et imperfection. Nous voulons toujours « plus », c’est-à-dire que nous
voulons toujours de mieux en mieux combler cette incomplétude pour nous rapprocher
toujours plus de Dieu. Cependant ce mouvement vers la perfection n’est-il pas pour nous
qu’asymptotique ? Même si nous nous en rapprochons – dans la remarque [X, 7-8], Gödel
parle bien d’un perfectionnement – du fait que nous sommes essentiellement incomplets,
l’atteindrons-nous jamais ? N’existera-t-il pas toujours une distance entre nous et l’être
purement positif, absolument parfait et complet ? En fait nous pourrions l’atteindre « à la fin
des temps ». Que signifie l’expression « fin des temps » ? Signifie-t-elle que le monde luimême prendrait fin ? Ou bien que notre existence dans le monde prendrait fin ? Dans la
remarque [X, 7-8], la fin de tout mouvement est caractérisée par la mort ou l’état complet. La
vie après la mort est un thème présent dans les discussions avec Wang. Gödel croyait en
l’existence d’une vie après la mort qui serait parfaite (Wang 1996, 316-317).205 Dans les deux
cas, la fin des temps signifie que nous ne sommes plus des êtres réels, car nous n’avons plus
besoin d’agir pour satisfaire notre insatiabilité, et donc nous ne sommes plus en mouvement.
204
On peut notamment penser à une science comme la médecine, qui vise à améliorer et maintenir le bon
fonctionnement du corps. Mais toutes les sciences visent à leur manière à expliquer par des lois (par la raison) le
monde, et à permettre des prévisions et donc aussi à améliorer notre existence dans ce monde.
205
Dans la remarque 9.4.17, au 5e point : « The world in which we live is not the only one in which we shall live
or have lived », dans la Remarque 9.4.19 : « the world (including the relationships of people) as we know it is
very imperfect. But life as we know it may not be the whole span of the individual. Maybe it will be continued in
another world where there is no sickness or death and where all marriages are happy and all work (every career)
is enjoyable. There is no evidence against the transmigration of the soul. If there is a soul, it can only unite with a
body which fits it, and it can remember its previous life. There are many techniques to train memory. A very
imperfect life of seventy years may be necessary for, and adequately compensated for by, the perfect life
afterwards » et dans la remarque 9.4.20 : « our total reality and total existence are beautiful and meaningful –this
is also a Leibnizian thought. We should judge reality by the little which we truly know of it. Since that part
which conceptually we know fully turns out to be so beautiful, the real world of which so little should also be
beautiful. Life may be miserable for seventy years and happy for million years : the short period of misery may
even be necessary for the whole ».
308
Ce n’est qu’après avoir lié notre incomplétude à la chute originelle que Gödel introduit
la notion de temps : « la chute originelle serait ainsi une chute "dans l’existence temporelle" à
cause de l’insatiabilité ».
Tel que Gödel l’exprime ici, le temps semble bien être la conséquence de notre prise de
conscience, et donc aussi de notre volonté de modifier notre état. Dès cet instant, nous nous
modifions, nous agissons et créons dans le seul but d’atteindre un nouvel état toujours
meilleur que le précédent. Nous sommes alors en mouvement perpétuel à cause de notre
« insatiabilité », c’est-à-dire de notre éternelle insatisfaction. Même lorsque nous parvenons à
un nouvel état, celui-ci, bien que meilleur que le précédent, ne sera jamais complet, ce qui
nous pousse à atteindre un nouvel état, etc. Le temps ne serait donc qu’une conséquence de
cette succession perpétuelle de nouveaux états, conséquence de notre incomplétude et de la
conscience de notre incomplétude. Ainsi, nous ne sommes pas incomplets parce qu’existant
dans le temps, mais c’est parce que nous sommes incomplets que nous avons une nature
temporelle. La remarque annonce ainsi une position relativiste et subjectiviste du temps. Le
temps ne prime pas sur l’existence subjective, au contraire il y trouve son fondement.
Gödel explicite ensuite la notion d’insatiabilité qu’il reprend manifestement de la
remarque [X, 7-8] : « Mais ce que les choses créent elles-mêmes, elles ne s’en satisfont pas
etc. Chaque création d’une nouvelle chose s’accompagne de la destruction de l’ancienne ». Il
utilise le même vocabulaire que dans la remarque précédente. Dans [X, 7-8], Gödel traite de
l’incomplétude sur un plan strictement biologique : l’insatiabilité et la destruction sont
constitutifs d’un processus, d’un mouvement biologique. Mais la notion d’incomplétude
s’applique tout autant à l’esprit qu’au corps vivant, et le mouvement qui en est la conséquence
est tout à fait analogue au processus biologique. L’incomplétude relative au vivant se
comprend par le fait que nous ne pouvons pas rester en vie de façon autonome, nous avons
besoin d’assimiler de la matière extérieure à nous (nourriture, oxygène, etc.) et de rejeter de la
matière qui est en nous vers l’extérieur (urée, acide carbonique). Ce sont tous ces processus
nous reliant à notre environnement qui permettent notre maintien en vie.
Qu’en est-il de l’incomplétude relative à l’esprit ? Premièrement, elle ne concerne pas
tout le vivant, mais seulement une partie, en l’occurrence l’homme. Deuxièmement, l’homme
a conscience de son propre état d’incomplétude. Nous pouvons alors supposer que le
mouvement dans lequel entre l’esprit pour pallier cette incomplétude est lui-même conscient.
C’est sans doute la première différence à noter avec le mouvement purement biologique : les
processus contribuant à notre maintien en vie sont quasi inconscients, comme la respiration
309
qui se fait d’elle-même sans que l’on y pense. En ce qui concerne la nourriture, le processus
est sans doute d’avantage conscient parce que les êtres doivent la trouver – la chute originelle
implique notamment pour l’homme de subvenir à ses besoins par lui-même –, mais la
digestion (le processus même d’assimilation de la matière extérieure dans la structure vivante,
pour reprendre les termes de [X, 7-8]), est un automatisme inconscient. Le mouvement propre
à l’esprit est, lui, probablement conscient, dans la mesure où, lorsque l’esprit – qui par
définition pour Gödel est une conscience – crée ou agit, il sait ce qu’il fait, il a conscience de
ce qu’il fait (infra, 197). C’est ce qui le distingue des animaux, et notamment ce qui fait, sans
doute, que l’homme, par rapport aux animaux, aurait même conscience des processus vitaux
dont il dépend (étant lui-même un être vivant avant d’être un esprit). En cela, la chute
originelle de l’homme lui permet de s’élever au dessus des créatures du monde et d’être plus
proche de Dieu.
Mais en quoi consiste plus précisément cette incomplétude de l’esprit, qui se manifeste
par le besoin et la volonté de créer de nouvelles choses, à l’image de la création divine ?
Gödel ne nous dit rien quand à la nature des choses créées, il nous dit simplement qu’elles
participent à un mouvement perpétuel de l’esprit, mouvement de création et de destruction
pour laisser la place à de nouvelles créations. Nous pouvons cependant supposer, puisqu’il
s’agit de choses créées par l’esprit, qu’elles sont relatives à notre capacité à connaître. A
travers l’établissement de connaissances, constituant un ensemble toujours plus parfait, nous
cherchons à nous rapprocher d’une sorte de connaissance parfaite, idéale, telle que Dieu
pourrait en avoir de toutes choses.
A travers les remarques [X, 7-8] et [X, 12-13], Gödel vise à expliquer, d’un point de
vue métaphysique, la distinction entre l’incomplétude du réel, de la matière jusqu’au vivant,
et l’incomplétude propre à l’homme, liée à sa conscience et à sa capacité de connaissance. Les
deux trouvent d’une part une explication commune, à savoir une forme d’insatiabilité, d’autre
part une cause commune, à savoir l’acte de Création. Toutes les créatures sont incomplètes, ce
qui les met en mouvement. Le réel est donc la manifestation de l’incomplétude des créatures
de Dieu, il est mouvement (actions et réactions qui visent à satisfaire une insatiabilité).
L’homme participe de cette forme d’incomplétude puisqu’il est un être vivant.
Cependant, l’homme possède également une capacité qui lui est toute particulière. Il
doué d’une conscience. Par conséquent, contrairement aux animaux et aux autres choses
réelles, il est conscient de son incomplétude et il veut plus, à savoir il veut atteindre un état
toujours plus parfait. C’est par la conscience que se dessine une vision optimiste du
310
mouvement. La conscience arrache l’homme à son état initial, pour atteindre un état meilleur,
dans lequel il serait moins imparfait. Aussi l’incomplétude de l’homme se distingue de celle
des autres choses. Le mouvement qu’elle impulse n’est pas mécanique, et pourrait impliquer
une réelle complétion contrairement à celui mécanique et biologique qui implique une
dégradation. La structure de l’esprit serait donc perfectible.
Enfin, l’incomplétude de la conscience n’est pas à proprement parler réelle, mais
temporelle. Son mouvement qui tend à l’amélioration de sa structure, à travers la succession
de ses différents états, permet la manifestation d’un écoulement temporel. Le temps repose sur
la conscience que nous avons de nous-mêmes, sur la capacité de réflexion, c’est-à-dire de
percevoir nos perceptions. Les différents instants correspondent à nos différentes perceptions
que nous pouvons percevoir dans notre perception présente. Le passé est l’ensemble des
perceptions dans lesquelles je ne peux plus agir, le futur celles dans lesquelles je peux encore
agir. L’écoulement asymétrique du temps et la succession des instants se donnent par notre
capacité à mettre en relation chacune de nos perceptions avec notre « je » présent, c’est-à-dire
avec notre capacité d’agir qui dépend de notre état présent. 206 Notons que le temps requiert
également la diversité des perceptions, sans quoi il n’y aurait pas d’instants différents à saisir
dans une même succession, en cela il est aussi une conséquence de notre nature commune aux
autres choses réelles. Le temps dépend essentiellement de la conscience, il est donc une
manifestation du point de vue subjectif et de notre réflexion. Il doit donc être déterminant
dans notre connaissance et dans la façon dont nous appréhendons les choses.
3.6.2 Temps, incomplétude subjective et connaissance
La section précédente établit la cause métaphysique de notre incomplétude, qui est la
chute originelle, et en dévoile la nature. Notre incomplétude est temporelle, car la conscience
de nos perceptions rend l’écoulement du temps possible. Dans la remarque [X, 45-47], Gödel
nous en donne les raisons : le temps sert notre capacité à connaître les choses, et plus
exactement le monde des possibles. Sans le temps (qui est en quelque sorte la manifestation
de l’exercice de notre conscience), nous ne pourrions appréhender l’ensemble des possibles :
Remarque (philosophie) : Pourquoi nous réjouissons-nous lorsque quelque
chose d’agréable se trouve dans le futur et non dans le passé, alors qu’aucun
des deux n’est réel ? Les différents instants sont différentes valeurs de vérité
206
La conception du temps dégagée ici est soutenue par les remarques [X, 22-23] et [23-24], dont nous avons
proposé un résumé plus haut (infra, 301).
311
assimilables aux quatre [dimensions] : possibilité, réalité, etc. Comment saiton véritablement que le temps s’écoule réellement (dans une conception
analogue [46] du temps et de l’espace, le maintenant serait distingué
intrinsèquement comme l’est l’ici, en l’occurrence comme le je), c’est-à-dire
que les « je » futurs et passés sont identiques avec mon je actuel ? La
perception d’un vécu pourrait être une illusion. Mais ne perçoit-on pas aussi
immédiatement « l’écoulement » du temps ? (Cela pourrait tout aussi bien
être une illusion). Le miracle du temps n’est-il pas la connaissance d’être
soi-même à la fois « plusieurs » et « un » ? Ce qu’il y a de miraculeux dans
le temps est « qu’il s’écoule ». Il n’y a rien d’analogue pour l’espace.
Différentes conceptions de la nature du temps :
1. Le temps est une expression et un instrument de la miséricorde de Dieu.
2. Il est le moyen par lequel Dieu provoque [le fait] inconcevable que p et
~p soient tous les deux vrais, et l’inconcevabilité de « l’écoulement » du
temps est l’expression du fait que ce miracle dépasse notre capacité de
compréhension (dans son état actuel). Il ne sert à rien de dire : p est vrai
« au regard » d’un instant et ~p au regard d’un autre, car les instants ne
sont en effet rien d’autre que ce au regard de quoi quelque chose peut
être vrai. C’est-à-dire qu’ils sont des valeurs de vérité, en d’autres
termes un mode ou une forme de l’être ou de la réalité, ou de la vérité.
3. Il est le moyen de rendre le casus irrealis saisissable par les sens et
hautement perceptible [47]. (D’où le « si » qui a une signification tout
autant temporelle que conditionnelle.) Par conséquent le temps n’est pas
nécessaire pour des êtres qui saisissent assez distinctement les idées in
abstracto.
4. Il est pour nous la forme appropriée de l’existence vu qu’il consiste en
une destruction et une reconstruction continuelles (tout particulièrement
en raison des contradictions qui nous sont inhérentes), en l’occurrence
aussi longtemps que nous ne nous sommes pas « convertis ».
5. Il est l’expression de notre incomplétude du fait qu’il nous manque ce qui
véritablement nous revient (privation). Le principe de non-contradiction
ne vaut pas non plus dans le domaine des possibilités, et cela implique la
conception selon laquelle le temps représente une série de possibilités
nous apparaissant de manière illusoire comme des réalités (d’où
312
également le caractère contradictoire et inconcevable de l’écoulement
[du temps] et de la distinction du maintenant).
6. Le temps est une forme de l’existence plus élevée que le simple être des
concepts, à savoir la forme du « vivant » (en un certain sens même la
matière vit), ce qui n’exclut pas qu’il y ait une forme encore plus élevée,
en l’occurrence celle des anges qui, sous un certain angle, est encore
semblable à celle des concepts. L’ordre des sciences selon leur dignité
est donc : logique, mathématique, jurisprudence?, physique, biologie,
psychologie, histoire, théologie.
[X, 45-47]
En reprenant la conception subjective et générale du temps développée dans les
remarques [X, 22-23] et [23-24], Gödel en donne des aspects plus spécifiques qui dégagent
les implications du temps sur notre point de vue. Dans la première partie du texte, Gödel
reprend la conception générale du temps. Le temps découle de notre conscience, ainsi que de
notre nature réelle commune aux autres choses. Car en effet, il requiert non seulement la
conscience qui perçoit l’ensemble de nos perceptions et les rattache à notre « je » présent,
c’est-à-dire en fait une unité, mais aussi la diversité de nos perceptions, sans quoi il n’y aurait
pas d’instants différents. A partir de cette conception générale, Gödel en explicite différents
aspects. Il parle de différentes « conceptions », mais en l’occurrence elles ne sont pas
exclusives les unes des autres et découlent toutes de celle introduite au début de la remarque.
Le premier aspect reprend la remarque [X, 12-13] liant notre incomplétude au péché
originel. Le second aspect concerne le temps comme moyen par lequel nous pouvons penser
les possibles du monde objectif des concepts. Le troisième aspect pourrait être le pendant
négatif de l’aspect précédent ; le temps serait peut-être le moyen de saisir le casus irrealis,
c’est-à-dire probablement les faits irréalisables. Le quatrième supporte l’idée que le temps est
la meilleure façon de saisir la forme de l’existence des choses dans le réel. Le cinquième
aspect exprime le fait que le temps est la clé pour saisir la distinction entre l’entendement de
Dieu (point de vue objectif) et l’entendement de l’homme (point de vue subjectif). Enfin le
sixième pourrait expliquer que nous saisissons les autres êtres réels, leur mouvement et donc
aussi les lois qui les gouvernent, en fonction de notre temporalité. L’interprétation en est
ambigüe, mais si celle que nous proposons est correcte, elle pourrait éclairer le lien entre notre
incomplétude et la nécessité des symboles pour saisir les concepts objectifs.
313
Conception subjective et générale du temps
Gödel reprend l’idée de l’écoulement asymétrique du temps et ce qui en constitue la
nature générale : « Pourquoi nous réjouissons-nous lorsque quelque chose d’agréable se
trouve dans le futur et non dans le passé, alors qu’aucun des deux n’est réel ? ». Gödel donne
l’exemple d’une situation dénotant une asymétrie entre le passé et le futur. Nous ne les
considérons pas de la même manière, nous ne leur accordons pas le même statut, puisqu’en
effet pour un fait similaire, comme celui représentant quelque chose d’agréable, nous n’avons
pas la même réaction lorsque celui-ci se trouve dans le passé ou dans le futur. Pourtant, nous
pourrions les appréhender de la même manière, puisque après tout, que ce soit un fait passé ou
un fait futur, les deux sont irréels.
Ce qui pourrait les distinguer est que nous ne leur accordons pas la même valeur de
vérité : « Les différents instants sont différentes valeurs de vérité assimilables aux
quatre [dimensions] : possibilité, réalité, etc. ». Si le présent est ce que nous considérons
comme réel, à quelle modalité correspondent le passé et le futur ? Gödel fait référence à la
quadripartition des choses en objets et états de choses, en réels (effectifs) et possibles
(conceptuels) (discutée dans la section 3.3.4). L’opposition qui nous intéresse ici est celle
entre possible et réel, le réel étant ce qui est effectif et le possible ce qui est conceptuel, dans
la mesure où ce qui est possible est ce qui est seulement pensé ou pensable. Le réel pourrait
alors être le présent, moment où l’action se réalise, le passé et le futur pourraient être des
possibles, mais en un sens différent.
Si le réel est bien réservé au présent, la question est de savoir si le passé et le futur
peuvent être tous deux considérés comme possibles. Il semble que oui, mais qu’ils diffèrent
dans la mesure où le passé est un ensemble de possibles déjà réalisés, donc qui sont des
perceptions que l’on peut rattacher à notre perception présente ; tandis que le futur est un
ensemble de possibles non réalisés, non vécus et donc dont nous n’avons pas encore de
perceptions. De notre point de vue, plus exactement de notre « je » présent (actuel) et réel, les
instants passés et les instants futurs sont deux types de possibles dont la valeur de vérité n’a
pas la même modalité.
Ainsi, le futur renferme l’idée de potentialité (infra, 227) et (infra, 251-252). Il est
possible de parler de potentiel, car l’ensemble des possibles ouverts est tout de même
déterminé et limité par la position actuelle de chaque chose du monde, ainsi que de leur
capacité d’action. Le futur ne renferme pas tous les possibles, mais dépend de l’état présent du
monde. La conséquence du point de vue de notre « je » présent est que même si nous savons
314
qu’un seul ensemble d’états de choses sera effectivement réalisé et constituera le monde à
l’instant suivant, notre incapacité à savoir quel est celui qui sera effectivement réalisé nous
permet de le penser comme un simple ensemble possible parmi tant d’autres. De notre point
de vue le futur est indéterminé, et notre ignorance vis-à-vis de la réalisation des faits futurs
nous permet de nous y projeter, c’est-à-dire d’envisager la possibilité d’agir (et de pâtir).
Ainsi, le futur n’est pas clos, contrairement au passé. Le passé constitue un ensemble d’états
de choses déjà réalisés. Du point de vue de notre « je » présent, ces états de choses sont en
quelque sorte déterminés puisqu’ils correspondent à des perceptions que nous pouvons
connaître grâce à notre conscience. Contrairement au futur, nous ne pouvons pas y projeter
notre action, puisque l’action est déjà réalisée. Ainsi, nous avons plus de raisons de nous
réjouir d’un fait agréable futur que d’un fait agréable passé : nous n’avons ni la capacité
d’agir, ni la capacité de pâtir relativement à un fait passé, contrairement à un fait futur.
Mais ce statut particulier des faits passés et futurs, faisant du seul présent ce qui est réel,
nous amène à la question de la réalité de l’écoulement du temps. Qu’est-ce qui légitime, de
notre point de vue, le fait de considérer l’écoulement du temps comme une réalité et non
comme une fiction ou une illusion ? Plus exactement, avons-nous raison de percevoir le temps
comme quelque chose qui s’écoule réellement ?
Comment sait-on véritablement que le temps s’écoule réellement (dans une
conception analogue [46] du temps et de l’espace, le maintenant serait
distingué intrinsèquement comme l’est l’ici, en l’occurrence comme le je),
c’est-à-dire que les « je » futurs et passés sont identiques avec mon je actuel ?
L’écoulement implique une certaine continuité entre les différents instants, et la continuité ne
peut être conçue qu’à travers quelque chose donnant l’unité de ces instants multiples ; ce
quelque chose ne peut être que le « je », c’est-à-dire le sujet de tous les instants considérés
comme des perceptions différentes. La question devient alors : le « je » peut-il vraiment nous
garantir la réalité de l’écoulement du temps ?
Si le « je » peut constituer une telle garantie, il unit alors les différents instants
(perceptions) et les inscrit dans une continuité. Mais alors il faut que le « je » soit le même
dans tous ces instants, comme un repère « fixe » à travers la succession d’instants différents.
Dans les instants vécus par un même individu, le « je » est identique. Cela veut dire que si
nous percevons l’écoulement du temps comme quelque chose de réel, c’est que nous avons
conscience dans le présent – instant réel – d’avoir vécu des instants passés et que nous vivrons
des instants futurs. Il faut donc être conscient de nos perceptions (et nos possibilités de
315
perceptions). C’est à partir de, et avec, notre « je » présent, le seul instant véritablement réel,
que nous relions tous les instants passés et futurs (instants irréels). La conscience que nous
avons de ces instants irréels (seulement possibles) est, elle, bien réelle puisqu’elle appartient
au présent. Ainsi, la conscience (ou perception de nos perceptions) présente nous permet de
croire dans le fait que notre « je » appartient à ces instants irréels, exactement comme il
appartient maintenant à l’instant présent, et de croire donc en une continuité (unité) entre le
passé et le présent, entre le présent et le futur possible à venir.
Mais, Gödel émet une objection qui pourrait remettre en question la conception qu’il
vient de donner : « la perception d’un vécu pourrait être une illusion ». Il serait également
possible que les perceptions que notre conscience perçoit ne se soient jamais produites, et
n’appartiennent pas à notre vécu, mais plutôt à quelque chose comme notre imagination.
Gödel suggère alors une réponse : « mais ne perçoit-on pas aussi immédiatement
"l’écoulement" du temps ? ». L’écoulement du temps dépend de la conscience, c’est-à-dire
d’une perception interne, qui serait alors immédiate. Gödel pourrait-il vouloir dire que
l’écoulement du temps ne dépend pas du fait que ce que nous considérons comme des faits
passés se sont réellement produits ou non ? Nous percevrions donc toujours le temps quand
bien même nous n’aurions aucune perception du réel, aucun vécu réel ; par exemple même si
nous étions seulement dans un rêve ? Gödel souligne alors une nouvelle objection : la
conscience, c’est-à-dire la perception de nos perceptions pourrait également être une illusion,
et dans ce cas l’écoulement du temps ne serait lui aussi qu’une illusion. Pour sortir de ce qui
manifestement, est une impasse pour lui, Gödel parle alors de « miracle du temps » : « le
miracle du temps n’est-il pas la connaissance d’être soi-même à la fois "plusieurs" et "un" ? ».
Il est donc difficile de justifier que notre conscience soit garante de l’écoulement du temps.
A la fin de la remarque, Gödel insiste sur l’écoulement comme spécificité du temps, et
qui le distingue de l’espace : « ce qu’il y a de miraculeux dans le temps est "qu’il s’écoule". Il
n’y a rien d’analogue pour l’espace ». Le temps est la possibilité d’être à la fois « un » et
« multiple », « un » dans l’unité que forme la succession autour du « je » actuel, et
« multiple » dans la diversité des perceptions qu’il embrasse. Il n’y a pas une telle unité pour
les différents espaces que nous occupons. C’est-à-dire que si nous sommes capables de nous
reconnaître dans des instants différents, nous ne le sommes pas pour des lieux différents. Il ne
peut pas exister d’individu occupant deux lieux distincts. En fait nous pouvons l’imaginer,
mais toujours uniquement à travers des instants différents, et dans ce cas la question n’est pas
316
spatiale, mais là encore temporelle. Il n’y a donc d’écoulement possible que pour le temps et
non pour l’espace.
Si Gödel parle de miracle du temps, c’est que la possibilité pour nous de le percevoir
comme quelque chose qui s’écoule n’est pas encore élucidée. Il propose alors différentes
conceptions du temps en accord avec celle, générale, d’écoulement du temps comme
conséquence de l’unité des différents instants liés au « je » présent par la conscience. Les six
conceptions du temps proposées, en sont différents aspects, sans doute utiles à l’élucidation de
ce qui reste pour nous un miracle.
Première conception
Le premier aspect qui découle de la conception générale est que le temps « est une
expression et un instrument de la miséricorde de Dieu ». Gödel revient ici à l’explication
théologique, plus exactement à la référence de la chute originelle dans la remarque [X, 12-13].
Pourquoi le temps serait-il un instrument de la miséricorde de Dieu ? La chute originelle, qui
est une chute dans l’existence temporelle, et qui peut être saisie comme punition du péché
originel, reste quelque chose de positif. Elle correspond à un nouvel état pour l’homme qui
prend conscience de lui-même. La prise de conscience est la recherche d’une perfection à
atteindre.
La chute originelle est une mise en mouvement de l’homme. Elle ancre dans le réel qui
est en perpétuel mouvement. L’homme est donc pris dans la multiplicité des perceptions.
Mais, Dieu étant miséricordieux, il lui donne aussi la possibilité de sortir de cette pure
multiplicité par cette même conscience qui l’y a plongé et qui se manifeste par le temps. C’est
la conscience qui nous permet de connaître notre « je » dans nos différents instants vécus.
C’est elle qui nous permet de trouver une unité au-delà de la succession des instants.
Deuxième conception
Il s’agit d’une conception du temps relative à notre point de vue et plus
particulièrement à notre connaissance. Le temps se présente comme le seul moyen pour nous
d’appréhender le conceptuel (le possible) :
Il est le moyen par lequel Dieu provoque [le fait] inconcevable que p et ~p
soient tous les deux vrais, et l’inconcevabilité de « l’écoulement » du temps
est l’expression du fait que ce miracle dépasse notre capacité de
compréhension (dans son état actuel). Il ne sert à rien de dire : p est vrai « au
regard » d’un instant et ~p au regard d’un autre, car les instants ne sont en
317
effet rien d’autre que ce au regard de quoi quelque chose peut être vrai.
C’est-à-dire qu’ils sont des valeurs de vérité, en d’autres termes un mode ou
une forme de l’être ou de la réalité, ou de la vérité.
Le fait que p et non-p207 soient tous les deux vrais en même temps est inconcevable car
contradictoire, mais son inconcevabilité est propre à notre point de vue. Le seul moyen pour
nous de le rendre concevable est de penser la vérité de p et de non-p comme appartenant à des
instants différents, c’est-à-dire de les penser dans le temps. Tous les deux peuvent être vrais,
mais pas dans un même instant. Dieu peut les penser ensemble, il peut voir et concevoir tous
les possibles simultanément. De notre point de vue, nous ne pouvons les envisager que dans la
succession des instants, que dans le temps. La question relève alors du temps comme
manifestation de nos limites cognitives.
Pourquoi l’écoulement du temps serait pour nous inconcevable ? Il l’est parce qu’il
relève pour nous d’un miracle que nous ne savons expliquer, et dont les causes et les raisons
précises dépassent notre entendement. Nous ne comprenons pas précisément comment il
parvient à nous aider à saisir l’ensemble des possibles, à connaître l’espace objectif des
concepts. Gödel souligne ensuite ce qui semble être une explication accessible à notre point
de vue, mais qui reste insuffisante : « Il ne sert à rien de dire : p est vrai "au regard" d’un
instant et ~p au regard d’un autre, car les instants ne sont en effet rien d’autre que ce au regard
de quoi quelque chose peut être vrai ». La seule explication que nous puissions formuler est
circulaire. Nous pouvons dire que le temps nous permet de saisir l’ensemble des possibles
parce chaque possible, y compris ceux contradictoires, peut être considéré comme vrai si nous
percevons chacun d’eux dans des instants différents. Mais nous n’expliquons alors une cause
par ses effets : la variété des instants est le résultat du fait que certaines choses sont vraies
dans des perceptions différentes.
Le temps est lié à notre mode d’être (notre conscience), ou bien à la réalité que nous
percevons, c’est-à-dire le mouvement des réels, ou bien à la vérité, c’est-à-dire à l’espace des
possibles. En posant ces trois alternatives Gödel remet-il en doute la subjectivité du temps ?
Peut-être explicite-t-il les trois niveaux en jeu dans notre perception des concepts : notre
conscience, le réel et la conscience de Dieu. La difficulté serait de comprendre comment ces
trois niveaux s’articulent.
207
« p » peut probablement désigner une propriété (un concept) ou une relation conceptuelle (un état de choses).
318
Troisième conception
Le temps serait « le moyen de rendre le casus irrealis saisissable par les sens et
hautement perceptible ». Une ambigüité pourrait survenir sur la façon dont Gödel comprend
le casus irrealis. Il peut faire référence au conditionnel irréel (présent ou passé). Le casus
irrealis exprime un état de choses qui ne se réalise pas (ou ne s’est pas réalisé) parce que les
conditions pour qu’il le soit ne sont (n’étaient) pas réunies. Il concerne donc le possible lié à
la notion de potentiel. En ce sens, il ne s’agit pas du possible dans l’entendement de Dieu,
mais du possible lié à notre ancrage dans le monde ; il est le pendant négatif du potentiel. Il
pourrait être le possible que l’on est capable de percevoir en se tournant vers le passé, tandis
que le potentiel est le possible que l’on perçoit en se tournant vers le futur.
Ainsi, le « si », marquant les conditions de réalisation, peut être compris de notre point
de vue car il se rattache à un ensemble de perceptions correspondant à des instants. Les
conditions dans lesquelles un état de choses aurait pu se réaliser, ou pourrait actuellement se
réaliser, mais qui ne sont pas elles-mêmes réalisées, peuvent être perçues. Probablement le
peuvent-elle exactement comme nous sommes capables de voir l’ensemble des possibles,
mais en ajoutant un lien avec nos perceptions qui donnent une connaissance de ce qui s’est
effectivement passé, ou de ce qui se réalise effectivement. Pour cette raison, Gödel précise
que pour des êtres qui saisissent directement les choses in abstracto, c’est-à-dire sans recourir
à la perception mais directement au monde des essences et de tous les possibles, le
conditionnel marqué par le « si » n’est pas nécessaire à leur connaissance des choses. Nous
n’en avons besoin que dans la mesure où nous percevons les possibles par le truchement de
nos perceptions, et donc du temps.
Le casus irrealis pourrait également être une référence plus spécifique, théologique, à
l’idée que Dieu n’aurait pas pu s’incarner si l’homme n’avait pas péché et n’avait pas chuté
dans l’existence temporelle. Cependant, saisir le casus irrealis compris en ce sens spécifique,
revient à saisir un cas particulier du casus irrealis général de la grammaire.
Quatrième conception
Gödel revient à une conception plus théologique du temps, qui explique en quoi le
temps est la forme d’existence qui nous est le plus appropriée : « il est pour nous la forme
appropriée de l’existence vu qu’il consiste en une destruction et une reconstruction
continuelles (tout particulièrement en raison des contradictions qui nous sont inhérentes), en
l’occurrence aussi longtemps que nous ne nous sommes pas "convertis" ». Les cycles
continuels de destructions et de reconstructions correspondent à une véritable mise en
319
mouvement, une succession d’états, constitutive de l’existence des êtres réels. La
caractérisation de l’existence réelle des choses renvoie à la remarque [X, 7-8] (infra, 303).
Gödel affirme alors que le temps est donc pour nous la forme la plus appropriée de
l’existence. De quelle existence parle-t-il ? De l’existence des êtres réels qui se caractérise par
la succession d’états ? Mais dans ce cas, Gödel affirmerait que le réel est lui-même temporel,
et que toutes les choses réelles sont temporelles. Une autre solution se trouve dans le « pour
nous ». Le temps serait donc bien lié à notre point de vue, c’est-à-dire à la façon dont
appréhendons les choses. Par conséquent, ce n’est que de notre point de vue qu’il est la forme
que prend l’existence des choses réelles. Nous percevons le mouvement des choses réelles, la
succession de leurs différents états, comme une succession temporelle de différents instants.
La seconde interprétation est plus cohérente avec la conception générale du temps proposée
par Gödel au début de la remarque.
La seconde question se rapporte au fait que le temps est la forme la plus appropriée.
Gödel dégage deux raisons à cela. Tout d’abord il est à l’image du mouvement perpétuel dans
lequel sont plongées les choses réelles en vertu de leur insatiabilité. Dans le temps, les instants
se succèdent, et la présence d’un nouvel instant détruit en quelque sorte le précédent qui
devient irréel. Le temps exprime donc les cycles de destructions et de reconstructions des
choses dans le réel. Ensuite, Gödel évoque une raison propre à notre point de vue, en
l’occurrence une raison liée à nos contradictions internes. Nous rejoignons à nouveau l’idée
que nous sommes incapables de saisir certains possibles en les considérant ensemble,
embrassés dans un même regard. Nous ne pouvons les saisir qu’en les percevant dans
différents instants. Il en est certainement de même pour les différents états d’une même chose
que nous percevons. Nous ne pouvons les saisir qu’à travers différents instants qui les
séparent pour ne pas faire apparaître de contradictions.
Gödel ajoute à la fin de la quatrième conception que nous avons besoin du temps pour
saisir les choses que nous percevons, « aussi longtemps que nous ne sommes pas
"convertis" ». L’hypothèse que nous formulons concernant cette affirmation doit être
approfondie et vérifiée par l’examen plus attentif d’autres remarques des Max-Phil,
notamment de [IX, 50-51] et [XIV, 94]. Mais il est possible qu’elle soit liée à la chute
originelle. Nos actions, en raison de nos péchés, ont une « puissance négative » du fait que
notre âme est mauvaise (XI, 50-51). Il est possible que tant que notre âme reste mauvaise,
nous ne puissions avoir de connaissance des choses qu’à travers une pensée temporelle. La
notion de conversion exprime alors peut-être l’idée que nous quittons l’exercice de notre
320
volonté et de notre conscience, qui n’est capable d’une connaissance parfaite ni du monde, ni
des vérités logiques, ni de la morale (c’est-à-dire du bien et du mal), pour aller vers
l’obéissance à Dieu. Il pourrait alors s’agir d’un état de grâce ou encore du salut de l’âme.
La quatrième conception du temps annonce alors les deux suivantes. D’une part,
percevoir le mouvement des êtres réels (Seienden) sous une forme temporelle nous permet de
nous rendre compte de leur différence et de les connaître ; non seulement eux, mais aussi et
surtout les lois qui les gouvernent respectivement (sixième conception). D’autre part, elle
interroge le rapport entre notre point de vue qui ne peut saisir les choses qu’à travers le temps,
et le point de vue de Dieu qui n’a pas besoin du temps, rejoignant également la conclusion de
troisième conception. Toutes deux convergent vers la cinquième conception.
Cinquième conception
Elle s’arrête plus précisément sur le fait que le temps est au cœur de ce qui distingue
notre entendement (et nos connaissances) de celui de Dieu (et du monde des concepts
objectifs) :
Il est l’expression de notre incomplétude du fait qu’il nous manque ce qui
véritablement nous revient (privation). Le principe de non-contradiction ne
vaut pas non plus dans le domaine des possibilités, et cela implique la
conception selon laquelle le temps représente une série de possibilités nous
apparaissant de manière illusoire comme des réalités (d’où également le
caractère contradictoire et inconcevable de l’écoulement [du temps] et de la
distinction du maintenant).
La cinquième conception reprend la précédente en mettant l’accent sur notre incomplétude
qui se manifeste par le temps. Gödel affirme explicitement ce qui restait plutôt tacite dans les
remarques [X, 1-2] et [X, 12-13] : le temps est l’expression de notre incomplétude. Cette
conception articule alors l’explication théologique présentée en [X, 12-13], relative à notre
insatiabilité et donc au fait qu’il nous manque quelque chose, et la théorie de la connaissance
qui suppose que nous ne pouvons appréhender les choses, réelles ou possibles, qu’à travers
une succession d’instants distincts. Le passage débute avec l’origine métaphysique de notre
incomplétude, pour ensuite montrer que le principe de contradiction nécessaire à notre façon
de connaître les choses, qui est à la fois inhérent à notre incomplétude et qui requiert le temps,
n’est pas propre au domaine des possibilités (Dieu) mais bien à notre point de vue.
Par cette conception, Gödel explicite l’indissociabilité du temps et de l’incomplétude au
niveau de la conscience de l’homme. Le temps est « l’expression » de notre incomplétude, il
321
en est donc la manifestation, et en quelque sorte la conséquence nécessaire. Notre
incomplétude est un besoin de complétion pour atteindre un état absolu de perfection. Le
manque, propre à la conscience, est compris comme l’incomplétude de nos connaissances.
Mais Gödel va plus loin en affirmant qu’il s’agit du besoin d’être complété pour parvenir à un
état « qui nous revient effectivement ». Pourquoi l’état de complétude nous reviendrait-il,
nous serait-il dû ? Est-ce l’état visé par Dieu, pour l’homme, en lui administrant le temps,
c’est-à-dire la possibilité de percevoir ses perceptions (réflexion propre à la conscience),
comme le moyen de connaître les choses et ainsi de sortir de la pure multiplicité des états du
monde ? Rien n’est certain sur ce point. Toutefois, l’insatiabilité de notre conscience est bien
liée à une incomplétude de nos connaissances, qui se manifeste par notre appréhension
temporelle des choses, possibles comme réelles.
Nous sommes incapables de nous représenter tous les possibles ensemble, nous sommes
limités par le principe de contradiction qui ne devrait pas valoir dans le domaine objectif des
concepts (connaissance complète des choses par leur essence à partir des concepts les plus
simples – logiques – et leurs lois de combinaison). Du point de vue de Dieu, en tant que
possibles, p et non-p sont tous les deux vrais. Nous sommes incapables de comprendre cela, il
nous faut, pour l’affirmer, les inscrire dans des instants différents. Or cela revient à nous les
imaginer comme des faits concrets, à les penser comme s’ils étaient réels. Les appréhender
dans une suite temporelle revient à les considérer comme des réels, à ne les voir que comme
des réalisations possibles du monde et non comme de pures idées. Ainsi, en appréhendant les
possibles à travers un écoulement temporel, « ils nous apparaissent de manière illusoire
comme des réalités ». De manière illusoire en effet, car leur vraie nature est idéelle, les
possibles ne sont pas des êtres réels, concrets, mais des idées, des êtres abstraits ; toutefois, en
les envisageant ainsi, nous nous les représentons faussement comme des êtres concrets, du
moins nous les traitons comme tels. Notre connaissance des choses, en d’autres termes notre
pensée conceptuelle dont il est question en [XIV, 97-99], est indissociable de notre nature
perceptive.
Gödel revient alors à la question sur laquelle s’achève la conception générale du temps
dans la première partie de la remarque. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de
comprendre le temps et d’en garantir la légitimité à partir de notre conscience ? Gödel suggère
que nous en sommes incapables du fait de la particularité de notre point de vue, du fait que
nous sommes incapables de saisir ensemble (en un même instant) tous les possibles, de même
que tous les différents états d’une chose et du monde. Comprendre l’écoulement du monde,
322
dépasser sa seule perception, exige de pouvoir se reconnaître à la fois – en un même instant –
comme « un » et « multiple », ce dont nous serions capables uniquement à travers différents
instants. Si notre interprétation est correcte, vouloir comprendre (connaître) l’écoulement du
temps, de notre point de vue, impliquerait une circularité car pour le comprendre nous devons
l’utiliser. Nous sommes incapables de dépasser cette circularité, à moins de sortir du temps,
de ne plus en dépendre.
Sixième conception
La dernière conception proposée par Gödel est susceptible d’affirmer que notre façon
d’appréhender les choses dans des successions temporelles, si elle est appropriée dans le cas
des choses non-conceptuelles, elle l’est sans doute moins pour les concepts logiques et leurs
combinaisons. Cependant l’hypothèse dans laquelle nous nous engageons dépend d’un choix
d’interprétation qui peut être sujet à caution, bien que cohérent avec notre analyse de la
quatrième conception, de la conception générale du temps, ainsi qu’avec le rejet d’un temps
objectif de la part de Gödel :
Le temps est une forme de l’existence plus élevée que le simple être des
concepts, à savoir la forme du « vivant » (en un certain sens même la matière
vit), ce qui n’exclut pas qu’il y ait une forme encore plus élevée, en
l’occurrence celle des anges qui, sous un certain angle, est encore semblable
à celle des concepts. L’ordre des sciences selon leur dignité est donc :
logique, mathématique, jurisprudence?, physique, biologie, psychologie,
histoire, théologie.
Le point de départ de notre analyse de ce passage est l’interprétation que l’on peut
donner à l’affirmation « le temps est une forme de l’existence ». Gödel considère-t-il une
conception du temps tout autre que celles proposées jusqu’alors ? En l’occurrence considèret-il l’éventualité que le mouvement des choses dans le réel (leur existence réelle) soit luimême temporel ? Une telle éventualité serait alors compatible avec une conception
objectiviste du temps. Le temps serait réel, il serait le mouvement de toutes les choses du
monde. Cela n’impliquerait pas nécessairement qu’il soit plus fondamental que le mouvement,
mais au moins qu’il soit objectivement fondé sur le mouvement réel des choses, et non
uniquement dans la conscience de l’homme.
Il y aurait encore un moyen de rendre cette conception conciliable avec l’idée d’un
temps subjectif, en élargissant la notion de subjectivité au point de vue de toutes les monades,
et non pas uniquement de l’homme. Toutes les monades, par la modification de leur
323
perception, peuvent impliquer le temps, qui dépendrait alors des perceptions des choses et
donc en un sens d’une subjectivité (des points de vue particuliers des choses). Le temps
dépendrait donc du passage d’une perception à l’autre dans les monades. Ce sont les
modifications de perception qui seraient la cause du temps.
Mais plusieurs objections nous conduisent à écarter l’une et l’autre de ces deux
possibilités, et nous engagent à considérer que le temps est l’apanage du point de vue subjectif
de la conscience de l’homme :
1. Dans la première partie de la remarque, la conception générale du temps affirme que
l’écoulement du temps n’est possible que par la capacité de percevoir nos
perceptions ; capacité de réflexivité propre à la conscience. Cette conception
générale est soutenue par les remarques [X, 22-23] et [X, 23-24].
2. Le principe de contradiction impliqué par le temps n’est utile que pour la
connaissance, c’est-à-dire encore une fois que pour la conscience subjective. Les
animaux qui n’accèdent pas à la connaissance n’en ont pas besoin.
3. Dans les conversations avec Wang, Gödel distingue le concept de temps objectif,
qui correspond en fait au concept de cause, de notre concept du temps, propre à la
façon dont nous saisissons les relations causales réelles (infra, 89-92). Le
mouvement des choses dans le monde, la succession de leurs différents états se
comprend donc sans doute en termes de causalité, que de notre point de vue nous
saisissons dans des successions d’instants.
Par conséquent, nous soutenons l’idée que le réel n’est temporel que de notre point de vue,
parce que nous lui appliquons notre propre perception, parce que nous ne pouvons le saisir
qu’à travers notre nature temporelle. Mais il n’est pas objectivement temporel. Le principe de
non-contradiction vaut peut-être aussi pour le réel, dans la mesure où dans un état particulier
du monde ne peuvent pas se réaliser des propriétés contradictoires, par exemple dans un état
réalisé un individu ne pas être chauve et non-chauve. Mais alors ce principe se comprend en
termes de causalité, dans la succession causale des états du monde, et non temporelle.
Ainsi, lorsque Gödel parle du temps comme de la forme d’existence des choses, nous
pouvons, à l’instar de ce que nous suggérions dans la quatrième conception, penser qu’il
s’agit de la forme que prend leur existence dans notre conscience, dans la façon dont nous les
appréhendons et dont nous les connaissons, à travers nos perceptions. Dans ce cas, la sixième
conception reprend la quatrième. Nous sommes capables de connaître tous les Seienden, leurs
mouvements, grâce à notre appréhension temporelle. Nous pouvons comprendre ce qui les
324
distingue, c’est-à-dire comprendre les différences inhérentes à leur capacité d’agir, et
également comprendre rationnellement les lois propres à chaque type de capacité d’action.
Nous accédons ainsi à leur essence respective, telle que Dieu les pense. De la reconnaissance
des différentes lois propres à chaque Seiende et à leur capacité d’action respective, résultent
les différentes descriptions possibles du monde, et les différentes disciplines (domaines de
savoir) en fonction du type de Seiende que nous appréhendons.
Cependant la sixième conception met en relief une singularité dont ne fait pas mention
Gödel dans la quatrième conception : le cas des concepts logiques, qui n’ont pas le même être
que celui des choses non-conceptuelles. Les choses non-conceptuelles, y compris la matière,
ont en commun d’être vivants. Le terme « vivant » est placé entre guillemets, probablement
parce qu’il est élargi à la matière. Ainsi le phénomène d’insatiabilité et d’incomplétude du
biologique décrit en [X, 7-8] (dans la section 3.6.1) est étendu à toutes les choses nonconceptuelles. La matière est alors également en mouvement (sans doute grâce à la materia
secunda), en l’occurrence mouvement purement mécanique. Cela signifie que les concepts
logiques, même en s’appliquant aux choses réelles et en apparaissant en intension dans le
monde, ne sont pas en mouvement. Le phénomène d’insatiabilité et d’incomplétude ne les
concerne pas. Probablement est-il possible de faire le lien avec la possibilité d’action qui leur
est inhérente, telle que nous la décrivons dans la section 3.2.1.
Les concepts sont les seuls Seienden à agir directement sur les choses, sans
intermédiaire (ce sont eux les intermédiaires entre les choses, qui accordent leurs réactions).
Nous supposions alors qu’il fallait comprendre le fait qu’ils ont en face d’eux tout l’univers,
toutes les choses réelles et aussi sans doute tous les possibles, comme une conséquence de
leur action directe, immédiate. L’application des concepts ne s’opère pas en autant d’états
successifs qu’il y a de choses auxquelles ils s’appliquent. Ils s’appliquent à toutes les choses,
sans considération d’instants différents. Il est cependant vrai qu’en s’appliquant aux choses
réelles, les concepts sont tout de même soumis aux lois de la nature et sont donc restreints
dans leur application. De ce fait, dans le réel, le possible devient un potentiel, c’est-à-dire un
ensemble de possibles, déterminé par la position actuelle des choses dans le monde, et
probablement est-il aussi contraint au principe de non-contradiction, c’est-à-dire au fait qu’en
un même état du monde une chose et son contraire ne peuvent pas être réalisés ensemble.
Mais du point de vue objectif, les concepts s’appliquent à tous les autres concepts sans
contrainte, et donc ne présupposent pas une quelconque succession d’états pour agir, et donc
pas non plus de mouvement.
325
Or, la quatrième conception du temps affirme que le temps est la forme la plus
appropriée pour appréhender les choses réelles, parce que la succession des différents instants
exprime au mieux la succession des différents états des choses. Le temps est donc la forme la
plus appropriée pour appréhender le mouvement, et donc n’est plus du tout approprié pour
l’appréhension des concepts logiques. En effet, ces derniers ne manifestent aucun mouvement,
si ce n’est celui que leur imposent les lois de la nature lorsqu’ils apparaissent dans le monde.
Les concepts logiques n’apparaissent que de façon restreinte dans le réel, qui ne présente208
pas leur véritable nature, n’impliquant aucun mouvement. Ils ne peuvent alors qu’être
également saisis de façon limitée par notre entendement dont la temporalité est conçue pour
saisir le mouvement des choses réelles.209
La dernière hypothèse que nous soumettons, en conséquence de l’interprétation donnée
de la sixième conception, est relative au rôle des symboles. Ne peut-on pas voir ici la raison
de la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle ? Non seulement ils fixent l’unité
des concepts dans la diversité de nos perceptions, c’est-à-dire qu’ils nous permettent de les
identifier dans notre représentation du réel alors qu’ils sont pris dans nos perceptions des
mouvements des choses (dans notre perception des modifications de perceptions des choses) ;
mais ils expriment les concepts de telle sorte que nous réussissons à les saisir par notre
appréhension temporelle. Leur écriture matérielle est quelque chose que nous pouvons saisir à
travers une succession temporelle.
L’interprétation que nous proposons des six « conceptions » du temps présentées par
Gödel tend à montrer qu’il s’agit bien de six aspects de la conception générale donnée en
début de remarque. Les six sont impliquées par l’idée générale que la conscience est ce qui
garantit et fonde l’écoulement du temps, parce qu’elle nous procure la capacité de nous
reconnaître comme « un » et « multiple » à la fois.
Concernant la première conception, le temps comme instrument de la miséricorde de
Dieu renvoie à l’origine métaphysique du temps – donnée en [X, 12-13] – qui n’est autre que
la chute originelle. Or la question du péché concerne essentiellement l’homme et la
conscience de son état incomplet. La miséricorde de Dieu se manifeste par notre nature
temporelle, miracle qui repose sur la capacité d’action de la conscience. Le temps est ce qui
permet de nous améliorer, de combler le manque inhérent à notre état initial. C’est donc
208
Nous pouvons songer ici au fait que le réel est une présentation (Darstellung) incomplète des concepts.
Nous saisissons le mouvement des choses réelles, c’est-à-dire leurs variations de perceptions en s’identifiant à
elles par l’Einfühlung.
209
326
encore le miracle du temps qui nous nous permet de connaître l’ensemble des possibles, ainsi
que les contrefactuels (conception 2 et 3).
La conscience qui permet de nous reconnaître comme « un » et « multiple » est aussi à
l’origine de notre capacité à s’identifier aux autres choses réelles (Einfühlung). Le temps
compris dans la conception générale de Gödel est donc le meilleur moyen pour nous
d’appréhender l’existence réelle des choses, car il rend possible l’expression (et donc
l’identification sous un certain aspect) de leur mouvement (conception 4).
La cinquième conception met en évidence que la nature temporelle de notre conscience
marque ce qui distingue notre point de vue de celui objectif de Dieu. Le plus remarquable
étant que notre conscience ne peut pas comprendre sa propre nature, son propre
fonctionnement, puisqu’elle ne peut pas comprendre le miracle du temps dont elle est pourtant
à l’origine. La conscience ne peut pas se reconnaître comme ce qui se reconnaît comme « un »
et « multiple » à la fois. Or cette conséquence n’est pas sans rappeler les limitations internes
des machines de Turing, qui sont incapables de rendre compte de leur propre fonctionnement
car elles ne peuvent pas générer une règle générale pour décider des propositions (Gödel
1995e, 309‑310).
Enfin, la dernière conception pourrait soutenir l’idée que le temps n’est pas la forme
appropriée pour saisir les concepts, dont l’existence ne se réduit pas à quelque chose en
mouvement. Elle pourrait du même coup préciser le rôle du langage qui nous donne les
concepts dans une forme que nous pouvons appréhender suivant une succession temporelle.
La remarque [X, 45-47] est le point de rassemblement de toutes les remarques du cahier
X sur le temps, elle lie les interrogations métaphysiques, épistémologiques et celles propres à
la théorie de la connaissance. Elle montre que le temps comme manifestation de notre
incomplétude est le point d’articulation de ces trois pôles autour de la question de notre saisie
des concepts logiques.
3.6.3 Conclusion : temps et incomplétude au cœur des rapports entre réel, subjectif et
objectif
A travers d’une part la conception générale (épistémologique) du temps, et d’autre part
les considérations quant à l’origine métaphysique du temps et ses conséquences du point de
vue de notre connaissance, Gödel vise à préciser aussi bien la nature du temps que la nature
du point de vue subjectif qui se distingue de l’existence réelle ainsi que de l’existence
objective. Plusieurs distinctions, à l’œuvre dans [X, 7-8] et [X, 12-13] et reprises dans [X, 4547], sont en effet indispensables pour comprendre les rapports entre les trois niveaux
327
d’existence donnés en [XI, 16-18], mais plus spécifiquement encore entre symboles, concepts
objectifs et concepts subjectifs, dégagés dans la section précédente (3.5).
Selon notre interprétation, le temps est subjectif. Il est une conséquence de l’activité de
la conscience. Grâce à elle, nous sommes capables de percevoir nos perceptions. La diversité
de nos perceptions est ainsi saisie dans une seule perception actuelle. En se reconnaissant
comme « un » et « multiple » à la fois, nous pouvons alors ordonner nos perceptions dans une
succession temporelle, par rapport à notre état et notre agir actuels. Le temps est donc
intrinsèquement lié à notre conscience et à son activité propre. L’existence réelle n’est alors
pas objectivement temporelle, mais causale. Ce n’est que de notre point de vue qu’elle devient
temporelle, dans notre perception.
Par ailleurs, le temps est se qui nous distingue du point de vue de Dieu. Il est
l’expression de l’incomplétude de notre connaissance, du fait qu’il nous est impossible
d’embrasser tous les possibles dans un même regard, mais seulement à travers des perceptions
différentes. Nous ne pouvons pas saisir les concepts objectifs autrement qu’en se les
représentant dans des instants différents. Or les concepts n’ont pas une nature qui se prête à
une telle saisie. Ils sont essentiellement atemporels car complets (au sens de Gödel et non de
Leibniz). 210 Ils n’ont pas d’insatiabilité contrairement aux choses non-conceptuelles. Ils se
localisent dans l’entendement de Dieu, de ce fait ils ne reçoivent objectivement aucune
limitation. Seule leur apparition dans le réel est restreinte.
Deux conclusions émergent de notre interprétation, susceptibles d’apporter des
éléments substantiels pour préciser le réalisme conceptuel de Gödel :
1. Le rôle des symboles. Ils seraient un support matériel, réel et approprié pour faire le
lien entre les concepts objectifs et les concepts subjectifs, car ils se donnent sous une
forme saisissable par notre pensée temporelle, tout en exprimant l’unité organique
essentielle aux concepts objectifs.
2. Il est dès lors envisageable de questionner la possibilité d’un état incomplet pour les
objets mathématiques qui ne sont pas conceptuels, qui ont une existence réelle (et
probablement uniquement une existence réelle), quoiqu’ils se distinguent des autres
choses réelles non-conceptuelles. L’insatiabilité peut-elle s’appliquer dans le cas des
unités mathématiques et de leurs combinaisons ? Ne pourrait-on pas saisir le
processus itératif de génération des ensembles (dans le cadre de la théorie des
210
C’est-à-dire que les concepts ne sont pas dans un état d’insatiabilité. Affirmer qu’ils sont complets dans le
cadre gödelien ne signifie pas qu’ils le sont au sens de Leibniz, car ils peuvent s’appliquer à une pluralité de
choses.
328
ensembles) comme un phénomène d’insatiabilité ? La voie mathématique de
résolution des paradoxes rejette l’idée qu’un concept soit présupposé pour former un
ensemble. Seuls les éléments le sont. On part d’éléments primitifs que l’on peut
rassembler dans des ensembles. Ces nouveaux ensembles sont à leur tour des
éléments que l’on peut rassembler pour former des ensembles d’ensembles, etc. La
seule restriction étant qu’un ensemble ne peut prendre comme élément uniquement
des ensembles de rangs strictement inférieurs. En respectant cette unique restriction,
il est possible de poursuivre indéfiniment le processus de génération étape par étape
des ensembles. Ce processus n’est pas sans rappeler les cycles de destructions et de
reconstructions propres à l’existence des choses non-conceptuelles dans le réel,
cycles qui sont la manifestation de leur insatiabilité et donc de leur incomplétude. La
seule différence serait que chaque nouvelle étape générée par le processus itératif
d’ensembles ne détruise pas les ensembles générés aux étapes précédentes, mais les
complète. Le mouvement – si l’on peut dire – propre aux mathématiques
témoignerait d’une perfectibilité (complétion).
3.7 Conclusion : comment l’interprétation du cadre métaphysique issu des
Max-Phil alimente le réalisme conceptuel de Gödel
Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel pose un cadre métaphysique général qui reprend la
monadologie leibnizienne. Dès la présentation de la hiérarchie de ce que Gödel appelle les
Seienden, nous comprenons que sa conception se démarque des thèses leibniziennes. Le statut
des concepts, apparenté à celui des monades (ou en termes gödeliens, de choses nonconceptuelles), tranche avec le statut des idées chez Leibniz. Celles-ci ne sont que des entités
mentales, et n’ont de réalité qu’en ce qu’elles sont pensées par un sujet, l’homme ou Dieu ;
mais elles n’ont aucune existence réelle. L’influence du cadre leibnizien est assumée
(notamment par des références directes à l’auteur), mais ne s’y inscrit pas pleinement, tout
particulièrement en affichant un réalisme conceptuel plus fort.211
Les concepts logiques sont des Seienden et partagent alors des caractéristiques
communes à toutes les autres choses réelles. Notamment, il faut admettre qu’ils aient une
211
Il est possible d’interpréter la réalité que revêtent les idées dans la pensée de Dieu comme une forme de
réalisme, voir (infra, 144-145).
329
existence dans le réel. Mais en même temps Gödel continue de leur prêter un statut particulier,
dénotant de celui de l’ensemble des autres Seienden. Ils occupent le premier rang et Gödel
d’une part est conscient qu’en les introduisant dans la hiérarchie, il modifie le cadre leibnizien
dont il s’inspire, et d’autre part les traite toujours de façon différente que les autres Seienden,
comme s’il s’agissait toujours d’un cas à part. Gödel leur accorde donc un statut en continuité
avec les autres choses, bien qu’en même temps il les distingue franchement. La démarche de
Gödel vise probablement à soutenir la primauté du monde des concepts sur le monde réel,
dans une forme d’animisme des concepts (IX, 55) ; et donc également une primauté des
concepts objectifs sur les concepts subjectifs, puisque la conscience de l’homme est ancrée
dans le réel. Non seulement il peut ainsi soutenir la primauté des concepts sur le réel et sur
notre conscience, mais aussi expliquer que notre conscience est capable de les saisir et de les
connaître.
3.7.1Nature des concepts
L’analyse des Max-Phil que nous avons conduite à partir des questions soulevées par la
remarque [XI, 16-18] est certes hypothétique, car doit être vérifiée avec un plus grand nombre
de remarques sur l’ensemble des cahiers et croisée avec d’autres thèmes ; mais elle montre
qu’il est possible de donner une interprétation cohérente des thèses défendues par Gödel, en
l’occurrence autour du réalisme conceptuel. Ainsi des éléments de réponses sont susceptibles
d’éclairer les différentes questions relatives au réalisme conceptuel : sur la nature des
concepts, sur les rapports entre unités mathématiques, concepts et choses non-conceptuelles,
entre concepts objectifs, concepts subjectifs et symboles, et enfin sur le problème de
l’incomplétude. En filigrane apparaît une théorie de la connaissance qui repose sur une théorie
de la perception, supposant les rapports ou imbrications entre perception conceptuelle et
perception sensible.
Les concepts logiques, bien que constituant fondamentalement le monde objectif des
concepts (de tous les possibles), ont aussi une existence réelle. Or, être dans le réel c’est être
doué d’une capacité de réaction, et Gödel leur en accorde une : celle de s’appliquer aux
choses (concrètes ou abstraites, pour former respectivement des états de choses ou des
essences). Leur action se donne dans l’-relation (relation de liaison conceptuelle, esti). Les
concepts d’application et d’esti sont les plus fondamentaux car du premier dépend l’action des
concepts, du second le résultat, c’est-à-dire une unité structurelle ou organique, dont seul les
concepts sont capables. La présence d’une structure est donc la manifestation de l’action des
330
concepts. Ainsi en s’appliquant aux choses et en déterminant leur essence, au moins les
concepts logiques primitifs apparaissent dans le monde comme la structure du monde.212 Ils
sont garants des relations (accords) des choses du monde entre elles, de leurs liaisons. Les
concepts sont dans toutes les essences, tous les concepts complexes, ils en sont les éléments
ultimes, et lorsque les essences composant le meilleur des mondes possibles s’actualisent, les
concepts logiques deviennent leurs organes d’action, liant les choses entre elles dans le réel
lui-même. Les choses n’agissent que par leur intermédiaire. On ne peut alors pas prétendre
saisir la signification du monde sans saisir d’abord les concepts logiques et leurs lois de
combinaison. Le terme « primitif » qui les qualifie prendrait donc son sens dans cette
conception des concepts logiques comme ce dont découlent tous les possibles et toutes les
actions des choses du monde.
Gödel semble accorder un statut particulier aux concepts logiques, que n’ont pas les
concepts complexes. Il faudrait s’assurer que les concepts logiques sont bien les concepts les
plus simples. Mais les concepts complexes (essences) sont des combinaisons de concepts
simples, c’est-à-dire probablement des concepts logiques primitifs. Tout concept abstrait (qui
peut encore s’appliquer à une diversité de choses), ou chose concrète (qui ne peut plus
s’appliquer à une diversité de choses, mais seulement à un individu particulier) est un
complexe compris comme une combinaison de simples. Le rôle intermédiaire des concepts
simples est déjà présent dans le cas des concepts complexes, avant même d’apparaître dans les
choses du monde réel. Les concepts complexes n’agissent déjà plus directement sur les choses.
Il ne s’y applique que par l’intermédiaire des simples qui les composent, qui les ont
préalablement choisis. La question n’est pas clairement tranchée sur ce point. Gödel propose
une alternative qu’il n’écarte pas totalement : de la combinaison des concepts simples résulte
une capacité d’action qui serait la somme de celles des simples. Les concepts complexes
pourraient donc agir sans l’intermédiaire des simples.
L’incertitude relative à l’action des concepts complexes pourrait avoir une incidence sur
la façon dont ils figurent dans l’espace objectif des concepts. N’y sont-ils présents
qu’indirectement, en quelque sorte en puissance à partir des concepts logiques et des lois de
combinaisons ? Ou bien l’espace objectif contient-il toutes les essences possibles
indistinctement ? Il n’est pas impossible que Gödel privilégie la première alternative.
212
Nous constatons que dans l’ensemble des remarques sur lesquelles porte notre analyse, Gödel ne précise pas
toujours qu’il parle uniquement des concepts logiques, simples ou primitifs, laissant ainsi ouvert la question de la
différence de statut entre les concepts logiques et les autres concepts (complexes), même si les remarques [XI,
16-18] et [IX, 52-58] semblent privilégier une telle distinction.
331
Les essences de choses non-conceptuelles sont-elles assimilables aux notions des
monades, propres à la philosophie de Leibniz, qui renferment tout ce qui arrivera jamais aux
monades qu’elles déterminent ? Il est probable que Gödel s’en distingue pour éviter une
forme trop forte de déterminisme. Notre hypothèse serait que l’essence d’un individu, selon
Gödel, et donc de toute chose non-conceptuelle, ne renfermerait pas toutes les propriétés que
l’on pourrait jamais lui attribuer, mais seulement celles déterminant ce que Gödel appelle son
« caractère ». En d’autres termes, la notion d’essence ne renfermerait que les propriétés
déterminant sa capacité à réagir (agir et pâtir).
En choisissant les choses auxquelles ils s’appliquent, les concepts déterminent leur
capacité d’action. Lorsque les choses s’actualisent, ils deviennent leurs organes d’action. Ils
ne déterminent pas ce qui se réalise à chaque nouvel état du monde, mais seulement ce que
chaque chose est capable ou non de faire, en accord avec la capacité d’action des autres
choses. Les concepts logiques, formant l’essence des choses réelles, garantissent que chaque
chose agit en accord avec les lois de la nature imposées par le choix du meilleur des mondes
possibles. L’existence des concepts logiques dans le monde comme capacité d’action des
Seienden, détermine les lois générales du mouvement de chacun d’eux, et l’ensemble de ces
lois particulières (ne s’appliquant respectivement qu’à un seul Seiende) est en accord avec les
lois de mouvement propre à chaque type de Seienden, et enfin avec les lois de mouvement les
plus générales du monde, celles de la nature et du meilleur des mondes possibles. En ce sens
les concepts logiques capables d’être actualisés, sous la forme d’organes d’action se
substitueraient aux principes leibniziens d’harmonie.
Ainsi, l’essence détermine les lois du mouvement de la chose dont elle est l’essence.
Elle détermine la nature de ses perceptions et de ses modifications de perception, c’est-à-dire
sa structure perceptive. Mais elle ne semble pas déterminer le contenu de nos perceptions et
ce que nous choisissons de faire. De cette manière, le réel est toujours plus riche et plus
complexe que le monde objectif des concepts, impliquant probablement qu’il est possible de
connaître une chose par la perception sensible et non pas uniquement par la perception
conceptuelle (par exemple les couleurs, etc.).
Contre notre interprétation il serait possible d’affirmer qu’en déterminant les lois de
mouvement d’un Seiende particulier, l’on pourrait encore dire que l’essence détermine chaque
modification de sa perception, en accord avec chaque modification de perception des autres
choses. Les lois de mouvement inscrites dans l’essence d’une chose la détermineraient alors
332
entièrement, si bien que nous retrouvons le même déterminisme impliqué par la monadologie
leibnizienne.
Mais il est peu probable que cette seconde interprétation soit cohérente avec la pensée
de Gödel. Tout d’abord, elle est trop déterministe. Gödel défend bien l’idée d’un accord entre
les choses du monde, sans quoi le monde ne serait qu’un chaos informe dont aucune
connaissance ne serait possible. Mais il semble accorder une importance toute particulière au
problème de la liberté des esprits, et à la volonté des choses comme moteur d’action. Ensuite,
les notions de disposition et de potentiel que nous n’avons pas examinées plus avant, semblent
justement laisser une place à la volonté et aux choix propres aux choses de réaliser un état
possible du monde parmi d’autres. Les essences pourraient simplement restreindre l’ensemble
des possibles propres à chaque chose et à chaque état du monde. Les notions de disposition et
de potentiel sont encore floues, mais sont probablement une des clés pour comprendre la
notion d’essence de choses non-conceptuelles chez Gödel.
Les concepts logiques, les plus simples, primitifs, à l’origine de toutes les essences,
c’est-à-dire de toutes les lois d’action (de mouvement) des choses – du particulier au plus
général (individus, types de Seienden, monde) – animent le monde réel. Les concepts logiques
sont alors les organes d’actions, intermédiaires entre les choses ; ils permettent au monde de
tenir ensemble. Ils sont la liaison, le ciment des faits et du monde. Ils constituent l’unité
organique du monde, et, en obéissant aux lois de la nature, ils lui donnent sa signification. La
question des concepts fondamentaux de la philosophie, qui ne sont pas traités par Gödel dans
le cadre métaphysique que nous avons étudié, pourrait être en lien avec la restriction de
l’application des concepts logiques par les lois de la nature et la façon dont ceux-ci
apparaissent dans le monde. Les concepts philosophiques fondamentaux sont ceux capables
de rendre compte de la signification du monde. Ils présupposent donc bien les concepts
logiques, mais doivent expliquer les lois de la nature auxquelles les concepts logiques se
contentent d’obéir.
La dernière question en lien avec la nature des concepts, concerne ce qui les distingue
des unités mathématiques. Dans la remarque [XI, 16-18], une ambiguïté subsiste pour savoir
si Gödel introduit bien les unités mathématiques et leurs combinaisons dans le rang se
rapportant aux concepts logiques. Mais en ayant suivit cette interprétation que nous jugions
plus cohérente, nous parvenons à plusieurs conclusions quant aux rapports entre concepts
logiques et unités mathématiques :
333
1. Les objets mathématiques appartiennent au réel, et probablement uniquement au
réel. 213 Ils n’ont pas à proprement parler d’essence, parce qu’ils n’ont pas
d’existence conceptuelle. En fait, objectivement ils se rapportent aux concepts
logiques. Ils ne sont donc qu’un aspect, en l’occurrence extensionnel, des concepts
logiques dans le réel. Mais les unités mathématiques ne sont pas elles-mêmes des
Seienden, seuls les concepts logiques en sont. Seul l’aspect intensionnel des
concepts est tourné vers le monde objectif des concepts ; l’aspect extensionnel est
profondément attaché au réel. Les unités mathématiques complexes (ensembles)
n’ont pas de liaison entre leurs éléments, elles ne sont pas des structures
organiques.214
2. En même temps, les unités mathématiques se distinguent des autres choses nonconceptuelles, car elles ne se différencient les unes des autres que numériquement.
Là encore on pourrait penser qu’elles n’ont pas une essence propre, puisqu’elles ne
sont des individus qu’en un sens faible. La conception des unités mathématiques
ainsi dégagée reprend les conversations de Gödel avec Wang, dans lesquelles elles
apparaissent comme des cas limites d’objets spatio-temporels. Elles sont dans le réel,
« à côté des autres choses ».
Notre hypothèse présente l’avantage de mettre en relief les rapports entre extension et
intension dans le cadre métaphysique donné en [XI, 16-18], à travers les rapports et
distinctions entre concepts logiques et unités mathématiques.
3.7.2 Connaissance des concepts : rapports entre réel, subjectif et objectif
A travers l’examen des trois niveaux d’existence des Seienden se met en place l’idée
que n’avons sans doute pas un accès direct aux concepts objectifs du fait de notre Einbettung
in der Welt. Le monde objectif des concepts est l’ensemble des concepts possibles, ou au
moins des concepts simples et des règles de combinaison. Le réel correspond à la réalisation
des essences composant le meilleur des mondes possibles. En se réalisant, toutes les choses
ont une manifestation sensible, matérielle. Notre point de vue se trouve entre les deux, il est
213
Au sens large où notre conscience appartient également au réel et où nous pouvons percevoir ces objets et en
avoir une connaissance.
214
Il est alors remarquable de voir que les ensembles ne sont pas déterminés par la liaison de leurs éléments,
mais qu’ils entrent eux-mêmes dans une structure ordonnée, en l’occurrence la structure impliquée par le concept
itératif d’ensemble. Ce qui voudrait dire que leur être n’est pas conceptuel, mais que leur génération dépend de
quelque chose de conceptuel. Chaque étape du processus itératif de la formation des ensembles suit une loi
précise, saisie par le concept itératif d’ensemble.
334
celui d’une conscience qui à la même nature conceptuelle que la conscience de Dieu (une
pensée conceptuelle). De ce fait notre point de vue est tourné vers le monde objectif des
concepts. Mais notre conscience est aussi réelle, elle est prise dans le monde, liée à un corps.
Elle est donc également tournée vers le réel. Elle est en mouvement ; mouvement qui se
manifeste par la nature temporelle de notre pensée. La double direction de notre attention, sur
le réel et sur le monde des concepts, se traduit par une double capacité de perception, sensible
et conceptuelle.
La perception des concepts ne se fait qu’à travers la diversité de nos représentations
(Vorstellungen), et par notre identification aux autres choses, c’est-à-dire finalement à travers
la diversité de nos manifestations sensibles et conceptuelles confondues. La connaissance
conceptuelle des choses (de leur essence) se fait à travers leur manifestation sensible, à travers
la perception de leur mouvement dans la matière. Grâce à l’accord des lois entre les différents
niveaux de Seienden, nous percevons l’essence des choses à travers la perception sensible de
leur manifestation matérielle dans le monde. De façon sous-jacente, apparaît l’idée que nos
perceptions conceptuelles n’ont lieu qu’à l’occasion de l’expérience.
Par conséquent notre appréhension des concepts doit surmonter la diversité de nos
perceptions conceptuelles prises dans la diversité de nos perceptions sensibles. La difficulté
est augmentée du fait de la nature temporelle de notre pensée, inappropriée pour saisir ce qui
n’est essentiellement pas en mouvement. Les concepts logiques se déploient, s’appliquent
(agissent) sans avoir besoin de se mouvoir.
Selon notre interprétation, plusieurs sources de limitation et d’incomplétude sont
susceptibles d’être en jeu dans notre connaissance des concepts logiques :
1. Nous ne les percevons qu’à travers l’essence des choses, que nous percevons déjà
indirectement à partir de nos représentations du monde.
2. Le réel ne contient pas en lui-même l’ensemble de toutes les applications possibles
des concepts logiques, mais seulement les instances soumises aux lois de la nature.
Le réel n’est donc pas une présentation complète des concepts logiques objectifs
dont découlent tous les possibles.
3. Lorsque nous percevons ces instances d’application des concepts logiques, nous les
percevons dans leur diversité, sans unité, et dans une forme temporelle inappropriée.
Les symboles jouent alors un rôle essentiel pour palier ces manques. Ils nous permettent de
dépasser la diversité pour saisir l’unité des concepts, et ce sont des entités matérielles qui tout
à la fois sont capables d’exprimer les liaisons conceptuelles (les lois de combinaisons de
335
concepts), et de se laisser saisir dans la forme temporelle de notre pensée. Les symboles
constituent le pont indispensable entre les concepts objectifs et les concepts subjectifs.
Mais sont-ils suffisants pour nous permettre de dépasser la double incomplétude, liée à
la nature du réel et de la conscience subjective ? Suffisent-ils à nous faire atteindre une
connaissance complète des concepts objectifs ? Ou du moins suffisent-ils à nous permettre
d’établir une théorie satisfaisante des concepts ? Pouvons-nous, par leur biais, atteindre une
connaissance suffisante des concepts primitifs et des règles de combinaisons pour établir une
axiomatique échappant aux paradoxes intensionnels ? Une réponse positive n’est pas évidente
au seul regard de notre analyse, car les symboles sont eux-mêmes matériels et doivent être
soumis à la même forme d’incomplétude inhérente à toutes choses réelles.
336
Conclusion
L’objectif général visé à travers cette analyse des Max-Phil, nous l’avons dit, est de
montrer que ces textes renferment une pensée philosophique cohérente, à partir de laquelle se
dégagent des positions propres à Gödel. Il n’est ni un historien de la philosophie, ni un simple
amateur éclairé. La pensée qu’il y développe fait l’objet d’une véritable recherche, en lien
avec ses affirmations exposées dans les publications, notamment celles de 1944 et 1951 qui
couvrent la période d’écriture des cahiers examinés, de même que dans ses conversations avec
Wang, ainsi que ses travaux scientifiques.
Nous sommes partis de l’hypothèse que le réalisme conceptuel à une place centrale dans
la philosophie de Gödel, et qu’il soulève des questions spécifiques ne trouvant pas de réponse
claire et explicite dans les écrits publiés. Ainsi, nous souhaitions montrer que les Max-Phil et
le cadre métaphysique qui s’en dégage sont susceptibles de pallier ce défaut. Les Max-Phil
permettent de préciser les termes des questions propres au réalisme conceptuel, et d’apporter
des éléments de réponse.
En retour, ce problème particulier émanant des textes publiés nous a servi de fil
conducteur dans l’analyse des Max-Phil, sans quoi nous aurions été confrontés au risque d’un
éparpillement, rendant impossible la mise en évidence des soubassement d’un système
philosophique. Nous avons ainsi limité l’étendue de nos recherches, ne couvrant et
n’interrogeant qu’une infime partie de l’ensemble des remarques que renferme la série. Cette
restriction nécessaire nous expose certes à l’incertitude de ce que peuvent encore dévoiler les
Max-Phil, qui pourraient potentiellement mettre à mal notre interprétation. Mais nous sommes
conscients de ce risque inhérent à notre démarche. Le fait est que peu de travaux
d’interprétation ont été réalisés sur ces textes, essentiellement parce qu’ils ne sont
actuellement pas publiés. L’essentiel des travaux réalisés sont liés au projet ANR, auquel nous
sommes également rattachés. Bon gré mal gré, ils font office de premiers pas en terre
inconnue, avec toutes les difficultés que cela implique.
Cependant, même si nous n’avons pas suffisamment de recul sur l’ensemble des MaxPhil pour pouvoir prétendre développer plus que de simples hypothèses sur une partie aussi
restreinte, nous avons montré, sur cette partie, la possibilité de faire des liens entre les
remarques, signes d’une pensée structurée et d’une certaine cohérence. Non seulement les
337
remarques se font-elles écho à l’intérieur des Max-Phil, mais également font-elle écho aux
positions défendues par Gödel dans les écrits publiés et dans les conversations avec Wang.
Un des moyens de vérifier la cohérence de notre interprétation, et donc celle des MaxPhil, est l’éclairage que notre analyse apporte sur la problématique qu’elle s’est donnée
comme fil conducteur. Il nous est possible, à partir d’elle, de proposer un certain nombre de
précisions, et de décliner un certain nombre d’aspects propres aux questions liées au réalisme
conceptuel.
Pourquoi
Gödel
privilégie-t-il
la
voie
logique
de
résolution
des
paradoxes russelliens ? Pourquoi défend-il un réalisme conceptuel et non pas uniquement un
réalisme mathématique ? De quoi les concepts arrivent-il à rendre compte que les objets
mathématiques ne peuvent pas ? Qu’est-ce qui pousse Gödel à penser que le projet leibnizien
n’est pas utopique au regard des avancées scientifiques du début du XXe siècle ? Comment
peut-il expliquer que nous pouvons appréhender les concepts objectifs qui sont indépendants
de nos définitions et constructions ? Non seulement nous pouvons les appréhender, mais aussi
améliorer la connaissance que nous en avons, suffisamment du moins pour espérer développer
une théorie satisfaisante des concepts en intension. Par théorie satisfaisante, entendons qui
rende suffisamment compte des concepts objectifs pour établir les concepts primitifs et leurs
règles de combinaison, et éviter les paradoxes intensionnels.
L’ensemble de ces questions constituent une zone d’ombre autour du réalisme
conceptuel. A partir de l’état de l’art de cette position philosophique dans les publications, se
dégagent trois grandes lignes de problèmes à éclaircir :
1. Les rapports entre mathématiques et logique, exigeant une mise au point sur la
nature respective des concepts et objets mathématiques.
2. Les rapports entre concepts subjectifs, concepts objectifs et procédure mécanique.
3. L’idée d’incomplétude, et plus spécifiquement le rapport entre l’incomplétude liée à
notre connaissance des concepts et le phénomène d’incomplétabilité des
mathématiques.
En arrière-plan, se profile la question des raisons qui poussent Gödel à se tourner vers Husserl.
La période pré-husserlienne souligne un cadre leibnizien explicite et pourtant peu compris,
comme le souligne Crocco. Quelle place et quelle influence prend-il dans la pensée de Gödel ?
Est-il possible d’identifier plus précisément les raisons qui l’entrainent à chercher une
méthode de clarification des concepts chez Husserl ? Ces raisons sont-elles imputables au
cadre leibnizien ? Crocco défend l’idée qu’elles sont plus spécifiquement liées à la trop forte
338
dépendance au langage de notre saisie des concepts dans laquelle l’engage le cadre leibnizien.
Quel éclairage peut apporter notre interprétation ?
Quatre points apparaissent essentiels et sont susceptibles de soutenir la nouvelle
perspective insufflée par Crocco dans la lecture des écrits publiés de Gödel :
1. la nature des concepts logiques compris comme des Seienden,
2. l’incomplétude liée au réel dans lequel est pris notre point de vue
3. le rôle intermédiaire des symboles, entités réelles matérielles, pour notre saisie des
concepts objectifs
4. L’influence des thèses leibniziennes, omniprésente dans la pensée philosophique de
Gödel, sans toutefois que cette influence ne se traduise par une pleine adhésion.
Tout d’abord, la compréhension des concepts comme Seienden offre un fondement
métaphysique et justifie le recourt au réalisme conceptuel. Mais elle explique également la
primauté donnée par Gödel à la voie logique de résolution des paradoxes sur la voie
mathématique. Seule une théorie des concepts en intension est susceptible de soutenir son
projet métaphysique. La signification du monde ne peut pas nous être décrite par des unités
qui ne seraient pas structurelles, c’est-à-dire dont les parties ne sont pas interconnectées.
Autrement dit, elle ne peut pas être saisie par des unités mathématiques. La signification du
monde est donnée par l’action des concepts sur les choses réelles, par leur application aux
choses. Elle ne peut donc être saisie qu’en ne tenant compte de l’unité structurelle du monde,
c’est-à-dire qu’en ne tenant compte des concepts en intension et de leurs règles d’application
(combinaisons). La question du réalisme conceptuel est donc bien distincte de celle du
réalisme mathématique et la négliger revient à négliger une partie des intentions de Gödel, à
l’œuvre notamment dans le Russell paper. Il n’est pas anodin que Gödel parle alors de
concepts et classes, et qu’il vise une théorie imprédicative des concepts. Les concepts en
intension ont un rôle essentiel à jouer dans notre connaissance, plus fondamental encore que
celui des ensembles et de la logique extensionnelle.
Le deuxième point éclairant tout particulièrement la question du réalisme conceptuel tel
qu’il se présente dans les écrits publiés de Gödel est l’incomplétude liée au réel. Toutes les
choses réelles sont dans un état d’incomplétude, d’insatiabilité, qui les meut. La question
ouverte par cette conception du réel porte sur les conséquences qu’elle peut avoir sur les
mathématiques, et sur la possibilité de clarifier d’avantage le rapport entre logique et
mathématiques. Les unités mathématiques ont certes une nature différente des autres choses
réelles, du fait qu’elles n’ont qu’une individuation numérique, mais elles sont bien réelles.
339
Dans ce cas ne pourrait-il pas y avoir une incomplétude propre aux objets mathématiques, à
l’origine du processus d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques exposé dans
la Gibbs lecture ?
La notion d’ensemble déployée dans la voie mathématique de résolution des paradoxes ne
présuppose que l’opération « ensemble de ». On peut générer un ensemble sans présupposer
de concepts, simplement en rassemblant de l’extérieur des objets, sans que ceux-ci ne soient
pris dans une quelconque liaison. La seule restriction étant qu’un ensemble ne peut collecter
que des éléments déjà là, l’ensemble ne présuppose donc que l’existence de ses éléments et ne
peut être élément de lui-même. Le processus d’appréhension des ensembles étape par étape, le
passage d’un rang au rang supérieur, est saisi par le concept itératif d’ensemble. Or un tel
processus, infini, que rien ne restreint en dehors de l’interdiction de l’autoréférence, est
comparable au mouvement des choses dans le réel, cycle perpétuel de destructions et de
reconstructions, passage d’un état à un autre, dû au caractère incomplet de l’état dans lequel
se trouvent les choses. La seule différence notable est que le passage d’un rang à un autre
dans la formation des ensembles n’implique pas la destruction des ensembles générés
précédemment. La structure des ensembles se donne à nous d’une manière certes incomplète,
mais perfectible.
Contre cela, la voie logique défend la détermination des ensembles par un concept. Pour
exister, un ensemble présuppose un concept. 215 Selon cette conception des ensembles, le
rassemblement extérieur des unités mathématiques peut trouver son origine dans des unités
structurelles, c’est-à-dire dans le monde objectif des concepts. Ainsi en reprenant l’idée
leibnizienne d’inversion entre les calculs en intension et en extension (infra, 138), Gödel
pourrait espérer rendre compte des mathématiques par une théorie des concepts en intension,
la même qui soutiendrait son projet métaphysique, d’une façon telle que l’on puisse
contourner le problème du phénomène d’inépuisabilité des mathématiques. Nous pourrions
atteindre les vérités mathématiques, qui dépendent d’ailleurs des concepts qu’elles
contiennent suivant la définition de l’analycité donnée par Gödel, directement par les concepts
de la logique en intension.
En effet, l’analyse des Max-Phil met en lumière un avantage que présentent les concepts
logiques et que n’ont pas les unités mathématiques, susceptible d’expliquer pourquoi il nous
215
Notons que Gödel est alors bien conscient de la différence entre les classes et les ensembles, et les distingue
dès 1947 dans le Cantor paper. S’il est convaincu que tous les ensembles peuvent être donnés par un concept, il
admet que tous les concepts ne donnent pas lieu à des ensembles, puisque les ensembles ne supportent pas
l’autoréférence. Les classes sont pour Gödel les extensions de concepts, y compris des concepts qui s’appliquent
à eux-mêmes ; auquel cas les classes ne sont que des « façon de parler ».
340
serait possible d’échapper au phénomène d’inépuisabilité grâce à une théorie des concepts en
intension. Les concepts logiques ne revêtent pas l’état incomplet dans lequel se trouvent les
choses dans le réel. Certes leur apparition dans le monde est restreinte par les lois de la nature,
mais cela n’enlève rien au fait qu’ils agissent avant tout hors du monde. Ils forment l’essence
de tous les possibles avant l’actualisation du meilleur des mondes. Leur action n’est donc pas
limitée, et doit être complète, c’est-à-dire qu’ils doivent être capables de déployer et
d’embrasser l’ensemble de toutes leurs applications possibles, dans ce qui correspondrait – de
notre point de vue – à un seul et unique instant.
Dans ce cas une connaissance suffisante des concepts, nous permettant d’établir une
théorie satisfaisante, pourrait nous donner la connaissance des objets mathématiques, tout en
évitant le problème d’inépuisabilité, auquel nous sommes actuellement confrontés, et qui
implique le système infini non clos des axiomes de la théorie des ensembles. Mais il nous
faudrait alors sortir du champ des mathématiques. Pour aller un peu plus loin dans la même
voie, et si notre hypothèse concernant la nature des objets mathématiques se vérifie, peut-être
serait-il également explicable que seules les mathématiques renferment ce processus
d’inépuisabilité.
Les Max-Phil nous ont montré que chaque science est la description du monde suivant le
point de vue d’un type spécifique de Seiende (purement mécanique avec la matière,
biologique avec le vivant, psychologique avec la conscience de l’homme, etc.). Or seules les
mathématiques portent sur des objets qui ne sont pas des Seienden. Ce constat ne pourrait-il
pas faire une différence ? Tous les Seienden ont une triple existence, dans le réel, mais
également conceptuelle. Ils ont une essence qui est fondamentalement une combinaison de
concepts logiques. Ce qui voudrait dire que dans cette existence ils sont complets. Les
Seienden seraient donc complètement saisissables par leur essence. Or les unités
mathématiques sont les seules choses qui n’ont pas cette existence et qui ne peuvent pas se
décrire comme une combinaison de concepts logiques.
La question qui s’impose alors est : notre point de vue subjectif sera-t-il jamais capable
d’atteindre une connaissance complète des concepts objectifs ? Les Max-Phil, et
essentiellement l’analyse de la cinquième conception du temps donnée dans la remarque [X,
45-47], jette un sérieux doute sur cette possibilité qui tranche avec l’optimisme dont fait
preuve Gödel dans les textes publiés. Au contraire, notre incapacité à dépasser ce que Gödel
appelle le « miracle » de l’écoulement nous rapproche bien plus d’une machine de Turing
incapable de comprendre son propre fonctionnement.
341
Si Gödel distingue effectivement les concepts subjectifs des symboles qui les expriment
et de leurs lois purement mécaniques de combinaison, il n’empêche qu’il accorde à ces
derniers un rôle très fort, suggérant que nous serions incapables de saisir les concepts objectifs
autrement qu’à travers eux. Or les symboles, en tant qu’entités réelles, sont sans doute
également soumis au phénomène d’incomplétude propre à toutes les choses du réel. Comment
Gödel pouvait-il à fois penser que nous pouvions améliorer notre perception des concepts, en
tout cas suffisamment pour atteindre une théorie satisfaisante des concepts, et penser que nous
sommes en quelque sorte soumis à la nécessité des symboles pour y parvenir ? La seule
réponse plausible serait que Gödel ne prétende pas que nous visions une connaissance
complète des concepts, mais seulement suffisante pour éviter les paradoxes intensionnels.
Mais la recherche des concepts primitifs ne revient-elle pas à rechercher une connaissance
complète des concepts, dans la mesure où tous les concepts possibles peuvent être ramenés
aux seuls concepts logiques dont ils sont des combinaisons ? Peut-être alors que cette
recherche n’implique pas de voir tous les aspects des concepts logiques, toutes leurs
combinaisons possibles, mais uniquement ceux qui nous éviteraient les paradoxes et nous
donneraient les bonnes lois de combinaisons.
Enfin, le dernier point qui nous permet de faire le lien avec les textes publiés de Gödel
concerne le cadre leibnizien, explicitement revendiqué dans le Russell paper, et qui apparaît
en filigrane dans notre analyse des Max-Phil. Son influence n’est donc pas à négliger dans
l’interprétation de ses positions philosophiques, comme le souligne le travail de Crocco déjà
éclairant sur ce point. L’interprétation de Mugnai et de Nachtomy sur la distinction entre idées
in mente homini et idées in mente Dei est éclairante pour comprendre comment Gödel a pu
être influencé par Leibniz dans les rapports entre conscience de l’homme et conscience de
Dieu, ainsi qu’entre concepts subjectifs et concepts objectifs. Gödel accorde aux concepts
logiques une existence dans le réel, comme organe d’action – pas uniquement organe de notre
conscience, mais probablement de toutes les choses réelles, sans quoi ces choses ne seraient
pas liées entre elles. Ce faisant, Gödel manifeste sa volonté de modifier le cadre leibnizien
pour le rendre compatible avec son réalisme conceptuel.
L’analyse que nous proposons n’est qu’un point de départ, qui a besoin d’être complété
par un élargissement des remarques couvertes, en la croisant avec d’autres thèmes, par
exemple la physique pour le temps. Elle doit également être complétée par une étude
leibnizienne plus profonde et plus spécifique, qui pourrait mieux cerner l’influence exacte de
342
Leibniz sur la pensée de Gödel. Enfin il faudrait encore croiser l’influence de Leibniz avec
celle d’autres auteurs comme Frege et Russell.
Même si des doutes et des incertitudes subsistent quant à l’interprétation que nous
proposons, celle-ci vise à souligner que derrière la forme kaléidoscopique que prend la
structure des Max-Phil, sous la diversité et l’éparpillement apparent du contenu des remarques
se cache une unité. Elle comporte en effet des liaisons entre les thèmes et les questions
abordées, les références à d’autres auteurs, qui s’imbriquent pour atteindre un objectif
philosophique général. Les remarques des Max-Phil convergent vers la recherche des
concepts primitifs de la logique, des concepts philosophiques fondamentaux, c’est-à-dire vers
la mise en place d’une métaphysique comme science générale du monde, dans laquelle
s’inscrivent les descriptions particulières de toutes les sciences, et qui donne un sens à
l’ensemble de notre savoir.
Nous avons tenté de montrer que les Max-Phil reprennent effectivement les questions
liées au réalisme conceptuel de Gödel, soulevées dans ses publications. Mais plus encore,
notre analyse tend à montrer qu’ils sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse à ces
questions. Le cadre philosophique rigoureusement développé dans les Max-Phil contient
certaines clés de résolution, même s’il reste inachevé. Il ne faut donc peut-être pas s’attendre à
trouver toutes les réponses, ni même à trouver un système philosophique clos sur lui-même,
mais la poursuite de l’analyse des Max-Phil pourrait modifier profondément le paysage des
études gödeliennes.
343
Abréviations
Gödel :
IX : Max-Phil IX: 18 November 1942-11 March 1943, German transcription by Engelen, Eva-Maria, via Crocco
Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”).
X : Max-Phil X: 12 March 1943-27 January 1944, German transcription by Dawson Cheryl, revision by
Rollinger Robin, second revision by Engelen, Eva-Maria, via Crocco Gabriella (overall direction of the project
“Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”).
XI : Max-Phil XI: 28 January 1944-November 1944, German transcription by Dawson Cheryl, revision and
complements by Rollinger Robin, second revision and complements by Engelen, Eva-Maria, via Crocco
Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher : from logic to cosmology”).
XII : Max-Phil XII: 15 November 1944-5 June 1944, German transcription by Engelen, Eva-Maria, via Crocco
Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”).
XIV : Max-Phil XIV: 1946-?, archives Gödel, German transcription by Dawson C., revision by Rollinger R.,
retranscription by Eva-Maria Engelen, via Crocco G. (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher:
from logic to cosmology”).
Cantor paper : « What is Cantor’s Continuum Problem ? » (Gödel 1990e)
Carnap paper : « Is Mathematics Syntax of Language » (Gödel 1995c)
Gibbs lecture : « Some Basic Theorems on the Foundations of Mathematics and their
Implications » (Gödel 1995e)
Russell paper : « Russell’s Mathematical logic » (Gödel, 1990c)
Leibniz :
GP : Leibniz, Gottfried Wilhelm, 1875-1890, Die Philosophischen Schriften, herausgegeben von C. Gerhardt,
Berlin, reprint Georg Olms Verlag 1978, suivi du numéro du volume et de la page.
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Index rerum
Action, 48, 51, 54, 59, 163, 179, 194, 195-
concept itératif d'ensemble, 5, 27, 34, 44,
208, 214-215, 220, 227, 235, 237-238,
54-55, 67, 69-74, 80-83, 85, 89-90, 93,
243, 248, 251-252, 257, 259, 261, 263-
95, 103, 112, 119-120, 125, 127, 133-
268, 272-273, 297, 300-301, 303, 307,
134, 147, 160, 334, 340
310, 314, 320, 325-326, 330-333, 339,
connaissance des, 2, 27, 46, 100, 147,
341-342
150-151, 169, 190, 273-274, 282, 295,
Analycité, 67, 79, 96-97, 105-107, 109,
299, 335, 338
110, 120-124, 126, 129, 131, 133, 138,
d'individu, 173, 180, 182-183, 186, 191,
158, 221, 340
231, 266
Animisme, 164, 201, 206, 226, 330
logiques, 41-42, 47, 54, 100, 102-103,
Axiomatique, 2, 34, 41, 45, 56, 72, 74, 80-
136, 149, 155, 157-178, 180-193,
84, 86, 94, 104, 141, 144, 147, 151, 336
198-199, 201, 205-212, 214-215, 218-
Bedeutung, 135-136, 138-139, 141-144,
221, 223-224, 226, 228, 231-232,
237, 246, 256
234-235, 242, 245, 247, 251, 254-260,
Cantor paper, 3, 9, 11, 65, 67, 69-70, 73,
263, 265, 267-268, 271-275, 279,
80, 96, 99, 104, 114-115, 121, 130, 146,
281-282, 290, 294, 296-297, 323,
150, 158, 340
325-327, 329-335, 339-342
Cause, 41, 48, 51, 53, 54, 58, 90, 92, 100,
monde des, 5, 78-79, 92, 96, 103, 106-
115, 119, 151, 163, 165, 194, 196-197,
108, 110, 112, 116, 150-151, 157, 163,
199, 200, 226, 234, 238, 248, 252, 279,
165-168, 170, 173, 177, 180, 182-183,
288, 301-306, 309-311, 318, 324
186-187, 190, 207, 212, 220, 228-229,
Characteristica universalis Voir Leibniz
232, 239, 242, 254-255, 257, 266, 271,
Chute originelle, 303, 306-311, 317, 320,
274, 290, 294-297, 299, 301, 313, 321,
330, 332, 334-335, 340
326 Voir aussi Péché originel
objectifs, 46, 48, 104, 107-109, 120, 122,
Combinaisons Voir Unité mathématique et
124, 129-133, 142-144, 146-147, 150-
Concepts logiques
151, 162, 168, 170, 175, 177, 182,
Concepts
350
187-188, 190, 192, 220, 224, 234-237,
Démonstration, 37, 53, 64, 71, 74, 76, 80-
240-242, 244-246, 248, 254-255, 257-
81, 84-88, 94-95, 103-104, 107-108, 110,
258, 265-266, 272, 274, 276-279,
113, 176-177, 298
281-282, 287, 295-297, 313, 321, 328,
Déterminisme, 226, 254, 332-333
330, 334, 336, 338-339, 341-342
Einbettung, 223, 236-239, 241, 243, 255,
philosophiques, 41-42, 46-47, 53, 164,
167, 187, 191, 208, 333, 343
271-272, 283, 301, 334
Einfühlung, 170, 223, 237-239, 264, 271-
primitifs, 2, 5, 41, 45-46, 61, 88, 102,
272, 326
105, 110, 113, 117, 137, 149, 153,
Ensembles, 16, 27, 33-34, 37, 53-54, 64,
164, 191, 233, 240, 243-244, 246-248,
67, 69-71, 74, 79-82, 88-92, 94-97, 102-
255, 287, 297, 299, 336, 338, 342-343
103, 111-112, 115, 123-130, 132, 134-
subjectifs, 46, 48, 107, 133, 150-151,
135, 137, 139-141, 145, 147, 149, 159-
154, 165-166, 170, 175, 182, 188-190,
161, 177-178, 209, 210-220, 255, 291-
224, 236, 240-241, 244-246, 254-255,
292, 328, 334, 339-341
258-259, 265-266, 275-276, 278, 293,
ensemble vide, 160-161, 209, 212, 216-
296-299, 328, 330, 336, 338, 342
217, 220
Connaissance conceptuelle, 169, 234, 240,
primitifs, 160
246, 265, 275, 279, 281, 335, Voir aussi
Connaissance des concepts
singleton, 160-161, 209, 212, 216-217
Espace, 34, 42, 53, 57, 79, 92, 102, 119,
155, 157, 166, 168-169, 172-174, 176,
Conscience
de Dieu, 155, 168-176, 179, 189, 222-
178, 185, 189, 192-195, 198-199, 208-
224, 236-237, 247, 254, 255, 257, 259,
210, 212-213, 215, 219, 222, 228, 231-
260, 263, 267, 281, 296, 318, 335,
232, 242-243, 246-248, 250, 254, 259-
342
260, 265, 274-275, 277-278, 280-282,
287-288, 290, 293-294, 297-298, 301,
de l'homme, 168-171, 17-175, 180, 182-
312, 315, 316, 318, 331
183, 188-189, 222-224, 236-239, 241,
246-247, 251, 254-257, 263, 265-266,
Essence, 142-143, 162-164, 181-183, 190,
279, 281, 296, 299, 303, 307, 324,
193-194, 197-198, 200-205, 207-210,
330, 34-342
212, 214, 219-222, 224-229, 231, 234,
236, 238-239, 247, 250-256, 259-262,
Constructivisme nominaliste, 43, 55, 61,
264-267, 271, 273-275, 289, 290-293,
121
319, 322, 325, 330-335, 341
Création, 53-54, 76-78, 98, 161, 225-226,
253, 261, 306-307, 309-310
351
Extension, 69, 71, 73, 80, 89, 95, 110-111,
271-272, 277-278, 297-304, 306-313,
122, 128, 135-141, 144, 158, 160-161,
321, 325, 327-330, 335-336, 338-339,
172-174, 198, 202, 207, 218-220, 232,
342, Voir aussi Insatiabilité
247, 256, 265, 284, 289, 295, 334, 340
Formalisme, 155, 174, 180, 260, 286, Voir
Indécidabilité, 73, 81, 82
Insatiabilité, 163, 300, 302-310, 320-322,
aussi Symboles
325, 328, 339
Gabelsberger (sténographie), 4, 10, 12, 17-
Intension, 5, 7, 33, 54, 56, 77, 95, 110-111,
19, 21, 23, 25, 29-30, 33, 35-36, 38-39,
134-141, 143-144, 147, 149-151, 158,
51-52, 59, 156
166, 170, 173-174, 178, 180-181, 186,
Géométrie, 89
188, 209, 212, 219, 220-221, 230, 232,
Gibbs lecture, 5, 16, 19, 24, 27, 32, 46, 54-
235, 247, 256, 259, 263, 276, 284, 289,
295-297, 299, 325, 334, 338-341
55, 61, 65, 70, 74, 76, 78, 80, 87, 88, 91,
93-94, 96-98, 105, 107, 114, 116, 119,
Intuition mathématique, 68, 98-104, 110,
113, Voir aussi Perception des concepts
121, 124, 126, 130, 134, 142, 146, 150,
170, 177, 256, 298-299, 305, 340
Langage Voir Symboles
Harmonie, 155, 162, 184, 186, 226-227,
236-237, 252, 257, 265-270, 273, 287,
Liaison conceptuelle, 163, 218, 245, 250,
297, 332
Hiérarchie
des ensembles, 89, 161, 209, 220
260, 281, 283, 297, 330, 335
Liberté, 162, 197, 227, 256, 262, 333
Lois
des Seienden, 154, 157, 159, 162-164,
de la nature, 200, 204, 209, 221, 238,
166-167, 169, 175, 185, 188, 190-192,
245, 251, 257, 297, 325-326, 332-333,
194-196, 199, 204, 207-210, 231, 236,
335, 341
248, 254, 273, 305
logiques, 166, 221, 238, 245, 253, 257,
Idéalisme transcendantal, 32, 46, 62, 93,
98, 116, 118
307
lois de l’entendement de Dieu, 166, Voir
In mente Dei, 135, 138, 142, 144, 162, 169,
192, 256, 342
aussi Lois logiques
Machine de Turing, 74, 82, 85-87, 91, 119,
In mente homini, 135, 138, 142, 144-145,
126,
162, 169, 256, 342
Incomplétude, 2, 5, 16, 27, 44, 54-55, 74-
177,
305,
341,
Voir
aussi
Mécanique
Materia prima, 194-195, 198, 209, 212-
75, 80-86, 93, 112, 126, 151, 154, 163,
213, 270 Voir aussi Leibniz
177, 182-183, 188, 190, 255-257, 263,
352
Materia secunda, 195, 325, Voir aussi
320-327, 329, 332-333, 335, 340, Voir
Leibniz
aussi Incomplétude
Matière, 155, 157, 159, 163, 170, 185,
Multiplicité, 140, 163, 195, 209, 212-213,
192-196, 198-199, 204, 206, 210, 225,
217, 220, 249-250, 270, 292-293, 295-
228, 232, 234, 236, 257, 266-268, 270-
296, 317, 322
273, 279, 287, 297, 303, 304, 309-310,
Nachlass, 3, 4-5, 8, 9, 10-12, 14, 16, 18-24,
313, 323, 325, 335, 341
détour par la, 236, 266-267, 270-271,
26, 28, 30, 32, 35-38, 40, 46-47, 146
Objectivité, 54, 67-68, 74, 77-79, 87, 90-
273
91, 94, 97, 107, 116, 119, 125, 129, 133,
Mécanique, 27, 34, 53-54, 75, 81-82, 8489, 91, 94, 96-97, 102, 112-113, 146,
136, 145-146, 207, 209, 221, 289, 292
Objets
151, 176, 183, 195, 242, 269, 272, 291,
mathématiques, 5, 43, 45, 67-68, 70, 75-
298, 305, 311, 325, 338, 341, Voir aussi
79, 87, 89, 91, 94-97, 100, 104, 109-
Machine de Turing
115, 119-120, 124, 136, 140, 145, 147,
Métaphysique, 2, 5-8, 20, 26-27, 33-34,
149-151, 157-163, 167, 174, 177-178,
39-40, 42, 45, 53, 54, 59, 61, 76, 94, 110,
180, 182-183, 187-189, 191-192, 198,
116-117, 123, 145, 149, 152, 154, 162-
209-211, 215-216, 220-221, 247, 259,
163, 167, 171, 173, 187-188, 190, 216,
299, 328, 334, 338, 340-341
spatio-temporels, 79, 92, 102, 104, 161,
218-222, 248, 253-256, 273, 299, 300-
183, 187, 209-210, 285, 334
302, 306, 310-311, 321, 326-327, 329,
333-334, 337, 339-340, 343
Optimisme rationaliste, 2, 27, 46, 48, 97,
107, 109-110, 112, 114, 149
Monade, 41, 45, 162-163, 166-167, 184186, 190, 192-196, 203, 205, 207, 216-
Passion, 196, 301
217, 226, 228, 236-239, 247-248, 264-
Péché originel, 162, 300, 301, 303, 307,
313, 317
265, 267-270, 273, 323-324, 329, 332
centrale (Dieu), 162
Perception
des concepts, 27, 46, 67, 68, 97-99, 101-
Monadologie Voir Métaphysique
monde possible, 41-42, 116, 164, 166, 180,
104, 107, 109-110, 113, 116-117, 119,
182, 203, 221, 228, 238, 251, 252, 307,
122, 129-130, 133, 136, 149-150, 177,
331-332, 334
190, 223, 229-236, 241-243, 245-246,
255, 266, 272, 281-282, 295, 298, 318,
Mouvement, 1, 41, 179, 186, 195, 270-271,
330, 332, 335, 342
300, 303-304, 306-311, 313, 317-318,
353
sensible, 67-68, 78, 98, 99-102, 105,
114-116, 121-122, 124-126, 130, 134-
109-110, 112, 116, 129, 229-235, 255,
135, 137-141, 144-146, 148, 150, 152-
264-265, 294, 296, 330, 332, 335
153, 158-159, 166, 169, 181, 209, 216,
Physique, 1, 10, 27, 31-32, 34-35, 37, 50-
221, 242, 272, 299, 339, 342
51, 53-54, 56, 64, 66, 68, 70, 77, 78, 90,
Scientia Generalis, 275, Voir aussi Leibniz
94, 97-99, 104-110, 116-117, 124, 136,
Sémantique, 69, 114, 131, 141, 155, 173-
147, 155, 162, 184-186, 195, 200-201,
205-206, 220, 229, 269, 277, 279, 282-
174, 176-177, 180, 259
Signification du monde, 41, 46, 48, 94, 110,
283, 300, 302, 313, 323, 342
Preuve ontologique de l’existence de Dieu,
164, 187, 215, 221, 256, 331, 333
Sinn, 135-136, 138-139, 141-145, 156, 237,
18, 20, 27-28, 35, 179
Principe de non-contradiction, 252-253,
246-247, 256, 276, 293-294
Structure du monde, 41, 74, 90, 166, 201,
312, 321, 324-325
Questionnaire Grandjean, 1, 24, 28, 44, 64-
220, 274, 279, 281, 289, 331
Symboles, 59, 81, 85, 106, 113, 148, 151,
66, 92-93
153, 175-177, 180, 183, 186, 188, 190,
Réalisme aristotélicien, 54-55, 61, 77-78,
223-224, 229, 231, 234-237, 240-242,
83, 106, 116
245-247, 254-255, 257-260, 263, 266-
Relation
267, 271-274, 276-280, 282-283, 287-
Abbildungsrelation, 142-143
288, 292-299, 302, 313, 326, 328, 330,
d'application de concepts, 54, 123, 165,
335, 336, 339, 342
206, 212, 250
Temps, 1, 2, 16, 22, 24-26, 34-35, 38-39,
de présentation, 180-181, 258, 262
42-45, 50-51, 53-54, 67, 79, 83, 85, 89-
de réalisation, 176, 178-179, 258- 260
92, 102, 104, 107, 112, 115, 117, 119,
de représentation, 179-181, 286
147, 155, 157, 166, 169, 172-173, 182,
Représentation, 142, 155, 157, 168, 171,
185, 192-194, 198-199, 204, 208, 210,
174-176, 179, 180-181, 184-186, 188,
212, 215, 219-220, 225, 227, 230, 234,
190, 197, 204-205, 207, 218-219, 223,
241, 244, 247-249, 260, 262, 273-274,
237-239, 241, 243, 246, 253-255, 257-
276, 277-278, 279, 282-283, 285-286,
258, 260-261, 264, 266, 270, 271-273,
298-302, 306-309, 311-324, 326-328,
280, 282-284, 286-287, 289, 290-295,
330, 334, 341, 342
335
Théorie des concepts, 2, 5, 7, 31, 33, 34-35,
Russell paper, 1, 2, 3, 5, 9, 11, 31, 35, 43-
39-42, 45, 53, 61, 65, 67-68, 70, 89, 99,
45, 64-69, 79, 93, 95-99, 102, 105, 107,
110-111, 113, 115-116, 120, 137, 140,
354
145, 149-150, 152, 161, 164, 166, 181,
structurelle, 250, 284, 295-296, 330,
190, 218, 221, 255, 288, 299, 336, 339-
339-340,
341
conceptuelle
Théorie des modèles, 115, 128-129, 132,
Voir
aussi
Unité
Vérités mathématiques, 1, 5, 6, 44-45, 64,
176-177, Voir aussi Sémantique
67, 70, 74, 78-79, 83-84, 86-88, 94, 96,
Unité
98, 103-104, 106-107, 109, 111, 120-
conceptuelle, 213, 234, 250
121, 123-124, 126, 131, 133-134, 136,
mathématique, 155, 160-161, 178, 209-
158, 177, 221, 340, Voir aussi Analycité
213, 215, 217, 219, 250, 281, 296,
Vie, 3, 12, 14, 16, 22, 26-27, 29, 36, 40, 42,
299, 328, 330, 333-334, 339-341
155, 157, 159, 162, 170, 185, 192, 196,
organique, 196, 303, 305, 328, 333, Voir
206, 303-305, 308-309
aussi Unité structurelle
355
Index nominum
Aristote, 51, 53, 56, 201
Kennedy, 9, 16, 46, 62, 66, 76, 93, 97, 114,
117-118
Audureau, 31, 36, 93
Brentano, 51, 53
Kreisel, 21
Brouwer, 19, 51, 53
Leibniz, 2, 19, 27, 31-32, 35, 42-43, 45, 51,
Carnap, 3, 18, 24, 31-32, 43, 51, 53, 61-62,
53, 56, 59, 62, 67, 69, 89, 95, 102, 111,
66, 76-77, 93, 98, 100-103, 134-138,
117-119, 134-135, 137-139, 142, 144,
145, 153, 276
148-149, 155, 162, 166, 169, 173, 181,
Chihara, 68, 114, 115
183-186, 191, 192-198, 207, 209, 213-
Crocco, 1, 7, 8, 10-11, 20, 31, 33, 36, 43,
214, 219, 222, 225, 227-228, 237, 244,
47-50, 53, 56-58, 67, 69-70, 79, 93, 95,
250-251, 256, 267, 270, 273, 275, 288,
100, 110, 114, 116, 123, 130, 134-135,
299, 307, 328-329, 332, 342-343
137-146, 148, 150, 152, 160, 209, 215-
Maddy, 63- 64, 114-115
220, 228, 230, 232, 246, 256, 272, 292,
Martin, 7, 37, 96, 114-115, 120-134, 145,
150
338-339, 342
Dawson, 2, 4, 10-11, 13-14, 16, 17, 20-25,
28-30, 32, 33, 35-37, 39, 46, 51-52, 59
Mates, 117, 135, 349
Nachtomy, 135, 138, 142, 146, 169, 256,
342
Descartes, 51, 53
Engelen, 20, 35-36, 43, 46-50, 53, 56-59,
Mugnai, 37, 135, 138, 142, 146, 169, 256,
342
152, 156
Feferman, 4, 11, 13, 21-24, 30-32
Meinong, 158
Frege, 51, 53, 58, 69, 88, 122, 135-138,
Parsons, 22-23, 44, 62, 65-69, 73-74, 79,
92-93, 96-97, 100-104, 114, 117, 119,
142, 211, 288, 343
130, 135, 139
Hermite, 74, 78, 87
Hilbert, 19, 44, 61, 81
Platon, 51, 53, 56
Hintikka, 116
Plotin, 163
Husserl, 3, 18, 19, 32, 35, 36, 46, 62, 66,
Potter, 115
93, 97, 98, 118, 144, 146, 148, 338
356
Russell, 1-3, 5, 9, 11, 24, 31, 35, 43-45, 51,
53, 64-69, 79, 88, 93-99, 102, 105, 107,
111, 114-116, 121-122, 124, 126-127,
130, 134-135, 137-142, 144-146, 148,
150, 152-153, 158-160, 166, 169, 181,
209, 216, 221, 242, 272, 299, 339, 342343
Tait, 64, 114-115
Thomas d’Aquin, 51, 162
Tieszen, 36, 46, 62, 68, 93, 97, 114, 117119
Van Atten, 32, 36, 46, 62, 68, 76, 93, 97,
114, 116-118
Wang, 1-7, 10-11, 13-22, 24, 26-33,
35, 37-38, 40-42, 44-48, 51-52, 58, 69, 72,
78-79, 81, 88-91, 93-95, 97, 100-101, 103104, 107, 109-111, 114, 116, 119, 123,
134-135, 138-141, 146, 154, 159-161, 168169, 171, 173-174, 178, 184, 199, 203,
208-209, 211, 215-216, 218, 220-221, 226,
230, 256, 264, 308, 324, 334, 337-338
357
Annexes
Avertissements
La transcription allemande est le résultat d’une série de séminaires de travail :
Max-Phil IX : Première ébauche de transcription de Cheryl Dawson pour les pages 27, 80-83
Première transcription complète et finalisée de Eva-Maria Engelen,
sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Paula Cantù, Eva-Maria
Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten.
Max-Phil XI : Transcription de Cheryl Dawson
Première révision de Robin Rollinger
Seconde révision de Eva-Maria Engelen,
sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Paula Cantù, Eva-Maria
Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten.
Max-Phil XII :
Transcription d’Eva-Maria Engelen,
sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Eva-Maria Engelen,
Robin Rollinger et Mark van Atten, Paula Cantù.
Max-Phil XIV :
Transcription partielle de Cheryl Dawson
Révision partielle de Robin Rollinger
Révision des pages 1 à 46, et des pages 48 à 71 par Horst et Sigrid
Grimm (les pages 22 à 35 ne sont pas encore transcrites)
Dernière révision par Eva-Maria Engelen
sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Eva-Maria Engelen,
Robin Rollinger et Mark van Atten, Paula Cantù.
358
Les traductions françaises ont également été réalisées à la suite de séminaires de
travail (infra, 36). La traduction du cahier X est finalisée. La traduction des cahiers IX, XI et
XII, revue et corrigée une première fois par Bertrand Granier, et à laquelle nous avons apporté
quelques corrections, n’est pas encore finalisée.
359
A. Max-Phil X
A.1 Traduction française
Kurt Gödel
Max-Phil X
Traduction française de Amélie Mertens et Gabriella Crocco.
Note des traducteurs:
Nous avons conservé certaines des mises en forme adoptées dans la transcription
allemande du manuscrit. Nous avons souligné le texte lorsqu’il l’était dans le manuscrit en
Gabelsberger. Nous avons choisi de mettre en caractères gras le texte souligné deux fois ;
cette mise en forme signifie que Gödel a tout particulièrement relu ces passages, comme il
l’écrit lui-même dans le Max IX. Nous avons mis en gras et souligné le texte lorsque celui-ci
était souligné trois fois dans le manuscrit. Les mots écrits en caractères latins par Gödel (et
non en Gabelsberger) sont en italique dans la traduction comme dans la transcription
allemande. Les notes de bas de page sont celles de Gödel, les notes de fin de texte celles des
traducteurs. Enfin, dans le manuscrit, Gödel écrit « Df » pour « Definition » en allemand,
mais pour simplifier la lecture du texte nous avons préféré noter directement « définition ».
Nous nous éloignons cependant de la mise en forme adoptée dans la transcription allemande
sur certains points, d’une part parce que nous nous devions de laisser la juste trace de notre
travail de traduction dans le texte, car celui-ci est bien différent de celui de la transcription en
allemand ; d’autre part par souci de produire un texte aussi lisible que possible pour notre
lecteur, nous ne pouvions laisser la marque simultanée de ces deux étapes de notre travail. La
traduction française s’appuyant sur la transcription allemande, nous renvoyons donc
directement le lecteur au texte allemand pour les modifications du texte original imposées par
le travail de transcription, et donnons dans la traduction française la priorité aux modifications
qui lui sont propres. Ainsi, nous n’avons pas conservé la différence entre les parenthèses ( ) et
les crochets droits [ ] utilisées par Gödel dans le manuscrit, car il ne nous a pas semblé qu’il
en fasse un usage significativement différent. Nous employons les premières pour toutes les
parenthèses employées par Gödel, et les seconds pour nos propres insertions dans la
360
traduction, indispensables à la bonne compréhension du texte. Les accolades { } sont utilisées,
comme dans la transcription allemande, pour les notes de Gödel écrites en marge. En
revanche, afin de ne pas alourdir le texte final, nous n’avons pas signalé systématiquement
l’ensemble des ajouts que Gödel a directement insérés dans le texte. Pour ces insertions nous
renvoyons le lecteur à la transcription allemande. De même nous ne signalons pas les
insertions réalisées lors du travail de transcription ; seules celles de la traduction française
sont notées. D’autre part, si la différence entre la ponctuation adoptée par Gödel lui-même et
celle introduite lors de la transcription est signalée dans le texte allemand, elle n’apparaît plus
dans la traduction française, car nous avons dû modifier la ponctuation originale. Toutes ces
modifications – de ponctuation ou d’insertion – n’ont pour seul but que d’éclairer le sens du
texte et n’ont été introduites que lorsqu’elles nous semblaient indispensables à sa bonne
lecture, sans toutefois, nous l’espérons, en dénaturer le contenu.
361
Kurt Gödel
[030096]
12. III. 1943 – 27. I. 1944
Max X
p. 28 Solution de l’antinomie par la substitution de l’existence d’un ensemble m par un kuplet d’ensembles de telle sorte que x ε m ≡ φ (x).
Octobre 45
[1]
Remarque (Grammaire) : Comment devons-nous construire la logique, si on l’expose à
quelqu’un dont on suppose qu’il a tout oublié, hormis ce qu’il est explicitement censé
comprendre ? Nous devons supposer qu’il connaît des concepts pris séparément (tout,
ensemble, ~, εi, ∙ii). Mais cela ne suffit pas. Il doit aussi comprendre ce que l’on entend par
une composition de ces concepts. L’essence de ces objets (concepts) consiste en leur capacité
à former des compositions, de telle sorte que nous ne pouvons pas les comprendre ([les]
connaître) sans également comprendre les compositions1. Ou bien la possibilité illimitée de la
composition repose-t-elle simplement sur le fait qu’il s’agit d’objets « centraux », qui sont
alors en relation avec tout ? Il est vrai que nous pouvons bien construire à partir des mêmes
concepts fondamentaux (par exemple, ~ ε et ε ~, le dernier signifiant « est faux ») des
compositions manifestement différentes en vertu de leur sens, et d’autre part, qu’au moins
deux compositions différentes peuvent en effet être construites à partir de deux symboles
différents (notamment quand elles sont mises dans un ordre différent.) Il semble donc qu’il
faille également expliquer à celui qui connaît la signification des concepts fondamentaux
certaines conventions qui lui permettent de comprendre les propositions sur ces concepts. – À
moins que la combinaison dans le temps ne soit quelque chose de déterminé [2] (en supposant
que des concepts puissent être combinés dans le temps), lorsque le premier concept est vu « à
1
En particulier, par le biais de l’analyse d’un concept en ses éléments, les concepts logiques forment le
« ciment » qui les tient ensemble. En ce sens ils sont le « formel », à savoir la structure des éléments.
362
la lumière » du second (ou étant modifié par le second) ? (af serait alors la bonne désignation.)
Le second est dans le sujet, le premier est l’objet. Passé et présent correspondent en quelque
sorte à : objet et sujet, mais aussi à : objet et prédicat, et enfin à : chose et modification.
L’écoulement du temps consiste en ce que le sujet a toujours un nouveau contenu, et le but est
que nous apprenions quelque chose, ce qui ne se produit que si ce contenu devient un objet.
« L’application » est alors véritablement l’opération fondamentale de la connexion. Le temps
est-il la forme de la pensée ? (En opposition à la forme des relations logiques objectives.)
Remarque (grammaire) : La combinaison de certains symboles (concepts) forme (ou décrit ?)
un nouveau concept, dans d’autres cas, un état de choses possible. Dans ce dernier cas il est
réellement décrit, car il n’a pas besoin d’exister. En voyant l’une des choses à la lumière de
l’autre, nous percevons soit une troisième chose soit le fait que dans la direction dans laquelle
nous regardons, il n’y a rien. L’analogie avec le ciel étoilé et les lignes qu’on y trace est
fructueuse.
[3]
Remarque (grammaire) : Les étoiles les plus brillantes (les concepts les plus distincts) ne
semblent pas être les plus grosses (les plus fondamentaux d’un point de vue objectif), mais
ces derniers sont atteints par construction à partir des plus distincts (une voie, par exemple
[empruntée par] le nominalisme). Mais une fois que nous les avons construits, peut-on
continuer à construire à nouveau sans faire intervenir la psychologie ? Cela semble impossible
en raison de la nécessité d’utiliser des symboles et des images complémentaires. Mais n’en
est-il pas ainsi seulement parce que les concepts fondamentaux actuels ne contiennent pas
encore le concept proprement fécond ?
Remarque (grammaire) : Ce que nous « percevons » (immédiatement), lorsque nous avons
démontré une proposition P, c’est : « si mes souvenirs sont fiables et si les symboles sur le
papier le sont aussi, alors la proposition, décrite par P en vertu de mes conventions sur la
symbolique utilisées jusqu’à présent, est vraie », ou en fait seulement : « j’ai démontré P »,
ou [encore] : « j’ai exécuté une chaîne de déductions correctes 2 , qui aboutit à la
proposition désignée par P ». On peut en déduire que si ma mémoire fonctionne bien (durant
la déduction), alors la proposition désignée par P est correcte.
2
Ou qui me semblent correctes ? Alors les déductions prises individuellement ne sont plus du tout objet et leur
correction ne l’est pas non plus.
363
[4]
Question : Peut-on conclure à partir de ce que nous percevons
immédiatement : La
proposition désignée par P est correcte ? Ou bien avons-nous besoin en plus de faire des
hypothèses sur la fiabilité des souvenirs ?
La question est : Par un souvenir, percevons-nous seulement que nous avons un souvenir, ou
percevons-nous la chose elle-même ? [La question se pose tout autant] dans le cas de la
perception d’états de choses abstraits. Chaque jugement a alors comme prémisse : « si mes
perceptions sont correctes ». Cela explique la possibilité de l’erreur. Ou bien ne percevonsnous que des images ?
Remarque (philosophie) : Analogie entre physique et sociologie : électrons = hommes,
noyaux = femmes, force électrique = amour sexuel, force magnétique (c’est-à-dire force entre
des électrons en mouvement) = vie professionnelle, force chimique = social life, force de
gravité = religion et philosophie, molécule = famille, corps = partis politiques (éventuellement
organisation plus petite comme la franc-maçonnerie), inertie = inertie, c’est-à-dire la force
psychique qui s’oppose à toute forme d’activité. Analogie : force de gravité : inertie = Dieu :
Diable. La force de gravité régit le ciel et cherche à anéantir toute multiplicité. (Elle ne
cesserait que si toute la matière était concentrée en un point3). L’activité professionnelle ne
concerne que les hommes. Il y a beaucoup moins d’espèces différentes d’hommes que
[d’espèces différentes] de femmes. Fait également partie des forces chimiques : adhésion,
cohésion. Qu’est-ce que la chaleur ? Une agitation vaine qui ne consisterait qu’en une inertie ?
Lumière = un effet de l’amour et de l’activité professionnelle ? La lumière n’est en fait rien de
physique, l’identité de couleur n’est pas non plus [5] une propriété physique.
Remarque (Philosophie) : Du fait qu’il n’existe aucun état réel dans lequel la force ne cesse,
le concept newtonien de force signifie d’une certaine façon un « effort sans visée », tandis que
par exemple la force chimique cesse lorsque le lien s’est établi (c’est-à-dire qu’une certaine
« complétude » est atteinte).
Remarque (Philosophie) : Pour expliquer la connexion des corps rigides, peut-être doit-on
admettre que les couples et les triplets exercent également une force. (Les couples seraient
3
[6] La différence entre une et absolument aucune chose semble bien être infime.
364
donc si loin d’être de simples « fictions », ils auraient même une réalité physique.) Les
couples agiraient d’autant plus fortement que les deux parties sont plus proches (c’est-à-dire
qu’ils auraient une plus grande réalité physique), à savoir qu’un couple agirait généralement
de façon répulsive. (Il s’oppose à l’intrusion d’une [6] troisième [partie], car celle-ci en effet
le détruirait (les couples ont donc un instinct de conservation.)) Peut-être explique-t-on de
cette manière la présence de forces d’attraction et de répulsion, lesquelles sont effectivement
nécessaires pour la structure des corps rigides. De même, de telles lois sur la conservation de
la structure et de la masse ne peuvent-elles pas être considérées comme des « états de
complétude » de la structure de l’affinité chimique ? Et peut-être même explique-t-on ainsi les
conditions quantiques du fait que seules certaines structures « complètes » sont réalisées (en
l’occurrence celles dans lesquelles se trouve un maximum de relations entre les parties).
{En haut : Philosophie = religion.}
Remarque : Apparemment ma vie se déroule suivant certaines phases, à savoir 1920-27, 28-36,
37 – jusqu’à maintenant iii , dans lesquelles certaines expériences et certains problèmes
reviennent, en l’occurrence concernant les femmes, la profession, la vie sociale, la vie
religieuse
4
(= philosophie). C’est-à-dire : S’agit-il toujours d’occasions manquées de
connaître ce qui est vrai à l’aide de l’un de ces quatre domaines d’action ? Comment, à la
suite d’erreurs contraires, se produisent les échecs dans les phases successives ?
[7]
Remarque (théologie) : La bonne profession de foi n’est peut-être ni la grecque ni la romaine,
mais doit contenir « propter filium » au lieu de filioque ? Et peut-être que d’une façon
générale l’église grecque se borne à ce qui est inconditionnellement bon. L’église catholique
ajoute aussi certaines choses, qu’on ne peut pas dire directement, dans une forme plus
enjolivée. Par conséquent, une meilleure foi [serait] : la grecque + une certaine modification
de (la catholique iv la grecque).
Remarque (philosophie) : La vie est manifestement une structure incomplète qui de ce fait
attire la matière de l’extérieur (à savoir oxygène, carbone, hydrogène, acides aminés) et qui
est assimilée par la structure. La nouvelle structure exerce manifestement toujours une « force
4
L’art et la culture générale en font également partie.
365
de dissociation » sur elle-même, de telle sorte que l’urée et l’acide carbonique sont dégagés.
Se produit-il un perfectionnement de la structure originelle à travers tout cela ? (Notre corps
se dégrade toujours et seul l’entendement5 s’améliore.) Tout cela montre que la vie est en
perpétuel perfectionnement à travers quelque chose qui ne génère aucun état de complétude
accompli. Mais n’y aurait-il aucune nourriture qui rassasie une fois pour toute ni aucun
souffle [8] qui rende toute respiration superflue ? La fin de tout mouvement, aussi bien dans la
mort que dans l’état de complétude, est la ressemblance entre Dieu et le Diable.
Remarque (Philosophie) : Cas où une structure finie s’implique elle-même : calcul des
propositions avec une axiomatique.
Remarque (Grammaire) : La conception frégéenne selon laquelle la même chose (en
l’occurrence le Vrai) est analysée de différentes manières à travers différents jugements, est
elle-même développée par Frege dans le cadre de sa conception de [la notion de] « fonction » :
on analyse le même fait de différentes manières 6 en considérant dans le même énoncé
différentes [entités prises] comme sujet.
Remarque (Grammaire) : Selon Frege un concept est un état de choses dans lequel un
élément est pensé comme étant « variable ».
Remarque (Grammaire) : Le sens psychologique de a  (b  a) ( = « si ») est : rester
attaché à un jugement une fois qu’il a été prononcé même si quelque chose de nouveau est
trouvé. [9] Lorsqu’on est conduit à détruire une ancienne connaissance par une nouvelle, il y a
une certaine tendance psychologique à ne pas admettre [cette destruction] comme une
rétractation de fait. (« Alors cela n’a pas été pensé ».)
Remarque (Grammaire) : Les variables apparentes (dont il n’y avait vraisemblablement
aucune trace avant Frege) constituent l’âme du calcul logique, à savoir dans la mesure où
l’opération xˆ autorise le calcul sur n’importe quelle fausse unité (pour peu qu’elle soit
définissable), tandis que les autres opérations (par exemple la formation de couples) ne
l’autorisent que dans certains cas. La deuxième chose introduite par Frege est le concept de

« règles formelles d’inférences ».
5
6
Ou est-ce le cerveau ?
Par exemple : actif, passif, donner, recevoir.
366
Remarque (philosophie) : La fonction (le but) de la lumière est la représentation, c’est-à-dire
que le monde des corps physiques (mis à part la vie) serait essentiellement le même sans
lumière, seulement nous ne pourrions pas le percevoir. – (C’est pourquoi l’existence de
substances
susceptibles
d’être
photographiées
semble
d’une
certaine
manière
« intentionnelle ».) – D’où les énergies extrêmement faibles impliquées dans les processus
optiques.
[10]
Remarque (phys<ique>) : Si on admet que les électrons et les quanta de lumière sont des
« événements » (mais tels que chaque événement a une structure, c’est-à-dire n’est pas un
point mathématique), alors on pourrait tenter d’expliquer l’origine de ces « événements » par
une instabilité de la structure de l’espace (materia prima) et par la tendance de chaque petite
perturbation à se constituer automatiquement en organisme entier d’un tel événement (de la
naissance jusqu’à la mort). Alors, comme dans le cas de tous les phénomènes d’instabilité de
ce type, la statistique doit entrer en jeu. Les perturbations elles-mêmes doivent être causées
par des « forces » émanant d’événements électroniques présents à un instant7.
Remarque (physique) : Deux conceptions du monde à quatre dimensions. Ou bien 1. comme
quelque chose d’existant de façon rigide ou bien 2. avec une surface à trois dimensions, qui
s’y « meut » (en d’autres mots [un monde] qui n’a effectivement que trois dimensions).
[11]
Remarque (Grammaire) : La proposition φ(x) n’est-elle qu’une combinaison du concept φ et
de la chose x, ou bien est-elle une combinaison de φ, x et ε ? Autrement dit : 1. Le concept ε
est-il un constituant de chaque état de choses de ce type ? 2. Est-il nécessaire pour
comprendre la proposition (c’est-à-dire pour percevoir son sens) de diriger l’attention sur φ, x
et ε, ou bien suffit-il [de la diriger sur] φ et x ? On ne peut pas dire : Si la réponse est positive
il se produit alors une régression à l’infini parce que le concept ε doit bien à nouveau y
apparaître. [On ne peut pas le dire] car [il suffit que] l’attention soit dirigée une [seule] fois
sur lui pour que l’affaire soit réglée. Il est vrai que la forme des états de choses semble ainsi
se perdre à l’infini, à moins de dire que ε2 (x ε1 y) est de la même forme (c’est-à-dire a la
7
Sans doute la lumière peut-elle être simplement le champ probable pour l’examen de ces « événements ».
367
même structure) que ε1 (x y), c’est-à-dire que ε est une structure qui se contient elle-même.
(La question est la même que : Si la forme est un élément des choses, alors une nouvelle
forme apparaît contenant l’ancienne comme élément [et] étant en cela différente de la
première. La chose a-t-elle donc deux formes différentes ?) Et pour cette raison le processus
s’arrête. Du point de vue psychologique cette conception signifie que nous ne voyons rien de
nouveau (dans le ciel des [12] concepts) lorsqu’on regarde une chose « à la lumière » d’un
concept, à moins de regarder une chose et un concept « à la lumière » de ε (ou de la vérité). Le
fait que l’on puisse également combiner les concepts avec les choses par un autre moyen que
le ε, va en faveur de cette conception. Mais lorsque je dis : combiner a avec b par le biais de ε,
la chose est alors univoque.
Remarque (philosophie) : Si la volonté des hommes n’est pas réellement dirigée à vivre
certaines expériences, mais plutôt vers la réalisation de quelque chose dans le monde extérieur,
alors, en principe, leur propre mort n’est pas quelque chose qui ne serait pas voulu, par
exemple dès que ce qui est voulu dans le monde extérieur est obtenu ainsi 8. Est-ce en ce sens
que doit être interprétée la mort de Moïse ? Ou bien, dans ce cas, la mort signifie-t-elle
seulement que tout mouvement s’arrête en lui et que d’une certaine manière il « se fige » à la
vue de la Terre promise ?
Remarque (Théologie) : Dieu a créé les choses de telle sorte qu’elles puissent à leur tour à
nouveau « créer » quelque chose. (En fin de compte tout agir consiste en cela.) Peut-être que
la chute originelle consiste dans le fait [13] qu’elles ne restent pas dans l’état dans lequel Dieu
les a originellement créées. (Cela signifie qu’elles n’ont pas voulu de cet état, mais
[attendaient] « quelque chose de mieux » ; 9 ce mieux qu’elles finissent bien par atteindre
lorsque les temps prendront fin.) La chute originelle serait ainsi une chute « dans l’existence
temporelle » à cause de l’insatiabilité. Les choses ne se satisfont effectivement pas de ce
qu’elles créent elles-mêmes, etc. Chaque création d’une nouvelle chose s’accompagne de la
destruction de l’ancienne.
Remarque (physique) : La formation des « événements électroniques » et des « événements
relatifs aux quanta de lumière » etc. pourrait peut-être être expliquée par la « tendance »
8
La tendance à le voir sans cesse peut peut-être être remplacée par la précision et par la certitude d’une vision
unique (ou bien elle ne signifie que cela).
9
C’est-à-dire de plus.
368
émanant [des événements] [qui se sont] déjà produits antérieurement et pouvant être décrite
par un champ. La formation effective pourrait dépendre du fait qu’en un point la tendance
dépasse un certain seuil (ou bien du fait qu’elle agisse suffisamment longtemps ?). Chaque
événement doit produire dans son voisinage une tendance s’opposant à la formation
d’événements semblables [14] (en raison de la discontinuité). Ces événements consistent-ils
seulement en « électrons » ou en « électrons ayant une vitesse déterminée » ? La force de
répulsion est la tendance, générée par un événement, à ne rien produire dans le voisinage, et
[c’est] effectivement une force d’autant plus forte que le voisinage est proche. De même, la
force d’attraction est la tendance [favorisant] une formation ([tendance] qui n’est cependant
pas suffisamment forte pour causer à elle seule une formation). Le champ de la tendance à la
formation pourrait être décrit par des équations de champ. (Cela serait le rapport entre onde et
particule. En particulier, le principe de Huygens aurait une signification « physique » : Les
quanta de lumière produits émettent toujours de nouvelles ondes de tendance.) L’espace serait
en quelque sorte la « materia prima » modelée par la tendance à la formation. (Il doit en effet
déjà avoir une structure pour que seules des choses d’un genre déterminé soient générées :
électrons, quanta de lumière etc.) Le temps « d’existence d’un électron » serait [15] le temps
correspondant au diamètre de l’électron (c’est-à-dire d/c). La théorie signifie que de toutes les
choses, les électrons sont les moins « éternels ». (Il est vrai que ce sont également les
créatures les plus infimes). Aussi, « meurent-ils » à cause de leur incomplétude ? La
différence de signe dans la forme métrique ne justifie pas l’opposition entre la continuité dans
la direction du temps et la discontinuité dans la direction de l’espace, par conséquent + : – ≠
continu : discontinu et ≠ fini : infini. Les événements électroniques peuvent être appelés
électrons de réfraction. Il faut seulement prendre en considération le fait que les électrons ont
une vie « très brève » et qu’ils n’ont donc pas le temps de se mouvoir durant cette courte vie.
Remarque (Grammaire) : Preuve que le couple est plus que la somme de ses deux éléments
(abstraction faite d’éventuelles forces physiques). Les relations entre les deux éléments (ou
mieux, entre leurs réalisations ou leurs marques caractéristiques) n’existent que dans le couple.
Que la relation soit effectivement un « élément » du couple, découle du fait qu’il y a des
propriétés qui consistent en une relation des parties [par exemple le fait d’être équilatéral ou
régulier]. Si a<b, est-ce « <b » qui est une partie de a ou « a< » une partie de b ?
[16]
369
{En haut, barré : Le fait de créer progressivement la relation de dénotation et de créer des
relations au moyen d’un classement arbitraire.
Conservation de la relation de dénotation : elle subsiste [à travers] ce pourquoi elle a été
conventionnellement fixée « comme telle ».}
Remarque : Pour que se produise une [certaine] satisfaction (et l’envie d’un autre travail), il
faut non seulement travailler un certain temps, mais aussi avec une certaine intensité (quelque
soit le motif).
Remarque (psychologie) : Les facteurs décisifs dans l’apprentissage d’une langue sont :
1. Dans le cas de certains mots concrets, l’« indice » par lequel l’élément commun est
décrit en tant que commun (d’après ce qui est perçu).
2. La capacité de transposer univoquement par analogie le sens des mots concrets aux
mots abstraits (sens figuré).
3. La capacité de comprendre immédiatement le sens des combinaisons lorsqu’on
comprend les éléments ([comme pour les] mots composés). Pour ce faire il faut d’une
certaine façon posséder les différentes sortes de compositions et les faire correspondre
aux compositions temporelles et spatiales des mots (par une « accentuation », un
rythme et éventuellement une « hauteur » de ton différents).
[17]
Remarque (philosophie) : On perçoit les concepts en comprenant les énoncés (ou leur sens).
Et on les perçoit bien « comme existant indépendamment » (à un degré plus élevé que les
corps, puisqu’on peut prouver que les énoncés portant sur eux ne sont pas re-traduisibles,
mais [on les perçoit] aussi plus directement que les corps, puisque dans le cas d’une
perception plus claire, cela est apparemment exclu). Si nous ne percevions quelque concept,
nous ne pourrions comprendre la moindre phrase.
Remarque (Grammaire) : Si on définit a = ( x)A(x), alors a a la même dénotation, mais pas le

même sens que le definiens . En effet, c’est un nom et non une description. Les descriptions
désignent d’une autre façon que les noms. Cela signifie-t-il que dans leur cas la relation de
dénotation est « autre » ? Un nom représente la chose parce qu’elle n’est pas présente, une
description la représente-t-elle lorsque nous ne la nommons pas ?
370
 En cela a n’est pas simplement une abréviation typographique pour ce qui est à droite [de
l’égalité] (comme dans le cas des définitions de concepts). L’essence de la définition ne seraitelle pas d’introduire quelque chose qui a la même dénotation, mais un autre sens, que le
definiens ?
[18]
Remarque (Grammaire) : Le fait de rendre considérablement plus claire la perception des
concepts en s’en faisant une image sensible (à savoir les mots), semble être à première vue
absurde (pourrions-nous percevoir un paysage plus distinctement en en esquissant un
tableau ?) La cause en est peut-être bien que ce qui est matériel (à savoir la combinatoire finie)
porte également déjà en soi une image du conceptuel, de sorte que seulement celui-ci puisse
être effectivement représenté (ou plus exactement facilement représenté). En d’autres termes :
La vérité est ce qui a l’expression symbolique la plus simple et la plus belle. (Ce qui
signifie que la combinatoire finie contient déjà une « image de Dieu »).
Remarque (Grammaire) : Le commandement : « Tu ne feras point d’image ni de
représentation » ne signifie-t-il pas également qu’il faut adopter la théorie des types et que
chaque formalisation du [quantificateur] « tout » conduit à une contradiction ?
[19]
Remarque (philosophie) : Un des faits les plus étonnants de la physique est que l’on puisse
présenter conceptuellement la même théorie (par exemple la mécanique classique) d’une
façon tout à fait différente (par exemple par les principes d’action), alors qu’une seule
manière fait connaître « les vrais rapports », les autres étant tout de même utiles dans certains
buts (démonstrations raccourcies). Les modèles atomiques de Bohr et de Schrödinger [en sont]
également des exemples. Il se pourrait donc que l’explication ondulatoire des phénomènes
d’interférence soit « complètement fausse » et que les quanta de lumière décrivent des
trajectoires déterminées, mais toutes disparaissant au hasard, de telle sorte que se forment les
fausses impressions de phénomènes d’interférence (comme la démonstration de la théorie des
nombres de Siegel). En ce sens il est également concevable que tout soit très simple lorsqu’on
voit les vrais rapports.
371
[20] {En haut barré : papier sous le lit}
Remarque (philosophie) : la vérité (ou les vérités) est [(sont)] une partie de la réalité, celle-ci
étant constituée de deux parties, à savoir les choses et les faits (qui sont les « liaisons » entre
les choses). a ε b signifie : a et b sont liés « dans l’être ». Cette liaison admet des degrés (que
quasiment toutes les propriétés peuvent supporter). Un fait ne contient donc pas ses
constituants comme parties, mais il est plutôt la liaison qui tient ensemble ces constituants.
Remarque (philosophie) : La différence entre un tas et une structure est que dans une
structure les parties sont « liées » par les faits et que ces liaisons elles-mêmes appartiennent à
la structure. (Une autre conception est que cette dernière est un tas de tas, mais dans lesquels
les éléments sont liés par la relation entre les parties.) En outre une structure a d’une certaine
façon un caractère abstrait (autrement dit : on laisse de côté le type d’éléments et le type de
liaisons, à l’exception de la relation entre les parties).
[21]
Remarque (philosophie) : Rapport [qu’entretiennent] les multiplicités avec les faits. Les
multiplicités (par exemple les couples) ne sont pas des liaisons de leurs éléments, mais
simplement des choses sur la base desquelles une liaison des éléments est (indirectement)
établie. L’existence du couple signifie donc entre autres : Dans le monde, toute paire de
choses est liée, et ce par une liaison qui ne lie aucune autre paire de choses ; chaque paire de
choses est liée par l’intermédiaire d’une troisième chose, d’une manière identique et
symétrique.
Remarque (grammaire) : L’identification du signe avec ce qui est désigné 10 est un trait
caractéristique de la langue naturelle, par exemple : avec =, A est vrai A est réel, dans
l’énoncé « ( x) (x) n’existe pas », d’une part, dans la mesure où on peut en parler, ( x) (x)
dénote le symbole (ou le concept) et d’autre part, dans la mesure où il n’existe pas11, il dénote
ce qui est désigné par le concept. De même dans a = ( x) (x), ( x) (x) [22] dénote
également le concept (et = une espèce de -relation), tandis que a ne désigne que la chose [et]
n’est par conséquent pas substituable sans modification de la dénotation. Le but du signe étant
alors d’être le représentant de tous les aspects de ce qui est désigné (y compris de la relation
10
11
Signe au sens large où les concepts et les représentations mentales sont aussi des signes.
Cela explique peut-être le paradoxe du faux de Platon. (Nous ne percevons que des images et rien de réel.)
372
de désignation elle-même), cette conception ne repose-t-elle pas alors sur le sens du « mot »,
et donc ne doit-elle pas plutôt conduire à la vérité de leur séparation nette ?
Remarque (philosophie) : On ne peut se représenter aucun être avec un temps bidimensionnel
(c’est-à-dire avec une multiplicité d’unités d’expérience vécue s’étendant dans les deux
directions), dans ce cas le passé12 est effectivement bien définissable par l’impossibilité d’agir
à nouveau sur lui. (En revanche pour un temps à plus de dimensions il existe toujours la
possibilité d’une action indirecte 13 , si celle-ci n’est pas « accidentellement » exclue par
d’autres actions.) « Savons »-nous de nous-mêmes que nous ne sommes pas un être de ce
type ? Savons-nous au moins qu’il n’y a aucun lien avec le présent qui ne soit dans aucune
relation temporelle 14 ? (Est-ce la définition du futur ou du « je » ou bien un état de choses
synthétique qui détermine l’essence de notre je 15 ? Les deux premières possibilités se
distinguent en fonction du caractère primaire du je ou du futur).)
Remarque (philosophie) : Quelle est la conception correcte du temps : 1) le temps s’écoule
« objectivement ». La réalité n’est que le présent, les événements passés ne sont rien ([ne sont]
pas réels). 2) la « conception einsteino-kantienne » : l’écoulement du temps consiste dans la
modification de notre point de vue, les événements passés sont tout aussi réels que les
[événements] présents. Selon cette deuxième conception, en plus d’être réelle, la
« temporalité » est même éternelle ; selon la première conception, elle n’est même pas réelle,
puisque aussitôt jaillie, elle est continuellement anéantie. La deuxième [conception] est
inconsistante, car nous sommes également une partie du monde objectif. Par conséquent il
faut dire : notre point de vue ne se modifie pas mais semble se modifier, et soit cela est une
erreur, soit je ne suis pas une partie du monde [24] mais plutôt « au-dessus du monde » (du
fait que je co-crée le monde lui-même). C’est-à-dire : je ne suis pas un, mais plusieurs (en
chaque point temporel se manifeste un autre être ou une autre partie de moi). Et la
proposition : « maintenant X est réel » signifie simplement « selon sa nature, X est lié à une
partie déterminée de mon être ». (L’être serait alors une relation et la réalité le serait tout
autant, en d’autres termes il faut toujours dire : réel pour [quelqu’un].) Mais l’erreur ne
semble-t-elle pas effectivement se modifier ? Ou bien cela n’est-il à son tour qu’une erreur ?
12
Et le futur.
Cela serait une contradiction.
14
Toutes mes expériences qui ne sont pas dans le passé, sont dans le futur.
15
Donné empiriquement.
13
373
Il serait envisageable que l’erreur cesse tout d’un coup et qu’alors nous accomplissions toutes
nos actions en un même instant, chacune prenant en considération ce qui a été perçu
jusqu’alors. Ainsi les actions ultérieures seraient accomplies en fonction des [actions]
antérieures (et non l’inverse). Selon l’autre conception, le temps serait la forme de la réalité
(et non de l’esprit).
[25]
Remarque (grammaire) : Différence entre une définition et les égalités qui en sont dérivées :
la définition dit que le signe de gauche [du signe d’égalité] a la même dénotation que celui de
droite, [et] par conséquent elle devrait s’énoncer à proprement parler ainsi : « a » a la même
dénotation16 que « b » (et éventuellement aussi le même sens). Seuls de tels énoncés peuvent
être immédiatement « rendus vrais » par convention. Les autres ne le sont que médiatement,
de la même façon que lorsqu’à travers un acte j’obtiens (a) immédiatement et, peut-être
(x)(x) médiatement..
Remarque (grammaire) : Il y a trois façons de concevoir les définitions :
1. Comme des assertions de la forme : a a le même sens et la même dénotation que b (où
une infinité de cas peuvent être rassemblés au moyen de variables [présentes] dans a et
b), c’est-à-dire [que les définitions sont conçues] comme de simples abréviations
typographiques.
2. Comme des assertions de la forme : a a la même dénotation que b et est un nom de ce
qui est décrit par b.
[26]
3. Comme des assertions de la forme (a), c’est-à-dire [comme des] descriptions (mais
l’existence et l’univocité doivent alors être démontrées). En ce sens les axiomes de la
géométrie pourraient être des définitions des concepts fondamentaux.
Remarque (grammaire) : Si ( x) (x) désigne le x correspondant, alors cette expression (ainsi
que les assertions dans lesquelles elle figure) est impossible à définir à partir des autres
concepts logiques (c’est-à-dire qu’on ne peut composer aucun symbole ayant la même
dénotation) – ceci vaut pour les énoncés ayant bien la même dénotation (au sens de Russell),
[pour] les énoncés dénotant une valeur de vérité, mais certainement pas [pour] les énoncés
16
Plus précisément : a la même dénotation dans ma langue.
374
ayant le même sens. Mais il semble que ( x) (x) peut être défini à la manière de Peano par :
(!x)(x) . (a)( x)(x)=a.17 Mais il s’agit bien plus d’une description de dénotation à
l’aide de variables apparentes que de la donnée d’une dénotation, ce qui correspond donc [27]
à la troisième conception de la remarque précédente. Les variables apparentes sont à l’origine
de deux choses étonnantes :
1/ elles permettent de reconnaître (de parler de) ce qu’on ne perçoit pas.
2/ elles permettent de définir ce dont on ne peut pas composer la dénotation à partir des
ressources disponibles.
Remarque (grammaire) : L’énoncé « (x) (« x » a la même dénotation que « x ») » est-il
vrai ? Dans cette formule « x » ne dénote pas un x décrit (sinon aucun quantificateur ne
pourrait s’y appliquer), (x) signifie plutôt : Pour tous les noms, et non pour toutes les choses.
Serait-ce l’interprétation correcte des variables dans un système nominaliste (avec W) ?
Aucune assertion n’aurait la forme W(F), où F décrit une formule, et bon nombre d’entre elles
seraient plutôt de la forme AB, (x), etc., c’est-à-dire que W serait bien plus une « opération
[portant sur des] dénotations » qu’une opération combinatoire portant sur des symboles, et 
et (x) [devraient être traités] de la même façon, mais cela étant, ces mêmes symboles doivent
[toujours] se comporter [28] comme des opérations combinatoires.
[28] {En haut barré : Venir à bout de : mystique : empirisme et nouveau réalisme (au contraire
de la conception critique)}
Remarque (grammaire) : La règle selon laquelle la substitution de ce qui a même dénotation
par ce qui a même dénotation donne quelque chose qui a même dénotation, semble être
démontrable à partir du sens du [mot] « dénotation », à savoir : « a dénote b » signifie que
partout où a apparaît, il représente b pour l’esprit, c’est-à-dire que l’esprit doit se comporter
comme s’il percevait b à cette place. Par conséquent si a’ dénote également b, l’esprit doit se
comporter de la même façon, que ce soit a ou a’ qui apparaisse dans une expression, c’est-àdire donc [qu’il y a une] identité de dénotation.
17
Ici = ne peut pas dénoter l’identité de dénotation, car, en tant que variable, a n’a pas de dénotation déterminée.
Il devrait être alors un nom de variable, c’est-à-dire le nom d’une valeur.
375
Remarque (grammaire) : En prenant comme « relation entre les parties » on pourrait
supposer que la condition d’existence d’un ensemble soit simplement (x)(x). C’est
effectivement non contradictoire, mais cela a pour conséquence qu’il ne peut y avoir qu’une
seule chose. Puisque (x)xx en découle (sans quoi il y a contradiction), alors dans tous les
cas il en résulte que xx. En outre il y a bien pour chaque b un a, tel que
[29]
{En haut au bord : décomposition des propriétés en marques caractéristiques)}
x a  x = b18, de là a a  a = b, donc a = b, de là pour chaque b, x b n’est vrai que pour x
= b, mais s’il y avait deux choses différentes, il y aurait alors également leur couple p et celuici n’aurait pas la propriété prouvée ci-dessus. Qu’en serait-il si on exigeait pour l’existence de
l’ensemble des  :
(x, y) x y . (x) . (y) ? Dans ce cas x x vaut pour tous à l’exception d’un seul. Combien
de choses peut-il y avoir au plus ? La résolution de l’antinomie en résulte du fait que ce n’est
pas l’existence d’un ensemble qui est exigée, mais simplement [celle] d’un nombre fini de
marques caractéristiques a1...ak, de telle sorte que x a1 ...  x ak  (x). Des ensembles
d’ensembles seraient alors des relations à une infinité de places etc.
 
Remarque (grammaire) : [L’expression] synthétique a priori pour un jugement devrait
signifier : En dehors de la faculté des sens19 (qui donnent les énoncés empiriques) et de la
faculté des concepts (qui donnent les énoncés analytiques), nous avons un organe de
perception, à savoir l’intuition pure. Par celle-ci [30] nous voyons des choses telles que
« l’espace » et les unités mathématiques – à savoir l’espace réel, et non le concept d’espace.
L’espace lui-même peut-il effectivement être perçu avec les yeux fermés, bien qu’il soit une
réalité extérieure à nous ?
Remarque (grammaire) : Une chose composée n’est pas identique à la « multiplicité » (c’està-dire à l’ensemble) de ses parties. En effet c’est une unité et non une multiplicité. Par
exemple l’espace (comme unité) doit être distingué de l’ensemble des points de l’espace.
(C’est la raison pour laquelle une droite ne se « compose » pas de points). Bien qu’elles aient
des parties, les structures ne sont pas des ensembles. L’existence d’une chose qui a des parties
présuppose-t-elle ses parties ? (Ce qui signifie : il est possible que les parties existent sans la
18
19
x = y.  . (z) (z x  z y).
Qui inclut le sens interne.
376
chose, mais non l’inverse.) Une structure se présente également en un sens abstrait, qui doit
en être distingué. Tout ce qui a des parties a-t-il également des atomes ?
Remarque (grammaire) : [Le mot] « construction » peut être compris selon différents sens : 1.
[Comme] fiction (c’est-à-dire = [31] définition créatrice), c’est-à-dire que dans ce cas la chose
n’est pas faite mais admise, et de telle manière que la non contradiction de ce qui est admis
soit bien montrée. Par conséquent le problème de savoir comment peuvent être construites les
choses qui ne sont pas dans le temps (comme par exemple les concepts) ne se pose pas ici.
2. Comme construction symbolique. De nouvelles choses peuvent être effectivement
produites par composition de symboles, et il s’agit bien [alors] de combinaisons pouvant être
produites. Par conséquent c’est le même sens que 1. à la différence que ces fictions sont
« réalisables », même si elles ne le sont pas toutes en même temps.
3. Comme quelque chose de généré par un acte psychique (et ne subsistant ni avant ni après
[cet acte]) (Intuitionnisme). Les nombres seraient-ils les objets d’actes de pensée recréés à
chaque application 20 et les mathématiques seraient-elles la théorie des possibilités de ces
créations ou des descriptions qui – une fois réalisées effectivement par quelqu'un – peuvent
inciter quelqu’un d’autre à [générer] les mêmes créations ? Exemple : créer un couple par le
fait de penser ensemble [ses éléments].
4. Comme « construction-de-sens » au sens de construction d’une procédure. [32] Il s’agirait
de plans concernant son propre comportement (-5 ?).
5. [Comme] construction non pas de choses, mais d’images de choses (par exemple
« reconstruction » d’un concept).
Remarque (grammaire) : Théorie possible des descriptions : « Le fils de A » et « fils de A » ne
se distinguent pas du fait que le premier désigne un objet et le second un concept, mais plutôt
les deux désignent des concepts, bien que x  le fils de A x et seul x est le fils de A.
Généralement chaque nom désigne un concept sous lequel tombe la chose et seulement celleci. Par conséquent, pour chaque nom cela fait sens de dire « A existe », par exemple : « le
nombre 2 existe ». Les opérations, par exemple a+b, ne construisent pas un nombre à partir
d’autres nombres, mais un concept d’un nombre à partir des concepts de deux nombres.
[33]
20
Ou bien ces objets persistent (dans le passé) aussi bien que les actes eux-mêmes ?
377
Remarque (grammaire) : En quel sens peut-on dire que  ne décrit pas un concept, mais
[le] « donne » ou [le] « construit » et qu’une proposition ne décrit pas un état de choses
possible, mais [le] donne ou [le] construit ? Est-ce cela la nature particulière de la description
consistant dans l’assemblage des parties ? Ou [consiste-elle] dans la construction d’une image
isomorphe par une combinaison de symboles qui est elle-même une image isomorphe ? Par
conséquent seul ce qui est composé pourrait alors être construit.
Remarque (philosophie) : « Percevoir quelque chose comme objet » est un type d'état
psychique (pas nécessairement une relation à quelque chose d'extérieur). Ces états ne sont pas
quelque chose de simple (ils ont une structure).
Première analyse : il y a des sensations a et les images a’ de ces sensations et en plus la
représentation de ( x) x : a = a : a'; [et] donc aussi tout particulièrement la représentation d'une
relation ;
Deuxième analyse : il y a des sensations a, et une image du je, b, et une image b’ de cette
image et la représentation ( x) x : a = b : b'.
Dans cet état il n’y aurait pas seulement certains éléments, à savoir (a, b, b', :, =, ), mais
ceux-ci apparaissent « liés » d’une manière déterminée, c’est-à-dire que l’état ne consiste [34]
pas uniquement dans la présence de certains éléments (c'est-à-dire simplement dans l’état de
la forme  b  ), mais plutôt dans la subsistance de certains rapports entre ces éléments (c'està-dire dans des états de choses de la forme  ,  ). Sur la base de la seconde analyse nous
percevons les choses « à travers le concept que nous avons de nous-mêmes », c’est-à-dire que
la conscience de soi serait « la lumière » (de la même façon que Dieu perçoit toutes les choses
à travers son essence, car en effet l’image fidèle ou le reflet de toute chose est présent dans
son essence).
Note : Par quoi se distingue la perception de moi-même de celle d’autres choses, si elle aussi
ne consiste que dans la présence d’une image ?
Comment puis-je savoir qu’elle est vraiment une image {barré : fidèle} de « moi » ?
La théorie de la perception mentionnée plus haut est en accord avec l’idée leibnizienne selon
laquelle les monades « n’ont pas de fenêtre » ; c’est-à-dire que dans cette vie nous « rêvons »
tous à l’unisson (parfois de concepts, parfois de choses sensibles), mais nous ne rêvons pas
378
complètement à l’unisson (la présence de l’erreur en est une preuve (même les rêves de
concepts peuvent être trompeurs, voir l’antinomie)). Tout cela est un aspect du fait que dans
cette vie nous n’entrons jamais en contact [35] avec la réalité (ou y a-t-il un éveil dans cette
vie ?) Cette vie est comparable à celle de l’enfant dans le ventre de sa mère (celui-ci peut-il
aussi déjà rêver d’une réalité ?)
Remarque (grammaire) : L’axiome de réductibilité est quelque chose de semblable à
l’assertion selon laquelle chaque relation externe est équivalente à une propriété de la chose (à
quelque chose [d’attaché à] la chose).
Remarque (psychologie) : La différence entre des actes « conscients » et des actes
« animaux » est que dans le premier cas on voit la possibilité de ne pas agir (par exemple pour
savoir si je dois me raser). Par conséquent l’acte « automatique », dans sa nature, est tel que
dans tous les cas une seule voie est montrée, et qu’on « s’y lance ». (Mais est-ce tout de même
un acte ? On pourrait aussi bien ne rien faire.) Très souvent les « décisions inférieures », par
exemple le choix des moyens, sont conscientes, tandis que les supérieures (les buts ultimes)
sont inconscientes. Nous agissons alors en quelque sorte « sur ordre » de celui qui a inspiré
les décisions supérieures.
Remarque (psychologie) : La plus grande partie de mes actes est venue simplement du fait
[36] que « j’ai lâché les rênes » [comme] un empereur qui abdique parce que tous sont contre
sa manière d’agir, et lui-même n’étant vraiment pas fermement convaincu de la justesse [de
ses actes] ne veut pas [en] assumer « la responsabilité » face à tous les autres. Par son
abdication est-il responsable de tout ce que fait son successeur ? Quand bien même ne serait-il
coupable que de ne pas voir distinctement ce qui est juste? En cela réside la différence entre
faire et consciemment « laisser se produire », ce qui n’est pas le cas lorsqu’on engage un tueur
(avec la conscience que le meurtre est moralement blâmable). Tout comme [ce n’est pas le cas]
lorsque l’on n’empêche pas un c
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