UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILLE École Doctorale Cognition, Langage, Éducation – ED 356 Faculté des Arts, Lettres, Langues, Sciences Humaines CEPERC/UMR 7304 Thèse de Doctorat PHILOSOPHIE Amélie MERTENS NOUVEL ÉCLAIRAGE SUR LA NOTION DE CONCEPT CHEZ GÖDEL À TRAVERS LES MAX-PHIL Thèse dirigée par Mme le Professeur Gabriella Crocco Soutenue le 12 décembre 2015 Composition du jury : Mark VAN ATTEN (CNRS) Eva-Maria ENGELEN (Université de Constance, Allemagne) David RABOUIN (Paris VII) Valérie DEBUICHE (Université d’Aix-Marseille) Gabriella CROCCO (Université d’Aix-Marseille) Remerciements Je remercie ma directrice de thèse, Gabriella Crocco pour cette belle aventure, pour m’avoir accordé une place dans un projet que je lui sais être cher, et qui fut une si riche expérience. Je la remercie pour ses conseils, pour toute l’attention passionnée qu’elle porte, toujours bienveillante, aux travaux de ses étudiants. Je remercie les membres du groupe de travail du projet « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie », pour l’ensemble des discussions et échanges qui ont contribué à nourrir ma réflexion. Je souhaite également remercier Valérie Debuiche pour le temps qu’elle m’a consacré, ses conseils et son soutien. À tous ceux qui ont partagé et égayé mes heures de travail, aux étudiants de la salle des doctorants du deuxième étage de la Maison de la Recherche d’Aix. Une pensée plus particulière à Elsa, qui me suit depuis ma premiere année en philosophie. Nous n’aurions alors jamais pensé vivre un tel moment, et pourtant nous l’avons fait ! Enfin je voudrais remercier mes proches, mes amis et ma famille, qui m’ont accompagnée durant ces années, et qui m’ont tant aidée dans les moments les plus difficiles. Résumé Notre travail vise à étudier les Max-Phil, textes inédits de Kurt Gödel, dans lesquels il développe sa pensée philosophique. Nous nous intéressons plus spécifiquement à la question du réalisme conceptuel, position déjà défendue dans ses écrits publiés (de son vivant ou posthumes) selon laquelle les concepts existent indépendamment de nos définitions et constructions. L’objectif est de montrer qu’une interprétation cohérente de ces textes encore peu connus est possible. Pour ce faire, nous proposons une interprétation de certains passages, interprétation hypothétique mais susceptible d’apporter de nouveaux éléments à des questions laissées sans réponse par les textes publiés, telles celles relatives au réalisme conceptuel. Cette dernière position ne peut être comprise que par un éclairage de la notion de concept chez Gödel. Les concepts sont des entités logiques objectives, qui se distinguent des objets mathématiques, et qui sont au cœur du projet d’une théorie des concepts conçue comme une logique intensionnelle et inspirée de la scientia generalis de Leibniz. L’analyse des Max-Phil souligne que la notion de concept et la primauté du réalisme conceptuel sur le réalisme mathématique ne peuvent se comprendre qu’à la lumière du cadre métaphysique que se donne Gödel, à savoir d’une monadologie d’inspiration leibnizienne. Les Max-Phil offrent ainsi des indices sur la façon dont Gödel reprend et modifie la monadologie de Leibniz, afin, notamment, d’y inscrire les concepts. L’examen de ce cadre métaphysique tend également à éclaircir les rapports entre les concepts objectifs, les concepts subjectifs (tels que nous les connaissons), et les symboles (par lesquels nous exprimons les concepts), mais aussi les rapports entre logique et mathématiques. Mots-clés : Kurt Gödel, Max-Phil, concept, réalisme conceptuel, métaphysique, monadologie, logique, théorie des concepts, Leibniz, intension. Abstract Our work aims at studying the unpublished texts of Kurt Gödel, known as the Max-Phil, in which the author develops his philosophical thought. This study follows the specific issue of conceptual realism which is adopted by Gödel in his published texts (during his lifetime or posthumously), and according to which concepts are independent of our definitions and constructions. We want to show that a consistent interpretation of the Max-Phil is possible. To do so, we propose an interpretation of some excerpts, which, even if it is only hypothetical, can give new elements in order to answer open questions of the published texts, e.g. questions about conceptual realism. This last position is not understandable without explaining Gödel’s notion of concept. For him, concepts are logical and objective entities, distinct from mathematical objects and they are at the core of a theory of concepts, which is conceived as an intensional logic, following Leibniz’s scientia generalis. The analysis of the Max-Phil underlines that we can understand the notion of concept and the primacy of conceptual realism over mathematical realism only in the light of Gödel’s metaphysical frame, i.e. of a monadology inspired by Leibniz. Thus the Max-Phil shows how Gödel reinvestigates Leibnizian monadology, and offers some clues on the modifications he makes on it in order to include concepts. The examination of this metaphysical frame tends to elucidate the relationships between objective concepts, subjective concepts (as we know them) and symbols (through which we express concepts), and also the relationship between logic and mathematics. Keywords: Kurt Gödel, Max-Phil, concept, conceptual realism, metaphysics, monadology, logic, theory of concepts, Leibniz, intension. Table des matières Introduction ....................................................................................................................... 1 1. Présentation générale des Max-Phil .............................................................................. 9 1.1 Cadre général et historique des Max-Phil....................................................... 12 1.1.1 Le Nachlass.................................................................................................... 12 1.1.2 Les travaux déjà effectués sur les documents inédits : la série des Collected Works et Hao Wang ............................................................................................... 21 1.1.3 Le rôle du projet ANR « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie ».......................................................................................................... 31 1.2 Comment lire les textes inédits de Gödel, les Max-Phil ....................................... 39 1.2.1 Description des Max-Phil : forme, contenu et logique d’écriture .................. 40 1.2.2 Cadre méthodologique de lecture et d’analyse .............................................. 57 2. Platonisme de Gödel : un état de l’art ......................................................................... 61 2.1 Platonisme dans les écrits de Gödel ...................................................................... 63 2.1.1 Les différentes affirmations du platonisme précédant le tournant husserlien, dans les écrits publiés de Gödel............................................................................. 65 2.1.2 Perception des concepts et analycité : au cœur des rapports entre optimisme rationaliste et platonisme ....................................................................................... 97 2.1.3 Les questions soulevées par l’affirmation d’un réalisme conceptuel dans les textes précédant le tournant husserlien ................................................................ 111 2.2 Les interprétations de Gödel : quelle place pour le réalisme conceptuel précédant le tournant husserlien ?............................................................................................. 113 2.2.1 Interprétation de Gödel dans le débat réalisme-antiréalisme ....................... 114 2.2.2 Platonisme de Gödel et idéalisme transcendantal ........................................ 116 2.2.4 Donald A. Martin : exemple d’une analyse systématique du réalisme conceptuel de Gödel ............................................................................................ 120 2.2.3 Gabriella Crocco, vers la réhabilitation du cadre leibnizien dans l’interprétation du platonisme de Gödel .............................................................. 134 2.3 Questions ouvertes sur le réalisme conceptuel et rôle de l’analyse des Max-Phil ............................................................................................................................................ 145 3. Eclairage des Max-Phil sur le réalisme conceptuel de Gödel ................................... 149 3.1 La remarque [XI, 16-18] : point de convergence des questions liées au réalisme conceptuel dans les Max-Phil ............................................................................................. 154 3.1.1 La hiérarchie des Seienden .......................................................................... 157 3.1.2 Trois niveaux d’existence : objectif, subjectif et réel .................................. 168 3.1.3 Les relations entre les trois niveaux d’existence.......................................... 174 3.2 Les concepts logiques comme Seienden ............................................................. 191 3.2.1 Le critère de la hiérarchie des Seienden : la capacité de réaction ................ 192 3.2.2 Concepts logiques et objets mathématiques ................................................ 209 3.2.3 Conclusion ................................................................................................... 218 3.3 Triple existence des Seienden : le réel, le subjectif (homme) et l’objectif (Dieu) ............................................................................................................................................ 222 3.3.1 Conceptuel vs. réel : essence, existence et manifestation matérielle. .......... 224 3.3.2 Le conceptuel dans la conscience de l’homme versus le conceptuel en Dieu ............................................................................................................................. 236 3.3.3 Conclusion sur les trois niveaux d’existence ............................................... 247 3.3.4 La quadripartition des choses : le possible et l’actuel ................................. 248 3.3.5 Conclusion sur la triple existence des Seienden : de la métaphysique à l’ontologie ........................................................................................................... 254 3.4 Les relations entre les trois niveaux d’existence................................................. 257 3.4.1 Réalisation, représentation ou description, présentation.............................. 258 3.4.2 La conscience de l’homme à l’image de la conscience de Dieu .................. 263 3.5 Rôle intermédiaire des symboles entre les concepts subjectifs et les concepts objectifs .................................................................................................................... 266 3.5.1 Détour par la matière et harmonie préétablie ............................................... 267 3.5.2 Les symboles, un détour matériel pour saisir les concepts logiques ........... 273 3.5.3 La nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle subjective ............. 279 3.5.4 Conclusion sur le rôle intermédiaire des symboles entre la conscience de l’homme et la conscience de Dieu ....................................................................... 296 3.6 Incomplétude et temps : le réel et le point de vue subjectif ................................ 299 3.6.1 L’incomplétude dans le réel et le temps comme manifestation de l’incomplétude du point de vue subjectif ............................................................ 302 3.6.2 Temps, incomplétude subjective et connaissance ........................................ 311 3.7 Conclusion : comment l’interprétation du cadre métaphysique issu des Max-Phil alimente le réalisme conceptuel de Gödel .......................................................................... 329 3.7.1Nature des concepts ...................................................................................... 330 3.7.2 Connaissance des concepts : rapports entre réel, subjectif et objectif ......... 334 Conclusion .................................................................................................................... 337 Abréviations .................................................................................................................. 345 Bibliographie ................................................................................................................ 346 Index rerum ................................................................................................................... 350 Index nominum ............................................................................................................. 356 Annexes ........................................................................................................................ 358 Avertissements .......................................................................................................... 358 A. Max-Phil X........................................................................................................... 360 A.1 Traduction française ....................................................................................... 360 A.2 Transcription allemande................................................................................. 409 A.3 Index des références au cahier X ................................................................... 455 B. Remarques des Max-Phil IX, XI, XII et XIV avec index des références ............ 456 B.1 Remarques du Max-Phil IX ........................................................................... 456 B.2 Remarques du Max-Phil XI ........................................................................... 470 B.3 Remarques du Max-Phil XII .......................................................................... 480 B.4 Remarque du Max-Phil XIV .......................................................................... 483 Introduction Kurt Gödel est connu pour un grand nombre de travaux scientifiques, dans des domaines aussi variés que la logique, les mathématiques, ou encore la physique. Mais il l’était également pour défendre un point de vue philosophique à contre-courant des positions les plus répandues de son temps. Le Zeitgeist, lourdement influencé par le positivisme logique, est perçu par Gödel comme un préjugé constituant un obstacle au développement de la pensée scientifique. Gödel défendait une forme de platonisme, qu’il comprenait comme un réalisme selon lequel les objets et concepts mathématiques sont indépendants de nos définitions et de nos constructions, et décrivent une réalité objective que nous pouvons percevoir. Loin de penser que les vérités mathématiques sont des conventions syntaxiques, ou encore le seul fruit de nos facultés cognitives, il est convaincu qu’elles sont là avant nous, dépendant d’une réalité objective que nous pouvons seulement découvrir et non créer. Dans les années 1940, les résultats logiques et mathématiques les plus importants de Gödel sont déjà connus, et ses publications prennent un virage philosophique. Il est reconnu que le « Russell’s mathematical logic » (Russell paper) de 1944 (Gödel 1990c) marque le point d’ancrage de ce nouveau mouvement. Toutefois, lorsque Wang publie un premier exposé de ses conversations avec Gödel dans (Wang 1987), il devient manifeste que l’intérêt de Gödel pour la philosophie est bien plus ancien. Les réponses préparées pour le questionnaire Grandjean (ibid., 16-21) sont alors sans appel. Son intérêt pour la philosophie remonte à la même période que celui des mathématiques, aux alentours de l’âge de quinze ans, et ne le quittera jamais. Il s’est forgé un point de vue philosophique, un réalisme mathématique et conceptuel, depuis 1925, avant d’entrer en contact avec le Cercle de Vienne (1926), et avant les résultats de ses premiers travaux scientifiques. Les positions philosophiques qu’il défend ne lui sont donc pas dictées par son opposition aux thèses positivistes, et ne s’imposent pas à lui au vu de ses résultats scientifiques.1 Tout au plus peuton dire que les deux circonstances lui donnent l’occasion d’affirmer son point de vue philosophique, voire de l’affiner et de l’assumer plus explicitement. 1 Les premiers résultats scientifiques de Gödel n’apparaissent pas avant 1929, date de publication de sa thèse. 1 Son intérêt philosophique est occasionné par les sciences, mais prend source en dehors d’elles. Le point de vue qu’il défend n’est pas seulement nourri de ses travaux scientifiques, il en est un guide. Gödel est convaincu que ce qui a empêché ses prédécesseurs de découvrir les résultats d’incomplétude auxquels il est parvenu, est imputable à ce qu’il considère comme le préjudice de son temps, rejetant l’idée que les mathématiques aient un contenu objectif. Le rappel du contexte dans lequel émergent les positions philosophiques de Gödel n’est pas anodin. Il nous incite à considérer avec prudence l’idée que ses positions n’auraient été développées qu’à la suite de ses grands théorèmes logiques. Ainsi, Gödel lui-même n’aurait adhéré au platonisme qu’à contre cœur, comme une conséquence inévitable de ses résultats scientifiques, et sans grande conviction. Ce ne serait alors qu’à partir du Russell paper qu’il assumerait et défendrait pleinement son point de vue réaliste. D’une façon générale, ses conversations avec Wang tendent à dévoiler l’originalité de ses positions philosophiques. Gödel n’était pas juste un commentateur ou un historien de la philosophie éclairé. Il revendique le cadre leibnizien dont il s’inspire pour sa monadologie et son optimisme rationaliste, affirmant qu’à tout problème que la raison se pose correctement elle peut y apporter une solution. Mais le réalisme fort auquel il s’accroche semble aller audelà des thèses leibniziennes, et apparaît même en contradiction avec certaines interprétations de l’œuvre de Leibniz. Gödel n’a donc jamais adopté purement et simplement les thèses d’un auteur, il avait son propre point de vue et son propre projet philosophique. Il était motivé par l’idée de développer une métaphysique dans une forme rigoureuse inspirée de la logique, une forme axiomatique. En découvrant les concepts les plus fondamentaux de la philosophie, et en se basant sur une théorie des concepts comme la science des concepts les plus généraux, la métaphysique décrirait jusqu’à la significationmême du monde. Ce projet est d’origine leibnizienne, mais Gödel ne se contente pas de l’étudier de l’extérieur, comme on le ferait d’une belle utopie. Il l’endosse, l’actualise au regard des avancées scientifiques de son temps, et affirme que ce projet est réalisable pour peu que nous soyons capables d’améliorer notre connaissance des concepts primitifs ; entités que nous pouvons seulement percevoir et découvrir dans la mesure où elles sont indépendantes de nous et de nos constructions. Gödel inscrit le projet leibnizien dans son temps, mais aussi dans ses propres convictions réalistes. Si l’influence d’auteurs, tel que Leibniz, est indéniable, les positions sont siennes. Le catalogage de J. Dawson dans les années 1980 révèle l’importance du travail philosophique de Gödel. Ce dernier conservait l’ensemble de ses papiers relatifs à ses travaux 2 de recherche aussi bien qu’à sa vie personnelle et professionnelle. Les documents, légués à l’IAS, renferment un volume conséquent de recherches et travaux proprement philosophiques, témoignant indéniablement d’une activité prolifique dans ce domaine. Ils ne contiennent pas uniquement des notes de lecture d’ouvrages philosophiques, ou de préparation à ses séminaires, conférences et articles, mais aussi des cahiers dans lesquels se manifeste une pensée philosophique propre. La profondeur et l’intérêt de sa pensée philosophique ont été remis en question par les commentateurs de Gödel, souvent bien plus portés sur ses travaux scientifiques et l’impact qu’ils ont eu dans la pensée contemporaine. Il faut attendre les années 1990 pour en prendre la juste mesure, avec la publication du troisième volume des Collected Works en 1995 (Gödel 1995b) dédié à l’édition d’une partie du matériel du Nachlass, et la publication de A logical Journey de Wang en 1996 (Wang 1996) contenant la transcription des conversations de Wang avec Gödel – conversations de nature philosophique – qui eurent lieu dans la dernière période de la vie de Gödel, au cours des années 60 et 70. Dès lors, l’on prend conscience de la place centrale qu’occupe la philosophie dans l’ensemble de son œuvre. Mais quel intérêt lui accorder ? Gödel n’en donne lui-même pas une exposition complète et systématique. Les éléments dont nous disposons pour tenter de la comprendre n’en donne qu’un éclaircissement partiel. Ils ne suffisent pas à saisir comment sa philosophie peut l’aider dans ses travaux scientifiques, quels sont les liens exacts entre les deux et pourquoi il tient à un réalisme conceptuel qu’il distingue du réalisme mathématique. Deux problèmes se dressent à l’éclaircissement des positions philosophiques de Gödel, et notamment au platonisme qu’il défend depuis 1925 et dont il propose pour la première fois seulement une exposition dans le Russell paper, en 1944. Tout d’abord, le matériel le plus accessible à notre disposition est la transcription des conversations avec Wang. Cependant, d’une part les positions philosophiques défendues alors par Gödel ont évoluées depuis le Russell paper, leurs conversations ayant eu lieu après le tournant husserlien pris à la toute fin des années 1950, après les six tentatives de rédaction du « Is mathematics syntax of language ? » (Carnap Paper) (Gödel 1995c) laissé inachevé. Dans l’écrit « The modern development of the foundations of mathematics in the light of philosophy » (Gödel 1995g) de 1961, Gödel affiche son intérêt pour Husserl qui n’apparaissait dans aucun de ses écrits précédents. Avant son tournant husserlien, la pensée philosophique de Gödel s’inscrivait dans un cadre leibnizien cristallisé dans le Russell paper. Entre 1959 et 1961, Gödel adopte un nouveau cadre philosophique de pensée, qui peut n’être qu’une modification du premier et 3 être en continuité avec lui, mais qui pourrait tout autant signifier son abandon pur et simple. Les positions discutées avec Wang s’inscrivent donc dans ce qui est souvent considéré comme la deuxième période de Gödel. Elles ne coïncident peut-être pas pleinement avec le cadre sous-jacent au Russell paper et à la découverte de ses travaux scientifiques. D’autre part, Wang lui-même reconnaît que certains éléments issus de leurs conversations, pourtant clés dans la philosophie de Gödel, restent une énigme pour lui. Il reconnaît qu’il lui manque un arrière plan philosophique, sans doute développé par Gödel dans les Max-Phil, notes philosophiques personnelles qu’il n’a jamais communiquées et qu’il a conservées dans le Nachlass. Le second problème est alors que ces fameuses notes philosophiques sont difficiles d’accès. Le travail d’édition des textes inédits de Gödel conduit par Feferman pour publier la série des Collected Works s’avère fastidieux. Il l’est concernant les textes les plus aboutis, rédigés en anglais et, pour certains d’entre eux, que Gödel considérait comme étant suffisamment en forme pour faire l’objet d’une éventuelle publication. 2 Mais il l’est d’avantage encore concernant les textes rédigés en Gabelsberger et qui n’étaient pas destinés à être communiqués, tel l’ensemble des cahiers philosophiques, dont finalement seule une infime partie sera publiée dans le troisième volume des Collected Works. Si les éditeurs ont pu se faire une idée du contenu grâce au travail de transcription du Gabelsberger en allemand entrepris par Cheryl Dawson peu après la réception du Nachlass à la Firestone Library de Princeton, le détail en reste méconnu. Une zone d’ombre entoure la philosophie de Gödel. Beaucoup doutent d’ailleurs que l’on puisse véritablement parler d’une philosophie de Gödel. La plus grande tentative d’éclaircissement entreprise est menée par Wang, mais lui-même reste dubitatif quand à la valeur que l’on peut accorder à certaines des affirmations de Gödel qu’il retranscrit. Le brouillard dans lequel nous sommes plongés à leur approche amène à une déconsidération de ses positions philosophiques. Bien que peu connues en elles-mêmes, elles le sont au moins pour leur opposition au Zeitgeist, ce qui leur vaut d’apparaître comme farfelues et extravagantes aux yeux des contemporains de Gödel, et encore parfois de ses commentateurs. Probablement faut-il reconnaître que leur opposition aux courants de pensée les plus forts de cette époque (en l’occurrence constructivistes) n’a pas joué en faveur d’une volonté réellement positive de les découvrir et de les comprendre. Gödel est le premier à encourager une démarche négative en refusant de communiquer explicitement sa philosophie, par peur 2 Ils les avaient classés dans un dossier intitulés « Was Ich publizieren könnte » (« ce que je pourrais publier ») 4 des controverses, et en en cachant les fondements. Il est le premier acteur de l’incompréhension touchant sa philosophie dont les motivations véritables restent obscures. Mais l’incompréhension face à ses affirmations philosophiques, et la mesure faussée ou négligée du cadre général dans lequel elles s’inscrivent, rendent impossible la bonne interprétation de certains écrits publiés de Gödel, tels le Russell paper et « Some basic theorems on the foundations of mathematics and their implications » (Gödel 1995e) de 1951 (Gibbs lecture). Cette incompréhension éloigne les commentateurs des objectifs liés à la théorie des concepts s’inspirant du projet leibnizien d’une scientia generalis, au réalisme conceptuel, à la question d’une perception (plus distincte) des concepts primitifs, à l’idée que les vérités mathématiques dépendent du monde des concepts, et finalement elle les éloigne du fait que tous ces points sont en étroite relation. Le platonisme de Gödel, prend deux formes, celle d’un réalisme envers les objets mathématiques et celle d’un réalisme conceptuel. Il est une des rares positions philosophiques à être explicitement affirmées dans ses écrits. On ne peut que soupçonner que cette position s’inscrit dans un cadre philosophique et métaphysique plus large. Pourtant, malgré la présentation incomplète qu’en offrent les textes publiés, le platonisme de Gödel fait l’objet de nombreux commentaires et critiques. Mais loin de la clarifier, ces commentaires – notamment ceux datant des années 1980, avant la sortie de (Gödel 1995b) et de (Wang 1996) – contribuent bien plus souvent à amplifier les confusions qui entourent le platonisme de Gödel, en ignorant certains de ses aspects trop obscurs sans la lumière du Nachlass. Souvent le réalisme conceptuel n’est pas clairement distingué du réalisme mathématique, et la question de savoir pourquoi Gödel défendait un réalisme envers les concepts, qui plus est en intension, ne trouve actuellement pas de réponse satisfaisante. Le choix d’un réalisme conceptuel est probablement lié à ses recherches et découvertes scientifiques, notamment à ses deux théorèmes d’incomplétude et ses réflexions autour du concept itératif d’ensemble. Mais pour le comprendre, il est indispensable de prendre au sérieux les liens entre philosophie et sciences, que Gödel revendique. Son réalisme conceptuel se nourrit de ses deux résultats, mais en retour il guide également les voies de recherche empruntées par Gödel dans les domaines de la logique et des mathématiques. Comprendre le réalisme conceptuel de Gödel est incontournable pour son diagnostic des paradoxes (Russell paper) et pour comprendre l’analyse des conséquences philosophiques de ses résultats scientifiques (Gibbs lecture). L’incompréhension face au réalisme conceptuel de Gödel nous engage d’avantage encore à constater que les liens entre philosophie et sciences dans l’œuvre 5 de Gödel ne sont eux-mêmes pas appréciés à leur juste valeur, et que trop peu de place leur est accordée dans les études gödeliennes. Au regard du contexte général entourant les positions philosophiques de Gödel, notre objectif est double. Le premier est d’entrer dans les Max-Phil avec tous les problèmes inhérents à une telle démarche. Il est impératif de trouver une méthode de lecture et d’interprétation adaptée à la spécificité de ces textes, reconnus difficiles d’accès. Ensuite, le second objectif est d’éclairer les questions soulevées par le réalisme conceptuel de Gödel, qui ne trouvent aucune réponse dans les textes publiés, par la lecture des Max-Phil. Les deux objectifs sont indissociables et se nourrissent mutuellement. Entrer dans l’analyse des Max-Phil est épineux si l’on ne se donne pas de fil conducteur. La variété des thèmes abordés, des champs disciplinaires investis pour questionner ces thèmes, ainsi que les auteurs auxquels Gödel fait appel, confère une structure toute particulière à ses écrits. Ils prennent la forme d’une imbrication de remarques se faisant mutuellement écho, et dont on ne peut sortir qu’en déroulant un fil d’Ariane. Le réalisme conceptuel nous apparaît comme un candidat solide pour jouer ce rôle, dans la mesure où il constitue l’une des seules positions philosophiques à apparaître à la fois dans les écrits publiés de Gödel (de son vivant et posthumes) et dans les conversations avec Wang. Ainsi il sera toujours possible de s’appuyer sur un matériel plus solide. D’autre part, le réalisme conceptuel ne peut être d’avantage éclairé qu’en approfondissant la pensée philosophique de Gödel. Les questions relatives à la nature des concepts, à notre perception de ces entités, à la nature des vérités mathématiques, sont des questions philosophiques qui ne trouveront de réponse satisfaisante qu’au regard du cadre métaphysique que se donne Gödel et dont il parle avec Wang. Seuls les Max-Phil, dont on reconnaît la nature essentiellement philosophique, sans en connaître encore précisément la portée, sont susceptibles de nous sortir de l’impasse dans laquelle les textes publiés conduisent. Se nourrissant mutuellement, les deux objectifs convergent ensemble vers un but général : montrer qu’il est possible de donner une interprétation cohérente aux Max-Phil et à la pensée philosophique que Gödel y développe. L’interprétation que l’on propose n’est certes qu’hypothétique car (1) elle ne concernera qu’un nombre nécessairement limité de remarques sur l’ensemble des Max-Phil ; (2) certaines incertitudes quant à la transcription allemande et la traduction française font que les textes actuellement à notre disposition sont encore susceptibles d’être modifiés ; et (3) nous n’avons pas encore assez de recul, peu de 6 discussions, sur le contenu de ces textes et sur la façon dont nous pouvons les interpréter. Mais quand bien même n’est-elle qu’hypothétique, elle est possible. La pensée philosophique de Gödel est cohérente, elle n’est pas le simple fruit d’une passion à laquelle il s’adonne à ses heures perdues, ou pire, du seul besoin de se construire un monde donnant un sens à sa paranoïa. Le développement d’une pensée philosophique est une entreprise sérieuse, dans laquelle Gödel investit une méthode rigoureuse, de sorte que les Max-Phil se rapprochent bien plus d’un laboratoire de recherche que d’une exposition systématique. Gödel ne se contente pas de commenter les thèses déjà connues de philosophes qu’il admire. Il les questionne, les modifie, et enfin se les approprie, dans le seul but de servir son propre projet philosophique, la métaphysique comme science offrant la description la plus générale du monde. Les Max-Phil témoignent donc d’une véritable entreprise philosophique. Ainsi nous défendons l’idée que Gödel cherchait à développer sa propre philosophie, telle qu’il l’a décrite dans ses conversations avec Wang, une métaphysique qui serait une monadologie en un sens leibnizien. Elle serait soutenue par une logique conçue comme une théorie des concepts en intension, décrivant les concepts les plus généraux et les lois de combinaisons des concepts ; une théorie nécessaire pour développer la métaphysique comme une science exacte. Notre thèse prend corps du fait que l’interprétation que nous proposons d’une partie des Max-Phil montre que ces textes sont susceptibles d’apporter des éléments substantiels de réponse aux questions laissées en suspend par les publications, et qu’ils s’inscrivent dans une certaine continuité avec les conversations retranscrites par Wang. Nous souhaitons ainsi montrer que les Max-Phil ont un réel potentiel philosophique et qu’ils sont indispensables pour ouvrir de nouvelles perspectives dans les études gödeliennes ; ce que nous illustrerons avec la question plus spécifique du réalisme conceptuel. L’exemple plus particulier du réalisme conceptuel nous sert de fil conducteur. Il est à l’origine de problèmes philosophiques concrets que l’on ne peut résoudre à la seule considération des textes publiés, des conversations avec Wang et de la littérature secondaire. Il est alors possible d’analyser les Max-Phil en se donnant ces questions à élucider et montrer qu’un véritable cadre métaphysique original est sous-jacent au réalisme conceptuel et peut donner des éléments de réponse tout à fait cohérents avec les textes publiés. L’idée est donc de procéder à un aller-retour entre les textes publiés, les questions qu’ils soulèvent relativement au réalisme conceptuel, et les Max-Phil. La première partie de notre travail consistera à décrire le matériel sur lequel nous travaillons. Les Max-Phil sont des textes inédits, qui renferment des difficultés propres à leur 7 nature : écrits dans une sténographie désuète sous forme de notes personnelles. Ils ne sont pas destinés à la publication. Entrer dans ces cahiers exige de prendre quelques précautions, dont nous devons être avertis. Il est donc essentiel de comprendre leur histoire, qui va de pair avec celle du Nachlass et celle des travaux déjà réalisés sur ces documents, jusqu’au projet dirigé par Gabriella Crocco et attaché au CEPERC,3 « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie ». Il est également essentiel de présenter les textes eux-mêmes, leur structure et leur contenu, pour établir une méthodologie de lecture et d’analyse. La seconde partie est un état de l’art réalisé à partir des écrits publiés de Gödel et de la littérature secondaire, visant à préciser les questions soulevées par le réalisme conceptuel de Gödel, et les raisons pour lesquelles cette position reste peu étudiée et donc peu connue. Notre objectif est d’interroger plus spécifiquement le réalisme conceptuel dans les écrits préhusserliens de Gödel, correspondant à la période d’écriture des Max-Phil. Le réalisme conceptuel de Gödel compose alors avec un cadre leibnizien, et les deux sont souvent négligés dans la littérature secondaire. Enfin, nous nous attaquerons à l’analyse des Max-Phil, guidés par les questions soulevées par le réalisme conceptuel dans les écrits publiés. Nous partirons d’une remarque dans laquelle se concentrent toutes ces questions, remarque dont l’objectif principal est – non sans coïncidence – d’établir un cadre métaphysique, général, d’inspiration leibnizienne. Cette remarque est très précieuse pour notre démarche, puisqu’elle nous permet de dégager les premières grandes lignes philosophiques sous-jacentes au réalisme conceptuel, et donc de dégager des directions plus précises à suivre dans la structure imbriquée des Max-Phil. 3 Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives, UMR 7304. 8 1. Présentation générale des Max-Phil Les essais philosophiques publiés par Gödel de son vivant sont rares en raison de la réticence qui était la sienne pour toute polémique. Gödel préférait se prémunir contre toute controverse en limitant l’exposition de sa pensée philosophique, ne nous laissant que quelques rares témoignages. Juliette Kennedy recense quatre publications (initiées par Gödel lui-même) de nature plus spécifiquement philosophique (Kennedy 2014) : le Russell paper, « What is Cantor’s Continuum Problem » (Cantor paper) publié en 1947 (Gödel 1990e), « A Remark on the Relationship Between Relativity Theory and Idealistic Philosophy » publié en 1949 (Gödel 1990a) et « Uber eine bischer noch nicht benütze Erweiterung des finiten Standpunktes » publié en 1958 (Gödel 1990d). Mais, précise-t-elle, les publications dont la première vocation est scientifique sont si loin d’être dénuées de réflexion philosophique, que la frontière entre science et philosophie en devient artificielle : « on the other hand many of Gödel's technical papers are deeply philosophical in nature, beginning with his 1929 thesis; and so the boundary between his mathematical and philosophical work must remain, in nearly all cases, an artificial one » (ibid.). Dès ses premières publications, techniques, s’adressant au cercle scientifique et plus spécifiquement au cercle des mathématiciens et des physiciens, transparaît donc une pensée philosophique sous-jacente qui, loin d’être une parenthèse extravagante, vient se placer au cœur de son travail dans les écrits plus tardifs mentionnés cidessus. Cependant la réserve dont fait preuve Gödel dans l’exposition de ses positions philosophiques est toujours de mise, et les principes en restent cachés à tel point qu’il est difficile d’en extraire une philosophie positive, voire d’être certain que l’on puisse parler d’une philosophie qui lui soit propre. Mais le doute se dissipe à la lumière des nombreux papiers que Gödel laisse derrière lui. Les fameux cahiers appelés par Gödel lui-même Max-Phil, recueils de remarques pour une grande part de nature philosophique, sont issus de la collection du Nachlass. A sa mort, Gödel lègue un volume significatif de documents, appelé Nachlass et conservé à la Firestone Library de l’université de Princeton, comptant des papiers personnels (médicaux, professionnels, correspondance, etc.), mais aussi et surtout des travaux (en cours, plus ou moins aboutis, ou 9 seulement en projet) scientifiques et philosophiques. Avant de plonger dans les Max-Phil, nous devons en comprendre la nature textuelle. Certains des travaux contenus dans le Nachlass étaient suffisamment aboutis pour que Gödel lui-même les classe dans une boîte intitulée « Was ich publizieren könnte », mais cela ne représente qu’une petite part de l’ensemble des papiers découverts, n’incluant pas les cahiers qui nous intéressent. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que les Max-Phil ne représentent que quelques réflexions jetées à la va-vite, indiquant tout au plus un certain goût pour la philosophie. Chaque document est scrupuleusement rangé. Gödel n’était certes pas prêt à publier ses remarques philosophiques, mais au sein de l’ensemble de documents qu’il lègue, les Max-Phil trouvent leur place et suivent leur propre organisation, indiquant l’attention toute particulière que Gödel leur accordait. Les Max-Phil constituent un corpus de textes encore peu étudiés et pour lesquels peu de publications sont disponibles. La description des travaux déjà réalisés est une étape indispensable pour justifier notre démarche et comprendre sa mise en place. Notre travail se donne comme un premier exercice d’analyse des Max-Phil avec le réalisme conceptuel pour fil d’Ariane. Très loin d’espérer fournir une interprétation définitive sur les fondements philosophiques d’une des formes du platonisme de Gödel, nous souhaitons bien plus humblement souligner le potentiel des textes inédits, montrer qu’il est effectivement possible de développer des hypothèses cohérentes et susceptibles d’apporter des éléments de réponse à des questions laissées ouvertes par les textes publiés. Il ne s’agit pas d’une démarche isolée. Elle s’inscrit dans le projet ANR-09-BLA-0313 « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie » dirigé par Gabriella Crocco au sein du CEPERC. Elle est donc aussi et surtout le fruit d’un travail collectif plus vaste, visant l’édition critique d’une partie du matériel du Nachlass qui inclue les Max-Phil. Notre travail, touchant à un ensemble de textes inédits et à la pensée philosophique de Gödel à travers son réalisme conceptuel, cumule alors deux difficultés majeures déjà endurées par le comité des Collected Works et par Hao Wang. La première, textuelle, est que ce sont des notes rédigées, en Gabelsberger, mode de sténographie allemande utilisée et enseignée jusqu’en 1926, et que peu de personnes sont encore capables de déchiffrer (C. A. Dawson 1995, 7). La seconde touche au contenu auquel nous nous attaquons, contenu de nature philosophique. Il s’agit sans doute d’un des domaines – avec la physique – les moins développés dans les études gödeliennes, Gödel lui-même n’ayant pratiquement rien publié sur sa philosophie, seulement quelques allusions quasi « mystérieuses » 10 aux yeux des commentateurs, laissées dans le Russell paper et le Cantor paper, et nourrissant le plus souvent certaines spéculations sur la folie de Gödel. Il nous est donc indispensable de dresser le bilan des travaux déjà réalisés sur les inédits de Gödel, qu’ils soient menés sur les textes eux-mêmes (travail d’édition) ou sur leur contenu (analyse et commentaires), et des difficultés rencontrées à ces occasions. Par le biais de leur témoignage, il est important de comprendre d’une part pourquoi les Max-Phil n’ont pas, ou très peu, fait l’objet de publications et d’analyses philosophiques ; et d’autre part pourquoi il est tout de même intéressant de s’y atteler. Il faut bien comprendre que ces textes n’ont pas été écartés par désintérêt – bien au contraire –, mais parce qu’ils font partie des documents du Nachlass les moins accessibles en vertu de leur nature. Nous devons donc à la fois avoir pleine conscience des obstacles, déjà éprouvés, propres aux Max-Phil, et légitimer les efforts que nous fournissons à leur analyse en comprenant pourquoi ils n’ont pas fait jusqu’à présent l’objet d’une étude plus poussée. Il nous faut également légitimer notre postulat de départ : la philosophie est un domaine de recherche sérieux pour Gödel, auquel il s’adonne de façon rigoureuse, et qui présente un véritable intérêt scientifique. 4 Par le témoignage des travaux déjà réalisés nous souhaitons ainsi éclairer notre propre démarche. La première partie que nous présentons ici, se veut donc avant tout descriptive. Tout d’abord, description des documents, pour comprendre les difficultés textuelles qui leur sont propres et auxquelles nous sommes immédiatement confrontées, mais aussi difficultés liées à leur contenu, qui nous est encore largement inconnu en raison de leur forme. Il s’agit alors de décrire le cadre général dans lequel s’inscrivent les cahiers Max-Phil, c’est-à-dire de l’ensemble du Nachlass et de leur histoire, de la façon dont ils nous sont parvenus et des travaux d’éditions déjà mis en œuvre par Solomon Feferman et John Dawson, Hao Wang, jusqu’au projet ANR dirigé par Gabriella Crocco, « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie », dans lequel notre réflexion s’insère. Nous décrirons également la méthode que nous nous sommes donnée pour entrer dans les textes, l’attitude que nous avons adoptée face aux premières difficultés, et les objectifs visés à travers l’analyse des Max-Phil. 4 Voir par exemple, la démarche de Pierre Cassou-Noguès dans (Cassou-Noguès 2007), dont l’hypothèse de travail consiste à dire que la philosophie est un moyen pour Gödel de rationaliser ses peurs. Dans l’absolu, nous ne rejetons pas le caractère psychologique que peut revêtir l’activité philosophique de Gödel, mais nous pensons qu’elle ne s’y réduit pas. La philosophie est également un moteur dans ses recherches scientifiques, et c’est ce lien entre philosophie et sciences qui se trouve valorisé par le projet ANR. 11 1.1 Cadre général et historique des Max-Phil Les Max-Phil sont une série de cahiers qui nous est parvenue à la mort de Gödel, et que celui-ci ne souhaitait pas publier de son vivant, mais qui pourtant a fait l’objet d’une conservation et d’une organisation minutieuses de la part de leur auteur. Ce fait nous laisse entrevoir, si ce n’est le contenu qui reste assez obscur en raison de la forme que prennent les cahiers Max-Phil, l’intérêt qu’ils devaient représenter pour Gödel. Une première description est ainsi destinée à l’organisation du Nachlass, à la place qu’y occupent les Max-Phil, et une seconde description visera la façon dont ces documents ont été reçus et les travaux déjà menés à leur égard jusqu’au projet ANR. 1.1.1 Le Nachlass A sa mort (1978), Gödel lègue à sa femme Adèle l’ensemble de ses documents. A la mémoire de son mari, Adèle les confie à l’Institute for Advanced Study (IAS) de Princeton juste avant son propre décès en 1981. Selon ses dernières volontés, les droits d’auteur leur sont également cédés. Le Nachlass est alors stocké dans les sous-sols de l’Institut d’études historique de l’IAS, jusqu’en 1985 où l’ensemble des archives est transféré au département des livres rares et des manuscrits de la Firestone Library à l’Université de Princeton, sous la collection 282. Des copies sous forme de microfilms ont été réalisées et mis à la disposition des chercheurs.5 Le Nachlass compte actuellement quarante et une boîtes d’archives, deux autres boîtes ainsi que sept cartons de matériel auxiliaire dans lesquelles se trouvent des « preprints » et des « offprints » envoyés à Gödel, et quelques sept cents livres de sa bibliothèque personnelle. 6 L’ensemble couvre une période allant de 1905 à 1980, mais la partie la plus dense est comprise entre 1930 et 1970. Les documents sont aussi variés que les aspects de la vie de Gödel : vie privée (dossier médical, finance, photographies), professionnelle, recherche, correspondance. Les documents manuscrits, et plus particulièrement les notes posant sa pensée, sont en grande partie écrits en Gabelsberger. Il s’agit donc d’un matériel conséquent, tant en volume que dans la diversité qu’il abrite, rendu difficile d’accès par l’utilisation du Gabelsberger. Ainsi, dès la réception de ce matériel par l’IAS, la priorité fut d’en retrouver l’organisation afin d’en prendre toute la mesure. 5 Voir sur le site de la Bibliothèque de Princeton : http://findingaids.princeton.edu/collections/C0282/#arrangement Ces microfilms ont été rangés avec le Nachlass. 6 Une bibliographie de la collection personnelle de Gödel est disponible à l’IAS (Gödel 1995b, 1). 12 Dès 1982, un catalogage est entrepris, et complété en 1984, par John Dawson, mathématicien à l’université de Pennsylvanie, avec l’aide de sa femme Cheryl Dawson, qui possède une solide formation en mathématique et en allemand. Après la mort de Gödel, les documents avaient été rassemblés à la hâte et dans la confusion, et ont été stockés tels quels dans les sous-sols de l’IAS, de sorte que la tâche confiée à J. Dawson s’avèrera plus ardue (et plus urgente) que prévu : Little did he know what he was in for. His first inspection of what he would have to deal with was overwhelming, stored as it was in ten file cabinets and over fifty cartons, some of them fairly bursting at the seams. Not surprisingly, Dawson’s one year there turned into two. (Feferman 2005, 134) Mais la plupart des documents était tout de même classée dans des enveloppes étiquetées par Gödel. 7 A l’exception de la correspondance qui a été divisée, le catalogage initié par les Dawson rétablit l’organisation originellement donnée par Gödel, et se découpe selon douze séries : Series 01 : Personnal and scientific correspondence,1927-1978 Series 02 : Institutionnal, commercial, and incidental correspondence, 1929-1981 Series 03 : Topical notebooks, 1912-1974 May Series 04 : Drafts and offprints of Gödel’s lectures and papers, 1929-1980 Series 05 : Bibliographic notes and memoranda Series 06 : Other loose manuscript notes, 1935-1967 Series 07 : Academic records and notices, 1916-1980 Series 08 : Legal and political documents, 1905-1978 Series 09 : Financial records, 1930-1939 Series 10 : Medical records, 1932-1976 February Series 11 : Photographs, 1924-1975 September 18 Series 12 : Ephemera, 19478 Chaque document est identifiable par un numéro, dont les deux premiers chiffres correspondent à la série à laquelle ils appartiennent et les autres indiquent leur place dans la série ; par exemple, le document 11013 (l’écriture 11/013 est également utilisée) est le 7 Voir également le site : http://findingaids.princeton.edu/collections/C0282#description. Voir également (Wang 1996, 95). 8 Les séries sont présentées sur le site de la Firestone Library (http://findingaids.princeton.edu/collections /C0282#arrangement), dans (Gödel 1995b, 1‑5), dans (Wang 1996, 95). Elles ont été modifiées grâce au remaniement de certains documents, et augmentées par les copies microfilmées. Le contenu des séries est également présenté à la fin du cinquième volume des Collected Works (Gödel 2003b). 13 treizième document de la série 11. Les enveloppes originellement utilisées par Gödel ont été conservées et également numérotées, leurs numéros correspondant au premier (ou unique) document qu’elles contiennent. Au vue de la diversité des types de papiers contenus, tous n’ont pas le même intérêt pour la recherche (scientifique ou philosophique). Par exemple, la division de la correspondance en deux séries a été décidée pour faciliter l’enquête des chercheurs. En effet, la première regroupant la correspondance avec ses collègues et amis scientifiques, même si elle ne comprend pas uniquement des échanges sur les travaux ou réflexions en cours, est plus à même de nous renseigner sur la pensée de Gödel, sur ces projets scientifiques. Tandis que la seconde série qui contient la correspondance institutionnelle, commerciale et secondaire (demande d’informations bibliographiques, sollicitations caritatives, correspondance éditoriale, correspondance interne à l’IAS, etc.)9, ne révèle sans doute que peu d’informations sur la pensée de Gödel. Il en est de même avec les séries 07 à 11, plutôt liées à la vie de Gödel. Parmi les documents les plus importants, tant par la valeur de leur contenu que par leur ampleur, J. Dawson (Dawson, John W. 1995, 1) compte la correspondance scientifique (série 01), la série de notebooks (série 03, ensemble des remarques notées sur des cahiers, dont font partie les Max-Phil) et l’ensemble de brouillons, d’esquisses et de notes préparant les articles et cours (publiés et non publiés) (série 04). Mais quelle valeur avaient-ils pour Gödel, puisqu’il n’avait pas souhaité – pour la grande majorité – les publier ? Quel statut devons-nous accorder aux écrits du Nachlass ? Certes Gödel ne les a pas publiés, mais le fait qu’il les ait conservés n’est-il dû qu’à quelque trait de son caractère – car après tout il en a fait de même avec les documents domestiques – ou bien est-ce parce qu’il leur accorde une réelle valeur scientifique ? Si les publications de son vivant ne sont pas abondantes, ce que Gödel laisse après sa mort est en revanche considérable. Alors que Wang (Wang 1996, 88) estime les premières à un volume d’environ trois cents pages, les seconds documents recouvrent rien moins que neuf mille items, si bien que même en négligeant la part strictement personnelle de Gödel (dossier médical, papiers relatifs à sa carrière professionnelle, papiers domestiques, photographies, etc.), le volume occupé par les écrits à caractère scientifique ou philosophique demeure conséquent. Le Nachlass témoigne donc de la richesse des travaux de Gödel, d’une productivité bien plus grande que ce qu’il voulait bien montrer dans ses publications. Le Nachlass est d’autant moins négligeable que, comme nous l’avons souligné, la parcimonie 9 Pour une description détaillée des séries voir (Gödel 1995b, 3‑5). 14 dont Gödel faisait preuve pour publier ses résultats, et plus spécifiquement encore ses réflexions philosophiques, était liée à sa répugnance pour les controverses. Il ne publiait donc que lorsqu’il était suffisamment certain du caractère non réfutable de ses affirmations. Les documents légués contiennent ainsi non seulement des brouillons, des notes préparatoires à ses publications, mais aussi des textes dont le contenu est inédit, laissés dans l’ombre par leur caractère trop incertain, tels les Max-Phil et plus généralement tout ce qui touche à la philosophie. Cela ne doit pas signifier qu’ils avaient une moindre valeur aux yeux de Gödel, mais seulement qu’ils n’avaient pas une forme suffisamment aboutie pour lui, comme en témoigne Wang : « Gödel once told me that his writings in shorthand were intended merely for his own use –undoubtedly because there were not in a sufficiently finished state to communicate effectively to others what he had in mind » (Wang 1996, 96). Gödel ne souhaitait pas faire face aux objections et critiques que ces écrits auraient suscités une fois offert à la lumière du monde : As is well known, he often did not publish his views that are controversial or hard to communicate fully. This probably has something to do with his estimate that criticisms of his views are likely to be conducted on a level and in a vocabulary not congenial to him, particularly since what he calls "the prejudices of the time" would make it hard to understand some of his views. Moreover, he appears to be exceptionally sensitive to criticism, a tendency undoubtedly connected with his being a "private person". (Wang 1987, 7) Gödel often choose to do (and especially to publish) what was more definitive rather than things that were less conclusive, even when the latter seemed more important to him. This appears to account for his preference for seeking philosophically relevant (and therefore important for him) scientific (and therefore precise and definitive) results. […] Moreover, he spent much time and effort (especially between 1960 and 1970) in consolidating and extending his old work. (Wang, 1996, 65) Gödel préférait garder le fruit de ses travaux caché du grand public; ce qui ne signifie pas qu’il les abandonne, bien au contraire puisqu’il les conserve et y retravaille. Il est notable que ce pour quoi Gödel montre le plus de réticence à publier, et qui semble pourtant être de la plus haute importance pour lui, concerne la philosophie. En effet, s’il y a bien un domaine dans lequel il est extrêmement difficile d’avoir des certitudes et d’éviter les controverses c’est bien 15 celui-ci ;10 d’autant plus que les positions qu’il défend vont à l’encontre de la pensée de son temps. Selon Wang, le caractère non définitif et imprécis que prend son travail en philosophie, empêche Gödel de communiquer ouvertement sur ce sujet : « Since, however, definitive and precise work itself is hardly possible in philosophy, it is not surprising that he felt he had not found what he looked for in philosophy » (ibid.). Les mêmes réticences apparaissent lorsque Wang lui parle de publier « Some facts about Kurt Gödel ».11 Gödel valide le texte, mais souhaite qu’il ne soit publié qu’après sa mort (ibid.).12 L’attitude de Gödel n’est en réalité que la manifestation d’une forme d’anxiété : The sort of anxiety he had displayed when he was losing at chess may explain in part why Gödel published so little in philosophy. […] When there was any danger of being involved in a controversy over priority, he refrained from contention; for example, he did not stress the fact that he was the first to prove that truth in a language is not definable in that language. He also tried to minimize in public the extent to which he had pursued the independence problems in set theory in his unpublished work. (Ibid.) Gödel n’aimait donc pas la controverse, se mettre dans une position où l’on peut être en désaccord avec lui, ce qui l’a poussé à garder le plus secret possible certains de ses résultats scientifiques comme, par exemple, les problèmes d’indépendance dans le cadre de la théorie des ensembles, mais aussi l’ensemble de sa pensée philosophique. Wang ajoute qu’il s’agit d’un trait de caractère qui remonte à l’enfance de Gödel et que s’il n’est pas nécessairement imputable à un événement en particulier, « it seems better simply to accept as a given that Gödel was, from childhood on, exceptionally preoccupied with Sicherheit » (ibid.). Ainsi les différents témoignages apportés par Wang indiquent que, même si Gödel a conservé toute sorte de documents, y compris des papiers de la vie courante, les textes relatant sa pensée ont une réelle valeur scientifique aux yeux mêmes de Gödel, et nous donnent la mesure de la considération dont le Nachlass doit faire l’objet pour quiconque souhaite pénétrer son œuvre. Un autre indice, matériel, souligne l’attention que portait Gödel à ses écrits non publiés. Il s’agit d’un papier, intitulé « My notes 1940-70 », découvert par J. Dawson dans la série 04 du Nachlass, dans lequel Gödel non seulement dresse la liste de ses travaux inédits, mais en donne aussi – pour certains d’entre eux – une brève évaluation. Kennedy émet même 10 Dans la Gibbs lecture, Gödel affirme que « the undeveloped state of philosophy in our days » (Gödel 1995e, 311) ne permet pas de trancher les questions philosophiques sous jacentes à ses resultats d’incomplétude (infra, 76) 11 Wang ne le publiera qu’en 1987 dans Reflections on Kurt Gödel (Wang 1987, 41‑46). 12 Wang offre le même témoignage dans (ibid., 10). 16 l’hypothèse que Gödel ait pu rédiger ce papier afin d’orienter de futurs lecteurs dans le Nachlass (Kennedy 2014).13 Le texte se compose de six entrées numérotées et scindées en deux groupes (la séparation est matérialisée par une ligne tracée par Gödel), tels que les interprète Wang : de 1 à 3 les textes de nature philosophique et de 4 à 6 les textes plus spécifiquement scientifiques. Wang en reproduit le contenu (Wang 1996, 95‑96), toutes précautions prises étant donné que le document, écrit principalement en anglais, comprend également des notes de bas de page dans un mélange d’anglais, de Gabelsberger et d’abréviations : S1 About 1000 stenographic pages (6×8 inches) of clearly written philosophical notes [a footnote here : also philological, psychological] (= philosophical assertions) S2 Two philos. [philosophical] papers almost already for print. [A complicated footnote is attached to the end of this line. The footnote begins with "On Kant and Syntax of Lang." (the words on and and in shorthand), so that it is clear which two papers Gödel had in mind. What is complicated is what is seems to have added as afterthoughts: first, there is an insertion referring to his ontological proof; next, in parentheses, is a mixture of items that seems to begin with five minor mathematical pieces and to continue with two parallel additions, one of them evidently referring to (his notes on?) his new consistency proof of the axiom of choice, while the other appears to refer to the collection of his "Notes".] S3 Several thousands of pages of philosophical excerpts and literature. S4 The clearly written proofs of my cosmological results. S5 About 600 clearly written pages of set-theoretical and logical results, questions, and conjectures (to some extent outstripped by recent developments.) [Hefte is written between the second and third lines of this entry, evidently referring to his Arbeitshefte, which are contained in folders 03/12 to 03/28.] 13 L’hypothèse que Gödel ait pu penser à une publication posthume, voire à songer à la programmer, n’est pas à écarter. J. Dawson souligne que l’attitude de Gödel envers un tel projet était ambivalente : « his attitude towards posthumous preservation or publication of his papers seems to have been ambivalent. Thus he spoke to Dana Scott of his desire to have certain papers published posthumously and even asked Scott to prepare typescripts of some of them. Yet on the other hand, he declined several invitations to consider publication of his collected works, maintaining that the most important of them were readily available and that the rest were only of historical and biographical interest » (J. W. Dawson 1987, 2). 17 S6 Many notes on intuit. [intuitionism] & other found. [foundational] questions, auch Literat. [also literature.] 14 Plusieurs précautions sont à prendre avec le document cité. Wang mentionne le problème des passages écrits en Gabelsberger, dont il n’est pas spécialiste, et qui requièrent une transcription plus précise. Il ne lui semble pas aisé de savoir exactement à quels documents correspond chacune des entrées de la liste, ni même de savoir jusqu’à quel point nous pouvons raisonnablement suivre l’évaluation qu’en propose Gödel. Selon Wang, l’ordre dans lequel Gödel inscrit les entrées n’est pas anodin et pourrait signifier l’importance plus ou moins grande qu’il leur accorde. Wang fait une tentative de recensement des documents compris dans les différentes entrées, avec les incertitudes apportées par les remarques introduites en Gabelsberger – pour celles en anglais, il semble plus sûr de lui. Par exemple il apparaît sans ambiguïté que pour S1, Gödel pense aux cahiers (notebooks) qu’il a intitulés Max-Phil, sans doute le témoignage le plus conséquent de son travail philosophique, écrits sous forme de remarques (Bemerkungen) ou notes. Wang compte également dans cette entrée deux cahiers théologiques. Il précise que d’autres documents manuscrits du Nachlass, rangés dans la série 06, qui ne sont pas mentionnés par Gödel dans S1, sont aussi de nature philosophique : les dossiers 06/42 et 06/43 qui contiennent du matériel philosophique écrit entre 1961 et 1965, le dossier 06/31 avec des notes sur les Cartesian Meditationen, Krisis, et Logische Untersuchungen de Husserl, des observations générales (06/115) comprenant la remarque suivante (en écriture manuscrite non sténographiée). Que Gödel ne fasse référence qu’aux Max-Phil et aux cahiers théologiques, et non aux autres écrits répertoriés par Wang, est probablement significatif. Peut-être constituent-ils, à ses yeux, un recueil plus abouti et (ou) rendent compte d’une pensée philosophique qui lui est propre (et non des notes de lecture retraçant la réflexion d’autres auteurs). Les deux textes auxquels Gödel fait référence dans la deuxième entrée sont « Some observations about the relationship between the theory of Relativity and Kantian philosophy » (Gödel 1995f) et le Carnap paper, dont on retrouve pour chacun d’eux plusieurs versions.15 Gödel fait également référence à la preuve ontologique de l’existence de Dieu (06/41), intitulée « Ontologisher Beweis » datée du 10.02.70 (date où Gödel l’a mise en circulation en l’envoyant à Dana Scott), mais sur le document est aussi inscrit « ca. 1941 », suggérant que 14 Wang avait déjà publié « My notes 1940-70 », dans Reflection on Kurt Gödel (Wang 1987, 9), mais elle est plus détaillée ici. 15 Différentes versions des deux textes ont été publiées dans (Gödel 1995b). 18 Gödel ait commencé à y travailler dès 1941.16 Quant aux autres documents mentionnés par Gödel dans S2, il est plus difficile pour Wang de les identifier. Wang propose cinq candidats pour les fragments mathématiques mineurs qui dateraient d’avant 1943 : « Simplified proof, a theorem of Steinitz » (04/124), « Theorem on Continuous Real Functions » (04/128), « Decision Procedure for Positive Propositional Calculus » (06/09) et « Lecture on Polynomials and Undecidable Propositions » (04/124.5). Wang souligne également l’absence notable, dans S2, d’une quelconque référence à « Some basic theorems on the foundations of mathematics and their implications » de 1951 (Gibbs lecture). S3 renvoie à des notes de lectures et extraits de littérature philosophique. Wang pense principalement à la série 05 du Nachlass contenant des notes sur Leibniz, Husserl, Hegel et Schelling, sur la phénoménologie et l’existentialisme, sur Wronski ; mais aussi sur des thématiques comme la théologie, la philosophie, l’histoire, les femmes, la psychologie, la psychiatrie et la neurophysiologie, ou encore sur des textes plus précis comme la thèse doctorale de Brouwer, « On Infinity » de Hilbert. S4 renvoie au travail de Gödel sur les univers tournants. S5 et S6 ciblent la logique et les fondements des mathématiques. Le contenu de S6 a probablement un caractère plus philosophique que celui de S5. Même s’il est difficile d’en donner une interprétation rigoureuse, en raison de l’utilisation du Gabelsberger, de l’absence de critère explicite pour comprendre le choix et l’ordre des entrées, pris dans son ensemble, le document « My notes 1940-70 » présente un intérêt en divers points. Tout d’abord, il atteste de l’attention que Gödel portait à ses écrits non publiés et de la valeur qu’il leur accordait – qu’il est certes malaisé de mesurer, mais qui est bien là, dans l’acte même de les recenser. Comme l’a pressenti Wang, bien qu’ils n’étaient pas destinés à être publiquement diffusés, l’importance qu’ils ont aux yeux de Gödel ne doit pas être remise en question. Gödel en avait une vue d’ensemble et pouvait les penser de façon organisée. Quand bien même le critère de classification mis en place pour déterminer les six entrées reste obscur, Gödel en a pensé un et a pris la peine d’en conserver une trace. Tant de précaution laisse penser que le Nachlass, ou du moins la partie scientifique du Nachlass, ne se réduit pas à quelques brouillons secondaires au regard du matériel publié, mais constituent un ensemble de travaux, en grande partie inédits, s’inscrivant dans l’œuvre de Gödel sur un pied d’égalité avec les textes publiés. 16 Le document « Ontologisher Beweis » est également publié dans les Collected Works, vol.3, (Gödel 1995d). 19 Le deuxième intérêt qu’offre le document, est qu’il montre plus spécifiquement l’importance que prennent les réflexions philosophiques dans le travail de Gödel. Wang suppose que les six entrées suivent un ordre en fonction de la valeur que Gödel leur accorde : « the ordering of items in Gödel’s statement suggests that he valued most the one thousand pages of philosophical assertions (S1) » (Wang 1996, 96). Il n’est pas anodin de pouvoir affirmer que les Max-Phil occupent une place centrale pour Gödel. Il s’agit de textes philosophiques, qui ne se réduisent pas à des notes de lecture ou des comptes rendus de positions d’autres philosophes. Cette série de textes constitue en quelque sorte un laboratoire où Gödel développe sa propre pensée philosophique et qui occupe une place entière au côté de ses travaux scientifiques. Comme le soulignent Crocco et Engelen il s’agit d’une philosophie « which did not result from some activity done in his free time by a mathematician who had become bored with mathematics, but rather is the work of a real philosopher » (Crocco et Engelen, s. d.). Enfin, le dernier intérêt que présente « My notes 1940-70 » est qu’il révèle la perméabilité entre résultats scientifiques et questionnements philosophiques. L’interprétation que Wang propose de la division entre les trois premières entrées, qui seraient plutôt philosophiques, et les trois dernières, plutôt scientifiques, subit déjà quelques entorses. En effet, la sixième entrée, sur les fondements des mathématiques et l’intuitionnisme – questionnant la nature des mathématiques –, est déjà philosophique, et des documents mathématico-logiques sont rangés dans la deuxième entrée. Les deux premiers écrits auxquels Gödel fait référence dans S2 sont des interrogations philosophiques sur les sciences (d’une part sur les conséquences des modèles cosmologiques qu’il propose dans le cadre de la théorie de la relativité pour le premier, et d’autre part sur la nature des mathématiques pour le second) ; la preuve ontologique de l’existence de Dieu, quant à elle, est au carrefour de la logique et de la métaphysique. La frontière entre sciences et philosophie est mince, les deux ne constituent pas des activités étrangères l’une à l’autre. Le Nachlass a donc une valeur scientifique et philosophique considérable, tant pour Gödel que pour ceux qui reçoivent ce matériel. Alors que la mise en exergue de l’organisation de l’ensemble du corpus par J. Dawson en indique à la fois l’ampleur et la diversité, le témoignage de Wang en montre toute la profondeur. Les travaux contenus dans le Nachlass sont au moins aussi importants aux yeux de Gödel que ne le sont les textes qu’il a publiés, et ce même s’ils étaient voués à un usage personnel. Une grande part en est inédite, trop sujet à la controverse pour être publié par Gödel. Le document « My notes 1940-70 », non seulement 20 confirme le témoignage de Wang, mais nous éclaire d’avantage sur l’organisation des travaux inédits. En effet, il fait valoir que non seulement les écrits philosophiques s’intègrent dans un dessein général qui les met en dialogue avec les travaux scientifiques ; mais qu’ils ont également leur unité propre, essentiellement formée autour des Max-Phil. Cependant, face au volume des écrits laissés par Gödel, à leur forme plus ou moins aboutie, à la présence d’un grand nombre de notes rédigées en Gabelsberger et le manque de connaissance que l’on en a, notamment sur la philosophie développée par Gödel – partie de son travail, très peu publié et, précisément, rédigée en Gabelsberger –, le travail à fournir pour pénétrer et comprendre l’ensemble de son œuvre est encore considérable. Il est donc indispensable de faire le bilan des travaux réalisés sur ces textes à la suite du catalogage de J. Dawson. Deux acteurs principaux sont à mentionner : Feferman, qui est à la tête d’un premier travail d’édition sur une partie du Nachlass auquel participeront également les Dawson, puis Wang, qui en publie quelques fragments, mais qui contribue de façon plus substantielle à la compréhension de la pensée philosophique de Gödel en retranscrivant les discussions qu’ils ont eu ensemble. 1.1.2 Les travaux déjà effectués sur les documents inédits : la série des Collected Works et Hao Wang Le catalogage de J. Dawson fait prendre conscience de l’ampleur de l’œuvre de Gödel qui dépasse largement l’ensemble des travaux connus et publiés jusqu’alors (c’est-à-dire jusque dans les années 1980). Feferman parle du Nachlass comme d’une véritable mine d’or : « once catalogued, the Nachlass proved to be a gold mine » (Feferman 2005, 134). Dévoilant ce qui fut délibérément laissé caché par Gödel, il est immédiatement pressenti que ces textes auront un grand impact sur les études gödeliennes. Dès la réception du matériel catalogué par J. Dawson les premiers travaux commencent. Deux tâches apparaissent alors essentielles : d’une part un travail d’édition des textes, avec la difficulté intrinsèque aux notes manuscrites rédigées en Gabelsberger, rendant leur contenu d’autant moins accessible ; et d’autre part un travail de fond pour comprendre la pensée véritablement inédite que ces documents recèlent. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de sa pensée philosophique, dont les affirmations, relativement implicites dans les textes publiés, demeurent incomprises, laissant bien souvent sans voix les commentateurs. Georg Kreisel confie au sujet des deux 21 publications mentionnées et de leur contenu philosophique « I was simply put off… » (Kreisel 1980).17 Les deux ouvrages notables sur les inédits de Gödel sont, d’une part la publication, conduite par Feferman, du troisième volume des Collected Works18 (Gödel 1995b) sorti en 1995, présentant un avancement considérable dans la tâche d’édition des textes inédits ; et d’autre part A logical journey : From Gödel to Philosophie de Wang sorti en 1996 (Wang 1996), contribuant à la valorisation et à la compréhension de la pensée philosophique de Gödel, notamment grâce à la retranscription des discussions qu’il a entretenues avec lui de 1962 jusque dans les années 70. Le projet initié par Feferman naît de la volonté de l’Association for Symbolic Logic (ASL), dont il sera bientôt le président – en 1980 –, de rendre hommage à ce que certains considèrent comme le plus grand logicien de son temps.19 Dès cette époque, c’est-à-dire dès la première année suivant le décès de Gödel, le comité de l’ASL envisage un projet d’édition des publications des textes de Gödel, incluant également du matériel provenant du Nachlass, qu’Adèle Gödel avait alors déjà confié à l’IAS. Cependant plusieurs obstacles se dressèrent contre leur première tentative : le manque de réactivité de l’IAS et l’annonce d’un projet d’édition par un groupe de Vienne. Alors que le projet de Feferman allait avorter, un certain nombre d’évènements lui redonnèrent vie. Tout d’abord, Feferman mentionne le travail de J. Dawson, qui attira tout particulièrement son attention, visant à établir une bibliographie complète des œuvres de Gödel, y compris celles laissées de côté par les bibliographies diffusées jusqu’alors. J. Dawson, étant entré en contact avec le groupe de Vienne pour les besoins de son enquête bibliographique, appris à Feferman que leur projet était beaucoup plus restreint que ce qu’il pensait, et n’avait encore que peu avancé. L’année 1982 fut décisive : l’IAS change de direction et semble mieux disposé à œuvrer dans le sens du projet proposé par l’ASL. L’IAS invite également J. Dawson à réaliser un catalogage du Nachlass, travail s’avérant crucial dans l’initiation de toute édition, quelle qu’elle soit, de ces textes. Or le catalogage révéla immédiatement, certes la valeur des documents à teneur scientifique et philosophique, mais aussi et surtout l’envergure du matériel. Très vite le comité mis en place par Solomon Feferman, composé de John Dawson, Stephen Kleene, Gregory 17 Cité dans le projet ANR p. 5, note 8. Voir également (Feferman 1987) et (Parsons 1990), mentionnés dans le projet ANR (ibid.). 18 La série des Collected Works est constituée de cinq volumes consacrés aux écrits de Gödel (publiés de son vivant ou faisant partie du Nachlass), tous édités sous la direction de Feferman, et publiés entre 1986 et 2003. 19 Le témoignage de Ferferman sur la mise en œuvre du projet d’édition des textes de Gödel, que nous résumons ici, est issu de (Feferman 2005). 22 Moore, Robert Solovay et Jean Heijenoort, dut prendre une décision. L’objectif restait d’éditer les textes déjà publiés de Gödel – dont le travail avait d’ailleurs déjà commencé –, mais la question fut de savoir quelle place accorder au Nachlass. Quelle partie du matériel était-il opportun de publier ? Feferman fait part des doutes qui les traversèrent : Having made a start on the publications, our problem then was how and when to deal with all this additional material ; as it turned out, much of this went on in overlapping ways, with sometimes one thing taking priority, sometimes another, sometimes too many things at once. (Feferman 2005, 134) Les deux premiers volumes, (Gödel 1986) et (Gödel 1990b) furent donc consacrés à une édition commentée des articles déjà publiés du vivant de Gödel. Vint ensuite le travail sur le matériel inédit du Nachlass avec le troisième volume. L’équipe du comité change et se compose alors de John Dawson, Charles Parsons, Robert Solovay et Salomon Ferferman luimême. Cheryl Dawson participe également de façon substantielle en prenant la place de rédacteur en chef, ainsi que par son travail de transcription d’une partie des notes en Gabelsberger, dont certaines seront alors publiées. Le troisième volume des Collected Works, contient les écrits d’un certain nombre de cours donnés par Gödel en divers occasions, plusieurs manuscrits qu’il a laissés dans une forme relativement aboutie, incluant donc certaines notes rédigées en Gabelsberger (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150). Face à la quantité de documents inédits disponibles, il leur fallu faire un choix et, à cette fin, prendre une décision quant aux critères de sélection des documents. Ils se concentrèrent donc sur les manuscrits (1) suffisamment cohérents, (2) dont le contenu ne répète pas celui des textes déjà publiés dans les deux premiers volumes et (3) présentant un intérêt scientifique intrinsèque (Feferman 2005, 137). Ils s’aidèrent plus particulièrement d’une liste intitulée par Gödel « Was ich publizieren könnte »,20 mais ne s’y limitèrent pas. Les problèmes auxquels ils furent confrontés dans leur choix ont été par exemple de savoir ce que Gödel n’aurait vraiment pas souhaité voir publier, que faire des textes dont il existe plusieurs versions, et bien sûr le problème du matériel rédigé en Gabelsberger. Feferman fournit une liste – non exhaustive – des textes les plus remarquables publiés dans le troisième volume (ibid. 137-139). Parmi eux se trouvent des textes plus techniques, ainsi que d’autres textes exprimant une réflexion et des positions philosophiques, 20 D’autres essais provenant du dossier « Was ich publizieren könnte » ont été publiés dans (RodriguezConsuegra 1995). 23 plus profodément encore que les articles publiés. Ainsi, déjà dans le texte de 1933 sur les fondement des mathématiques « The present situation in the foundation of mathematics » (Gödel 1995h),21 Gödel affirme son platonisme, ce qu’il réitère ensuite, plus fortement encore, dans la Gibbs lecture, dans les deux versions du Carnap paper, et dans « The modern development of the foundations of mathematics in the light of philosophy » de 1961 (Gödel 1995g). Les deux derniers volumes furent consacrés à la correspondance de Gödel, essentiellement scientifique, bien que l’on trouve également sa correspondace avec sa mère, ainsi que le fameux questionnaire Grandjean, que Wang avait déjà révélé (Wang 1987). Parmi les scientifiques entretenant des échanges épistolaires avec Gödel, le quatrième volume compte Paul Bernays (qui, à lui seul, occupe la moitié du volume IV des Collected Works), Heinrich Behmann, William Boon, Rudolph Carnap, Alonzo Church, Paul Cohen, Burton Dreben, Paul Finsler ; pour le cinquième volume comptent Jacques Herbrand, Arend Heyting, Karl Menger, Ernest Nagel, Emil Post, Wolfgang Rautenberg, Abraham Robinson, Bertrand Russell, Paul Schilpp, Thoralf Skolem, Alfred Tarsky, Stanislaw Ulam, Jean van Heijenoort, John von Neumann, Hao Wang et Ernst Zermelo.22 Feferman et J. Dawson, dans leur témoignage, montrent qu’ils sont conscients des limites de leur travail – pourtant déjà considérable – par rapport à l’ensemble des documents du Nachlass pour lequel beaucoup reste encore à faire. Le corpus publié ne recouvre certes qu’une partie des documents auxquels ils s’intéressaient, mais il constitue déjà une grande avancée, ne serait-ce que sur les positions philosophiques de Gödel dont on commence à mieux cerner l’importance dans son œuvre. Ce travail est considérable également en termes de temps et d’efforts humains requis. Parmi le matériel qui a suscité leur attention en raison de leur intérêt scientifique potentiel, mais qu’ils ont dû finalement laisser de côté, Feferman (Feferman 2005, 145) mentionne la série de cahiers intitulée « Arbeitshefte » contenant des travaux mathématiques, la série des Max-Phil et deux séries de rapports de résultats sur les fondements, « Logic foundations » et « Results on foundations ». J. Dawson complète la liste par les notes de Gödel en préparation à ses cours donnés à l’université de Vienne et à Notre Dame, ainsi que les détails de sa preuve de l’indépendance de l’axiome de choix dans la théorie des types (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150). Un des principaux obstacles à la 21 Pour l’interprétation de l’affirmation controversée du platonisme dans le texte de 1933, voir (infra, 43-44) et (infra, 92-94) 22 Pour les détails de la publication de la correspondance de Gödel dans les volumes 4 et 5 des Collected Works, voir (Feferman 2005, 139‑145). 24 publication des trois séries dont parle Feferman est qu’elles sont entièrement rédigées en Gabelsberger. En 1982, lorsque le travail sur le Nachlass débute, peu de personnes connaissent ce système d’écriture. Ils parviennent à trouver quelqu’un, Hermann Landshoff, un photographe vivant à New-York, qui avait appris le Gabelsberger en Allemagne. C. Dawson, ayant une base de connaissance à la fois en mathématiques et en allemand, se lança donc avec l’aide de Landshoff, en s’appuyant sur un livre d’apprentissage du Gabelsberger retrouvé dans le Nachlass, dans la transcription des textes sténographiés. En 1985, les rejoint dans leur entreprise, Tadashi Nagayama. Son professeur avait confié des notes de Gödel, dans l’espoir de trouver quelqu’un qui puisse les traduire. Il était également en possession d’un manuel de Gabelsberger utilisé par Gödel. Tous les trois parvinrent à transcrire en allemand une partie substantielle des cahiers, à partir de quoi une première traduction en anglais a pu être réalisée. Cependant les résultats qu’ils avaient ainsi pu obtenir sur les notes en Gabelsberger n’étaient pas encore dans une forme suffisamment aboutie et adéquate pour être publiés. L’énergie et le temps, qu’il aurait fallut encore investir pour qu’ils le soient, étaient bien trop considérables pour que l’entreprise se poursuive. Ainsi, en 1995, le comité d’édition et les éditeurs, décidèrent – à regret – de les laisser de côté et d’arrêter le projet sur les deux volumes de correspondances. J. et C. Dawson témoignent également des difficultés rencontrées, rendant impossible de réaliser tout ce qu’ils avaient l’intention de faire : There were several reasons for the editor’s inability fully realize their intentions : gross underestimation of the time required to do the editorial work ; difficulties in reconstructing some of the texts ; changes in personnel (in particular, the tragic loss of Jean van Heijenoort on the even appearance of volume I); and eventually, after twenty years of effort, exhaustion of sources of funding. (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150) Ils évoquent ainsi des raisons d’ordres variés : les difficultés intrinsèques aux textes, le temps nécessaire pour en opérer un traitement satisfaisant au regard des contraintes de publications, les changements dans l’équipe de travail, mais aussi des difficultés pour trouver de nouveaux financements. Ainsi les témoignages de Ferferman et des Dawson, loin d’être anecdotiques, sont primordiaux pour avoir une idée de ce qu’implique une telle entreprise : être tiraillés entre d’un côté l’intérêt manifeste que présentent les textes et l’avancée qu’ils promettent dans les études gödeliennes, et de l’autre côté les moyens (de temps, humains et de financements) à 25 déployer pour en venir à bout. De façon plus spécifique, leurs témoignages sont essentiels pour toute recherche sur la pensée philosophique de Gödel, car même s’ils n’ont pu publier qu’un faible nombre de passages des Max-Phil, les premières transcriptions réalisées par le groupe de C. Dawson leur ont permis de prendre conscience de la part non négligeable que prenait la philosophie dans l’œuvre de Gödel, et ont pu commencer à en faire circuler quelques extraits dans un cercle restreint de spécialistes. Notons également que les membres du comité avaient une spécialisation essentiellement mathématique, ce qui, dans leur projet, pouvait constituer un obstacle supplémentaire à une exploitation plus approfondie des textes de nature philosophique. Le second travail prépondérant dans l’étude de l’œuvre de Gödel est celui fourni par Wang. L’ouvrage décisif fut sans doute A logical Journey : From Gödel to Philosophie (Wang 1996), sorti en 1996, dont il n’a lui-même pas eu le temps de voir la parution. Hao Wang est mort un an avant, le 13 mars 1995 ; avant même la finalisation du texte, que les éditeurs ont dû réaliser en se basant sur les problèmes évoqués par Wang à son ami le professeur Palle Yourgrau. Il s’agit d’un ouvrage décisif car Wang y retranscrit ses discussions entretenues avec Gödel entre 1962 et 1976. Par conséquent l’ouvrage contient pour grande part un matériel inédit, qui n’appartient pas au Nachlass, mais qui est également propre à Gödel : ses propos, sa pensée vivante, offerts à Wang lors de leurs entrevues (parfois téléphoniques) enregistrées par Wang. Bien que ce ne soit pas le seul sujet abordé, Gödel y expose ses positions philosophiques, sa métaphysique, comme il ne l’avait jamais fait avec quiconque (hormis pour lui-même dans ces notes personnelles, comme les Max-Phil). Il s’agit d’un matériel d’autant plus précieux qu’il s’inscrit dans une certaine continuité avec les MaxPhil. Les cahiers philosophiques de Gödel sont pour l’essentiel datés, si l’on ne connaît pas précisément le moment où il arrête de les écrire, on peut néanmoins penser qu’ils prennent fin en 1955. 23 Ainsi, le contenu des discussions entretenues avec Wang constitue le dernier témoignage – avec quelques textes comme la révision du Cantor Paper de 1964 (Gödel 1990e), ainsi que « The modern development of the foundations of mathematics in the light of philosophy » de 1961 – de la pensée philosophique de Gödel, témoignage qui couvre la dernière période de la vie de Gödel. Le travail de Wang est sans aucun doute la première, véritable, tentative d’une reconstruction de la philosophie de Gödel, ou du moins d’une étude de la pensée philosophique de Gödel. En d’autres termes, le premier à considérer ses recherches dans ce 23 Ce dont on est sûr est que le dernier cahier débute en avril 1955 et qu’il est très court, une trentaine de pages, laissant supposer que Gödel cesse son écriture dans la même année. 26 domaine – encore déconcertantes pour la plupart des commentateurs, y compris pour les membres du comité d’éditions des Collected Works – comme une entreprise sérieuse, intimement liée à ses recherches scientifiques, et totalement intégrée dans l’œuvre de Gödel. Ainsi le témoignage de Wang montre que la philosophie de Gödel s’inspire non seulement des aspects logiques mais aussi métaphysiques de la philosophie leibnizienne. Il livre par exemple l’affirmation suivante de Gödel : « 0.2.1 My [Gödel’s] theory is a monadology with a central monad [namely, God]. It is like the monadology by Leibniz in its general structure » (Wang 1996, 8). Il met en avant la grande connexion entre aspects logique et métaphysique, comme en témoigne, par exemple, la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Certes Wang peut lui aussi rester perplexe face à certaines des idées philosophiques développées par Gödel, par exemple dans sa préface lorsqu’il explique qu’il se donne comme objectif d’examiner les positions « les plus raisonnables »24 de l’auteur. Mais il fait tout de même l’effort d’exposer et de questionner les éléments de sa pensée philosophique émergeant de leurs discussions. Le travail qu’il mène dans (Wang 1996) est en réalité un projet qu’il poursuit depuis les années 80. Il est initié par l’ouvrage From Mathematics to Philosophy (Wang 1974), dont certaines pages ont été rédigées par Gödel25, et dans lequel Wang expose le point de vue de Gödel sur le concept de procédure mécanique, sur la perception des concepts et sur le concept itératif d’ensemble, le tout dans un cadre qui se veut déjà phénoménologique. Mais le premier acte du travail d’analyse des positions philosophiques de Gödel est matérialisé par la publication de Reflections on Kurt Gödel (Wang 1987). Dans cet ouvrage, Wang n’expose pas directement le contenu de ses conversations avec Gödel, bien qu’il mentionne leur existence et se base sur elles. Il y aborde pourtant déjà certaines des grandes positions philosophiques de Gödel comme son platonisme, et plus particulièrement encore son réalisme conceptuel et son optimisme rationaliste ; et il le fait en les inscrivant dans le contexte de vie de Gödel. Il propose par exemple un grand nombre 24 d’éléments biographiques, toujours « I have thought of my study of Gödel’s idea as a way to arrive at and communicate what I take to be the most reasonable of his views on the issues he studied » (Wang 1996, xi). 25 Les passages écrits par Gödel sont les suivants : (Wang 1974, 8-12) dans lequel Gödel expose – sur la base d’échanges épistolaires avec Thoralf Skolem (logicien et mathématicien) – le rôle qu’a joué son point de vue philosophique dans le développement de ses travaux qui ont abouti aux théorèmes d’incomplétude, (ibid., 84-86) dans lequel Gödel affirme l’idée de perception des concepts, perception qui dépendrait d’un organe physique étroitement lié au centre neural du langage, par lequel nous pouvons améliorer notre connaissance des concepts, et d’une philosophie comme théorie exacte qui requiert une telle clarification des concepts, (ibid., 186) sur l’axiome de remplacement dans le cadre d’une théorie basée sur le concept itératif d’ensemble, (ibid., 189-190) dans lequel Gödel mène une réflexion – suivant un cadre phénoménologique – sur les principes sous-jacents aux choix des axiomes de la théorie des ensembles, (ibid., 324-326) porte sur les conséquences des résultats logiques, exposés dans la Gibbs lecture, qui ouvrent un débat sur l’opposition esprit vs. machine. 27 présents dans (Wang 1996) mais dans une moindre mesure pour privilégier l’exposition de développement mental de Gödel, de sa pensée. Dans les deux préfaces, (Wang 1987) et (Wang 1996), Wang présente ces ambitions à travers les deux ouvrages qui s’inscrivent donc dans une même ligne. Wang est porté par son désir de développer et de partager ses propres positions philosophiques, qu’il décrit comme une alternative à celles de Gödel, et qu’il a dû affiner au cours de ses conversations avec lui – et qu’il continue d’ailleurs d’affiner en commentant les propos de Gödel dans (Wang 1996). Mais très vite il se rend compte qu’une telle entreprise, où sa philosophie se pose en vis-à-vis de celle de Gödel, ne peut s’envisager sans, d’abord, mieux connaître, et mieux faire connaître, cette dernière. Ainsi les travaux de Wang sur Gödel poursuivent trois objectifs. Tout d’abord, la philosophie de Gödel n’apparaît à l’heure actuelle que de façon morcelée, à travers des bribes de textes – les seuls qui semblent faire corps (les Max-Phil) restant inaccessibles. En faire une présentation cohérente pour le lecteur nécessite alors d’en trouver l’organisation. La première tâche est donc structurelle : la philosophie de Gödel suit-elle une organisation définie ? On ne peut encore en être certain, mais dans tous les cas si nous souhaitons en faire une présentation publique satisfaisante, il faut lui en donner une, ne serait-ce que minimale. Wang ne prétend pas pouvoir faire entrer toute la pensée philosophique de Gödel dans un tout parfaitement unifié et ordonné – il pense même qu’une telle présentation est hors de sa portée – mais que pour la rendre accessible et pénétrable par un lecteur (qui plus est non spécialiste), il faut en donner une organisation avec des portes d’entrée. En d’autres termes, le premier problème auquel est confronté Wang et qu’il se doit de résoudre pour publier ses ouvrages est de savoir comment organiser ses livres pour rendre accessible la pensée de Gödel. Le deuxième objectif de Wang est d’apporter une première interprétation du contenu de leurs conversations, et plus généralement une première compréhension de la pensée philosophique de Gödel. A cette fin, il est amené à diffuser également des documents, ou extraits de documents, du Nachlass et à en discuter. Dans (Wang, 1987), Wang expose par exemple le questionnaire Grandjean et différentes réponses écrites par Gödel, jamais envoyées (ibid., 16-21), dans lesquelles il affirme notamment son réalisme conceptuel. Il y expose également l’argument développé par Gödel dans sa preuve ontologique de l’existence de Dieu (ibid., 195), ainsi que le document « My notes 1940-70 », les deux étant repris ensuite dans (Wang, 1996). Dans ce dernier ouvrage, Wang publie également des extraits des MaxPhil transcrits par C. Dawson et publiés dans (Gödel 1995b), comme par exemple certains des textes de l’appendice B complétant la preuve ontologique de l’existence de Dieu (Wang 1996, 28 119) ou encore un papier intitulé « My philosophical viewpoint » (ibid. 316), dans lequel Gödel expose les grandes lignes de sa philosophie. Ainsi, en s’appuyant sur les textes inédits pour mettre en lumière le contenu de ses discussions avec Gödel, Wang non seulement met en relief les positions et idées philosophiques de Gödel, mais montre qu’il existe fort probablement une continuité dans la pensée de Gödel, entre ses notes personnelles des MaxPhil écrites entre 1934 et 1955, et les conversations datant des années 60-70. Ajouté au fait que Gödel affirme défendre un réalisme conceptuel depuis 1925 (questionnaire Grandjean), on peut dire que la réflexion philosophique est une activité omniprésente dans la vie de Gödel – sans doute l’est-elle plus intensément à partir de 1943 –, et ce jusqu’à sa mort ; activité qui semble suivre un objectif et faire l’objet d’une véritable recherche. La troisième tâche que se donne Wang à travers ses deux ouvrages sur Gödel, et qui constitue peut-être pour nous une première limite, est de développer et de présenter ses propres idées. Ainsi, l’étude de la pensée de Gödel n’est pas une fin en soi pour Wang, il souhaite pouvoir affiner et affirmer sa propre réflexion philosophique. En quoi cela peut-il constituer une limite ? Wang prévient le lecteur de son objectif, et précise qu’il est conscient du danger qu’il y a à cumuler dans un même ouvrage une présentation des positions d’un auteur avec les siennes propres, et qu’il est en effet préférable de les séparer, quitte à y consacrer un second ouvrage. Cependant, exactement comme nous en sommes avertis, nous sentons dans ses commentaires aux propos de Gödel qu’il cherche à nourrir sa propre réflexion. Il faut alors être vigilant à ne pas générer d’interférences entre les deux penseurs ; plus exactement entre : les propos directement attribuables à Gödel, les commentaires aux propos de Gödel et l’exposition de la réflexion philosophique propre à Wang. Les premiers sont clairement distingués par la mise en forme de (Wang 1996), et sont d’ailleurs numérotés en fonction des chapitres (premier numéro), des sections de chapitres (deuxième numéro) et de leur ordre d’apparition dans la section (troisième et dernier numéro). En revanche pour les deux autres, et bien que Wang prenne soin de lever toute ambiguïté, il faut rester attentif en distinguant bien ce qu’il attribue à Gödel de ce qu’il revendique comme sien. Si la première limite mentionnée – et maîtrisée par Wang – est liée à la méthodologie et aux objectifs qu’il se donne ; la seconde limite n’est pas de son fait. Wang n’a pas accès aux Max-Phil, ou du moins pas entièrement (seulement les parties transcrites et que les époux Dawson ont eu la générosité de lui transmettre), l’écriture en Gabelsberger ne lui étant pas familière. Par conséquent, même si son travail offre incontestablement une ouverture sur la considération et la compréhension de la pensée philosophique de Gödel, il n’y entre pas 29 encore avec suffisamment de profondeur. Il lui manque tout un pan de la réflexion de Gödel dans ce domaine. Il est d’ailleurs tout à fait conscient de la limite que confère à son entreprise l’impossibilité actuelle de s’appuyer d’avantage sur le Nachlass, et plus encore sur les MaxPhil. Wang lui-même regrette de ne pas pouvoir aller plus loin et encourage à poursuivre les recherches dans cette voie : What is likely to be of great importance in philosophy is his unpublished work. My reconstruction of the conversations with him is meant to be a small step toward making his unpublished views more broadly accessible. The major task of selective publication from his vast Nachlass will undoubtedly be arduous and valuable. (Wang 1987, 9) Le constat qu’il exprime est d’ailleurs partagé par Feferman et les Dawson : « Though indeed much has been gained in our work there is still much that can and could should be done » (Feferman 2005, 132); « The present note ["future tasks for Gödel scholars"] discusses various items that were considered for inclusion in the Collected Works but remain unpublished. Its aim is to explain why, in the end, they were left out and to encourage younger scholars to take up where we left off. » (J. W. Dawson et Dawson 2005, 150‑151). Parmi le matériel non publié dont parlent les Dawson, figurent en première ligne, avec les Arbeithefte et les Resultate Grundlagen, les cahiers philosophiques Max-Phil. Les deux entreprises conduites autour des inédits de Gödel, essentiellement éditoriale pour la série des Collected Works, mais aussi visant le contenu même de la pensée de Gödel avec Wang, ont contribué à valoriser la pensée philosophique de Gödel. Ces deux entreprises ont, chacune à leur manière, mis en évidence l’impact que les écrits philosophiques non publiés sont susceptibles d’avoir dans les études sur cet auteur, et le fait qu’ils doivent faire l’objet de recherches plus approfondies. En effet, les Collected Works et les conversations de Wang sont encore loin de suffire à dresser un portrait exhaustif de la philosophie de Gödel, et le seul espoir qu’il puisse y avoir à le compléter se trouve dans les Max-Phil. Le témoignage que constituent les travaux de Wang, de Ferferman, ainsi que des Dawson, est alors d’une grande aide, car il montre les difficultés que l’on rencontrera à coup sûr dans toute entreprise future d’études sur le Nachlass et sur la philosophie de Gödel. Travailler sur les Max-Phil s’annonce comme un travail de longue haleine, impliquant à la fois une reconstruction des textes écrits en Gabelsberger et une reconstruction de la pensée de l’auteur, dont beaucoup nous est encore actuellement inconnu. C’est pourtant bien la tâche à laquelle s’attèle le projet ANR « Kurt 30 Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie » dirigé par Crocco, dans lequel notre travail s’inscrit. 1.1.3 Le rôle du projet ANR « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie » Le projet ANR-09-BLA-0313 « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie », (Aix Marseille Université, CEPERC UMR 7304 CNRS), 26 débute en 2009 pour un financement de quatre ans. Même s’il est possible de trouver le programme détaillé du projet sur le site du CEPERC,27 il est important pour nous d’en poser les grandes lignes. Le travail que nous présentons s’y inscrivant, il nous faut en préciser le cadre et la région qui nous concerne plus spécifiquement. Le projet est dirigé par Crocco dont l’intérêt pour Gödel lui est antérieur. Ses premières publications sur le sujet, et plus exactement sur l’aspect philosophique des travaux de Gödel, remontent à 2003.28 Elle y défend alors déjà une nouvelle approche interprétative de la place qu’occupent les liens entre philosophie et logique dans l’ensemble de l’œuvre de Gödel. Elle s’interroge notamment sur l’idée de théorie des concepts (qui apparaît explicitement dans le Russell paper), et plus généralement sur l’influence qu’a eu Leibniz dans la pensée philosophique de Gödel. Les Max-Phil, dont elle publie déjà quelques fragments, deviennent centraux dans son travail. En parallèle, un autre thème, développé à la même période par Audureau – et auquel Crocco n’est pas étrangère –,29 deviendra le second moteur du projet ANR ; il s’agit de la partie physique de l’œuvre de Gödel. Le projet ANR est donc le prolongement des deux recherches mentionnées, mais il l’est aussi du travail d’édition conduit par Feferman, et des études de Wang sur la pensée philosophique de Gödel. Un des présupposés constituant le cadre du projet est l’existence d’un lien étroit entre les travaux scientifiques de Gödel et sa pensée philosophique. Le cœur en est l’image d’un Gödel « savant universel », un des derniers savants à pouvoir pénétrer un grand nombre de domaines scientifiques, en l’occurrence la logique, les mathématiques et la physique, en quête d’une vision unifiée de leur savoir. L’intérêt de Gödel pour la philosophie se trouve dans le désir, qui déjà cher à Leibniz, d’un savoir unifié. L’idée animant le projet suppose alors qu’il n’est possible de comprendre l’œuvre de Gödel qu’au travers des liens qui unissent travaux 26 voir le site du CEPERC : http://sites.univ-provence.fr/wceperc/spip.php?rubrique269. http://sites.univ-provence.fr/wceperc/IMG/pdf/Programme_ANR-Godel_2009.2014.pdf . 28 « Gödel, Carnap and the Fregean Heritage » (Crocco 2003), suivi de « Gödel on concepts » (Crocco 2006) et de « Gödel, Leibniz and "Russell’mathematical logic" » (Crocco 2012). 29 Kurt Gödel, critique de la théorie de la relativité générale (Audureau 2004). 27 31 scientifiques et analyse philosophique, que chacun des aspects de l’œuvre de Gödel n’est compréhensible qu’à la lumière des autres. Le cadre dans lequel évolue le projet amorce alors une nouvelle avancée dans les études gödelienne. La série des Collected Works et les travaux de Wang, ont certes montré les difficultés propres aux textes inédits, auxquels s’attache le projet ANR, mais ils en ont aussi montré l’intérêt scientifique. Les Collected Works publient la partie la plus aboutie du Nachlass, comme les documents contenus dans la boîte intitulée « Was ich publizieren könnte ». Certains textes comme le Carnap paper (Gödel 1995c), Gibbs lecture (Gödel 1995e) ou celui de 1961 (Gödel 1995g), ainsi que la preuve ontologique (Gödel 1995d) et les fragments des Max-Phil qui l’accompagnent (Gödel 1995a), contribuent à un premier enrichissement de l’interprétation des articles publiés du vivant de Gödel. De son côté, en dévoilant un autre matériel inédit (ses conversations), Wang dégage des aspects importants de la pensée de Gödel. Les deux entreprises contribuent ainsi à dévoiler la pensée philosophique de Gödel, et à ouvrir la voie à une nouvelle interprétation de l’œuvre de Gödel. Elles participent toutes deux à dégager les diverses influences opérant dans la pensée de Gödel : Leibniz, mais aussi l’idéalisme transcendantal et Husserl. Gödel rend explicite son intérêt pour Husserl après avoir échoué à rédiger une version satisfaisante du Carnap paper dans les années 50.30 Ainsi le projet ANR tire son origine de deux constats. Le premier est que toute une série de nouvelles questions s’ouvrent, notamment sur le développement philosophique de Gödel, mais sont laissées en suspend par les travaux de Feferman-Dawson et Wang, non pas par manque d’intérêt mais par manque de moyens. Les questions ouvertes semblent ne trouver de réponse qu’au regard de l’intégralité de l’œuvre de Gödel, d’un Gödel « savant universel », philosophe et scientifique à la fois, exigeant donc un travail de fond sur les textes inédits. Le deuxième constat dont part le projet, est un manque dans la littérature sur la physique de Gödel. Non qu’il n’y en ait pas, mais plutôt que très peu, voire aucune, ne se soucient de rendre compte des intentions réelles de Gödel dans ce domaine. Les objectifs du projet ANR s’ordonne selon une certaine structure. D’abord un objectif global supporté par l’image de Gödel « savant universel ». Il s’agit de dresser un tableau des différents aspects de la pensée de Gödel et de la manière dans laquelle ils s’articulent. Pour Gödel, il n’existe pas de frontières réelles entre les différents domaines du savoir. Dans son œuvre, philosophie et science se nourrissent mutuellement, leurs rapports contribuant à la 30 Pour la question du tournant husserlien, voir (van Atten 2014). 32 qualité et à la profondeur de ses résultats scientifiques, à l’origine également de sa conception singulière de la connaissance scientifique. Or les écrits plus proprement philosophiques de Gödel nous sont encore dans une très large mesure inaccessibles, et leur contenu reste méconnu. L’objectif est ensuite double : technique avec l’édition critique des textes inédits, et scientifique, en s’attachant, sur la base de ce nouveau matériel, à la résolution de questions ouvertes concernant les études gödeliennes, impliquant d’une part l’idée d’une logique des concepts et d’autre part la cosmologie relativiste. La partie technique consiste à (1) transcrire le matériel écrit en Gabelsberger, dans la continuité du travail de C. Dawson qui en a généreusement partagé les résultats, et (2) publier les textes inédits dans la continuité du travail d’édition des Collected Works, afin de rendre le matériel accessible aux chercheurs. L’objectif scientifique prend deux voies qui se doivent d’expliquer la déclaration énigmatique de Gödel, « My work is the application of a philosophy suggested outside of science and obtained in the occasion of thinking about science » (Wang 1996, 297), tout en faisant apparaître l’ordre des raisons de Gödel. Il s’agit donc de reconstruire la pensée de Gödel et mettre en lumière les zones d’ombre qui lui confèrent encore un certain mystère. La ligne méthodologique est donc d’être le plus fidèle possible à la pensée de Gödel, en restant au plus proche des textes qu’il a laissés. La coordinatrice du projet, Gabriella Crocco, avertit alors que les résultats obtenus pourraient ne pas mettre un terme au caractère fragmenté de la connaissance de l’œuvre de Gödel, ils pourraient même avoir l’effet inverse, probablement en vertu de la nature des textes de référence. Les deux voies empruntées par l’objectif scientifique s’emploient à démontrer deux hypothèses de départ. La première hypothèse tient dans l’idée que la métaphysique constitue la clé de voûte de l’œuvre scientifique de Gödel. La métaphysique gödelienne est d’inspiration leibnizienne et prend forme à partir d’une théorie des concepts. D’autre part, la théorie des ensembles dépendrait également de la théorie des concepts, laquelle permettrait de décider de l’hypothèse du continu. Derrière la première hypothèse, Crocco a l’idée qu’admettre le rôle central de la théorie des concepts dans l’œuvre de Gödel peut à la fois mettre en relief l’originalité des thèses de Gödel sur la notion d’intension de concept, et également de comprendre comment s’articulent les différentes raisons qui poussent Gödel vers une logique des concepts. Elle compte trois raisons : (1) mathématiques, avec la notion de « propriété d’ensemble » que Gödel considère comme primitive dans la théorie des ensembles et qui joue 33 un rôle dans les choix des axiomes ; (2) théoriques ou relevant de la philosophie des mathématiques, avec le caractère « inépuisable » ou incomplet des mathématiques, illustré par le concept itératif d’ensemble. Les mathématiques ne peuvent pas être décrites par un ensemble fini d’axiomes et Gödel juge que nous devons découvrir une nouvelle notion de preuve distincte du concept mécanique de preuve (au sens donné par Turing). Il a l’espoir que l’on puisse trouver un concept non formel de preuve qui dépendrait de la signification et de la distinction entre concept et objet. Enfin, (3) des raisons épistémologiques avec l’opposition abstrait/concret qui permettrait, puisqu’elle va au-delà de l’opposition entre concept et objet, de nous aider dans le choix des présentations axiomatiques des théories. Le fil conducteur que nous choisissons dans notre étude des textes inédits s’inscrit sous la première hypothèse. Le réalisme conceptuel de Gödel, affirmant l’existence des concepts comme indépendante de nos définitions et de nos constructions, doit être vu à la lumière de l’idée d’une théorie des concepts, elle-même prise au carrefour de la logique et de la métaphysique. Le platonisme de Gödel est également au cœur des trois raisons poussant Gödel vers une telle théorie des concepts. Il peut en effet expliquer la primauté de la notion de « propriété d’ensemble », c’est-à-dire du concept d’ensemble dans la théorie des ensembles. Le réalisme conceptuel supporte l’idée que les concepts sont dans des relations objectives et décrivent un ensemble de vérités qui ne dépend pas de nous. Ainsi, ce serait en connaissant mieux les concepts, et donc en approchant ces vérités, que nous pourrons développer un nouveau concept non formel de preuve. Enfin, il nous oblige à repenser le rapport concept/objet, et donc également le rapport concret/abstrait. La deuxième hypothèse, visée par l’objectif scientifique du projet ANR, suppose que la physique théorique, c’est-à-dire la cosmologie, soit pour Gödel une branche de la logique, c’est-à-dire dépendante de la théorie des concepts. Nous mentionnons ce second pan de l’objectif scientifique afin que le lecteur mesure l’ampleur du projet ANR, 31 mais notre problématique ne s’y attache pas. Bien que nous soyons toutefois appelés à faire quelques incursions dans le domaine de la physique, notamment sur les questions du temps et de l’espace, ces questions, prises d’un point de vue strictement physique, resteront secondaires et viendront simplement éclairer le point de vue métaphysique et épistémologique. Le programme du projet32 souligne le caractère novateur des hypothèses qu’il tend à démontrer ; caractère sur lequel nous nous devons également d’insister afin de situer notre 31 Pour le détail de la seconde hypothèse, voir le programme, pp.8-9 et pp.16-17 : http://sites.univ-provence.fr/wceperc/IMG/pdf/Programme_ANR-Godel_2009.2014.pdf. 32 Voir p.7 34 propre démarche. La première hypothèse présuppose de prendre au sérieux le projet gödelien d’une théorie des concepts, d’admettre que l’idée même d’une telle théorie est acceptable. Le matériel sur lequel le projet s’appuie se constitue de copies microfilm du Nachlass délivrées par l’IAS. Le CEPERC en a fait l’acquisition avant la demande de projet ANR, grâce à un financement spécifique du CNRS. Les documents initialement visés par le projet sont : 1/ La série des quatorze cahiers communément connus sous le nom de Max-Phil 2/ Les six cahiers « Logic and Foundations » 3/ Les quatre cahiers « Results in Foundations » 4/ les seize cahiers des « Arbeitshefte » 5/ Les notes de physique de la série III, box 6 6/ Les notes contenues dans le box 9 de la série V sur Husserl, la philosophie idéaliste et Leibniz 7/ Les notes contenues dans la série VI sur la preuve ontologique de l’existence de Dieu et les calculs concernant le travail de Gödel sur la relativité générale. La plupart des textes sont écrits en Gabelsberger. Quelques pages des Max-Phil ont été publiées dans le troisième volume des Collected Works (Gödel 1995b) et dans (Wang 1996). Il faut également compter la transcription du Gabelsberger en allemand, partielle et discontinue, entreprise par C. Dawson, et transmise au CEPERC grâce à la générosité des époux Dawson. Le CEPERC a repris le travail de transcription sur la base des résultats offerts par C. Dawson, avant le début du projet ANR, sur les fonds propres du laboratoire. Dans un premier temps, la tâche est confiée à Robin Rollinger, spécialiste du Gabelsberger, en vertu de son expérience passée aux archives Husserl, philosophe qui avait également employé ce mode de sténographie. Très vite, il s’est avéré nécessaire de revoir et de compléter la transcription de C. Dawson, et l’intérêt des parties des Max-Phil non transcrites a pu être vérifié. Le travail de transcription est ensuite repris par Eva-Maria Engelen. De ce vaste ensemble de documents, les membres du projet ont décidé de se concentrer en priorité sur la transcription en allemand des Max-Phil. Leur choix s’est d’abord porté sur la série allant du IX au XIV, car C. Dawson avait déjà produit une transcription partielle des cahiers X et XI, et que ce groupe de cahiers a été écrit, par rapport à l’ensemble des cahiers, sur une période courte, de 1942 à 1945. Cette période coïncide avec le moment où Gödel étudie intensivement Leibniz (1943-1946), où il rédige également le Russell paper (1944) – 35 premier essai philosophique –, et met en place le contexte philosophique de ses essais sur la cosmologie (1949-1950). Un groupe de chercheurs se sont consacrés à l’établissement des textes allemands, groupe formé par Gabriella Crocco, Paula Cantù, Eva-Maria Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten. Ils ont pu produire une transcription définitive du cahier X, une transcription quasi définitive des cahier IX et XI et une transcription non-définitive des cahiers XII, XIV et XV, une première transcription du cahier VI, qui n’est pas écrit entre 1942 et 1945, mais qui contient un grand nombre de remarques sur l’histoire de la philosophie, sur la psychologie et la théorie de l’esprit.33 Un travail de traduction a également été mené sur ces textes, sur la base des transcriptions allemandes. Des séminaires hebdomadaires étalés sur deux ans (2011 et 2012) ont permis d’obtenir des résultats probants : en 2011, le groupe formé par Gabriella Crocco, Éric Audureau, Eva-Maria Engelen, Julien Bernard, Shinji Ikeda, Amélie Mertens, Dewi Trebaul et Bertrand Granier, a abouti à la traduction française des cahiers IX et X. Le cahier X, dont la traduction a été revue par Gabriella Crocco et Amélie Mertens, sera publié prochainement, accompagnant le texte allemand revu par Engelen. En 2012, le groupe formé par Gabriella Crocco, Éric Audureau, Eva-Maria Engelen, Julien Bernard, Amélie Mertens, Dewi Trebaul et Bertrand Granier, a abouti à la traduction française des cahiers XI et XII. En parallèle, une traduction italienne des cahiers IX à XII, ainsi que de certains passages d’autres cahiers, a été réalisée par Paula Cantù et Gabriella Crocco. Il est important, pour compléter la présentation du projet ANR, de noter qu’il inclut un partenariat avec un ensemble international de spécialistes de Gödel. Mentionnons en premier lieu les époux Dawson qui, en plus de faire part des résultats qu’ils avaient eux-mêmes obtenus, notamment sur les transcriptions du Gabelsberger en allemand, ont soutenu activement le projet en adressant personnellement une lettre au comité d’évaluation de l’ANR. Ils y expriment leur enthousiasme à l’idée que le travail sur le Nachlass soit repris, permettant ainsi de redonner vie au projet des Collected Works dans lequel ils s’étaient tant investis, et dont la poursuite leur semblait du plus haut intérêt pour les études gödeliennes. Ils y expriment également leur confiance dans la responsable du projet, Gabriella Crocco, dans l’équipe qu’elle a mis au point, et dans la direction scientifique qu’elle insuffle au projet. Le projet ANR, compte également comme partenaires internationaux, Richard Tieszen, spécialiste de Gödel et Husserl, ses travaux questionnent le rapport entre la pensée de Gödel 33 Pour le détail des persones ayant contribué à la transcription voir l’avertissement donné en annexe. 36 et la phénoménologie ; Göran Sundholm, logicien spécialiste de la théorie de la démonstration, du lambda-calcul et de la logique intuitionniste ; Akihiro Kanamori, mathématicien spécialiste de la théorie des ensembles ; Pierre Kerszberg, spécialiste en histoire et en épistémologie de la cosmologie moderne et contemporaine, il est responsable du projet pour la partie physique ; et Ralf Krömer, mathématicien et historien des mathématiques, spécialiste de la théorie des ensembles et de la théorie des catégories. Les trois colloques de présentation des résultats,34 des transcriptions allemandes et des analyses de contenu, ont également ouverts de nouvelles collaborations, parmi lesquelles nous comptons Per Martin-Löf (logicien), Ullrich Schollwöck (Physicien), Massimo Mugnai (historien de la philosophie) et Eberhardt Knobloch (historien des mathématiques). La description du projet ANR, jusque dans les partenaires et les collaborateurs qui lui sont attachés, en montre son étendue, tant dans le travail à fournir sur les textes que dans la diversité des thèmes que ce projet englobe. Elle nous donne l’occasion de situer notre ouvrage dans cet ensemble. Nous nous appuyons sur les Max-Phil, sur lesquels nous avons activement travaillé dans le cadre proprement dit du projet, en participant à la traduction française du cahier X, 35 en participant également aux trois colloques. Une de nos communications, à paraître dans les actes (Mertens forthcoming), dégage le fil conducteur de notre travail d’analyse des cahiers inédits, le commentaire de la remarque [16-18] du cahier XI, au croisement des interrogations soulevées par le réalisme de Gödel. D’une façon générale, la description historique des travaux réalisés sur les documents inédits de Gödel (y compris les conversations avec Wang), nous conduit à plusieurs constats. Le premier est que les travaux sur le Nachlass commencent dès leur réception (à une année près), et que dès ce moment, c’est-à-dire dès le catalogage réalisé par J. Dawson, on en mesure le volume, la diversité et la valeur scientifique. On y trouve certains aspects qui n’étaient que peu représentés dans les textes publiés du vivant de l’auteur. Tel est le cas de sa réflexion philosophique, qui très vite s’avère être une partie intégrante de l’œuvre de Gödel, et même par la suite – grâce au projet ANR – en être une partie centrale. Le Nachlass et les conversations avec Wang obligent à repenser fondamentalement l’œuvre de Gödel, à lui appliquer une toute nouvelle organisation dans laquelle ses résultats logiques ne sont plus seuls au premier plan. 34 Les trois colloques ont eu lieu à l’ENSTA de Paris en décembre 2010, à l’IMERA de Marseille en septembre 2011 et à la Maison de la Recherche d’Aix-en-Provence en Juillet 2013. 35 Voir l’annexe A.1. 37 Le deuxième constat est que l’avancée dans les travaux d’édition et d’analyse des textes ne progresse que pas à pas, et qu’il ne peut en être autrement, car la mise en œuvre de ces travaux nécessite des moyens considérables. Leur quantité, leur forme plus ou moins aboutie ainsi que l’utilisation de Gabelsberger, rend le travail, ne serait-ce que d’édition, extrêmement chronophage. Il n’est donc pas étonnant de voir des changements dans l’équipe de travail sur les périodes consacrées à l’édition des différents volumes des Collected Works. Il n’est pas non plus étonnant d’être confronté aux problèmes de financements. Enfin, le dernier fait notable est la diversité des approches développées à l’occasion des différents projets sur le matériel inédit, sans doute parce qu’ils n’étaient pas exposés aux mêmes objectifs, aux mêmes contraintes matérielles, ni aux mêmes problématiques théoriques. Le projet des Collected Works est essentiellement éditorial et vise moins l’analyse, bien que chaque texte soit introduit par une note qui se veut déjà un commentaire. Il n’y a du moins que peu d’analyse de la pensée philosophique de Gödel, et ce pour plusieurs raisons. Comme nous l’avons déjà souligné, le comité d’édition était principalement orienté vers l’aspect mathématique, étant composé majoritairement de mathématiciens. Le premier objectif était de rassembler les articles qui avaient été publiés du vivant de Gödel, or le contenu de ces documents est bien plus scientifique et technique que philosophique, puisque l’auteur, sensible aux controverses, se refusait de dévoiler trop explicitement ses positions dans ce dernier domaine. Enfin, sur le Nachlass lui-même, un choix lié à la logique du travail d’édition (au vu du volume de documents et des moyens à disposition) a été de donner la priorité aux textes les plus aboutis et dont le contenu était relativement accessible par leur forme. Les choix qu’ils ont fait s’imposaient, mais ne leur ont pas laissé le temps d’approfondir le travail sur les documents rédigés en Gabelsberger, dont font justement partie les textes contenant le cœur de la pensée philosophique de Gödel, ni même le travail d’analyse du contenu. Le principal objectif de Wang est de comprendre la philosophie de Gödel, en se basant essentiellement sur les conversations qu’ils ont partagées. Il parvient à en dégager des premiers éléments significatifs. Mais les conversations, et donc l’analyse que Wang propose, visent un autre objectif plus fondamental à ses yeux : le développement et l’affirmation de ses propres positions philosophiques. L’autre limite que nous voyons à son travail, et dont il avait également conscience, est qu’il n’avait pas un accès direct au Nachlass, et plus spécifiquement aux Max-Phil, dont il reconnaît pourtant la nécessité pour approfondir la connaissance de la pensée philosophie de Gödel. Il a pu prendre connaissance des 38 transcriptions de C. Dawson, mais d’une part l’avancée du travail sur les Max-Phil était encore trop peu avancée à l’époque, et d’autre part les deux projets, de Wang et des Collected Works, ne se sont pas croisés. Bien sûr chacun avait connaissance du projet et des objectifs visés par l’autre, mais si ce n’est quelques brefs échanges, il n’y a jamais eu de véritable dialogue entre ces deux entreprises, qui peuvent pourtant, aujourd’hui, nous sembler complémentaires. Le projet ANR se démarque par sa volonté de mener de front les deux aspects, ayant conscience que l’avancée dans l’édition et la publication des textes écrits en Gabelsberger ne peut se faire sans un travail d’analyse du contenu, et inversement que l’analyse du contenu ne peut se faire sans une avancée sur la transcription et la traduction. Le cercle vertueux, dans laquelle une telle démarche nous fait entrer, est rendu manifeste dans la façon même dont le travail a été mené, avec des premiers jets sur les transcriptions et les traductions, revues collectivement lors de séminaires dont le contenu était également commenté. Les réflexions collectives étaient ensuite à leur tour reprises par un groupe plus restreint. Les résultats obtenus sont donc le fruit à la fois de travaux individuels, de réflexions collectives, et de multiples révisions, à l’occasion desquels la qualité des textes s’améliorait en même temps que leurs commentaires en étaient affinés. La progression pas à pas, dans un dialogue entre problèmes textuels et problèmes d’interprétation, est exigée par la nature même des textes ; nature qu’il nous faut détailler pour comprendre les enjeux de notre propre démarche. 1.2 Comment lire les textes inédits de Gödel, les Max-Phil L’analyse à laquelle nous nous essayons, s’inscrit dans la première partie du projet ANR, philosophique et logique, interrogeant le rôle de la métaphysique dans l’œuvre de Gödel, ainsi que de la théorie des concepts qui doit en être le support. Comprendre la nature des textes, les difficultés qui leurs sont propres, tant au niveau de la forme que du contenu, est indispensable pour comprendre à son tour notre méthode d’analyse, et la réalité des résultats que nous prétendons pouvoir obtenir grâce à elle. Nous procédons ainsi à une description plus spécifique des Max-Phil. La série de cahiers des remarques philosophiques forme une unité, tant dans leur rédaction que dans leur contenu, suivant ainsi une logique propre d’écriture. L’objectif est donc de comprendre (1) leur structure et leur nature textuelle, c’est-à-dire la façon dont Gödel a organisé les cahiers et rédigé les remarques qu’ils contiennent, et (2) 39 l’organisation du contenu, des thématiques abordées, que reflète la structure textuelle. Une fois dépeinte la logique d’écriture, nous expliciterons notre méthode. Nous expliquerons pourquoi elle ne peut prétendre viser une interprétation complète et définitive des textes sur auxquels nous l’appliquons. Notre objectif est de montrer qu’en se donnant un angle précis par lequel entrer dans les remarques des Max-Phil, en l’occurrence le réalisme conceptuel et les questions qu’il soulève, il est possible de reconstruire, au moins partiellement, la pensée de l’auteur, c’est-à-dire sa philosophie. Nous souhaitons ainsi montrer dans quelle mesure les Max-Phil sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse à des problèmes laissés ouverts par le matériel publié. 1.2.1 Description des Max-Phil : forme, contenu et logique d’écriture La série issue du Nachlass 36 communément appelée Max-Phil, est un ensemble de quinze cahiers numérotés par Gödel de 0 à XV. Le cahier XIII a été perdu du vivant de Gödel, puisque lui-même expose ce fait. Gödel en débute l’écriture dans les années 30, probablement 1934, et la cesse en 1955, couvrant une large période de sa vie. L’intitulé « Max-Phil » vient également de leur auteur. Gödel choisit « Max » pour « Maxime » et « Phil » pour « Philosophie », révélant d’emblée la nature philosophique du contenu. Trois points sont essentiels dans leur description : (1) l’objectif, qui semble se dessiner au fur et à mesure de leur écriture, d’une philosophie en lien avec l’idée de théorie des concepts, (2) la façon dont Gödel les écrits, en l’occurrence sous forme de remarques, relativement brèves et extrêmement concises, qu’il écrit pour lui-même (3) leur contenu, marqué par la grande diversité des thèmes abordés et des champs disciplinaires invoqués. Les trois aspects – objectif global, forme et contenu – sont étroitement liés. Leur articulation révèle la structure des Max-Phil, nous en dévoilant ainsi la nature. Les Max-Phil constituent un laboratoire philosophique dans lequel la pensée de Gödel évolue, tâtonne même, suivant sa propre méthode, fondant et esquissant progressivement ses principes métaphysiques, ceux-là même tacitement à l’œuvre dans ses travaux scientifiques. Visée générale des Max-Phil Dans les Max-Phil se profile un travail de recherche philosophique esquissant une métaphysique rationnelle, définie par Gödel lors des conversations avec Wang comme une monadologie leibnizienne. Gödel projette une métaphysique comme science générale non 36 Les cahiers Max-Phil correspondent aux items 03/63 à 03/72. 40 seulement englobant et unifiant les divers domaines du savoir humain dans une vision générale du monde, mais aussi en les rationalisant, c’est-à-dire en fondant les concepts de toutes les sciences sur les concepts philosophiques. Chaque science explique un aspect du monde, la philosophie doit fournir une explication qui les unit, et les dépasse en devant rendre compte de la signification du monde. La philosophie doit prendre la forme d’une science exacte, c’est-à-dire d’une théorie axiomatique, basée sur l’idée leibnizienne d’une théorie combinatoire des concepts. Elle doit être pensée comme un système (non formel) de concepts primitifs, au sens d’indécomposables. Les concepts logiques ne peuvent en effet pas être dérivés d’autres concepts, et il est possible de les combiner entre eux pour former des concepts de plus en plus complexes. La philosophie dépendrait ainsi d’une logique comme théorie des concepts, science qui renferme les concepts généraux les plus abstraits (les concepts logiques), qui ne se contentent pas de donner la structure du monde, mais la structure de tout monde possible : « logic deals with more general concepts ; monadology, which contains general laws of biology, is more specific » (Wang 1996, 294). Les concepts de la philosophie doivent donner la signification du monde actuel, régi par les lois contingentes de la nature parmi lesquelles comptent les lois de la biologie. Il n’est pas certain que Gödel utilise ici le terme « biologie » au sens de la science particulière qui étudie le vivant, mais en un sens qui se rattache à la monadologie : toutes les choses du monde sont des monades ou agrégats de monades qui évoluent selon un mouvement interne. C’est en expliquant les lois des mouvements internes des monades que la signification du monde émerge. Ainsi les concepts de la philosophie sont les plus généraux dans l’explication du monde, dans la richesse et la complexité du contingent, mais il y a des concepts encore plus généraux, en l’occurrence les concepts logiques qui ne visent pas à expliquer le monde actuel, mais l’ensemble des possibles. Gödel n’a jamais établi de liste exhaustive et définitive des concepts fondamentaux de la philosophie et de la logique, mais pense qu’il s’agit là de la tâche incombant aux recherches philosophiques. Gödel évoque certaines pistes dans les conversations avec Wang, mais aussi dans des extraits des Max-Phil publiés dans le troisième volume des Collected Works : « the fundamental philosophical concept is cause. It involves : will, force, enjoyment, God, time, space. Will and enjoyment : hence life and affirmation and negation. Time and space : being near is equivalent to the possibility of influence », 9.1.18, (Wang 1996, 294).37 En ce qui concerne les concepts philosophiques, le plus fondamental serait le concept de cause, dont 37 Voir également (Gödel 1995a, 433). 41 découleraient les concepts de volonté, de force, de plaisir, de Dieu, de temps et d’espace. Des concepts de volonté et de plaisir découleraient la vie, l’affirmation et la négation ; des concepts de temps et d’espace, le concept d’être proche qui serait équivalent à la possibilité d’influence. Le projet de Gödel semble se dessiner : il y aurait un concept fondamental à partir duquel on peut former de nouveaux concepts plus complexes, eux-mêmes formant de nouveaux concepts encore plus complexes, etc. Ils semblent s’appliquer à des choses concrètes, du monde, voire à des choses douées d’une âme, par exemple pour les concepts de volonté, de plaisir. Pour les concepts logiques, Gödel suggère : « a concept is a whole composed of primitive concepts such as negation, conjunction, existence, universality, object, the concept of concept, the relation of something falling under some concept (or some concept applying to something), and so on », 8.6.17, (ibid., 277). Dans une autre remarque tirée des conversations avec Wang, on retrouve une liste ressemblante : « a concept is a whole –a conceptual whole – composed out of primitive concepts such as negation, existence, conjunction, universality, object, (the concept of) concept, whole, meaning, and so on. We have no clear idea of the totality of all concepts », 9.1.26, (ibid., 295). Les concepts de la logique apparaissent relever d’une nature distincte des concepts de la philosophie, ils ne semblent pas s’appliquer uniquement à des choses concrètes, mais aussi à des choses abstraites comme d’autres concepts. Ils décrivent des relations purement conceptuelles, qui ne décrivent rien du réel, mais en donne la structure. Des concepts comme la négation,38 la conjonction, l’application d’un concept, sont des concepts qui doivent nous renseigner sur la façon dont nous pouvons combiner les concepts pour former de nouveaux concepts plus complexes. Ainsi la logique prescrit une structure combinatoire que toute science doit suivre. La distinction que l’on peut appliquer entre concepts logiques de la théorie des concepts et concepts philosophiques d’une monadologie comme science exacte, semble relever de l’opposition nécessaire-contingent. La visée d’une métaphysique rationnelle n’est pas explicitement posée dans les MaxPhil et n’apparaît pas d’emblée. Les trois premiers cahiers laissent supposer que les Max-Phil consistent en un journal de bord, voire un manuel d’optimisation de vie. En effet, en plus de notes de cours complétées par des commentaires de nature philosophique, Gödel y inscrit des 38 Il est remarquable que la négation apparaisse, à la fois dans la liste des concepts philosophiques et dans celle des concepts logiques. Il n’est pas impossible que Gödel développe une double conception de la négation, probablement à l’instar de Leibniz : une comme contradiction logique, c’est-à-dire négation d’une nécessité logique de type « p et non-p » du calcul des propositions, la seconde comme imperfection au regard du meilleur des mondes possibles, c’est-à-dire négation de la nécessité morale sous-jacente à la Création, et toucherait l’ensemble des possibles non-actualisés. 42 suggestions pour son programme de recherche en philosophie, des maximes pour l’aider dans la conduite de sa vie professionnelle mais aussi privée, des réflexions sur sa carrière et son développement personnel, ou encore des missions qu’il doit accomplir. Mais au fil des cahiers les remarques prennent de plus en plus la forme de réflexions théoriques visant une compréhension rationnelle de la nature humaine et de sa place dans le cosmos, le conduisant à questionner la signification de la vie et de l’existence du monde (Crocco et Engelen, s. d.). L’enquête qu’il mène prend la forme d’un travail de recherche rigoureux, avec des notes et commentaires sur les thèses de philosophes – dont Leibniz –, de logiciens, de physiciens et de mathématiciens. Les réflexions sont philosophiques, mais prennent sources dans divers champs disciplinaires, que Gödel tente de croiser. Les liens entre philosophie et sciences sont très marqués, mais les remarques proprement philosophiques sont nombreuses. De même, dans le cahier X, écrit dans la période de préparation du Russell paper, Gödel fait de nombreuses fois explicitement référence à Leibniz, notamment à sa monadologie, mais aussi à sa scientia generalis. Au fil des remarques, il semble également revenir sur certaines questions sous l’angle de différents champs disciplinaires. Ainsi, entre les remarques dans les premiers cahiers relatives à un programme de recherche en philosophie, et l’augmentation des remarques théoriques, Gödel semble déployer une logique d’écriture en vue de développer sa propre métaphysique d’inspiration leibnizienne. Que savons-nous de la philosophie de Gödel ? Gödel dit qu’il défend un réalisme mathématique et conceptuel, une forme de platonisme, position qui apparaît ainsi au cœur de sa philosophie. Mais comment caractériser son platonisme ? Une thèse défendue par Crocco et Engelen (ibid.) est que, jusqu’à une étude plus approfondie des Max-Phil, la philosophie de Gödel pouvait être considérée comme une philosophie « négative ». Les résultats scientifiques de Gödel réfutent les positions philosophiques les plus fortes de son temps relatives à la nature des mathématiques (de leurs objets et de leurs vérités) – notamment le constructivisme nominaliste de Carnap –,39 le poussant ainsi – uniquement par défaut – à adopter un point de vue en opposition radical à ce qu’il considère comme le Zeitgeist. La façon dont il s’exprime dans « The present situation in the foundations of mathematics » de 1933, pourrait confirmer une prise de position « par défaut » : « The result of the preceding discussion is that our axioms, if interpreted as meaningful statements, necessarily presuppose a kind of Platonism, 39 Dans une révision du Russell paper datant de 1972 (Gödel 1990c), Gödel ajoute une note visant à préciser que le terme « constructivisme » est utilisé pour une forme strictement nominaliste du constructivisme, s’appliquant à la no-class theory de Russell. Mais la critique la plus forte exprimée par Gödel va pour Carnap qui s’inscrit dans l’héritage nominaliste de Russell. Le constructivisme nominaliste réduit les mathématiques à des règles syntaxiques et les objets mathématiques à des entités linguistiques. 43 which cannot satisfy any critical mind and which does not even produce the conviction that they are consistent » (Gödel 1995h, 50). Selon l’interprétation proposée par Charles Parsons (Parsons 1995, 49), les résultats de ses théorèmes d’incomplétudes dévoilent le problème du fondement des mathématiques que le programme finitiste d’Hilbert renferme. Il est impossible pour un système formel contenant l’arithmétique de démontrer sa propre consistance ; l’énoncé formulé dans le langage du système et affirmant la consistance du système, y est indécidable. Le platonisme, concevant les objets, les concepts, mais aussi les vérités mathématiques comme des entités objectives, apparaîtrait alors à Gödel comme la seule position qui permettrait de résoudre les problèmes soulevés en mathématiques. Parsons explique alors que le platonisme de Gödel évolue pour se radicaliser dans ses écrits plus tardifs, justifiant ainsi l’écart entre le passage de 1933 où il mentionne le platonisme, mais ne le considère pas comme une position satisfaisante pour un esprit critique, et les textes à partir de 1944, avec le Russell paper, jusqu’à la révision du Cantor Paper en 1964, où le réalisme apparaît comme une position explicitement assumée. Cependant, au vu de certains indices, l’interprétation de Parsons ne parvient pas à nous convaincre. Tout d’abord, dans le questionnaire Grandjean (op. cit.), Gödel affirme qu’il défend un réalisme mathématique et conceptuel depuis 1925, c’est-à-dire avant les résultats d’incomplétude de 1931. Il affirme également n’avoir jamais adhéré aux conceptions des mathématiques de son époque, au Zeitgeist, qu’il considère comme le plus grand préjugé de son temps (Wang 1987, 210). Gödel déclare que, lors des discussions qu’il avait avec certains des membres du Cercle de Vienne (1926-28), il défendait des positions non positivistes, et un point de vue sur les fondements des mathématiques fondamentalement différent du leur. Enfin, si l’on considère « Some basic theorems on the foundations of mathematics and their implications » de 1951 (op. cit.), Gödel présente le platonisme comme un point de vue possible sur la nature des mathématiques, parmi d’autres alternatives qu’il présente de façon exhaustive. Son but est de montrer quelles alternatives philosophiques sont encore tenables face à ses résultats logiques de 1931 et du concept itératif d’ensemble, qui à eux deux mettent en exergue l’incomplétude liée aux mathématiques telles que nous les avons développées. Gödel arrive à la conclusion que les résultats logiques éliminent toute conception nominaliste des mathématiques, y compris donc la conception carnapienne, mais ne suffisent pas à éliminer toutes les alternatives concurrentes au platonisme. Restent en jeu le réalisme « naïf » aristotélicien et l’intuitionnisme. Ainsi, si nous sommes d’accord avec Wang pour dire que les résultats scientifiques de Gödel tendent à réfuter les positions philosophiques de son temps, 44 nous ne suivons pas l’interprétation de Parsons, affirmant que le platonisme de Gödel naît des résultats scientifiques. Au contraire nous supposons qu’il s’agit d’une position qui motive ses recherches scientifiques, et qui doit être assise par les résultats scientifiques, suivant au plus près les propos de Gödel affirmant que son travail « is the application of a philosophy suggested outside of science and obtained in the occasion of thinking about science »,et laissant la place à l’idée qu’il existe une philosophie gödelienne positive. Nous constatons que même si la publication de matériel inédit en 1995 et 1996 marque un tournant dans les études gödeliennes, la philosophie de Gödel reste incomprise, avec de grande part d’ombre. De quels indices disposons-nous pour commencer à la reconstruire ? A quel type de philosophie avons-nous affaire ? Dans le Russell paper (1944), qui marque sans aucun doute l’expression la plus explicite de son réalisme, Gödel affirme son affinité au projet leibnizien d’une théorie des concepts, influence confirmée par la retranscription des conversations avec Wang. Les textes de Wang livrent des premières pistes que les Max-Phil questionnent : i. Gödel défend un platonisme qui renferme à la fois un réalisme mathématique et un réalisme conceptuel. Les objets mathématiques et les concepts sont des entités objectives, indépendantes de nos constructions et de nos définitions ; il en est de même avec les vérités mathématiques. ii. La philosophie de Gödel est une métaphysique leibnizienne, une monadologie, avec une monade centrale, Dieu. La monadologie est liée à l’idée que l’on peut donner une signification rationnelle au monde. Cependant, bien que Gödel revienne de temps en temps sur l’idée d’une monadologie, Wang reste prudent et affirme qu’il n’était pas évident pour lui de savoir si Gödel exprimait là son propre point de vue ou rendait compte seulement du point de vue de Leibniz (Wang 1996, 314). iii. Elle doit être développée comme une science exacte, axiomatique, c’est-à-dire comme une science dont on peut connaître les concepts fondamentaux, primitifs, à partir desquels tous les autres concepts et toutes les relations conceptuelles sont dérivés. Elle est donc basée sur une logique qui répond au nom de « théorie des concepts ». iv. La tâche de la philosophie est l’analyse des concepts, ce qui la distingue des autres sciences et en constitue le fondement. Elle est à l’image de la scientia generalis leibnizienne, elle fournirait les concepts primitifs à partir desquels tous les concepts de toutes les sciences (et pas uniquement de la philosophie) sont dérivés. 45 v. L’analyse philosophique des concepts est différente de l’analyse logique des concepts : la première est tournée vers la signification du monde actuel, la seconde vers l’ensemble des possibles. vi. Gödel trouve dans la monadologie leibnizienne une forme de rationalisme qu’il est possible de connecter au platonisme. Les concepts de la philosophie et les concepts de la logique décrivent une réalité objective, et en trouvant les concepts primitifs nous deviendrons capables de résoudre tout problème posé clairement à la raison. Une forme d’optimisme rationaliste se dégage ainsi de sa philosophie. Selon Wang et d’autres commentateurs (par exemple van Atten et Kennedy (van Atten et Kennedy 2003), Tieszen (Tieszen 2011)), Gödel trouve la connexion entre rationalisme leibnizien et platonisme dans la philosophie tardive de Husserl (idéalisme transcendantal) et cherche chez Husserl une méthodologie pour améliorer notre connaissance des concepts objectifs. vii. Bien qu’il défende un réalisme conceptuel, selon lequel les concepts sont des entités objectives, cela ne l’empêche pas de penser qu’il existe des concepts subjectifs. Par subjectivité, Gödel entend une forme d’intersubjectivité ; les concepts subjectifs sont les concepts que l’homme est capable de former, qui structurent la connaissance humaine. Concepts objectifs et concepts subjectifs ne coïncident peut-être pas toujours. L’idée était déjà développée dans la Gibbs lecture de 1951. viii. Gödel défend l’idée d’une perception des concepts, qui participerait à décrire le lien entre concept objectif et concept subjectif, à décrire notre accès épistémique aux concepts objectifs ; idée qu’il explicite déjà dans un passage qu’il rédige de From Mathematics to Philosophy (Wang 1974, 84‑86). Wang expose un document du Nachlass, dans lequel Gödel présente une liste de quatorze assertions censées refléter ce qu’il appelle « My philosophical viewpoint » (item 06/128 des archives). La traduction anglaise qu’en propose Wang dans (Wang 1996, 316) se base sur la transcription de C. Dawson. Nous en présentons une version dont la transcription a été revue par Engelen : My philosophical viewpoint : 1. The world is rational 2. Human reason can, in principle, be developed more highly (through certain techniques) 46 3. There are systematic methods for the solution of all problems (also art, etc.). 4. There are other worlds and rational beings, who are of the other and higher kind. 5. The world in which we now live is not the only one in which we live or have lived. 6. Incomparably more is knowable a priori than is currently known 7. The development of human thought since the Renaissance is thoroughly one-sided. 8. Reason in mankind will be developed on every side. 9. The formally correct is a science of reality. 10. Materialism is false. 11. The higher beings are connected to the other beings by analogy, not by composition. 12. Concepts have an objective existence (likewise mathematical theorems). 13. There is a scientific (exact philosophy) {and theology} (this is also most fruitful for science), which deals with the concept of the highest abstractness. 14. Religions are, for the most part, bad, but Religion is not. (Crocco et Engelen, s. d.) Les raisons motivant chacune des quatorze affirmations échappent à Wang qui ne s’aventure pas dans un commentaire approfondi. D’une façon générale, les écrits du Nachlass restent souvent énigmatiques aux yeux de Wang, estimant que seule une analyse des écrits philosophiques du Nachlass pourrait nous permettre d’en dégager des indices supplémentaires. Cependant, certaines des assertions recoupent les grandes lignes esquissées à travers les conversations de Wang et Gödel. Le platonisme de Gödel (i) est essentiellement lié à (12), mais aussi à (6) et à (10). Une philosophie suivant la monadologie leibnizienne (ii) est en lien avec (1), mais aussi avec (10) et (11). Une philosophie comme science exacte (iii) conçue comme la première des sciences (iv) est liée à (13) et à (3), (iv) étant probablement lié à (1) et à (11). Que les concepts philosophiques se distinguent des concepts logiques (v) rejoint (iii) et (iv), donc est lié aux mêmes assertions. Le lien entre rationalisme et platonisme, qui se 47 manifeste par une forme d’optimisme rationaliste (vi), par le fait que Gödel admette l’existence de concepts subjectifs (vii) et par le fait que nous avons un accès épistémique aux concepts objectifs par une perception (viii), se retrouve dans les affirmations (2), (3), (6), (7), (8), (13). En fait, le seul commentaire auquel se risque Wang concernant la liste est qu’il s’agit de quatorze « beliefs and conjectures » probablement obtenues par une généralisation désinhibée appliquée à « certain generally accepted facts of human experience », et ajoute que « when these facts are made explicit, however we do, I believe, see alternative choices » (Wang 1996, 318). Cependant, Crocco et Engelen (Crocco et Engelen, s. d.) soulignent que, même s’il arrive à Gödel au cours des discussions d’utiliser une sorte d’argument inductif, venant ainsi corroborer l’interprétation de Wang, il apparaît très clairement qu’il ne conçoit pas cette liste comme un outil méthodologique pour sa philosophie. L’interprétation qu’elles proposent de la liste montre que Wang est probablement passé à côté de certains aspects de la philosophie de Gödel, notamment sur les liens qu’elle entretient avec la science et la religion. Wang reconnaît à plusieurs reprises l’importance que prend la philosophie dans l’œuvre de Gödel et le fait que ce dernier ait dans l’idée de développer une philosophie comme une science séparée. Pourtant, il semble également convaincu que l’optimisme rationaliste de Gödel ne prend source que dans l’avancée de nos connaissances scientifiques.40 Mais pour Crocco et Engelen, la position de Gödel est plus forte et accorde à la philosophie la primauté sur les sciences. La philosophie doit rendre compte de la signification du monde, grâce notamment au concept fondamental de cause. Elle dépeint – rationnellement – le monde dans sa totalité, c’est-à-dire englobant l’expérience humaine, la connaissance, l’action. Le tableau qu’elle en donne ne peut être complet qu’en incluant l’idée de Dieu directement lié au concept de cause. La philosophie accomplit ainsi deux tâches : guider les sciences en inscrivant leur savoir dans une vision unifiée et organisée selon des principes plus fondamentaux, et écarter les « mauvaises » religions, qui tendent à manipuler l’homme, pour laisser la place à la « bonne » religion, celle qui renferme la philosophie rationnelle. Crocco et Engelen, non seulement nous montrent les limites de la réflexion menée par Wang sur la philosophie de Gödel, mais aussi opèrent une première mise au point indispensable pour comprendre l’objectif visé par Gödel à travers l’écriture des Max-Phil. Le travail d’édition des cahiers, initié avec le projet ANR, « will allow us to have a true picture of Gödel’s philosophy, which did not result from some activity done in his free time by a 40 Voir (Wang 1987, 27) et (ibid., 151). 48 mathematician who had become bored with mathematics, but rather is the work of a real philosopher » (ibid.). Dans la tâche, incombant au projet ANR, de reconstruire la philosophie de Gödel à partir des Max-Phil, il est important de prendre en compte les indices laissés par Wang et par les éditeurs des Collected Works . Bien que parcellaires dans ce domaine des études gödeliennes, ils constituent une première base sur laquelle il faut s’appuyer au cours de l’analyse des remarques des Max-Phil. Forme des Max-Phil Les cahiers rassemblent une totalité de 1576 pages. Leur intitulé est variable et a fait l’objet de certaines révisions de la part de Gödel : certains portent la mention « Max », d’autres « Max » et « Phil », seul le cahier XIV ne porte que la mention « Phil ». Gödel applique une numérotation des pages qui peut être continue entre certains cahiers et commence également à les dater à partir du Max IV (1941). Crocco et Engelen (Crocco et Engelen, s. d.) reportent avec précision les intitulés écrits par Gödel, y compris les doutes se manifestant par des mots raturés, ainsi que les dates, la numérotation des pages inscrites sur chaque cahier. Elles parviennent à donner une estimation du début d’écriture du premier cahier (1934) : Intitulé (tel que Gödel l’a Dates de début et de fin noté) Numérotation des pages d’écriture « Philosophie I (-Max I) 1934 (?) - ? De 1 à 78 Format heißt Max 0 » Gödel les a probablement « Zeiteinteilung (Max) I » écrits simultanément. De 1 à 78 « Zeiteinleitung II (Max) De 80 à 156 (=Phil II) » + 21 pages seules « Max H<eft> III » ? De 1 à 150 « Max IV » Mai 1941-Avril 1942 De 153 à 185 « Max V » Mai 1942 De 286 à 380 « Max VI » Juillet 1942 De 380 à 470 « Max VII » Juillet 1942-Septembre 1942 De 470 à 563 « Max VIII » Septembre 1942-Novembre De 563 à 681 1942 « Max IX » Novembre 1942-Mars 1943 49 De 1 à 95 « Max X » Mars 1943-Janvier 1944 « Max XI » Janvier De 1 à 93 1944-Novembre De 1 à 157 1944 « Max XII » Novembre 1944-Juin 1945 On trouve une note dans le Juin 1945-Avril 1946 De 1 à 118 ? cahier XIV indiquant : « Heft Phil XIII (=Max XIII) (VI. 45-IV 46) wurde im April 1946 verloren » « Phil XIV » Juillet 1946-Mai 1955 Sur la couverture est écrit « Mai 1955- ? De 1 à 130 De 1 à 33 Max », sur la face interne de la couverture « Phil » Il y a bien une continuité dans la pagination des cahiers Max I et Max II, ainsi que des cahiers Max III à Max VIII. A partir du IX chaque cahier reprend une nouvelle pagination, indépendante des autres cahiers. Au regard des premières informations rassemblées dans le tableau ci-dessus, Crocco et Engelen divisent l’ensemble des cahiers en quatre unités : MaxPhil 0-II, Max III-VIII, Max IX-XII et Phil XIV-XV. Le premier groupe contient des notes de lecture, des maximes et un plan de travail s’ajoutant à des remarques philosophiques ; le deuxième groupe, des remarques philosophiques et des remarques adoptant le point de vue de disciplines scientifiques ; le troisième groupe ressemble au deuxième, mais contient également des remarques sur la physique ; le quatrième groupe se distingue du précédent car contient plus spécifiquement une longue remarque sur le temps et la vérité. Crocco et Engelen présentent de façon plus détaillée les quatre unités, notamment en proposant pour chacun d’eux des diagrammes rendant compte du nombre de remarques contenues et de leur répartition dans les différentes catégories introduites par Gödel (op.cit.). Dans les Max-Phil, Gödel écrit exclusivement sous forme de remarques assez brèves (la plupart ne dépassant pas une page, les plus longues atteignant quelques pages, par exemple six pour le cahier X avec la remarque [X, 79-85]). Gödel introduit chaque nouvelle remarque en inscrivant une abréviation qui précise l’orientation de la remarque : « Bem » pour « Bemerkung » (remarque), « Maxime » (maxime), « Bem Math » pour « Bemerkung Mathematik » (remarque mathématique), « Programm » (programme), « Frage » (question), 50 « Zeiteinteilung » (organisation du temps), « Vorlesung » (lecture), « Allgemein » pour allgemeine Bemerkung (remarque générale), « Axiom » (axiome), « Def » (définition). Dès le deuxième groupe de Max-Phil, on voit apparaître une spécialisation des remarques notées « Bem », annotation supplémentée par une spécification : « Bem Phil » pour « Bemerkung Philosophie » (remarque philosophique), « Bem Psy » pour « Bemerkung Psychologie » (remarque psychologie), « Bem Theol » pour « Bemerkung Theologie » (remarque théologique), « Bem Grundl » pour « Bemerkung Grundlagen » (remarque sur le fondement), « Bem Gram » pour « Bemerkung Grammatik » (remarque grammaire), « Bem phys » pour « Bemerkung Physik » (remarque physique), « Bem Philol » pour « Bemerkung Philologie » (remarque philologie). On trouve également « Bem Gr » qui pour l’instant est assimilé à « Grammatik » en un sens qui s’inscrit dans la tradition de la grammaire philosophique du XVIIe siècle, bien que certaines remarques laissent l’ambiguïté, « Bem Gr » pourrait aussi être utilisé pour « Bemerkung Grundlagen ». Enfin des remarques peuvent être introduites par un nom d’auteur sur lequel elles portent, comme Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes, Leibniz, Brentano, Brouwer, Frege, Russell et Carnap. Il est intéressant de constater que la spécialisation des remarques progresse au dépend des plus générales que l’on trouve dans le premier groupe, comme « Programme », « Maxime », « Frage », ou encore simplement « Bem » sans supplément. Sur l’ensemble des trois derniers groupes la majorité des remarques sont notées « Bem Phil », c’est-à-dire sont des remarques philosophiques. La variété des spécifications nous laisse déjà entrevoir l’objectif visé par Gödel : une philosophie qui se veut rationnelle, toujours en dialogue avec les sciences et qui englobe dans son explication du monde l’expérience humaine, la connaissance et l’action, avec en son centre Dieu et le concept de cause. Les remarques, que Gödel écrit pour lui-même, sont rédigées dans un style très particulier, abrégé et extrêmement concis. Les caractéristiques en sont accentuées par l’usage du Gabelsgerger. En effet, si Wang interprète l’usage de la sténographie par Gödel comme la volonté de garder secret le contenu de ses notes qu’il ne souhaite pas publier, 41 C. Dawson rappelle que les différents modes de sténographie sont en premier lieu employés pour leur gain de temps et de place. Gödel peut donc écrire en Gabelsberger pour les qualités reconnues à tout mode de sténographie et donc particulièrement à celui qu’il a appris au lycée – et non uniquement pour rendre ses notes illisibles. Le style opté par Gödel constitue donc un double 41 « Gödel once told me that his writings in shorthand were intended merely for his own use –undoubtedly because they were not in a suffisently finished state to communicate effectively to others what he had in mind » (Wang 1996, 96). 51 obstacle : (1) la lecture du Gabelsgerger qui, en effet, n’est que peu connu de nos jours, à l’exception de quelques spécialistes, et (2) le style volontairement concis et abrégé, suivant lequel seul le strict minimum est explicité ; difficultés déjà rencontrées et soulignées par C. Dawson : There is a price, however, because skimming material written in shorthand becomes significantly harder after a short delay, so that shorthand notes tend to have a certain temporal quality. When the material is fresh in the memory, reading shorthand is not much harder than reading longhand, but when the memory has faded, the task of reading even one’s own notes becomes much more difficult. Indeed, when Gödel was asked about some of his early work on the independence of the Axiom of choice, he recalled that his methods were closely related to those of Dana Scott, less so to Cohen’s; but, he said, it would be too much effort to reconstruct the details from his shorthand notes. (C. A. Dawson 1995, 8) Relire les notes rédigées en Gabelsberger était difficile pour Gödel lui-même. Lorsqu’il utilise le Gabelsberger, Gödel note les grandes lignes de ses idées qu’il ne développe finalement que très peu au moment où il les note, et qui requièrent une reconstruction. Les remarques exigent donc, pour être comprises, une explicitation des étapes de la réflexion de Gödel qui l’ont conduit à telle et telle idée. Si Gödel devait faire appel à sa mémoire pour reconstruire la pensée qui s’y trouve condensée ; il va nous falloir, à nous lecteurs et commentateurs, un long travail de croisement d’informations et d’aller-retour entre les différentes remarques, entre les différents thèmes et questions abordés dans les Max-Phil, mais aussi avec les indices laissés par les travaux de Wang et des Collected Works. A l’état actuel des connaissances sur la philosophie de Gödel, il nous est impossible de prétendre pouvoir reconstruire complètement la pensée qu’il développe dans les Max-Phil. Contenu des Max-Phil La spécification des remarques est la manifestation d’une mobilisation de différents domaines du savoir, différents champs de réflexion, s’expliquant par la visée générale des Max-Phil. Gödel souhaite développer une philosophie comme science exacte, qui certes doit se nourrir des autres sciences, mais doit surtout en être le fondement, c’est-à-dire doit unifier le savoir des différentes sciences dans une vision rationnelle du monde ; et dans ce but elle doit renfermer les concepts les plus généraux à partir desquels tous les concepts de toutes les sciences sont dérivés. Une des tâches à accomplir à travers les Max-Phil est de chercher et 52 saisir les concepts philosophiques fondamentaux (infra, 41-42). Gödel pense par exemple aux concepts de cause, de temps, d’espace, de force, etc. L’objectif général exige alors de croiser la variété du savoir scientifique à la variété des thèmes de recherches à investir pour développer une telle philosophie. Crocco et Engelen proposent un premier catalogage des thèmes, précisant quelles catégories de remarques (quels champs de réflexion) sont susceptibles d’être concernées par chacun d’eux : réflexions sur la logique, les concepts de preuve, de fonction, de définition, de choix de langage (remarques « grammaire », « psychologie » et « philosophie ») réflexions sur les fondements de la théorie des ensembles (remarques « fondements », « psychologie » et « grammaire ») réflexions sur la physique, les concepts de temps, de force et sur la mécanique quantique (remarques « physique », « philosophie », « psychologie ») Réflexions sur la métaphysique, les concepts de possibilité, de réalité, d’analogie, de cause, sur l’idéalisme, le réalisme et le positivisme (remarques « philosophie », « grammaire », « psychologie », « théologie ») Réflexions sur la théorie morale, sur les lois, l’histoire et la responsabilité (Remarque « jur » probablement pour « jurisprudence », « philosophie », « psychologie ») Réflexions sur la théologie, la nature de Dieu, la théodicée, la création, le bien et le diable (remarques « théologie » et « philosophie ») Réflexions sur la linguistique et la structure du langage naturel (remarques « philosophie », « philologie », « grammaire ») Réflexions sur la théorie de l’esprit, des sensations, du désir, de l’émotion et l’appetitio (remarques « psychologie », « philosophie », « théologie ») Sous l’intitulé « philosophie » se trouvent des réflexions sur l’histoire de la philosophie et plus particulièrement des auteurs comme Platon, Aristote, thomas d’Aquin, Descartes, Leibniz, Brentano, Brouwer, Frege, Russell et Carnap. La variété des thèmes permet de diviser le programme de recherche pour avancer sur plusieurs fronts : (1) la saisie des concepts fondamentaux, comme les concepts de cause, de temps, de volonté, etc. qui doivent produire une vision générale du monde, et (2) la recherche d’une méthode de démonstration non formelle qui pourrait être utilisable dans la théorie des concepts et dans la philosophie comme science exacte, fournissant dans le même temps un 53 nouveau cadre aux mathématiques, permettant de dépasser leur d’incomplétude intrinsèque.42 Une nouvelle méthode de démonstration n’est possible que par l’analyse des concepts logiques primitifs, tels que les concepts de concept, d’ensemble, d’application, etc. ; analyse qui trouverait le moyen de comprendre les ressorts des paradoxes logiques pour leur échapper. Gödel n’a jamais abandonné l’idée d’un concept de démonstration non formel, basé sur une logique en intension rendant compte de la relation d’application de concepts, et non plus sur une logique extensionnelle ne considérant que la relation d’appartenance sur des ensembles. Les deux fronts de recherche consistent alors essentiellement à améliorer notre saisie des concepts fondamentaux, proprement philosophiques pour le premier, logiques pour le second. Deux grandes lignes méthodologiques, mises en place par Gödel, se dégagent. D’une part, il s’agit de dresser le panorama des différents savoirs que l’on possède sur un même concept. Chaque science offre un point de vue différent, une explication différente du monde, en donnant ainsi un aspect qui lui est propre. Ainsi un même concept se trouve différemment éclairé par chaque science qui l’utilise, elle en apporte une connaissance spécifique venant compléter celle des autres. Inventorier les divers aspects d’un même concept que produisent les sciences, en avoir une vue d’ensemble, est un premier pas pour espérer en atteindre une connaissance plus générale. Prenons le concept de temps, Gödel l’interroge dans le cadre de la physique, de l’explication métaphysique – notamment à partir de l’acte de création divin –, du point de vue de l’expérience de l’homme, de la façon dont nous le percevons et dont nous le connaissons (il s’agit de remarques psychologiques, propres à une réflexion menée du point de vue de l’homme et de ses capacités cognitives et se rapprochant ainsi d’une théorie de la connaissance), ou encore à travers nos possibilités d’actions. De même, le concept de force est étudié sous l’angle de la physique – de la mécanique quantique, de la relativité générale ou encore des concepts newtoniens –, de la chimie, mais aussi d’un point de vue social, psychologique en lien avec le concept de volonté et d’action et métaphysique en lien avec le concept de cause. Il n’est sans doute pas anodin qu’une majorité de remarques soient proprement philosophique. Comprendre les différents points de vue offerts par les sciences est un premier pas, mais il ne suffit pas. Il est peu probable que Gödel pense pouvoir trouver les concepts généraux par abstraction des domaines plus spécifiques qui les utilisent. En effet Gödel s’opposait au réalisme aristotélicien 43 qui n’admet d’objectivité aux concepts que dans la 42 Il s’agit des problèmes liés aux théorèmes d’incomplétude et au concept itératif d’ensemble, exposés dans la Gibbs lecture. 43 Voir par exemple dans la Gibbs lecture (Gödel 1995e, 321). 54 mesure où ils sont abstraits des choses réelles singulières. Or, il est probable que Gödel refuse une telle dépendance ontologique, les concepts existent indépendamment de nous, mais peutêtre aussi indépendamment du réel. Un processus d’abstraction peut constituer un moyen de saisir un concept, mais il ne nous permettra probablement pas de le saisir pleinement. Ainsi, il est douteux que la méthode de recherche des concepts les plus généraux, philosophiques, repose uniquement sur une méthode d’abstraction à partir de l’ensemble des connaissances particulières offertes par chaque science, c’est-à-dire à partir des aspects particuliers des concepts se découvrant lors de leurs applications dans des domaines spécifiques. Une analyse proprement philosophique, dont la vocation est de saisir l’application des concepts dans toute leur généralité et non dans un domaine particulier, est nécessaire ; nous conduisant à la deuxième ligne méthodologique. Principalement dans le cadre des remarques intitulées « philosophie », Gödel étudie plus précisément certains auteurs. Plusieurs attitudes se dégagent dans sa démarche. Dans certains cas il expose – prend note – des thèses d’autres auteurs, il peut également les commenter, les questionner, ou bien encore les réfuter ou se les approprier. Dans d’autres cas, il les convoque pour mettre à l’épreuve ses propres thèses, soit en soulignant un doute, une objection possible, dévoilant des points de sa théorie sur lesquels il n’est pas encore satisfait ou sur lesquels il hésite encore, soit au contraire pour montrer que sur une question donnée, les positions qu’il défend sont plus satisfaisantes que les positions concurrentes. La démarche suivie montre d’abord que Gödel ne livre pas une pensée aboutie qui ne chercherait qu’à se donner sous sa meilleure forme. Tout au contraire, nous sommes face à une pensée vivante, une pensée à l’œuvre, qui progresse en tâtonnant, en hésitant, mais aussi qui se met à l’épreuve des résultats scientifiques comme des positions concurrentes. Pour se faire, Gödel dresse le panorama des différentes positions philosophiques possibles sur les questions soulevées par ses propres recherches pour en étudier la cohérence. L’idée d’épuiser les possibilités, de les éliminer les unes après les autres en les confrontant aux résultats scientifiques, dans le but d’imposer la sienne comme étant finalement la seule défendable, est une stratégie mise en place dans la Gibbs lecture. Gödel épuise les différentes conceptions des mathématiques : le constructivisme nominaliste, l’intuitionnisme, le réalisme aristotélicien et le platonisme (qu’il défend). Il affirme que les résultats des théorèmes d’incomplétude et les conséquences du concept itératif d’ensemble éliminent toute forme de constructivisme, mais que les autres restent cohérentes. Il déplore alors son incapacité, en l’état actuel des choses, à « démontrer » le platonisme (Gödel 1995e, 322). Les références à 55 d’autres auteurs ne sont donc pas anodines pour Gödel, et s’intègrent pleinement dans une ligne méthodologique réfléchie, exactement comme la référence aux divers domaines scientifiques. Au regard de « The modern development of the foundations of mathematics in the light of philosophy » de 1961 (Gödel 1995g), l’on est même amené à penser que Gödel ne se contente pas de vouloir éliminer les thèses concurrentes pour assoir les siennes, il vise la « bonne » philosophie que l’on doit chercher dans le juste milieu, entre les extrêmes. De même que le savoir apporté par les diverses sciences donne un aperçu des concepts les plus généraux, un panorama des diverses théories philosophiques et de leurs limites est susceptible d’aider dans la recherche de la « bonne » théorie. La recherche d’une philosophie comme science exacte capable de produire une vision rationnelle du monde, englobant et fondant tous les champs du savoir humain, basée sur une logique des concepts en intension, se trouve à la croisée de différents champs d’investigation (physique, théorie de la connaissance, logique, mathématiques, etc.), de différents auteurs (des thèses proposées par Gödel, Leibniz, Aristote, Platon, etc.), mais également de thèmes sousjacents à l’objectif général qu’elle vise. Crocco et Engelen (op.cit.) parlent d’un agencement « kaléidoscopique » des thèmes dans les remarques des Max-Phil, c’est-à-dire d’un enchevêtrement de thèmes et de thèses, de niveaux de réflexion en constante avancée, dans lequel il n’est pas aisé d’entrer.44 Les Max-Phil attestent d’une philosophie positive chez Gödel. Une philosophie centrale dans l’œuvre de l’auteur, qui n’a pas été initiée par les failles mises à jour par les résultats logiques et mathématiques de Gödel, mais qui avait déjà toute sa place avant la réalisation des travaux scientifiques. La philosophie, telle que la conçoit Gödel, guide la science, lui donne un cadre général. Science et philosophie s’articulent, la philosophie doit se nourrir des sciences, doit profiter de l’avancement scientifique pour affiner sa propre analyse. Mais elle reste toujours la science fondamentale, elle guide le travail scientifique, dont les résultats, en retour, doivent la soutenir. La philosophie ambitionnée par Gödel, conçue comme une science exacte, axiomatique, repose sur la logique, discipline avec laquelle elle entretient les liens les plus étroits. Les liens entre science et philosophie se revendiquent de tradition leibnizienne, héritage du projet d’une scientia generalis s’appuyant en logique sur un calculus ratiocinator et une caracteristica universalis, et puisant dans les sciences en générale l’articulation entre ars inveniendi et ars demonstrandi. 44 « They are arranged kaleidoscopically, some of the subjects have been taken up many times in order to be elucidated further and further with respect to different points of view coming from different disciplines and different philosophical standpoints » (Crocco et Engelen, s. d.). 56 La tâche donnée aux recherches philosophiques est l’amélioration de notre saisie des concepts fondamentaux et primitifs, de la philosophie comme de la logique. En arrière plan se dresse une position défendue par Gödel depuis 1925 : son platonisme renfermant deux aspects, d’une part le réalisme mathématique, d’autre part le réalisme conceptuel. Selon le second aspect, les concepts sont des entités objectives qui décrivent une réalité qui ne dépend pas de nous. Trouver les concepts fondamentaux revient à atteindre ce que Gödel appelle dans les Max-Phil l’espace objectif des concepts. Il se dessine alors un écart entre (1) les concepts et vérités (relations conceptuelles) objectives, (2) la connaissance que nous pouvons en avoir, Gödel parle alors de concept et de vérité subjective au sens intersubjectif de ce que l’homme est capable de connaître, et (3) l’application des concepts dans le monde qu’étudie les sciences, chacune sous un angle différent. Ainsi la recherche de la « bonne » philosophie requiert trois niveaux de réflexion : subjectif, objectif et monde réel.45 L’objectif de Gödel en écrivant les Max-Phil est de conduire une recherche philosophique susceptible de le conduire à la bonne théorie philosophique ; il n’est en aucun cas question de présenter une théorie philosophique systématisée et aboutie. Les Max-Phil se présentent comme un laboratoire de recherche, dans lequel Gödel met en œuvre sa réflexion. Les cahiers révèlent l’image d’une pensée vivante, qui n’est pas arrêtée ; une pensée qui progresse selon des méthodes visant à épuiser et croiser l’ensemble des possibilités en dressant un triple panorama : (a) des concepts et thèmes qui doivent faire l’objet d’une clarification, (b) des connaissances et des différents aspects que nous en donne les sciences, (c) des positions philosophiques et de leurs limites. Les Max-Phil mettent en scène une pensée à l’état de recherche, suivant un agencement kaléidoscopique des trois panoramas, et dans laquelle il est d’autant plus difficile d’entrer que les remarques sont brèves, concises et rédigées en Gabelberger. Face à l’enchevêtrement – pour ne pas dire chantier – intellectuel que constituent les Max-Phil, nous devons avertir le lecteur des difficultés qui l’attendent, de l’attitude à adopter pour y pénétrer, et des résultats qu’il peut prétendre obtenir en analysant les remarques. 1.2.2 Cadre méthodologique de lecture et d’analyse La description des Max-Phil tant de leur forme que de leur contenu, nous alerte sur un certain nombre de résistances freinant le travail d’analyse des remarques ; nous contraignant 45 Les trois niveaux sont soulignés par G. Crocco et E.-M. Engelen (op. cit.) 57 d’une part à adapter notre méthode et d’autre part à prendre conscience des limites des résultats que nous pouvons espérer obtenir. Le premier avertissement posé par la description du matériel est le peu d’indices à notre disposition pour comprendre en quoi consiste la philosophie de Gödel. Quelques grandes lignes sont mises à jour dans les articles publiés de Gödel et dans les ouvrages de Wang, mais aucun détails n’en ressort. Plus spécifiquement, nous n’avons pour ainsi dire pas d’indice sur la façon dont Gödel entend mener son programme de recherche dans ce domaine, et pour cause, nous ne découvrons les méthodes qu’il déploie qu’en se confrontant directement aux Max-Phil. Nous n’avons donc que peu de recul, pour ne pas dire aucun, sur ce point. Par ailleurs, les méthodes d’investigation que nous supposons à l’œuvre dans les MaxPhil, ne rendent pas notre tâche d’analyse des textes aisée, comme le soulignent Crocco et Engelen : These first insights into Gödel’s philosophy might give an impression as to how far his philosophical remarks are related to each other in systematic way although they do not present a systematic treatise. The remarks follow a certain subject, drop it, and then take it up again after having dealt with several other topics, and so on. (op. cit.) Les remarques sont au croisement de différentes lignes de recherche que nous décrivons par les trois panoramas (thématique, applications dans différents champs, thèses philosophiques de divers auteurs), de sorte qu’elles apparaissent liées de façon systématique par les méthodes développées par Gödel. Pourtant elles ne forment pas un système, elles ne présentent qu’une pensée à l’état de recherche. Les remarques se renvoient donc les unes aux autres suivant les thèmes (concepts), les auteurs, ou encore le point de vue qu’elles adoptent. Par exemple la remarque [X, 8],46 très courte, constitue une analyse du concept de concept, selon le point de vue d’un auteur, et d’un champ disciplinaire spécifique, la logique, ou plus exactement l’analyse logique du langage : « Remarque (Grammaire) : Selon Frege un concept est un état de choses dans lequel un élément est pensé comme étant "variable" ». Mais la meilleure compréhension du concept de concept s’inscrit plus généralement dans la recherche des concepts fondamentaux. Gödel n’étant pas d’accord avec la conception de Frege, l’analyse du 46 Pour simplifier les références aux remarques des Max-Phil, nous décidons de nommer chacune suivant la convention suivante : [« numéro du cahier en chiffres romains », « pagination originale de Gödel »]. Ainsi la remarque [XI, 16-18] est la remarque du cahier XI, p. 16-18. Lorsque plusieurs remarques sont exactement sur la même page, nous ajoutons une numérotation correspondant à leur ordre d’écriture sur la page. Par exemple : [X, 3, 1] (cahier X, p. 3, première remarque) et [X, 3, 2] (cahier X, p. 3, deuxième remarque). Nous utilisons les parenthèses au lieu des crochets pour se référer aux Max-Phil, notamment lorsque nous citons un passage et non une remarque entière. 58 concept de concept dépasse ce que peut en dire Frege. Enfin le concept de concept sera examiné à la lumière d’autres points de vue, par exemple le point de vue métaphysique en [IX 52-56], impliquant une réflexion sur l’action et sur les rapports entre concepts et objets ; autant de nouvelles pistes convoquant de nouveaux points de vue, de nouveaux auteurs et liées à d’autres thèmes, etc. Il est alors impossible de considérer une remarque prise isolément, il faut l’éclairer par les thèmes qu’elle aborde, les concepts qu’elle interroge, éventuellement les auteurs qu’elle convoque, et la mettre en dialogue avec d’autres remarques qui lui font écho. Une deuxième difficulté soulevée par les méthodes utilisées par Gödel, et à laquelle nous touchons dans la brève remarque donnée en exemple, est d’être capable de distinguer les moments où Gödel expose une théorie d’un autre auteur, la commente, des moments où il commence à l’interpréter et à se l’approprier. La frontière peut être mince et il faut savoir que s’il lui arrive de réfléchir sur un auteur, cela ne veut pas dire qu’il souhaite s’approprier ses thèses, voire simplement être en accord avec elles. Dans la remarque exposant la conception frégéenne des concepts, il n’y a pas d’ambiguïté, Gödel affirmant en d’autres remarques qu’il ne faut pas réduire les concepts à des fonctions. Mais le cas de Leibniz s’avère plus complexe. Gödel s’en inspire, sa philosophie se revendique d’un héritage leibnizien. Il faut donc s’attendre à ce que Gödel se réapproprie des thèses de Leibniz. Il ne se contentera probablement pas de les exposer ou de les mettre à l’épreuve, il sera peut-être aussi amené à les modifier de façon substantielle. Enfin la dernière difficulté est l’utilisation du Gabelsberger, exigeant un travail de transcription en allemand. Or le texte manuscrit rédigé en Gabelsberger laisse place à des doutes liés à des problèmes de déchiffrage de certains symboles, ou encore problèmes d’ambiguïté, qui laissent à la fois des blancs dans la transcription et ou la possibilité de plusieurs lectures de certains passages. Dès que l’on tranche, en décidant quel mot doit venir compléter une phrase, ou encore de la lecture à privilégier, nous n’avons plus affaire à un matériel brut, mais à un matériel qui a déjà subit un remaniement, c’est-à-dire qui s’inscrit déjà dans l’interprétation qui a motivé ces premiers choix. Le travail de transcription des MaxPhil a été réalisé partiellement par C. Dawson, puis complété et revu par Rollinger et Engelen dans un cadre interprétatif fixé par le projet ANR, dont nous avons donné une description. Les problèmes que nous révèle la description des Max-Phil convergent vers la difficulté générale d’entrée dans les textes. Les remarques se répondent mutuellement, elles sont prises dans un enchevêtrement de pensées et de questionnements que nous ne savons pas par quel 59 bout prendre. Au vu des conditions dans lesquelles nous travaillons, au vu du matériel à analyser, nous devons faire des choix méthodologiques. Le premier est de réduire notre champ d’investigation, ce que nous choisissons d’opérer en nous limitant à un thème qui nous sert également de clé d’entrée dans les textes ; plus qu’une clé, un fil d’Ariane que nous nous donnons de suivre pour ne pas nous perdre dans le labyrinthe des Max-Phil. Nous choisissons de suivre le thème du réalisme conceptuel pour en dégager les questions philosophiques sousjacentes. Ainsi en tirant sur un fil, nous espérons dérouler une partie de la pensée de Gödel. Le deuxième choix méthodologique est de se donner également une remarque comme point de départ ; une qui nous semble concentrer un ensemble de thèses centrales pour la question du réalisme conceptuel, et à partir de laquelle nous pourrons convoquer de nouvelles remarques toujours dans la limite du thème choisi. Nous nous dotons donc d’un point de départ et d’un garde fou – notre fil d’Ariane – évitant ainsi de nous disperser. La deuxième question liée à la méthodologie que nous choisissons est le résultat que nous prétendons atteindre grâce à elle. Loin d’éliminer toutes les difficultés, elle ne peut pas échapper au manque de recul que nous avons sur les textes. Notre travail se comprend comme un exercice visant à montrer qu’il est possible, en suivant un thème, de dégager une interprétation cohérente des remarques étudiées, susceptible de fournir des éléments substantiels de réponses aux problèmes laissés ouverts par les textes publiés. Cependant, et nous insistons tout particulièrement sur ce point, nous devons également bien faire comprendre au lecteur que notre objectif ne peut que se limiter à la formulation d’un ensemble non-exhaustif d’hypothèses, certes susceptibles de fournir des éléments de réponse, mais certainement pas une réponse globale, complète et définitive. Que peut prétendre apporter notre travail ? Tout d’abord, en s’immergeant dans les textes inédits, nous pourrons faire prendre la mesure d’une philosophie positive chez Gödel, montrer qu’il a effectivement tenté de construire la théorie philosophique qu’il projetait. Ensuite notre travail se veut être la preuve, par sa mise en œuvre, qu’une reconstruction en est possible en utilisant les Max-Phil, tout en offrant une première méthode de reconstruction. 60 2. Platonisme de Gödel : un état de l’art Une des positions fortes de Gödel, à l’œuvre dans la recherche d’une philosophie systématique, est une forme de platonisme qui se décline selon deux aspects : réalisme mathématique et réalisme conceptuel. Il est fort à penser que la seconde forme de réalisme soit au cœur du projet de métaphysique comme science exacte, ainsi que d’une logique comme théorie des concepts ; plus exactement que le réalisme conceptuel est probablement central dans la tâche – incombant à la philosophie – de recherche des concepts primitifs et des opérations de combinaison des concepts requises pour la formation de concepts complexes à partir des simples. Or le réalisme conceptuel reste encore mal compris, quand il n’est pas ignoré, par les commentateurs. Le platonisme que ce soit en mathématiques ou en logique est à l’époque de Gödel comme une position marginale, prenant le contre-pied du Zeitgeist dominé par le constructivisme nominaliste de Carnap (infra, 43) ainsi que par la conception finitaire des mathématiques de Hilbert. Gödel s’oppose foncièrement à l’idée que les mathématiques et la logique n’aient aucun contenu, précisons même aucun contenu objectif. Il s’agit donc d’une prise de position extrêmement forte défendue par Gödel, que sa réticence aux controverses et son besoin de certitude l’empêchent de rendre trop explicitement public. En effet, non seulement le platonisme en mathématiques marque une rupture avec les positions privilégiées par ses contemporains, mais sa réticence est sans doute accentuée par le fait que lui-même n’arrive pas à donner une formulation suffisamment claire de son réalisme, c’est-à-dire – au vu des exigences de clarté de Gödel – qu’il ne parvient à démontrer qu’il s’agit de la « bonne » position. Gödel aurait souhaité éliminer de façon certaine les positions concurrentes et de pouvoir établir la sienne comme étant la seule véritablement soutenable, ce qu’il n’était pas en mesure de réaliser. 47 Ainsi, le manque d’explicitation dans l’affirmation de son 47 Le fin de la Gibbs lecture (Gödel 1995e) contient l’aveu de ce semi-échec – Gödel parvient selon lui à éliminer les positions constructivistes, mais pas intuitionnistes ou de type du réalisme naïf aristotélicien. Selon Gödel, l’impossibilité de démontrer que le platonisme est la bonne position est liée à l’état actuel de la philosophie (infra, 76). 61 platonisme n’est pas dû à une indifférence de la part de Gödel. Tout au contraire, Gödel est conscient qu’il doit d’autant plus légitimer et défendre son point de vue qu’il ne se range dans aucune des positions majoritairement admises de son époque ; point de vue qui risquerait donc – à juste raison – de rester incompris dans le contexte philosophique des mathématiques auquel il se confronte. Or la parcimonie avec laquelle Gödel affirme son point de vue, même dans les textes non publiés que l’on trouve dans les Collected Works, donne du fil à retordre aux commentateurs. Comment comprendre le platonisme de Gödel et le fait qu’il le scinde en réalisme mathématique et réalisme conceptuel, et ce depuis 1925 ? Pourquoi défend-il une telle position? Que peut-on en connaître à partir des textes déjà publiés et quelles sont les questions qui demeurent ouvertes ? Le platonisme de Gödel a souvent été considéré comme une partie obscure de la pensée de Gödel. Comment a-t-il été interprété et quelles sont les limites de ses interprétations ? Puisque nous souhaitons prendre la question du réalisme conceptuel comme fil d’Ariane de notre analyse des Max-Phil, nous souhaitons ici justifier et légitimer notre choix en comprenant en quoi les Max-Phil sont susceptibles d’apporter un nouvel éclairage. D’une façon générale, le platonisme de Gödel a été, et continue, d’être discuté, de sorte qu’au regard des premiers résultats et des questions ouvertes, une étude plus approfondie à partir des Max-Phil s’avère nécessaire. Précédant ce qui est généralement reconnu comme un « tournant husserlien » dans la pensée de Gödel, la période d’écriture des Max-Phil s’ancre principalement dans un cadre leibnizien. Justifier le recours à l’analyse des Max-Phil pour éclairer le platonisme de Gödel est d’autant plus vital, que l’un des cadres d’interprétation les plus sérieux veut que ce tournant husserlien ait lieu dans les années 60 suite aux difficultés rencontrées dans le Carnap paper. Ce cadre tend à ne donner du crédit au platonisme de Gödel que dans la mesure où il semble supporter une lecture idéaliste et transcendantale, et a tendance à n’étudier l’influence leibnizienne dans la pensée de Gödel qu’à travers le prisme husserlien. Husserl reprend les thèses leibniziennes – auxquelles Gödel s’intéressait –, les modifie en leur appliquant une forme d’idéalisme transcendantal. Dès lors, certains commentateurs 48 défendent l’idée que Gödel espérait voir l’aboutissement de son projet philosophique dans ce nouveau cadre. En nous appliquant à l’analyse des Max-Phil, coïncidant avec une période d’étude intensive de Leibniz et précédant donc le tournant husserlien, nous ne souhaitons pas remettre en question le cadre husserlien d’interprétation du platonisme de Gödel, mais simplement extraire des 48 Il s’agit de Parsons, Tieszen, van Atten et Kennedy. 62 éléments caractéristiques de la position de Gödel avant les années 60. Les éléments susceptibles d’être apportés par les Max-Phil, quand bien même susceptibles d’être considérés comme désuets si l’on croit que Gödel abandonne Leibniz pour privilégier la monadologie de Husserl, peuvent néanmoins nous être précieux pour comprendre l’origine des difficultés rencontrées par Gödel, le poussant à se tourner vers la phénoménologie. L’état de l’art proposé ici prend comme point de départ le platonisme dans les écrits de Gödel. Nous dégagerons, à partir des arguments développés par Gödel, les premières caractéristiques et lacunes émergeant de la formulation qu’en expose l’auteur. Nous porterons plus particulièrement notre attention sur la distinction entre réalisme mathématique et réalisme conceptuel. Puis, l’état de l’art se poursuit en examinant les différentes interprétations du platonisme de Gödel et la place qu’elles accordent au réalisme conceptuel. Nous souhaitons montrer que ces interprétations ne contribuent pas à lever la part d’ombre liée au réalisme conceptuel, trop peu distingué du réalisme mathématique et, lorsqu’il l’est, ne ne faisant que rarement l’objet d’une étude systématique. L’état de l’art partant des textes de Gödel et touchant à certains des commentaires les plus importants doit d’abord aider à relever les hypothèses sur lesquelles notre travail s’appuie, mais également à mesurer les limites de la réflexion menée jusqu’à présent dans ce domaine, des mécompréhensions subsistantes et des difficultés persistantes, qui ne pourront être levées qu’à partir d’une analyse des Max-Phil. Cela ne signifie pas que nous nous attacherons à toutes les questions, sans doute moins encore que nous y répondrons de manière définitive. Nous souhaitons simplement préciser le cadre d’interprétation dans lequel nous nous situons, et rendre compte de la pertinence de notre démarche – exercice d’incursion dans les Max-Phil – au regard de problèmes concrets issus des textes publiés et qui manifestement les dépassent. 2.1 Platonisme dans les écrits de Gödel Qu’attend-on d’un platonisme en mathématiques ? Selon Penelope Maddy, il est généralement admis comme « the view that mathematics is the study of a mind-indépendant realm of abstract entities, that it is as much as objective science as astronomy, physics or biology » (Maddy 1989, 1130). L’acception générale renferme plusieurs aspects essentiels : (1) il est aussi légitime de postuler l’existence des objets abstraits dont parlent les mathématiques, que de postuler l’existence des objets dont nous parlent les sciences qui décrivent le monde 63 réel, physique, incluant le vivant ; (2) ces objets existent en un sens fort, car ils sont ontologiquement indépendants de ce que notre esprit peut produire ; (3) les vérités mathématiques dépendent de l’existence des objets, de leurs propriétés et relations. Le dernier réquisit n’apparaît pas dans la définition proposée par Maddy, mais semble directement en découler, comme le souligne William Tait (Tait 1986). Dans le cadre du platonisme, la notion de vérité dépend des faits relatifs au système ou structure d’objets dont on parle. Ainsi, une proposition de l’arithmétique est vraie en vertu du fait mathématique qu’elle décrit, lui-même relatif au système des nombres entiers naturels. Dès lors, selon Tait, le platonisme repose sur la distinction entre vérité et démonstration, c’est-à-dire entre la vérité qui est un fait de la réalité objective et la démonstration qui est le chemin par lequel nous atteignons et garantissons la connaissance des faits objectifs. Par « fait » nous devons entendre une relation entre objets abstraits mathématiques, ou une propriété qui s’applique à eux. Le problème central que doit alors résoudre toute forme de platonisme pour prétendre être convaincant, est celui de l’appréhension que nous pouvons avoir de ces objets. L’affirmation d’une existence indépendante des objets n’est d’aucune utilité si elle n’est pas accompagnée d’une quelconque possibilité de les appréhender, d’aucun accès épistémique. Où se situe le platonisme de Gödel par rapport à la définition généralement admise ? Dans son cas, on peut parler indifféremment de platonisme ou de réalisme en mathématiques, et même Tait, dans sa définition générale du platonisme, indique que l’on peut parler indifféremment de réalisme.49 Contrairement à Tait, Maddy distingue les deux (Maddy 1980, 163). Le réalisme affirmerait l’existence d’objets abstraits, d’entités particulières, tandis que le platonisme affirmerait plutôt l’existence d’universaux. La distinction qu’elle opère soulève deux remarques dans le but de comprendre le platonisme de Gödel : (1) il n’est pas certain que Gödel lui-même distingue platonisme et réalisme, étant donné qu’il parle de réalisme conceptuel, c’est-à-dire relatif à des universaux, et (2) il est frappant qu’opérant une telle distinction générale entre réalisme et platonisme, Maddy ne relève pas la différence effectuée par Gödel au sein de son propre platonisme entre réalisme mathématique et réalisme conceptuel. Certes, le questionnaire Grandjean et les réponses écrites par Gödel explicitant la distinction entre les deux formes de réalisme ne sont publiés qu’en 1984, alors que Maddy distingue réalisme et platonisme dans un article écrit en 1980. Mais le Russell paper publié en 1944 affirme déjà que les concepts et les classes sont des entités objectives, Gödel ne parle donc pas seulement d’ensembles. 49 « This is a typical expression of what has come to be called the Platonist (or platonist or realist) point of view towards mathematics » (Tait 1986, 341) 64 Dans le but de saisir la façon dont les Max-Phil sont susceptibles d’éclairer les questions soulevées par le réalisme conceptuel de Gödel, il est primordial de revenir aux textes-mêmes de Gödel, de retrouver les formulations et les stratégies de défense originales de l’auteur. Gödel expose certaines caractéristiques, dont une, fondamentale dans notre travail, qui est la distinction entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique, et qu’il est nécessaire, si ce n’est de comprendre, au moins de dégager,50 afin d’étudier dans une plus juste mesure leur réception dans la littérature secondaire. Gödel laisse probablement volontairement une grande part d’ombre sur ses positions philosophiques, mais il donne également des éléments positifs, qui n’ont pas toujours été considérés à leur juste valeur dans la littérature secondaire. Tel est le cas de l’affirmation d’un réalisme conceptuel. Quoique peu explicitée par Gödel, il s’agit bien d’une position qu’il revendique publiquement dans le Russell paper, revendication soutenue ultérieurement par les écrits posthumes, à l’image des réponses au questionnaire Grandjean. Or il s’agit également de la position la moins prise en compte, la moins discutée dans les différentes interprétations. Il nous importe donc de revenir d’une part sur les affirmations originales de Gödel et d’autre part sur les arguments qu’il déploie et dans lesquels certains indices sont susceptibles de compléter les formulations peu explicites de son platonisme. 2.1.1 Les différentes affirmations du platonisme précédant le tournant husserlien, dans les écrits publiés de Gödel Quelle formulation Gödel a-t-il donc donnée de son propre platonisme et quelles premières caractéristiques s’en dégagent avant le tournant husserlien qu’il prend dans les années 1960 ? Le premier aveu véritablement assumé de l’adoption du platonisme se trouve dans le Russell paper, se fondant dans la trame explicitement leibnizienne de recherche d’une théorie des concepts. Le Cantor paper de 1947 apparaît comme l’application de son point de vue à un problème mathématique concret, l’hypothèse du continu. La défense la plus systématique de son platonisme se trouve dans la Gibbs lecture de 1951. Gödel explicite alors de nouveaux aspects par rapport aux deux textes précédents. La Gibbs lecture est également remarquable par les questions qu’elle soulève notamment sur les rapports entre mathématiques et logique qui découlent du platonisme de Gödel. 50 Gödel n’explicitant jamais les formulations qu’il donne de son point de vue, Parsons se défend de pouvoir « comprendre » le platonisme de Gödel, et affirme que nous pouvons tout au plus prétendre à en dégager les principales caractéristiques (Parsons 1995, 47). 65 D’autres affirmations, en marge de ces trois principaux textes, attirent l’attention des commentateurs, et leur interprétation doit être discutée. Il s’agit de la remarque de 1933, qui, de prime abord, semble manifester une attitude plutôt sceptique envers le platonisme et les réponses au questionnaire Grandjean affirmant sans ambiguïté que le platonisme est un point de vue qu’il adopte dès 1925, avant ses premiers résultats logiques et scientifiques. Les réponses au questionnaire Grandjean mettent à mal une interprétation répandue, initiée par Parsons, quant à l’évolution du platonisme de Gödel. Il aurait adopté le platonisme par défaut au vu des résultats scientifiques obtenus. Le platonisme prend ensuite une forme forte, naïve, en 1944. Mais, suite aux difficultés dans l’écriture du Carnap paper, Gödel reviendrait à l’affirmation de 1933 en souhaitant développer une forme plus faible, et plus défendable du platonisme, en l’occurrence en s’inspirant du travail de Husserl. L’interprétation des caractéristiques et de l’évolution du point de vue de Gödel doit être considérée à la lumière des différentes formulations qu’en propose Gödel, comprenant les réponses au questionnaire Grandjean et la remarque de 1933. Le Russell paper Le texte de 1944 est unanimement la première affirmation publique du platonisme de Gödel51 et à ce titre peut constituer un point de départ dans notre enquête : Classes and concepts may, however, also be conceived as real objects, namely classes as "pluralities of things", or as structures consisting of a plurality of things and concepts as the properties and relations of things existing independently of our definitions and constructions. It seems to me that the assumption of such objects is quite legitimate as the assumption of physical bodies and there is quite as much reason to believe in their existence. They are in the same sense necessary to obtain a satisfactory system of mathematics as physical bodies are necessary for a satisfactory theory of our sense perceptions. (Gödel 1990c, 128) L’affirmation de Gödel semble être cohérente avec la définition générale, communément admise du platonisme. Nous retrouvons l’idée qu’il est aussi légitime de supposer l’existence des objets abstraits dont parlent les mathématiques, que celle des objets physiques dont parlent les sciences décrivant le monde, ainsi que l’idée d’indépendance par rapport à notre 51 Cette affirmation se trouve en particulier dans le travail de Parsons dans (Parsons 1990) et (Parsons 1995), voir également la section concernant le réalisme de Gödel dans l’article « Kurt Gödel » du Stanford Encyclopedia of Philosophy écrit par Kennedy (Kennedy 2014). 66 esprit, puisque leur existence est indépendante de nos constructions et de nos définitions.52 Seule la question de l’objectivité des vérités mathématiques n’est pas abordée, elle apparaît plutôt avec la question de l’analycité. Mais, comme le souligne Parsons (Parsons 1990), certains points dans l’affirmation de 1944 soulèvent les premières interrogations, suggérant dans le même temps que le platonisme de Gödel renferme ses propres spécificités. Tout d’abord, Gödel ne parle pas d’ensembles, mais de classes et de concepts. Ainsi par « objets » mathématiques, Gödel semble entendre deux types d’entités abstraites : les classes, qui sont plus communément et plus proprement associées à la notion d’objet mathématique, mais aussi les concepts mathématiques. Parsons, sans entrer dans le détail, souligne un changement de contexte dès le deuxième texte de nature philosophique publié par Gödel, le Cantor paper de 1947, dans lequel Gödel ne parle plus de classes et de concepts, mais d’ensembles et de concept d’ensemble. Les termes de classes et de concepts ne sont pas étrangers au projet plus général de théorie des concepts, et leur substitution par les termes d’ensemble et de concept d’ensemble est liée à une résolution mathématique des paradoxes, grâce notamment à ce que Gödel appelle le concept itératif d’ensemble. Que le réalisme de Gödel ne porte pas uniquement sur les classes, ou plus tard sur les ensembles, mais aussi sur les concepts, en constitue une spécificité, si ce n’est la principale. Les problèmes, auxquels s’attache Crocco dans (Crocco 2006), et qui restent sans réponse dans le travail de Parsons, sont de savoir ce qu’entend exactement Gödel par « concept », quelle est la réalité qu’ils sont censés décrire, et pourquoi Gödel défend une telle position. Pourquoi le réalisme mathématique, envers les classes, et plus tard les ensembles, ne lui suffit-il pas ? La question est posée par Parsons : « What consequences for the theory does realism about concepts have, once the existence of sets as « real objects » is granted ? » (op.cit., 108), dont l’incompréhension subsiste dans (Parsons 1995) : « Gödel does not directly argue for a realism about concepts that would license such a theory [la théorie imprédicative des concepts]; in particular he does not argue that classical mathematics requires such realism » (ibid., 53). Parsons pense bien que le réalisme conceptuel de Gödel est lié à la volonté de développer une théorie imprédicative des concepts, mais ne fait pas le lien avec l’idée d’une « Grande Logique » au sens de Leibniz. Il mentionne le fait que « in talking of primitive concepts that are not subjective in Kant’s sense, whatever that is, Gödel may be following the inspiration of Leibniz » (ibid., 68), mais ne développe pas l’idée, laissant ainsi une lacune dans l’interprétation de l’affirmation du platonisme dans le Russell paper. Selon 52 L’analogie entre perception sensible et perception des concepts présente dans ce texte est examinée dans la section 2.1.2. 67 Crocco, dans (Crocco 2012), cette lacune est symptomatique des mécompréhensions du platonisme de Gödel. La deuxième interrogation concernant l’affirmation de 1944 porte sur le type d’indépendance accordée à l’existence des classes et des concepts ? Que doit-on entendre par « real objects » et « are independent of our definitions and constructions » ? A quel type de réalité objective renvoient les entités abstraites ? La question est d’autant plus importante qu’une des conditions nécessaires au platonisme pour être défendable et cohérent, est que l’on puisse penser un accès épistémique à la réalité objective qui est supposée exister. Gödel ne donne aucun élément de réponse, si ce n’est peut-être indirectement par les idées de perception des concepts et d’intuition mathématique. Parsons affirme qu’il s’agit d’une conception plus forte que celle d’une forme non subjective de constructivisme. L’objectivité des concepts et des classes ne correspondrait pas en 1944 à une forme d’intersubjectivité, ou comme le suggèreront Parsons, Tieszen et van Atten, à une réalité transcendantale, mais à une réalité objective en un sens encore plus fort (Parsons 1990, 107). La nature de l’objectivité des entités abstraites ainsi que l’idée de perception des concepts dans le cadre de 1944 reste mal comprises.53 Enfin, que signifie la dernière affirmation de Gödel selon laquelle les concepts et les classes sont nécessaires pour obtenir un système mathématique satisfaisant, tout comme les corps physiques sont nécessaires pour obtenir une théorie satisfaisante de nos perceptions sensibles ? Comment comprendre le parallèle entre les entités abstraites et les corps physiques ? Ce que Gödel présente ici comme une affirmation sera utilisé comme un argument dans les écrits ultérieurs. L’incompréhension de l’affirmation du platonisme de Gödel dans son Russell paper est en grande partie imputable à la négligence de deux aspects du cadre dans lequel s’inscrit le texte. Le premier, pourtant explicité dans le Russell paper par Gödel, concerne l’influence leibnizienne et la reprise d’une théorie des concepts comme la discipline la plus générale, une logique mathématique « as a science prior to all others, which contains the ideas and 53 Parsons (Parsons 1995, 57) envisage que Gödel fasse un usage métaphorique du terme « perception », et affiche une attitude dubitative en parlant de « what he [Gödel] mysteriously calls "another kind of relationship between ourselves and reality" ». Dans (Chihara 1982), Chihara soutient que l’explication des données perçues par l’intuition mathématique, ou perception des concepts, par analogie aux données perçues par les sens, est si vague et si imprécise qu’elle ne peut prétendre légitimer l’existence objective d’entités abstraites. Dans (Chihara 1990, 21), il reprend une comparaison déjà présentée dans (Chihara 1982) : « Gödel’s appeal to mathematical perceptions to justify his belief in sets is strikingly similar to the appeal to mystical experiences that some philosophers have made to justify their belief in God ». Chihara insiste sur le caractère mystique que lui semble revêtir la perception ou l’intuition mathématique dont parle Gödel, qui ne serait alors qu’une « mysterious faculty » postulée dans le seul but de justifier notre connaissance des objets mathématiques (ibid.). 68 principles underlying all sciences » (Gödel 1990c, 119). Le deuxième aspect concerne le contexte logique et mathématique dans lequel Gödel écrit le Russell paper, expliquant pourquoi figure le terme de classe et non d’ensemble. En 1944, Gödel ne considère pas la question des paradoxes comme résolue. Il s’intéresse au travail de Frege et Russell, qui ont eux-mêmes repris certaines des positions de Leibniz pour développer leur analyse logique, et qui proposent dans leur programme logiciste de fonder la notion d’ensemble dans la logique. Ainsi un ensemble est compris comme une extension de concept, et est assimilable à la notion de classe. La distinction entre les notions de classe et d’ensemble s’applique dès lors que, pour sortir des paradoxes, on refuse de comprendre la notion d’ensemble comme une extension de concept et qu’on rejette la réduction d’une notion mathématique à une notion logique, ce qui se produit à partir de la théorie de Zermelo-Fraenkel. Les ensembles sont générés étape par étape, à partir d’éléments primitifs donnés et la réitération du concept « ensemble de » (Wang 1974, 181). Les théories des ensembles développées sur l’idée d’un tel processus itératif sont basées sur ce que Gödel a appelé « concept itératif d’ensemble », aujourd’hui communément admis.54 La critique de Frege et de Russell, à laquelle se livre Gödel dans le Russell paper, se place donc dans le premier contexte, où Russell cherche à résoudre le problème des paradoxes en conservant l’idée d’ensemble comme extension de concept et donc comme classe. Dans le Cantor paper de 1947, Gödel admet que le concept itératif constitue une solution satisfaisante au regard du problème des paradoxes mathématiques comme au regard de la pratique des mathématiques, et dans ce cadre il distingue les notions d’ensemble et de classe. Mais il est également certain que Gödel distingue clairement les paradoxes mathématiques liés à la notion d’ensemble propre à la théorie des ensembles, et les paradoxes logiques, extensionnels lorsqu’ils concernent la notion de classe, intensionnels lorsqu’ils concernent la notion de concept. Négliger une telle distinction constituerait un obstacle au développement d’une notion d’ensemble comprise comme extension de concept et au développement d’une théorie des concepts.55 La confusion entre les deux voies de résolution des paradoxes est le point d’achoppement entre les interprétations de Parsons (et de ce qui s’inscrivent dans sa lignée) et Crocco, interprétations étudiées plus en détails dans la deuxième section. Disons simplement que Parsons pense qu’au vu des résultats obtenus dans le cadre des théories des ensembles 54 Pour les deux voies de résolution des paradoxes expliquant le changement de contexte entre le Russell paper de 1944 et le Cantor paper de 1947, voir (Wang 1974, 187-188). 55 Les discussions avec Wang rendent manifeste l’importance qu’accordait Gödel aux différents types de paradoxes, notamment entre paradoxes mathématiques et paradoxes logiques, qu’il distinguait également des paradoxes sémantiques. Voir le chapitre 8 (Wang 1996). 69 basées sur le concept itératif d’ensemble, Gödel aurait abandonné l’idée d’une théorie des concepts, ce à quoi s’oppose Crocco.56 Le Cantor paper (1947) La première version du Cantor paper se présente comme une application du platonisme de Gödel, visant à en montrer la fécondité par les résultats qu’il suscite dans les sciences, en l’occurrence en l’appliquant à un problème mathématique concret, l’hypothèse du continu (HC). Gödel manifeste donc son réalisme, sans en donner d’affirmation directe. Il y défend l’idée que même si les avancées mathématiques ne permettent pas (à son époque) de savoir si HC a une valeur de vérité déterminée, cela ne signifie pas qu’elle n’en a absolument pas. Si les axiomes de la théorie des ensembles « describe some well-determined reality », alors : In this reality Cantor’s conjecture must be either true or false, and its undecidability from the axioms as known today can only mean that these axioms do not contain a complete description of this reality; and such a belief is by no means chimerical, since it is possible to point out ways in which a decision of the question, even if it is undecidable from the axioms in their present form, might nevertheless be obtained. (Gödel 1990e, 181) La réalité décrite par les axiomes de la théorie des ensembles, et dans laquelle HC doit avoir une valeur de vérité déterminée, est probablement la réalité formée par les entités abstraites objectives dont parle Gödel en 1944, qui concernait alors les classes et les concepts, et qui dans le Cantor paper concerne les ensembles et le concept itératif d’ensemble. Trois caractéristiques du platonisme de Gödel, problématisées dans la Gibbs lecture, sont déjà présentes. La première est que les vérités mathématiques sont également objectives. Dans la mesure où les concepts et les objets mathématiques sont objectifs, alors ils doivent avoir des propriétés et être dans certaines relations qui structurent la réalité qu’ils forment. Ainsi toute proposition mathématique que nous formulons a une valeur de vérité déterminée au regard des entités objectives dont elle parle. L’affirmation de Gödel suppose que les objets et concepts mathématiques constituent une réalité si déterminée que le principe du tiers-exclu doit s’appliquer : une proposition est soit vraie soit fausse ; exactement comme l’on s’attendrait, en énonçant un fait du monde (propriété ou relation qui s’applique à un « corps physique »), à ce qu’il soit vrai ou faux au regard de ce qui se produit effectivement dans le monde. 56 Voir plus loin, section 2.2.3 sur l’interprétation de Crocco. 70 La deuxième caractéristique qui semble être annoncée par l’affirmation de 1947, est la distinction entre les axiomes que nous formons, les propositions – théorèmes – que nous démontrons à partir d’eux, et les vérités telles qu’elles sont dans la réalité objective des objets et concepts mathématiques. Si nous croyons en l’existence objective des objets et concepts mathématiques, alors nous devons également penser que les axiomes que nous formulons, du moins que nous avons formulés jusqu’à présent dans le cadre de la théorie des ensembles, ne constituent pas un système complet. Les systèmes d’axiomes exprimant la théorie des ensembles ne parviennent pas, pour l’instant, à décider de toutes les propositions ensemblistes formulables, à l’instar de l’hypothèse du continu. La troisième caractéristique, sans laquelle l’idée qu’il existe une réalité abstraite objective où l’hypothèse du continu a une valeur de vérité déterminée ne serait qu’une chimère, est qu’il est possible de trouver une nouvelle voie de résolution des problèmes mathématiques rendant HC décidable. Gödel dévoile ainsi la composante optimiste de son platonisme : croire en l’existence d’une réalité supporte l’espoir de trouver un système de démonstration complet, c’est-à-dire tel qu’il ne laisserait aucun problème indécidable. Les deux dernières caractéristiques soulèvent deux questions essentielles pour comprendre la position de Gödel : (a) Quelle est précisément la « present form » des axiomes de la théorie des ensembles, forme qui ne parvient pas à établir un système complet ? (b) Quels sont ces chemins « in which a decision of the question […] might nevertheless be obtained » ? Les deux paragraphes (Gödel 1990e, 181‑182), suivant la première citation que nous avons présentée, sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse. Dans le cas des axiomes formant un système incomplet, Gödel fait référence aux théories basées sur ce qu’il a appelé le concept itératif d’ensemble. Selon Gödel, ces théories ont des caractéristiques communes. Elles suivent une même voie de résolution des paradoxes. Abandonnant l’idée qu’un ensemble soit une extension de concept, elles affirment qu’un ensemble est déterminé par les éléments qui le composent, et qu’à partir d’éléments donnés on peut générer un nouvel ensemble par l’opération « ensemble de ». Les paradoxes sont évités en instaurant une hiérarchie cumulative et bien fondée, mise en œuvre par un processus étape par étape. On suppose l’existence d’objets primitifs qui n’ont eux-mêmes aucun élément, à partir desquels on génère de nouveaux objets, des ensembles d’éléments primitifs, desquels on peut engendrer de nouveaux ensembles, etc., avec une restriction : un ensemble ne peut contenir comme éléments que des ensembles de rang strictement inférieur à lui. Ainsi pour former un ensemble de rang n+1, il faut avoir généré des ensembles de rang n (chaque rang correspond 71 ainsi à un ordinal). En faisant abstraction de la nature des éléments primitifs, on a une structure d’ensembles commune à toutes les théories utilisant le même processus, structure déterminée par le concept « ensemble de x » (où x correspond à n’importe quels ensembles bien formés, à partir de n’importe quel type d’éléments primitifs) ou concept itératif d’ensemble.57 Les axiomes qui en découlent ne constituent pas un système complet dans la mesure où le processus de génération est infini et qu’à chaque nouveau pas sont engendrés de nouveaux axiomes d’existence d’ensembles de plus en plus larges. Le système n’est jamais complet car la formation de nouveaux axiomes est infinie : « these axioms show clearly, not only that the axiomatic system of set theory as known today is incomplete, but also that it can be supplemented without arbitrariness by new axioms which are only the natural continuation of the series of those set up so far » (ibid., 182). L’augmentation étape par étape et infinie du système d’axiomes de la théorie des ensembles est « naturelle ». Par « naturelle » Gödel entend probablement une conséquence qui découle directement du concept itératif d’ensemble. A chaque nouveau rang atteint dans la hiérarchie des concepts, rien dans le concept itératif ne nous empêche de continuer, d’appliquer à nouveau le concept « ensemble de » à ces nouveaux ensembles. Le concept itératif d’ensemble n’implique aucune restriction de ce type. Pour résumer la façon dont se présentent les axiomes de la théorie des ensembles, on peut dire qu’ils ne sont pas donnés d’emblée, mais seulement en suivant un processus étape par étape de génération des ensembles et ce processus est infini. Le système axiomatique n’est donc pas complet au sens où il n’est pas clos sur lui-même, puisqu’il peut toujours être « naturellement » enrichi. Bien que Gödel reconnaisse les conséquences des axiomes générés à des rangs très élevés sur les rangs les plus bas de la hiérarchie, plus précisément le fait qu’ils résolvent des problèmes qui y sont formulés et qui, avec les axiomes de leur rang, restent indécidables , il affirme également que HC ne peut pas être résolue de cette façon-là : « as for the continuum problem, there is little hope of solving it by means of these axioms of infinity which can be set up on the basis of principles known today » (ibid.). Gödel ne semble donc pas croire que HC puisse un jour être décidée dans le cadre des axiomatiques développées jusqu’alors. Pour autant, il n’en conclut pas qu’aucune solution ne lui sera jamais trouvée ; il ajoute : but probably there exist others based on hitherto unknown principles ; also there may exist, besides the ordinary axioms, the axioms of infinity and the axioms mentioned in footnote 17, other (hitherto unknown) axioms of set 57 Wang présente le concept itératif dans (Wang 1974), ouvrage auquel a contribué Gödel, voir note 25 (infra, 27). 72 theory which a more profound understanding of the concepts underlying logic and mathematics would enable us to recognize as implied by these concepts. (Ibid.) Il doit être possible de découvrir d’autres axiomes, en plus des axiomes ordinaires (actuellement basés sur le concept itératif d’ensemble), fondés sur des principes inconnus, mais qu’une meilleure compréhension des concepts sous-jacents à la logique et aux mathématiques peut nous faire découvrir. Si Gödel apporte des éléments pour comprendre ce qu’il entend par la « forme présente » des axiomes ensemblistes, il reste néanmoins relativement vague concernant les chemins qui devraient rendre HC décidable. Envisage-t-il qu’une meilleure compréhension du concept itératif d’ensemble nous ferait découvrir de nouveaux axiomes, si bien que l’on pourrait résoudre la question en restant dans ce cadre ? Une autre hypothèse est possible, liée à l’idée que les nouveaux axiomes puissent être découverts à partir d’une meilleure compréhension des concepts non seulement mathématiques, mais aussi logiques. Gödel ne pourrait-il pas envisager qu’une solution est possible en sortant du cadre théorique prescrit par le concept itératif, et en revenant à une notion d’ensemble conçue comme extension de concept ? Peu d’indices soutiennent notre hypothèse. Il est probable que la section 4 du Cantor paper apporte des éléments favorables, comme le fait que Gödel revient sur la distinction entre classe et ensemble, et qu’il souligne que la notion d’ensemble comprise comme extension de concept « is neither formulated explicitly nor contained implicitly in the accepted axioms of set theory » (Gödel 1990e, 183). On peut tout de même souligner que si on ne prend pas en compte l’idée de la possibilité de trouver d’autres moyens que ceux connus actuellement – idée au cœur de la composante optimiste du platonisme de Gödel et venant compléter l’affirmation d’une distinction entre nos axiomes et les vérités telles qu’elles sont dans la réalité objective –, alors on peut penser que les trois paragraphes mentionnés renferment une contradiction. Une telle incompréhension semble être présente chez Parsons (Parsons 1995). En effet, après avoir cité le passage dans lequel Gödel affirme que la conjecture de Cantor doit avoir une valeur de vérité déterminée dans la réalité objective, mais que nos axiomes actuels ne permettent pas de la rendre décidable car ne contenant pas une description complète de cette réalité, Parsons ajoute : « but Gödel then proceeds to give arguments for the conclusion that the continuum problem might be decided ». Le « but » qui introduit la remarque de Parsons nous laisse penser qu’il voit une contradiction entre le fait que les axiomes actuels ne sont pas en mesure de résoudre le problème d’indécidabilité de HC et le fait qu’elle puisse être décidable. Mais la 73 contradiction disparaît dès lors que l’on prend en compte la possibilité de trouver d’autres méthodes de résolution des problèmes mathématiques. Or Parsons ne développe pas véritablement l’idée que la solution envisagée par Gödel dépasse le cadre axiomatique que l’on connaît déjà. Retenons que le texte de 1947 dégage trois caractéristiques, (1) objectivité des vérités mathématiques qui dépendent de l’objectivité des objets et concepts mathématiques, (2) distinction entre démonstration (axiomatique) et vérité, et (3) composante optimiste. Les trois sont développées de façon plus systématique dans la Gibbs lecture de 1951. La Gibbs lecture (1951) La Gibbs lecture complète l’affirmation du platonisme en présentant une défense systématique de ce point de vue (Parsons 1995, 55). L’objectif est de montrer que le platonisme est la seule position soutenable envers les entités et les vérités mathématiques, au regard de ce qu’il considère comme des faits établis par ses résultats logico-mathmématiques. Les théorèmes d’incomplétude et l’idée de concept itératif d’ensemble sous-jacent aux théories des ensembles qui rejette la réduction logique de la notion d’ensemble, font émerger d’une part un phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques, et d’autre part une disjonction à l’origine du débat sur l’opposition entre esprit et machine. Dans le texte de 1951, Gödel affirme son platonisme mais, dans sa tentative d’éliminer les positions concurrentes, il s’efforce d’en préciser la formulation. La première caractéristique notable indirectement explicitée dans ce texte, et jusque là cachée par Gödel en raison de sa nature hautement controversée, est la localisation des entités abstraites objectives. Le texte d’Hermite, à la fin de la Gibbs lecture, lui permet de suggérer qu’elles dépendent de l’entendement de Dieu. Etre dans l’entendement de Dieu implique être la structure du monde et du possible. Comme nous le verrons, il s’agit d’une thèse que Gödel développe explicitement dans les Max-Phil, et qui a des conséquences philosophiques et épistémologiques sur sa conception de la logique et des mathématiques. Ensuite, grâce aux faits établis par les résultats logico-mathématiques, Gödel propose une distinction qui pourrait être centrale dans sa pensée, entre mathématiques subjectives et mathématiques objectives, avec une ambiguïté sur la première suggérant qu’une deuxième distinction est à l’œuvre entre mathématiques subjectives et mathématiques mécaniques (développées par une Machine de Turing). D’une façon générale, le platonisme de Gödel semble supporter l’espoir de trouver des méthodes non formelles de démonstration, c’est-àdire non réductible à un calcul sur une machine de Turing, sans quoi l’activité mathématique 74 serait limitée. Enfin, l’expression d’un caractère inépuisable et incomplet des mathématiques, bien que conduisant Gödel aux distinctions entre subjectif, objectif et mécanique, comporte des ambiguïtés qu’il nous faut mettre à jour, car elles pourraient être au cœur d’incertitude ou d’hésitation dans la façon dont Gödel conçoit la nature des mathématiques et son rapport à la connaissance que l’on peut en avoir. Dans la formulation qu’en propose Gödel, on retrouve les composantes des affirmations de 1944 et de 1947 : « mathematical objects and facts (or at least something in them) exist objectively and independently of our mental acts and decisions, that is to say, [it seems to imply] some form or other of platonism or "realism" as to the mathematical object » (Gödel 1995e, 311 ‑ 312). Réalisme et platonisme sont explicitement assimilés. L’affirmation renferme l’idée d’indépendance vis-à-vis de l’esprit, les objets mathématiques n’étant pas des entités mentales subjectives – au sens où ils seraient le résultat d’actes mentaux. Gödel ne mentionne pas uniquement les objets mais également ce qu’il appelle les « faits » mathématiques, qu’il ne comprend peut-être pas comme les propriétés et relations qui s’appliquent objectivement aux objets, puisque seulement une partie des faits ou quelque chose en eux est objectif, et non directement les faits eux-mêmes. Il est donc difficile de comprendre ce qu’il entend exactement par « faits » : s’agit-il de relations qui pourraient déjà dépendre en partie de notre description de la réalité mathématique objective, auquel cas il s’agirait de propositions, et plus exactement de théorèmes ? On peut au moins s’accorder pour dire que Gödel affirme d’une certaine manière que la vérité dépend des objets mathématiques, mais sa formulation reste obscure. Une note accompagne l’affirmation du platonisme de Gödel : There exists no term of sufficient generality to express exactly the conclusion drawn here, which only says that the objects and theorems of mathematics are as objective and independent of our free choice and our creative acts as is the physical world. It determines, however, in no way what these objective entities are –in particular, whether they are located in nature or in the human mind or in neither of the two. These tree views about the nature of mathematics correspond exactly to the three views about the nature of concepts, which traditionally go by the names of psychologism, Aristotelian conceptualism and Platonism. (ibid., 312, note 17) Gödel a expliqué dans le texte que ses résultats d’incomplétude ne permettent d’établir avec une certitude mathématique qu’une conclusion disjonctive, et que « the undeveloped state of 75 philosophy in our days » (ibid., 311) rend impossible de trancher les questions philosophiques sous-jacentes. On pourrait néanmoins en conclure que la formulation donnée par Gödel de son platonisme est encore compatible avec d’autres positions philosophiques concurrentes – qu’il souhaite d’ailleurs éliminer – et qu’elle n’est pas encore assez précise.58 Gödel fait le parallèle avec le réalisme envers les concepts, ce qui peut suggérer qu’il aurait le même problème du point de vue des concepts et non pas uniquement dans le cas des objets mathématiques. Affirmer l’indépendance des objets mathématiques et des concepts au sens où ils ne dépendent pas de nos actes créatifs et de nos libres choix, élimine définitivement le point de vue constructiviste et nominaliste, tel le positivisme de Carnap. Mais s’il est encore possible de dire que leur indépendance repose sur les facultés du sujet connaissant, il s’agit des positions influencées par la notion de sujet transcendantal de Kant et que Gödel range dans ce qu’il appelle « psychologisme ». Il est également encore possible d’affirmer qu’ils ne dépendent pas de notre libre création car ils sont des parties de la nature. Les concepts, et les objets mathématiques, se réduisent alors à l’ensemble de leurs instances. Pour van Atten et Kennedy (van Atten et Kennedy 2003, 428‑429), la note en question ne serait que l’aveux d’un échec, celui énoncé à la fin du texte Gibbs lecture : I do not claim that the foregoing considerations amount to a real proof of this view about the nature of mathematics. The most I could assert would be to have disproved the nominalistic view, which considers mathematics to consist solely in syntactical conventions and their consequences. Moreover, I have adduced some strong arguments against the more general view that mathematics is our own creation. There are, however, other alternatives to Platonism, in particular psychologism and Aristotelian realism. In order to establish Platonistic realism, these theories would have to be disproved one after the other, and then it would have to be shown to exhaust all possibilities. I am not in a position to do this now. (Ibid., 321-322) Gödel ne souhaite pas se contenter de nous convaincre que le platonisme est la seule position défendable vis-à-vis des mathématiques (et de la logique), il cherche à le démontrer. Or, il échoue. Une des stratégies, sorte de démonstration indirecte, serait de démontrer que les points de vue qu’il énonce épuisent l’ensemble des possibilités, et de les réfuter rigoureusement l’un après l’autre. Les attentes de Gödel soulignent une grande exigence, à la hauteur de ses projets philosophiques, d’une métaphysique développée comme une science 58 Voir la fin du texte (ibid., 321-322). 76 exacte. Or Gödel ne parvient à réfuter de façon satisfaisante que le premier point de vue, nominaliste et constructiviste, qui prive les mathématiques de tout contenu, ou du moins les réduit à un ensemble de règles syntaxiques. Mais les autres positions restent crédibles devant le platonisme qu’il défend. Il est certain que la discussion ouverte alors par Gödel renferme sans doute les prémices des difficultés rencontrées avec le Carnap paper. Mais si l’on se concentre sur le texte de 1951, sur le fait que les affirmations finales font écho à la note 17, alors le point de vue nominaliste et constructiviste ne semble pas – pour l’heure – être le plus problématique pour lui, précisément parce qu’il pense l’avoir réfuté. Son problème semble être bien plus de clarifier suffisamment son point de vue pour le distinguer d’autres positions qu’il rejette. Dans la note 17, la troisième position – qu’il défend – est le platonisme, qui soutient un autre type d’indépendance vis-à-vis de notre libre création que celles décrites par le psychologisme et le réalisme aristotélicien. L’indépendance, et donc l’objectivité, ne serait fondée ni sur le sujet transcendantal, ni sur la réalité du monde, mais il ne précise alors pas ce qui la fonde, avant d’y revenir à la fin du texte. À ce moment, non seulement il propose une formulation un peu plus explicite de son platonisme, mais va plus loin en suggérant prudemment – par l’intermédiaire d’un mathématicien, car il s’agit d’une position « rather unpopular among mathematicians » –59 que l’objectivité serait fondée en Dieu. Tout d’abord il affirme : « I mean the view that mathematics describes a non-sensual reality, which exists independently both of the acts and [of] the dispositions of the human mind and is only perceived, and probable very incompletely, by the human mind » (ibid., 323). Nous laissons pour l’instant de côté la question de la perception, pour nous intéresser spécifiquement à la formulation du platonisme. Gödel réitère l’idée d’indépendance vis-à-vis de nos actes, mais la précise en deux points. Il distingue d’abord son platonisme du réalisme aristotélicien en affirmant que les mathématiques décrivent une réalité non-sensible, autrement dit qui ne se réduit pas aux choses du monde. Gödel parle d’ailleurs de « two separate words (the world of things and of concepts) » (ibid., 321). Les concepts en intension forment une réalité bien distincte de celle des choses sensibles ; caractéristique qu’il faut avoir en tête pour essayer de comprendre l’analogie entre le rapport objets mathématiquesmathématiques et corps physiques-théories physiques. Ensuite, Gödel distingue également son point de vue du psychologisme en affirmant que les mathématiques sont indépendantes des dispositions de l’esprit humain. Celles-ci correspondant aux facultés du sujet transcendantal, 59 On retrouve la réticence aux controverses, et nous pouvons mesurer à quel point elle l’empêche d’assumer trop explicitement son point de vue. 77 elles sont bien différentes de nos actes et de notre libre création, car ne relèvent pas d’un choix arbitraire. Il s’agit de dispositions communes à tout être humain. La deuxième précision apportée par Gödel à la fin de la Gibbs lecture est l’affirmation indirecte que l’indépendance de la réalité décrite par les mathématiques est fondée dans l’entendement de Dieu. L’affirmation est indirecte, Gödel se méfiant des réactions que peut susciter une telle position, « unpopular among mathematicians », s’opposant au Zeitgeist. Il préfère l’avouer en reprenant les mots d’un autre mathématicien, Hermite ; de cette façon il ne s’agit pas à proprement parler de son affirmation, permettant à ses yeux de donner probablement un peu plus de crédit à une position controversée, comme s’il ne souhaitait pas que la critique lui soit en retour directement adressée. La citation qu’il présente d’Hermite affirme qu’« il existe […] tout un monde qui est l’ensemble des vérités mathématiques, dans lequel nous n’avons accès que par l’intelligence, comme existe le monde des réalités physiques ; l’un et l’autre indépendants de nous, tous deux de création divine » (Darboux 1912, 142). Gödel cite probablement ce passage parce qu’il exprime clairement le point de vue que lui-même développe ; il a ainsi pu s’en inspirer pour préciser sa propre formulation. On y retrouve la composante excluant le réalisme aristotélicien, puisque l’ensemble des vérités mathématiques est un monde distinct de la réalité physique. L’accès à ce monde n’est pas tout à fait le même que pour la seconde réalité. Les vérités mathématiques ne sont accessibles que par l’intelligence, ce qui ne veut pas dire que la réalité physique ne l’est pas, mais probablement est-il sous-entendu qu’elle le soit plus fondamentalement par les sens. Gödel préfère utiliser l’idée de perception, même dans le cas des concepts, et il précise alors qu’il s’agit d’un autre type de relation à la réalité que dans le cas des perceptions sensibles (Wang 1996, 228). Cependant, il peut également utiliser le terme de « raison » (Gödel 1995c, 354) pour décrire l’accès au monde des concepts. Enfin même si Hermite ne parle pas directement de l’indépendance vis-à-vis de nos actes et vis-à-vis de l’esprit humain, l’affirmation bien plus explicite selon laquelle le monde des vérités mathématiques est une création divine ne laisse pas de doute quand à l’acception de ces deux formes d’indépendances. Si les concepts et objets mathématiques ne sont ni dans la nature, ni dans l’esprit humain, ils sont en Dieu, probablement même dans l’entendement divin, puisque leur accès ne serait possible que par la raison. Une dernière remarque s’impose pour clore le commentaire de la dernière formulation du platonisme de Gödel dans la Gibbs lecture. Dans la note 17, Gödel parle d’objets mathématiques, et les différentes façons de concevoir leur existence objective font écho aux 78 diverses manières de comprendre l’existence objective des concepts. On peut alors supposer que Gödel vise les objets mathématiques en un sens restreint et n’y inclut que les concepts. Or, à la fin du texte, il nous parle exclusivement de monde des concepts dont dépend les vérités mathématiques. L’affirmation suit en effet le passage dans lequel Gödel pose la définition de l’analycité des propositions mathématiques, qui seraient vraies en vertu de la signification des concepts qu’elles contiennent. Faut-il penser que la réalité objective décrite par les mathématiques n’est constituée que de concepts ? Les ensembles n’appartiennent-ils pas à la même réalité ? Ou bien faut-il penser, comme le suggère Goldfarb (Gödel 1995b, 332‑333), que les ensembles sont finalement compris dans le concept d’ensemble ? 60 Il est vrai que l’ambiguïté subsiste à travers les textes de Gödel : lorsqu’il parle d’objets mathématiques, y inclut-il les concepts mathématiques ? Ou en fin de compte uniquement les concepts mathématiques ? Voire y comprend-il systématiquement les mêmes entités ? La question n’est pas facile à résoudre et pose des problèmes dans l’interprétation des textes de Gödel. Des pistes sont envisageables grâce aux discussions de Wang avec Gödel, notamment dans le chapitre 8 de (Wang 1996). Il est douteux que Gödel réduise la notion d’ensemble au concept d’ensemble, de la même manière qu’il est peu probable qu’il veuille réduire les mathématiques aux seuls principes logiques.61 Gödel distingue clairement les concepts des ensembles, en tant qu’entités de nature ontologique différente. Les concepts sont des entités abstraites, hors du temps et de l’espace ; les ensembles, bien qu’étant eux aussi des entités abstraites, sont présentés comme des « cas limites » d’objets spatio-temporels. Bien sûr, le contexte des discussions avec Wang est ultérieur à celui de l’écriture du Russell paper ou encore de la Gibbs lecture, et la qualification de « cas limite » reste obscure. Peut être que la distinction entre concept et objet était moins radicale dans les années 40 et 50 que dans les années 70, mais il est possible que Gödel puisse avoir eu dès cette époque les prémices d’une telle distinction en tête.62 Le texte de 1951 renferme d’autres révélations, qui ne précisent pas tant le platonisme de Gödel que des positions annexes qui lui sont étroitement liées, et qui conduisent à nous questionner sur la conception des mathématiques que ce platonisme implique. Sur la base du 60 Parsons pose la question sous l’angle de la perception : Gödel ne semble jamais parler de « perception d’ensemble », mais uniquement de perception du concept d’ensemble. Ensuite, seule la dernière perception semble jouer un rôle dans le développement de nos connaissances mathématiques (Parsons 1995, 65). 61 Gödel se distingue en effet du projet logiciste, il se distingue également de la conception frégéenne de l’objectivité des entités logiques, même s’ils ont en commun le rejet du psychologisme. Pour les distances prises par Gödel à l’égard des positions logicistes et plus particulièrement frégéennes, voir (Crocco 2003) et (Crocco 2006). 62 La distinction entre concept et objet à l’occasion des discussions avec Wang est étudiée par Crocco (Crocco 2006), voir la section 2.2.3. 79 phénomène d’inépuisabilité ou d’incomplétabilité des mathématiques, Gödel distingue mathématiques subjectives et objectives, mais semble également distinguer mathématiques subjectives et mécaniques ; il semble fonder dans le platonisme la possibilité – l’espoir – de développer de nouvelles méthodes de démonstration non formelles qui pourraient peut-être nous permettre d’échapper au phénomène d’inépuisabilité. Ce que Gödel appelle le phénomène « of the inexhaustibility » ou « incompletability » des mathématiques (Gödel 1995e, 305) vient de trois de ses résultats logico-mathématiques : la découverte du concept itératif d’ensemble comme base commune à toutes les théories des ensembles rejetant une notion logique d’ensemble, et les deux théorèmes d’incomplétude. Il s’agit des résultats déjà mentionnés dans le Cantor paper de 1947, à savoir l’extension infinie des axiomes de la théorie des ensembles basée sur le concept itératif d’ensemble, et les théorèmes démontrant l’existence de propositions mathématiques vraies mais indécidables dans le système formel dans lequel elles sont exprimées ; l’énoncé affirmant la cohérence du système est une proposition de ce type. Le processus étape par étape impliqué par le concept itératif d’ensemble, génère un système d’axiome incomplet, au sens où il ne serait jamais clos sur lui-même car à chaque étape, il est toujours possible de générer de nouveaux ensembles d’un rang plus élevé, et donc également d’un nouvel axiome d’existence. Aucune restriction dans le concept itératif d’ensemble n’oblige à arrêter le processus à une étape donnée. Comme Gödel l’exprimait déjà dans le Cantor paper, il est toujours possible d’étendre à l’infini le système axiomatique. Dans la Gibbs lecture Gödel a sans doute une autre conséquence en tête, dont il discute plus en détail dans (ibid. 306-307). Dans le cadre d’une interprétation de la théorie des nombres dans la théorie des ensembles, Gödel explique qu’il n’y a pas de raison d’arrêter le processus d’itération de l’opération « ensemble de » aux nombres transfinis (c’est-à-dire à ceux générés dans le système Zermelo-Fraenkel), et montre que l’on peut toujours atteindre des nombres encore plus grands : les cardinaux inaccessibles ; il explique également qu’il n’y aucune raison de s’arrêter à cette nouvelle étape et que l’on peut encore réitérer, sur ces nouveaux objets, l’opération « ensemble de », etc. Chacune des nouvelles étapes est accompagnée d’un nouvel axiome d’existence des objets atteints. En clarifiant le concept d’ensemble, et en découvrant le concept itératif d’ensemble, sous-jacent aux théories axiomatiques des ensembles comme le système Zermelo-Fraenkel, Gödel montre que non seulement les ensembles, mais aussi les axiomes que l’on peut générer sur la base de ce concept dépassent 80 ce que le système Zermelo-Fraenkel autorise.63 On se rend également compte que le système axiomatique ne se laisse pas saisir par une structure finie, car il n’est jamais clos sur lui-même, d’où une forme d’inépuisabilité insaisissable par des procédures mécaniques. Un autre aspect de l’axiomatique impliquée par le concept itératif est souligné par Gödel. La génération d’axiomes à des rangs toujours plus élevés est liée au phénomène d’indécidabilité de certaines propositions fondamentales des mathématiques qui dépendent des rangs les plus bas des ensembles : it can be shown that the axioms for sets of high levels, in their relevance, are by no means confined to these sets, but, on the contrary, have consequences even for the 0-level, that is, the theory of integers. To be more exact, each of these set-theoretical axioms entails the solution of certain Diophantine problems which had been undecidable on the basis of the preceding axioms. (Ibid., 307) Les axiomes générés à des rangs si élevés dans la hiérarchie des ensembles, offrent des solutions aux problèmes d’indécidabilité du rang 0 de la théorie des ensembles, rang contenant la théorie des nombres entiers naturels, c’est-à-dire l’arithmétique élémentaire. Mais pour comprendre ce résultat qui découle du concept itératif d’ensemble, et le lien avec le problème des équations diophantiennes, il faut avoir à l’esprit les théorèmes d’incomplétude et le cadre qui leur est associé. L’existence d’équations diophantiennes, qui représentent des énoncés indécidables dans les systèmes formels exprimant l’arithmétique élémentaire, est démontrée par le premier théorème d’incomplétude. Le cadre dans lequel Gödel obtient ce résultat est très précis : l’incomplétude est propre aux systèmes formels, tels que Hilbert les pensait, compris au sens précis donné par la définition de Turing du concept de calculabilité, c’est-à-dire comme des machines de Turing. Dans ce cadre, la démonstration est un processus mécanique qui dépend d’un nombre fini de symboles primitifs, dont on néglige le contenu ou la signification, un nombre fini de règles de transformation d’écriture des symboles et un nombre fini d’étapes pour atteindre le résultat. Avant les travaux de Turing, Gödel utilisait le concept de fonction récursive pour décrire le processus de démonstration dans ce cadre ; Turing lui a permis de généraliser ses résultats d’incomplétude, car il offre un concept plus précis que celui de récursivité. L’indécidabilité est donc l’impossibilité de démontrer ou de réfuter mécaniquement une proposition exprimée dans le langage du système formel (compris dans le 63 Voir (Wang 1974, 184-185). 81 sens d’une machine de Turing) par les axiomes et règles d’inférence de ce même système. Les propositions indécidables forment une classe d’équations diophantiennes, c’est-à-dire de problèmes exprimés par les opérations les plus élémentaires de l’arithmétique (+, -, exponentiation, etc.), de telle sorte que dans l’interprétation ensembliste, le premier rang de la hiérarchie des ensembles suffit à les exprimer. Le second théorème démontre que pour n’importe quel système formel (toujours dans le sens précis donné par Turing), l’énoncé exprimant la cohérence du système dans lequel il est exprimé n’est pas démontrable par les axiomes et règles d’inférence de ce même système. Gödel utilisant un codage par lequel il plonge les énoncés métamathématiques dans l’arithmétique élémentaire, il parvient à démontrer que cet énoncé correspond à une équation diophantienne indécidable pour tout système formel exprimant l’arithmétique élémentaire. Un dernier aspect des résultats logico-mathématiques doit être saisi dans le lien entre le caractère infini de l’axiomatique de la théorie des ensembles, caractère impliqué par le concept itératif d’ensemble et les résultats d’incomplétude, à savoir l’existence d’équations diophantiennes indécidables dans les systèmes formels exprimant l’arithmétique élémentaire. Gödel montre que la classe des équations diophantiennes n’est pas récursive, et qu’aucune règle générale ne peut à ce jour résoudre le problème de leur indécidabilité. Si l’on interprète l’arithmétique élémentaire dans la théorie des ensembles, alors on peut trouver dans les axiomes des rangs plus élevés une solution pour chacune d’elles, notamment pour la cohérence du système. Mais les solutions sont alors données au cas par cas, localement : pour une équation donnée, on peut la rendre décidable à partir d’axiomes qui dépassent le rang dans laquelle elle est exprimée, c’est-à-dire en enrichissant le système dans lequel elle est originellement exprimée et qui ne peut à lui-seul la rendre décidable. Le caractère inépuisable des mathématiques apparaît en lien étroit avec une approche mécanique des mathématiques. Les systèmes formels conçus comme des machines de Turing ne semblent pas suffire à saisir certaines parties des mathématiques. Ils ne peuvent pas contenir l’ensemble des axiomes que l’on peut générer à partir du concept itératif d’ensemble, et dont on peut difficilement se passer dans la mesure où ils apportent des solutions aux équations diophantiennes – y compris celle correspondant à l’énoncé de cohérence – de l’arithmétique élémentaire interprétée au rang 0 de la hiérarchie des ensembles. La classe des équations diophantiennes n’est elle-même pas récursive. Aucune procédure mécanique (règle finie) ne semble pouvoir leur apporter une solution générale et systématique. La résolution des équations diophantiennes échappe au cadre purement mécanique. 82 A partir de l’effet de rétroaction entre les niveaux supérieurs et le niveau zéro, qui semble incompatible avec le psychologisme et le réalisme aristotélicien, Gödel veut montrer que si on ne défend pas un platonisme, on réduit les mathématiques à ce que l’on peut démontrer par des procédures mécaniques. Le cas échéant, il faudrait rejeter les conséquences du concept itératif d’ensemble, c’est-à-dire l’idée d’une axiomatique infinie, et la possibilité de trouver une solution générale et systématique pour les problèmes diophantiens. Or, il semble que pour Gödel la fécondité des axiomes d’existence des cardinaux inaccessibles, qui enrichissent le système Zermelo-Fraenkel, et le fait que l’on puisse grâce à eux démontrer la cohérence de l’arithmétique, justifient l’espoir de trouver des méthodes non mécaniques. Comment les distinctions entre mathématiques objectives et subjectives d’une part, formelles (mécaniques) et non formelles d’autre part, découlent-elle de ces résultats ? La plus grande évidence de « the incompletability » des mathématiques, caractère à l’origine de la distinction entre mathématiques objectives et subjective, est selon Gödel le résultat du second théorème. L’argument est le suivant : It makes impossible that someone should set up a certain well-defined system of axioms and rules and consistently make the following assertion about it : All of these axioms and rules I perceive (with mathematical certitude) to be correct, and moreover I believe that they contain all of mathematics. If someone makes such a statement he contradicts himself. (Ibid., 309) La conséquence directe du second théorème d’incomplétude est qu‘une personne qui affirmerait (1) percevoir la cohérence d’un système formel S (c’est-à-dire percevoir les axiomes et règles d’inférence de ce système comme étant corrects) et (2) croire que le système formel contient toutes les mathématiques, se contredirait. En effet, la personne tenant l’affirmation (1) pour vraie – affirmation qui par ailleurs est indémontrable dans le système formel selon le second théorème d’incomplétude – ne peut en même temps prétendre que le système formel contient toutes les mathématiques, c’est-à-dire toutes les vérités mathématiques. L’affirmation (1) est l’exemple d’un énoncé que l’on peut tenir pour être mathématiquement vrai, mais qui n’est pas démontrable par les moyens que l’on se donne et qui donc contredit (2), affirmant que les moyens que l’on se donne (l’ensemble des axiomes et règles du système) suffisent à dériver toutes les mathématiques. Gödel conclut alors : Does it mean that no well-defined system of correct axioms can contain all of mathematics proper? It does, if by mathematics proper is understood the 83 system of all true mathematical propositions; it does not, however, if one understands by it the system of all demonstrable mathematical propositions. (Ibid.) Les conséquences du second théorème d’incomplétude ne semblent pas univoques. En effet, à la question « Cela signifie-t-il qu’aucun système bien défini d’axiomes corrects ne peut contenir toutes les mathématiques ? », plusieurs réponses sont possibles en fonction de ce que l’on entend par « mathématiques propres ». En d’autres termes, la réponse dépend du point de vue que l’on adopte quant à la nature des mathématiques. Si on pense que les mathématiques ne sont rien de plus que ce qu’il nous est possible de démontrer, alors la réponse à la question est négative. On admet que toutes les mathématiques sont contenues dans les systèmes axiomatiques, et on réduit la vérité mathématique à ce qui est démontrable dans ces systèmes. L’autre point de vue, adopté par Gödel, est de comprendre « mathématiques propres » comme l’ensemble des propositions mathématiques vraies. Dans ce cas, la notion de vérité ne se réduit pas à celle de démontrabilité, mais il faut alors également admettre que l’ensemble des propositions vraies dépasse l’ensemble des propositions démontrables. Gödel distingue les deux points de vue par deux sens que l’on peut donner aux mathématiques. Le premier point de vue qui réduit l’ensemble des mathématiques à ce qui est démontrable est une acception des mathématiques en un sens subjectif – Gödel parle de mathématiques subjectives. La subjectivité ne se rapporte pas à une notion empirique du sujet, mais essentiellement aux moyens démonstratifs que nous sommes capables de mettre en place pour développer nos connaissances dans le domaine des mathématiques. Une ambiguïté subsiste sur la notion de démonstration impliquée par ce point de vue. Gödel se limite -t-il à la notion formelle et mécanique, ou bien l’étend-il à une notion générale qui inclurait aussi bien procédures formelles que non-formelles ? Tout dépend de ce qu’il entend par « well-defined system of axioms and rules ». Or Gödel l’utilisant (mots pour mots) dans la formulation des théorèmes d’incomplétude qui sont précisément relatifs aux systèmes formels conçus comme des machines de Turing, nous conservons la même interprétation pour le passage qui nous concerne (et qui vient immédiatement après la formulation des théorèmes), excluant les procédures non-formelles. Le deuxième point de vue, où la notion de vérité mathématique ne se réduit pas à la notion de démonstration est l’acception objective des mathématiques ; Gödel parle de mathématiques objectives. 84 Si l’on adopte le point de vue objectif, alors on admet que les mathématiques objectives ne se laissent enfermer dans aucun « well-defined system of correct axioms », c’est-à-dire qu’il ne peut exister aucune règle formelle susceptible de nous donner l’ensemble des propositions vraies, qui n’est alors pas un ensemble récursif. Si, en revanche, on se place du point de vue des mathématiques subjectives, il n’est pas exclu qu’il existe une règle finie nous donnant tous les axiomes que l’esprit humain est prêt à reconnaître comme vrais. Mais, ajoute Gödel, si une telle règle existe, nous ne serions jamais capables de la reconnaître comme telle. Nous serions toujours capables de reconnaître la vérité des axiomes pris un par un, mais jamais de reconnaître qu’ils sont tous vrais en même temps (de reconnaître la cohérence de l’ensemble qu’ils forment). L’incapacité de trouver et de reconnaître une règle finie générale fait écho à la solution apportée par le concept itératif d’ensemble aux équations diophantiennes indécidables, qui n’est pas une solution générale et systématique, mais au cas par cas. Jusqu’à ce point du raisonnement, Gödel semble toujours parler de démonstration en un sens mécanique. La possibilité d’une règle finie suggère l’idée d’une règle récursive basée sur des moyens finis (nombre fini de symboles, nombre fini d’étapes, etc.), décrivant un processus mécanique. La suite semble au premier abord confirmer le sens mécanique conféré aux mathématiques comprises en un sens subjectif : « if it were so, this would mean that the human mind (in the realm of pure mathematics) is equivalent to a finite machine that however, is unable to understand completely its own functioning » (ibid., 310). Toutes les conséquences que Gödel vient d’énoncer lorsqu’on se place du point de vue subjectif, ne valent que si l’on identifie notre esprit, ou du moins notre raisonnement mathématique, à une machine de Turing. Si tel était le cas, alors nous ne pourrions pas comprendre notre propre fonctionnement, précisément parce que nous serions incapables de reconnaître la règle finie démontrant que tous les axiomes pris ensemble sont vrais, c’est-à-dire que nous serions incapables de savoir pourquoi nos résultats sont corrects. Si nous fonctionnions comme une machine de Turing, nous fonctionnerions comme un système formel auquel doit s’appliquer le deuxième théorème d’incomplétude. Nous serions incapables de connaître (démontrer) notre cohérence, et donc de connaître ce qui fait que l’ensemble de nos vérités (axiomes et théorèmes) est correct. Nous serions donc une machine qui fonctionne correctement, mais incapable d’expliquer pourquoi il en est ainsi. Dans ce cas, il existerait une équation diophantienne (l’énoncé de la cohérence du système) absolument indécidable, parce qu’aucune autre procédure que les procédures formelles ne serait envisageable. 85 Mais le « if it were so » indique que ces conséquences ne valent que si l’on comprend les mathématiques au sens subjectif. Admettre que les mathématiques sont comprises dans n’importe quel système formel, revient à admettre que l’esprit humain, ou du moins le raisonnement humain s’appliquant dans le domaine des mathématiques, est assimilable à une machine de Turing. Le « if it were so » introduit déjà ici la possibilité qu’il en soit autrement ; possibilité qui devient une composante de la disjonction : Either mathematics is incompletable in this sense, that its evident axioms can never be comprised in a finite rule, that is to say, the human mind (even within the realm of pure mathematics) infinitly surpasses the powers of any finite machine, or else there exist absolutely unsolvable diophantine problems of the type specified. (ibid., 310) Les termes de la disjonction sont : A. les mathématiques ont un caractère incomplet au sens où ses axiomes évidents ne peuvent pas être contenus dans une règle finie. Ce qui signifie que l’esprit humain surpasse infiniment la puissance d’une machine de Turing. B. Il existe des problèmes diophantiens absolument insolubles. La première partie de l’alternative (A) fait référence à la conséquence du second théorème d’incomplétude lorsqu’on prend le point de vue des mathématiques objectives. Les vérités mathématiques ne se laissent saisir complètement par aucun système formel, mais il est possible d’envisager qu’elle le puisse par des systèmes non-formels. Dans ce cas, il est également possible que l’esprit humain ne se réduise pas à une machine de Turing et puisse développer une notion non mécanique de démonstration, accédant ainsi à la connaissance des énoncés demeurant indécidables par des procédures mécaniques. L’alternative (B) est celle que l’on doit admettre si on se place du point de vue des mathématiques subjectives, c’est-àdire si l’on réduit les mathématiques à ce que l’on peut démontrer à l’intérieur de systèmes formels. Gödel précise qu’il ne s’agit pas d’une disjonction exclusive, autrement dit il admet une troisième possibilité, que les mathématiques ne se laissent pas réduire à ce que peuvent contenir des systèmes axiomatiques formels, et que l’homme puisse trouver d’autres méthodes de démonstration ; mais que pour autant certaines vérités mathématiques restent inaccessibles à toute méthode de démonstration (formelle ou non) qu’il ne sera jamais permis à l’homme de découvrir. Par conséquent, il semble qu’il n’y ait pas qu’un seul sens de mathématiques subjectives. En effet, il y a le premier sens explicité par Gödel qui identifie la raison humaine 86 mathématique à une machine de Turing, qui ne sera jamais capable que de produire des procédures mécaniques de démonstration. Mais, même lorsqu’on adopte le point de vue objectif, Gödel distingue les vérités mathématiques, qui existent objectivement et impliquent une forme de réalisme envers les faits mathématiques, de ce que nous pouvons connaître des mathématiques, les axiomes que nous sommes capables d’exprimer par des méthodes formelles, mais aussi non formelles. Dans les deux cas on peut parler de mathématiques subjectives car il s’agit des mathématiques que l’homme est capable de développer, mais une différence essentielle subsiste : les premières n’admettent qu’une notion mécanique de démonstration, les secondes laissent ouverte la voie à des méthodes non mécaniques de démonstration. Finalement, dans le cadre de notre interprétation, il est possible de revoir la terminologie utilisée par Gödel et parler de mathématiques mécaniques pour les mathématiques réduites à l’ensemble des propositions démontrables par une machine de Turing. Nous réservons alors le terme de mathématiques subjectives pour les mathématiques comprises comme l’ensemble des propositions que nous sommes capables de démontrer, y compris par des méthodes non mécaniques, mais qui ne prennent sens qu’au regard de l’existence de mathématiques objectives, dont l’ensemble des vérités qu’elles contiennent ne se laisseront peut-être jamais complètement saisir par notre esprit (même en déployant des moyens non-formels). L’espoir de développer des méthodes non mécaniques ne semble se justifier que dans le cadre d’un platonisme. L’argumentation déployée dans le texte de 1951, révèle à quel point Gödel était conscient des conséquences que le point de vue défendu sur les mathématiques pouvait avoir sur les recherches mathématiques. Elle illustre l’idée, chère à Gödel, que la philosophie est un guide dans les travaux scientifiques. La Gibbs lecture témoigne de certaines avancées dans la clarification de la formulation du platonisme. Gödel éclaircit le sens qu’il donne à l’indépendance de l’existence des concepts et objets mathématiques en fondant leur objectivité en Dieu. Les phénomènes d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques sont à l’origine d’une série de distinctions qu’il faut admettre si l’on adhère à un point de vue réaliste envers les objets et les concepts mathématiques. Les mathématiques « propres » sont l’ensemble des propositions vraies, indépendamment de la manière dont on peut les démontrer et donc les connaître. Il s’agit alors de l’ensemble des vérités telles qu’elles apparaissent dans l’entendement de Dieu. Il est difficile d’être précis sur point. Gödel pense-t-il, comme le suggère la formulation d’Hermite, que toutes les vérités sont telles quelles dans l’entendement de Dieu, ou bien 87 pense-t-il que ce sont les objets et les concepts qui appartiennent à l’entendement de Dieu, et à partir desquels toutes les vérités sont démontrables ? La réponse dépend du choix des entités (vérités ou objets et concepts) auxquelles on accorde la primauté. Les hypothèses quant à la réponse que pourrait offrir Gödel sont diverses. Wang suggère que pour Gödel, l’objectivité des vérités prime sur celle des objets et concepts.64 Mais son interprétation est discutable dans la mesure où du point de vue de l’analyse logique, Gödel n’accorde pas la primauté à la proposition sur ses éléments, comme le proposent Frege et Russell ; au contraire la primauté est accordée aux concepts primitifs, dont la recherche est considérée jusque dans ses conversations avec Wang comme la tâche fondamentale de la philosophie. En tout cas, que les mathématiques « propres » soient objectives n’empêche pas l’existence d’un niveau subjectif des mathématiques qui cherche par des procédures de démonstration à connaître les vérités mathématiques objectives. Gödel semble distinguer ce niveau subjectif d’un niveau purement mécanique. Toutefois les phénomènes d’inépuisabilité et d’incomplétabilité, conduisant Gödel à ces conclusions, soulèvent un certain nombre d’interrogations susceptibles d’avoir des conséquences sur les rapports entre logique et mathématiques (et en fait sur la distinction de nature entre concept et objet) ainsi que sur les rapports entre niveaux objectif et subjectif (non mécanique) des mathématiques. A quoi le caractère d’inépuisabilité des mathématiques est-il véritablement imputable ? Aux mathématiques elles-mêmes ou à notre capacité limitée d’appréhension des mathématiques objectives ? Un passage dans lequel Gödel fait le constat de l’impossibilité pour un système formel de contenir l’ensemble des axiomes de la théorie des ensembles, précédant la note 3 de la Gibbs lecture, et la note 3 elle-même, vont plutôt en faveur de la première hypothèse : Instead of ending up with a finite number of axioms, as in geometry, one is faced with an infinite series of axioms, which can be extended further and further, without any end being visible and, apparently, without any possibility of comprising all these axioms in a finite rule producing them. (Gödel 1995e, 306) Gödel précise alors avec la note 3 : In the axiomatizations of non-mathematical disciplines such as physical geometry, mathematics proper is presupposed ; and the axiomatization refers to the content of discipline under consideration only so far as it goes beyond 64 Voir par exemple dans (Wang 1996, 210) ou encore (ibid., 303-305). 88 mathematics proper. This content, at least in the examples which have been encountered so far, can be expressed by a finite number of axioms. (Ibid.) Le passage donné dans le corps du texte affirme que l’extension infinie du système d’axiomes de la théorie des ensembles autorisée par le concept itératif d’ensemble n’est pas observable en géométrie dont l’axiomatisation finie est alors complète, et pourrait même être saisie de façon purement mécanique par une règle finie. La note 3 ajoute qu’il est même possible que ce phénomène d’incomplétabilité du système d’axiomes ne touche que la théorie des ensembles. Il ne touche d’autres disciplines que dans la mesure où elles présupposent les axiomes mathématiques. Mais le contenu qui leur est propre, c’est-à-dire les axiomes qui leur sont spécifiques, semble, comme dans le cas de la géométrie, former un système fini, qu’une règle finie (mécanique) pourrait saisir. Le phénomène n’apparaît donc que dans le cadre du concept itératif d’ensemble, lorsqu’on appréhende étape par étape la hiérarchie des ensembles ; d’où l’idée que ce phénomène est probablement imputable à la nature des objets mathématiques. La deuxième hypothèse supposant que le phénomène d’inépuisabilité est dû à nos limites cognitives est supportée par l’idée que nous n’avons pas encore découvert de méthode suffisamment puissante pour échapper à ce processus infini. L’inépuisabilité ne serait que la manifestation de notre propre méthode d’appréhension des objets mathématiques. Un des espoirs de Gödel pour y échapper serait probablement de suivre la voie logique de la notion d’ensemble, c’est-à-dire de ne plus comprendre les ensembles comme les objets générés étape par étape, suivant les axiomes impliqués par le concept itératif d’ensemble, mais comme des extensions de concepts. L’hypothèse est essentiellement soutenue par le fait que Gödel défend le projet d’une théorie des concepts au sens de Leibniz, et qu’il n’abandonne jamais ce projet, dont l’affirmation subsiste jusque dans les conversations avec Wang.65 Fondamentalement, décider de quelle hypothèse doit l’emporter sur l’autre n’est envisageable qu’en analysant la façon dont Gödel conçoit la notion de temps. En effet le processus itératif, qui implique une succession ordonnée d’étapes, dans laquelle chaque étape présuppose les étapes précédentes, doit être mis en perspective par la notion de temps : 9.5.6 Another problem is the relation of our concept of time to real time. The real idea behind time is causation; the time structure of the world is just its causal structure. Causation in mathematics, in the sense of, say, a 65 Sur la façon dont Gödel conçoit les liens entre logique et mathématiques voir (infra, 161) et (infra, 211-212). 89 fundamental theorem causing its consequences, is not in time, but we take it as scheme in time. (Wang 1996, 320) Le but n’est pas de s’engager dans un examen détaillé des notions de temps et de cause, mais de montrer à quel point un tel examen pourrait se révéler pertinent pour comprendre l’origine du phénomène d’inépuisabilité des mathématiques. Gödel ne croit pas en l’objectivité du temps. Il différencie alors ce qu’il appelle « le temps réel » de « notre concept de temps ». En ce qui concerne le temps réel, c’est-à-dire celui qui structure objectivement le monde, il ne s’agit pas vraiment de temps mais de causalité. Ce que nous appelons structure temporelle du monde est en fait, d’un point de vue objectif, une structure causale. Le concept de temps découle alors du concept de cause puisqu’il correspond à notre manière d’appréhender les rapports de causalité. Le temps est rattaché au point de vue de l’esprit humain, mais n’existe pas objectivement. Dans la deuxième partie de la remarque, Gödel affirme que le concept de cause n’intervient pas uniquement dans la structure du monde « physique »,66 mais aussi dans les mathématiques, c’est-à-dire dans la réalité décrite par les ensembles et le concept itératif d’ensemble. La causalité caractériserait le lien entre un théorème (mathématique) fondamental et ses conséquences. Gödel pourrait-il penser ici à la génération itérative, étape par étape, des ensembles et des axiomes d’existence ? Gödel ne parle certes pas d’axiomes, mais que faut-il entendre par « théorème fondamental » ? Le processus étape par étape décrit une succession dans laquelle chaque nouvelle étape générant un nouvel axiome présuppose l’étape précédente pour être atteinte. Il n’est probablement pas incohérent d’interpréter la présupposition des étapes précédentes comme une forme de causalité. Chaque étape serait la cause de l’étape suivante, exactement comme chaque état du monde réel cause l’état suivant. Si la structure de la réalité mathématique, c’est-à-dire la structure de la réalité formée par les ensembles, peut être décrite par le concept de cause – ce que n’exclut pas Wang (Wang 1996, 322) –, alors il est possible que les mathématiques objectives impliquent l’idée de succession causale, que de notre point de vue nous saisissons dans une succession temporelle. Ainsi, de notre point de vue, le concept itératif d’ensemble présuppose le concept de temps, qui n’est pas requis d’un point de vue objectif. Parvenons-nous à trancher entre une nature proprement mathématique ou propre à notre raisonnement mathématique du phénomène d’inépuisabilité ? Il est difficile d’y répondre clairement à l’état actuel de notre analyse, mais une piste mérite d’être soulignée. Si 66 L’appellation monde « physique » par opposition à « mathématiques », renvoie à l’utilisation que fait Gödel de l’expression « corps physiques » en opposition aux objets et concepts décrivant la réalité mathématique. 90 les mathématiques objectives renferment l’idée de succession, même causale, l’infinité du système d’axiomes de la théorie des ensembles doit être imputable à la nature des mathématiques. Mais deux aspects, bien plus proches du caractère inépuisable, semblent être imputables à notre appréhension temporelle des successions causales : i. le fait que le système d’axiomes nous apparaît comme un système jamais clos sur lui-même, inépuisable parce que non récursif, ii. selon Gödel, le seul espoir pour nous d’échapper au processus étape par étape, et ainsi, peut-être, d’obtenir des résultats généraux et systématiques, semble être de sortir des mathématiques pour comprendre les ensembles comme des extensions de concept. L’idée d’inépuisabilité et d’incomplétabilité serait certes liée à la nature infinie de la structure d’ensembles décrite par les mathématiques objectives, mais serait fondamentalement imputable à notre façon de saisir les relations causales comme des successions temporelles. Si l’hypothèse se vérifie, il faudrait admettre que seul Dieu, dont la pensée ne présuppose pas le temps, pourrait voir la totalité infinie des axiomes et de la structure des ensembles, exactement comme il est le seul à voir la totalité infinie de l’enchaînement causal structurant le monde. La portée du texte de 1951 est considérable. La Gibbs lecture apporte à la fois des points de clarification dans la formulation du platonisme de Gödel pré-husserlien, et de nouveaux questionnements. Il précise l’idée d’indépendance de l’existence des objets et concepts mathématiques : leur objectivité serait fondée en Dieu. Gödel marque ainsi ses distances avec les autres formes de réalisme, qui avec sa propre position et les positions constructivistes, semblent épuiser l’ensemble des points de vue sur les mathématiques. Gödel rejette l’idée de fonder l’objectivité sur la notion de sujet, même transcendantal, et refuse également de la fonder sur la réalité des choses du monde réel. Il affirme alors un platonisme fort, souvent qualifié de naïf par les commentateurs. Sur la base de ce platonisme il distingue trois niveaux de saisie des concepts et objets mathématiques : objectif en Dieu, subjectif dans l’esprit humain, et mécanique dans le cadre des machines de Turing – niveau que Gödel qualifie par ailleurs de matériel.67 67 La note 13 de la Gibbs lecture engage déjà la question des rapports entre esprit et cerveau. Le cerveau, matériel, pourrait être conçu comme une machine de Turing, avec un nombre fini de neurones et de connexions neuronales aboutissant à l’origine de nos pensées. La question est de savoir si l’esprit, et donc la pensée, se réduit à ce système de connexions neuronales purement matérielles. La discussion est reprise au chapitre 6 de (Wang 1996). 91 Mais de nombreuses questions subsistent, voire s’accentuent : le « monde des concepts » est-il le même que la réalité décrite par les mathématiques ? Autrement dit les objets proprement mathématiques, les ensembles, ont-ils véritablement la même nature que les concepts, entités logiques ? De fortes présomptions vont en faveur d’une réponse négative : si les deux sont effectivement des entités abstraites, les premiers sont dits des cas limites d’objets spatio-temporels, les seconds sont hors du temps et de l’espace. Tant que nous ne comprendrons pas comment Gödel conçoit leur nature respective, et comment il les distingue, nous ne comprendrons pas non plus pleinement sa conception des rapports entre logique et mathématiques. Une autre question concerne les rapports entre les mathématiques objectives, subjectives et mécaniques. Les notions de temps et de cause sont susceptibles d’éclaircir les rapports entre objectif et subjectif, mais ne suffiront peut-être pas pour comprendre la place des mathématiques mécaniques. Le questionnaire Grandjean et l’affirmation de 1933 Avant de conclure sur les différentes formulations du platonisme pré-husserlienne proposées par Gödel, une affirmation datant de 1933 dont l’interprétation fait controverse doit être mentionnée.68 Dans le texte « The present situation in the foundation of mathematics », Gödel présente un état de l’art des mathématiques de son temps, des méthodes adoptées pour résoudre les problèmes rencontrés, et exprime l’insatisfaction qu’il ressent face à elles. Après avoir analysé les avantages respectifs de la théorie des ensembles, de la théorie ramifiée et de la théorie des types simples, anticipant les diagnostics de 1944, Gödel affirme : « The result of the preceding discussion is that our axioms, if interpreted as meaningful statements, necessarily presuppose a kind of Platonism, which cannot satisfy any critical mind and which does not even produce the conviction that they are consistent » (Gödel 1995h, 50). L’affirmation est alors interprétée comme le fait que, si l’on veut que nos axiomes soient en mesure de satisfaire les besoins mathématiques, comme les propriétés imprédicatives, il faut adopter une forme de platonisme, mais qui ne constitue pas une position philosophique satisfaisante. Au vu des résultats scientifiques, Gödel aurait choisi le moindre mal, entre avoir des axiomes mathématiques non-satisfaisants, ou une position philosophique sous-jacente non-satisfaisante. Le platonisme serait donc une position qu’il faut choisir par défaut pour donner du sens à nos axiomes, les rendre opérationnels. Parsons (Parsons 1995, 49) défend l’idée que ce sont ses résultats logico-mathématiques, et son insatisfaction vis-à-vis des méthodes utilisées jusqu’à présent, qui poussent Gödel à 68 Nous avons abordé la controverse relative à cette affirmation dans la première partie (infra, 44-45). 92 adopter un tel point de vue. Ce ne serait véritablement qu’à partir de 1944 qu’il revendiquerait comme sienne une forme de platonisme, avec son apogée en 1951 en présentant une défense systématique de sa position. Le platonisme, que Parsons qualifie de naïf et de radical car reposant sur une indépendance forte de l’existence des objets et concepts mathématiques, prendrait fin avec les difficultés rencontrées dans le Carnap paper. Gödel se tournerait vers Husserl pour trouver des solutions, révisant alors son platonisme, puisqu’il suivrait l’idéalisme transcendantal qui implique une conception plus faible de l’indépendance de l’existence des entités abstraites. L’affirmation de 1933 serait alors la toute première affirmation du platonisme, une affirmation faible vers laquelle Gödel reviendrait en se tournant vers Husserl. Sans remettre en question le tournant husserlien, plusieurs objections mettent à mal l’interprétation de Parsons.69 Dans une des réponses au questionnaire Grandjean, Gödel dit explicitement défendre un réalisme mathématique et un réalisme conceptuel depuis 1925 (Wang 1987, 16‑21). L’affirmation du platonisme de 1933 est peut être la première dans les écrits de Gödel (même si sa publication est posthume), mais elle ne marque pas le point de départ de l’adoption de ce point de vue. Le parallèle entre les diagnostics qu’il établit d’une part dans le texte de 1933 et d’autre part dans le Russell paper et la Gibbs lecture, nous invite bien plus à comprendre le premier dans la même veine que les seconds, c’est-à-dire comme l’expression de la fécondité de l’application du platonisme dans les mathématiques. Il ne s’agit donc pas d’une position choisie par défaut, en conséquence des résultats scientifiques ; Gödel l’adopte avant même d’obtenir ses résultats d’incomplétude et relatifs au concept itératif d’ensemble, et donc indépendamment d’eux comme il l’affirme dans ses discussions avec Wang : « My work is the application of a philosophy suggested outside of science and obtained in the occasion of thinking about science » (Wang 1996, 297). Le platonisme ne lui a pas été insufflé par les sciences, mais en l’appliquant dans ses recherches scientifiques il parvient à montrer sa fécondité. Les positions philosophiques de Gödel guident ainsi ses recherches scientifiques. La seconde objection soulignée par Crocco dans (Crocco 2012) est apportée par Audureau (Audureau 2004). Elle vient renforcer la première. Le scepticisme de Gödel vis-àvis du platonisme en 1933 reposerait sur son affirmation selon laquelle ce point de vue « cannot satisfy any critical mind ». Mais pour Audureau l’expression « critical mind » a été 69 Cette interprétation est également suivie par van Atten, Kennedy (van Atten et Kennedy 2003) et Tieszen (Tieszen 1998). 93 mal comprise. Elle ne doit pas l’être en un sens commun, mais suivant un sens kantien rappelant le rôle critique que Kant assigne à la philosophie. Ainsi, Gödel n’affirmerait pas que le platonisme ne le satisfait pas, mais qu’il ne satisferait pas l’esprit qui ne conçoit pas la philosophie comme une métaphysique capable d’éclairer les sciences, capables de saisir la signification du monde tel qu’il est. Conclusion sur les différentes formulations du platonisme de Gödel avant le tournant husserlien Dans les différentes formulations que donne Gödel de son platonisme on retrouve les composantes essentielles à ce type de positions : le fait qu’il est aussi légitime de croire en l’existence des objets et concepts mathématiques qu’à l’existence des objets physiques du monde, l’indépendance des objets et concepts mathématiques par rapport à nos définitions et nos constructions, et l’objectivité des vérités mathématiques. Les textes nous en dévoilent également les spécificités. Il s’agit d’une forme forte de platonisme fondant l’indépendance des entités et l’objectivité dans l’entendement de Dieu. Gödel n’adopte pas uniquement un platonisme mathématique, ciblant exclusivement les objets mathématiques (les ensembles), il vise également les concepts, entités logiques, et ce dès 1925. Le platonisme de Gödel, dès ses premières heures, couplait les deux aspects, réalisme mathématique et réalisme conceptuel. Notons qu’il restera attaché aux deux aspects même après le tournant husserlien, jusque dans ses conversations avec Wang. Pourquoi Gödel défend-il un réalisme conceptuel en plus d’un réalisme mathématique ? Le réalisme conceptuel se comprend dans le cadre d’une recherche de nouvelles méthodes de résolution des problèmes mathématiques qui seraient basées sur une autre voie de résolution des paradoxes de Russell, une voie qui ne serait pas fondée sur le concept d’ensemble comme le propose les théories axiomatiques des ensembles à l’instar du système Zermelo-Fraenkel. Gödel reconnaît que la piste ouverte par l’idée d’un typage des ensembles qui ne sont alors plus compris comme des extensions de concept, c’est-à-dire comme des classes, est pour l’instant la seule opérationnelle ; mais il en reconnaît également les limites qui le laissent insatisfait. L’autre aspect des méthodes utilisées jusqu’à présent, pour lesquelles il est également insatisfait, est l’utilisation de systèmes formels n’admettant qu’une notion mécanique de démonstration. Les deux aspects sont à l’origine de ce que Gödel appelle dans la Gibbs lecture le phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques. L’espoir de trouver une méthode plus satisfaisante repose sur la seconde voie possible de résolution des paradoxes de Russell, mais qui jusqu’à présent n’a jamais abouti : il s’agit de 94 continuer à considérer les ensembles comme des extensions de concepts, ce qui signifie faire appel à la notion logique de concept. Le Russell paper dresse le bilan des solutions envisagées dans la voie logique. La théorie simple des types reste, selon lui, la meilleure piste envisagée. Mais elle ne satisfait pas encore Gödel, car elle est trop restrictive pour la notion de concept. En effet, si on peut accepter une forme du VCP du point de vue extensionnel, sur les classes, il est par contre injustifié du point de vue intensionnel, sur les concepts. 70 Les concepts admettent l’autoréférence, et Gödel rejette l’idée d’un typage les concernant. Gödel ne considère donc pas uniquement l’aspect extensionnel, il s’intéresse plus proprement à une logique intensionnelle, une logique des concepts en intension, ce qui se manifeste par son intérêt pour les travaux de Leibniz et le projet d’une characteristica universalis, d’une logique comme science de toutes les sciences. Il semble que ce soit dans la réhabilitation de la notion de concept en intension dans la logique que Gödel fonde son espoir sur de nouvelles méthodes échappant aux difficultés rencontrées par la voie purement mathématique et par les méthodes purement formelles. Pour y parvenir, un obstacle majeur doit être franchi : les paradoxes intensionnels qui ne peuvent être résolus par une méthode de typage, trop restrictive pour le concept d’application entre concepts, lequel admet l’autoréférence. Par conséquent, il est probable que le réalisme mathématique se rattache plus proprement aux ensembles, conçus selon la voie mathématique de résolution des paradoxes, sur la base du concept itératif d’ensemble, ou selon la seconde voie sur la base de la notion de classe, c’est-à-dire d’extension de concept ; dans les deux cas, que l’on parle d’ensemble ou de classe, les objets mathématiques existent objectivement. La réalité qu’ils décrivent pourrait consister en une structure qui prendrait la forme d’une succession causale déterminée par le concept itératif. Le réalisme conceptuel se rattacherait plus spécifiquement à la logique et aux concepts en intension requis pour découvrir une nouvelle notion non-formelle de démonstration et pour échapper au processus infini impliqué par le concept itératif d’ensemble. Cependant des ambiguïtés subsistent quant à la façon dont Gödel distingue les concepts des objets mathématiques. Il est probable que la distinction ne soit pas aussi radicale que dans ses conversations avec Wang, et il n’est pas exclu que dans ses textes Gödel emploie le terme « objet » en un sens large, parfois incluant les concepts mathématiques. En outre, 70 Pour l’analyse, proposée par Gödel dans le Russell paper, des différentes formes du VCP et de leurs applications aux différentes théories visant la résolution des paradoxes (théorie ramifiée, théorie des types simples et théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel) voir (Crocco 2006, 175‑176). 95 même s’il tend à les distinguer, il les considère très souvent ensemble, parlant simultanément des « classes et concepts » dans le Russell paper, des objets et concepts mathématiques dans la Gibbs lecture. D’autres sources d’ambiguïtés sont remarquables, par exemple dans la Gibbs lecture, dans le passage précédant la note 17 et dans la note 17 elle-même, où Gödel semble parler d’objets en un sens strict, ne comprenant que les ensembles. Il précise même que les points de vue que l’on peut avoir sur les objets mathématiques correspondent exactement aux différentes positions adoptées envers les concepts. Mais à la fin du texte il ne parle plus que de « monde des concepts ». La différence entre le réalisme mathématique et le réalisme conceptuel, tout comme la prise en compte des différents méthodes de résolution des paradoxes russelliens (purement mathématique ou logique) peuvent probablement lever certaines ambiguïtés, mais des questions subsistent irrémédiablement. Qu’est-ce qui les distingue dans leur nature même ? Quelle réalité recouvrent les deux types d’entités ? Quels rapports entretiennent-ils ? Une autre incertitude, probablement à l’origine de certaines méprises dans quelques interprétations du platonisme de Gödel, est liée au fait que les axiomes de la théorie des ensembles – dans un contexte qui est donc censé être purement mathématique – ne semblent pas être vrais en vertu des objets dont ils parlent, les ensembles, mais en vertu de la signification des concepts qu’ils contiennent. Autrement dit, même lorsqu’on se trouve dans le cadre purement mathématique de la théorie des ensembles, le réalisme conceptuel semble primer sur le réalisme mathématique. Parsons soulève le problème dans (Parsons 1995, 65), de même que Donald A. Martin dans (Martin 2005), et Goldfarb (Gödel 1995b, 332‑33) en déduit que les ensembles sont compris dans les concepts. Les ambiguïtés concernant la distinction entre objets mathématiques et concepts, et plus généralement relatives aux rapports entre mathématiques et logique, doivent être mises en perspective par la définition de l’analycité proposée par Gödel et que l’on retrouve dans plusieurs de ses textes. Enfin, même dans le cadre d’un platonisme fort, Gödel reste attaché à l’idée du point de vue subjectif, qui ne se réduirait pas à une forme mécanique et matérielle de raisonnement, rehaussant la composante optimiste du platonisme de Gödel. Le Cantor paper de 1947 illustre l’optimisme qui découle directement de la position réaliste de Gödel, en montrant à quel point une telle position peut être féconde lorsqu’on l’applique à des problèmes mathématiques concrets. Le platonisme suppose que les objets, les concepts et les vérités mathématiques existent indépendamment de la connaissance qu’on peut en avoir. Ils sont en quelque sorte là et attendent qu’on les découvre. En adoptant une forme de platonisme, même si les moyens 96 que l’on a actuellement à notre disposition laissent certains problèmes ouverts (par exemple les équations diophantiennes ou l’impossibilité d’une règle générale de production des axiomes de la théorie des ensembles), le fait de croire que ces problèmes ont objectivement une solution (une valeur de vérité), nous engage du même coup à penser que ce sont nos méthodes actuelles qui ne sont pas satisfaisantes et qu’il faut en chercher de nouvelles. Le platonisme de Gödel l’engage à croire en la possibilité de nouvelles méthodes plus satisfaisantes, c’est-à-dire plus à même de résoudre les problèmes mathématiques et donc de mieux saisir la réalité objective. Les distinctions entre objectif, subjectif et mécanique, sont au cœur de ce que Gödel luimême appelle son optimisme rationaliste attaché à son platonisme. Selon Parsons (Parsons 1995), van Atten et Kennedy (op. cit.), et également Tieszen (Tieszen 2011), ce sont les difficultés rencontrées en essayant d’articuler rationalisme et platonisme qui l’auraient conduit à se tourner vers Husserl et à opter pour une forme moins forte de réalisme. Le cadre leibnizien dans lequel s’inscrit Gödel, accompagné d’une position réaliste trop forte fondant l’objectivité en Dieu, est à l’origine du tournant husserlien. La question de la compatibilité entre rationalisme et platonisme tourne autour de la possibilité d’un accès épistémique à la réalité objective mathématique et conceptuelle. Gödel pense alors à une forme de « perception » des concepts. Comme l’analycité, l’idée de perception des concepts apparaît explicitement dans plusieurs des textes de Gödel. Les deux sont étroitement liés. Par exemple dans la Gibbs lecture et le Russell paper, les discussions autour de l’analycité succèdent immédiatement à une réflexion sur l’analogie entre objets mathématiques-théories mathématiques et corps physiques-théories physiques dans laquelle la question de la perception est centrale. Analycité et perception sont souvent au cœur des interprétations du platonisme de Gödel, sans toutefois directement toucher à la formulation que Gödel propose de son propre point de vue. Les deux en sont des manifestations que l’on peut suivre dans l’ensemble des textes. 2.1.2 Perception des concepts et analycité : au cœur des rapports entre optimisme rationaliste et platonisme L’idée de perception des concepts et la conception de l’analycité proposées par Gödel sont deux manifestations de son platonisme, souvent au centre des interprétations que l’on prête à sa position. Elles sont tout du moins au cœur de l’interprétation initiée par Wang, approfondie par Parsons et poursuivie par Tieszen, van Atten et Kennedy, considérant le 97 tournant husserlien comme l’abandon à la fois du cadre rationaliste purement leibnizien et du cadre d’un platonisme naïf. Les difficultés à concilier les deux cadres auraient motivé l’intérêt de Gödel pour Husserl, qui précisément cherche à revoir les thèses leibniziennes pour les rendre compatibles à un idéalisme transcendantal (autorisant une forme plus faible du platonisme). Or les problèmes de conciliation du rationalisme leibnizien avec un platonisme fort contiennent deux aspects : (1) l’accès épistémique aux entités objectives et (2) la possibilité de connaître les vérités objectives. Le problème de l’accès épistémique aux entités objectives se concentre dans l’idée d’une perception des concepts et d’une intuition mathématique. Le problème des conditions de vérité des propositions mathématiques se pose avec la définition de l’analycité, selon laquelle les axiomes mathématiques sont dits analytiques sans pour autant être dépourvus de contenu. La question de l’analycité est également liée au rejet d’une conception constructiviste des mathématiques. Dégager les caractéristiques de ce que Gödel appelle « perception des concepts », ainsi que les caractéristiques de la notion d’analycité déterminant la conception des vérités mathématiques, nous semble indispensable pour comprendre les rapports entre connaissance et réalité objective. Ces rapports sont au cœur des difficultés rencontrées par Gödel, le poussant à se tourner vers Husserl. Nous ne prétendons pas pouvoir expliquer le tournant husserlien, simplement mettre en évidence les problématiques sous-jacentes à ce qui a pu le motiver, et qui peut-être subsistent encore après, étant donné que Gödel ne parvient toujours pas aux résultats qu’il espérait pouvoir atteindre en s’inspirant de Husserl. Perception des concepts La question de la perception des concepts et de la réalité décrite par les mathématiques est affirmée dans la Gibbs lecture. Contre les positions constructivistes, Gödel y défend l’idée que les mathématiques ne sont pas le fruit de notre libre création, qu’elles décrivent une réalité « which we cannot create or change, but only perceive and describe » (Gödel 1995e, 320). Mais il ne s’arrête pas précisément sur la question de la perception des concepts. En revanche dans les Russell paper et Carnap paper, Gödel introduit l’idée de perception des concepts et d’intuition mathématique sur lesquelles nous développons nos connaissances mathématiques, nos théories mathématiques, en analogie aux perceptions sensibles sur lesquelles nous développons nos théories physiques : It seems to me that the assumption of such objects is quite legitimate as the assumption of physical bodies and there is quite as much reason to believe in their existence. They are in the same sense necessary to obtain a satisfactory 98 system of mathematics as physical bodies are necessary for a satisfactory theory of our sense perceptions and in both cases it is impossible to interpret the propositions one want to assert about these entities as propositions about data. (Gödel 1990c, 128) Cette affirmation nous avait permis de dégager les premières caractéristiques du platonisme de Gödel (infra, 66), mais nous ne nous étions pas arrêtés sur l’analogie entre perception sensible et perception des concepts. Gödel ne parle pas vraiment de perception des concepts dans ce passage, mais on peut penser que l’analogie avec les théories relatives à nos perceptions sensibles nous conduit à une telle idée, qu’il affirme d’ailleurs à la fin du Russell paper : « the difficulty is only that we don’t perceive the concept of "concept" and of "classe" with sufficient distinctness » (ibid., 139-140). Les difficultés nous empêchant de développer de nouvelles méthodes de résolution des problèmes mathématiques, en l’occurrence une théorie des concepts, sont liées au fait que nous ne percevons pas distinctement les concepts de classe et de concept. Une perception plus distincte de ces concepts nous permettrait « to make the meaning of the terms "class" and "concept" clearer » (ibid., 140). Que la perception des concepts et l’intuition mathématique doivent se comprendre en analogie aux perceptions sensibles est explicité dans la quatrième version du Cantor paper : « The similarity between mathematical intuition and a physical sense is very striking » (Gödel 1995c, 359). L’analogie est également soutenue par un passage de la révision du Cantor paper datant de 1964 : But despite their remoteness from sense experience, we do have something like a perception also of the objects of set theory, as is seen from the fact that the axioms force themselves upon us as being true. I don’t see any reason why we should have less confidence in this kind of perception, i.e., in mathematical intuition, than in sense perception. (Gödel 1990e, 268) Les termes de l’analogie employés en 1964 sont encore proches de l’analogie de 1944 et introduisent directement l’idée d’une perception des concepts similaire à nos perceptions sensibles. L’idée que l’on ait quelque chose qui soit l’équivalent des données sensibles dans le cadre du développement de nos théories mathématiques est l’élément qui n’est pas explicité par Gödel, mais vers lequel nous conduit l’affirmation de 1944. Le choix des axiomes est justifié par leur capacité à rendre compte de certaines évidences que nous obtenons par nos perceptions. Dans le cas de disciplines telles que la physique, la biologie, etc., qui nous parlent des choses du monde, ces évidences sont les données sensibles par lesquelles nous 99 percevons du monde. Dans le cas des mathématiques, il faudrait également admettre une forme d’évidence ou d’intuition liée à la pratique élémentaire du calcul (Crocco 2003, 27). Dans ses conversations avec Wang, Gödel parle de « data of second kind » pour les distinguer des données sensibles. La dernière partie de l’affirmation de 1944 indique que les données, sensibles ou non, ne sont pas elles-mêmes des connaissances. Les propositions vraies ne portent pas directement sur les données que nous obtenons par nos différentes sensations, mais bien sur les entités que nous percevons. Gödel écarte ainsi toute forme de réductionnisme, mais il insiste du même coup sur l’idée que les différentes données de l’intuition mathématiques ont besoin d’être unifiées par la supposition de l’existence d’un objet mathématique. Dans les deux cas (intuition mathématique et perception sensible), on doit supposer que certains objets existent, et qu’ils sont la cause de nos sensations. Gödel affirme alors que ce sont ces objets qui sont visés par la connaissance. Ainsi, selon Gödel, il faut supposer que les concepts et les objets mathématiques existent indépendamment du fait que nous les percevons. Mais, même s’ils sont indépendants de nous, nous sommes capables de les percevoir et de les connaître. Ce faisant nous collectons certaines « données », des évidences sur la base desquelles nous pouvons choisir nos axiomes. Ce sont les axiomes qui constituent la connaissance des concepts et des objets que nous percevons, et que nous justifions, c’est-à-dire que nous considérons comme vrais, par leur capacité à rendre compte des données de notre perception. Ainsi les axiomes « force themselves upon us as being true », parce qu’ils ne sont pas choisis arbitrairement ou selon des critères purement conventionnels, mais sur la base d’évidences que nous obtenons en percevant la réalité objective décrite par les objets mathématiques et les concepts logiques. Le Carnap paper peut aider à préciser l’analogie et plus exactement la portée des deux types de perception. Parsons notamment, dans sa volonté de comprendre la notion d’intuition mathématique, examine plus particulièrement deux passages : The similarity between mathematical intuition and a physical sense is very striking. It is arbitrary to consider ‘this is red’ an immediate datum but not so to consider the proposition expressing modus ponens or complete induction (or perhaps some simpler propositions from which the latter follows). For the difference, as far as it is relevant here, consists solely in the fact that in the first case a relationship between a concept and a particular object is perceived, while in the second case it is a relationship between concepts. (version V, (Gödel 1995c, 359)) 100 L’intuition mathématique peut recouvrir le domaine de la logique. En l’occurrence, Gödel prend comme exemple le modus ponens, qui est un principe logique. Les deux types de perception se distinguent par la nature des « faits » observés. Dans le cas des perceptions sensibles nous percevons une relation entre un objet et un concept, comme dans « this is red ». Dans le second cas on perçoit des relations entre concepts. Gödel remarque alors que le résultat de la perception sensible est plus arbitraire que le résultat de l’intuition mathématique, probablement du fait qu’elle introduit un élément conceptuel – « is red » – qui est étranger à la perception sensible. Parsons souligne que l’intuition mathématique ressemble alors à une forme d’évidence rationnelle dans laquelle la perception des concepts serait impliquée. La donnée d’une relation conceptuelle produite par l’intuition mathématique renferme déjà un jugement de valeur, on perçoit la relation comme vraie. Parsons souligne que le cas d’une perception sensible renferme sans doute également le même type de jugement : nous percevons comme vraie l’application d’un concept à un objet du monde. Parce qu’elle nous fait voir la vérité d’une application de concept (à un concept ou à un objet du monde), on peut parler d’évidence. Pour autant, elle n’apporte pas la connaissance de la relation perçue, ce qui se comprend en distinguant montrer et démontrer. L’intuition ne démontre pas, elle ne fait que montrer. Dans ses conversations avec Wang, Gödel remarque : « intuition is not a proof ; it is opposite of proof. We do not analyse intuition too see a proof but by intuition we see something without a proof. We only describe in what we see those components which cannot be analysed any further », 9.2.46, (Wang 1996, 304 ‑ 305). Le rôle de l’intuition mathématique et de la perception des concepts est de nous montrer les vérités objectives, elle nous guide en nous montrant ce que nous pourrions démontrer et connaître. Gödel l’illustre en prenant l’exemple de l’hypothèse du continu (Parsons 1995, 71). Un second passage du Carnap paper (version III) cité par Parsons approfondit le parallèle et la distinction entre intuition mathématique et perception sensible : I even think this comes pretty close to the true states of affairs, except that this additional sense (i.e., raison) is not counted as a sense, because the objects are quite different from those of all other senses. For while through sense perception we know particular objects and their properties and relations, with mathematical reason we perceive the most general (namely the "formal") concepts and their relations, which are separated from spacetime reality insofar as the latter is completely determined by the totality of 101 particularities without any reference to the formal concepts. (Gödel 1995c, 354) Parsons ajoute que, dans la version IV, à la place de la dernière phrase (dont la fin reste d’ailleurs un mystère pour lui),71 Gödel écrit : « For while the latter [the senses] we perceive particular things, with reason we perceive concepts (above all the primitive concepts) and their relation ». Parsons voit un changement entre la version III et la version IV du Carnap paper. Gödel parle de la raison comme d’un sens supplémentaire différent des autres sens parce que portant sur des objets (à prendre au sens large de ce qui est visé) de nature différente des objets perçus par les autres sens. Les sens ordinaires portent sur les objets du monde, objets spatio-temporels, leurs propriétés et leurs relations. La raison porte sur les concepts les plus généraux, « le formel », séparés de l’espace-temps, et leurs relations. Mais comment comprendre le terme « formel » ici ? Gödel le met entre guillemets, ce qui suggère qu’il ne le prend pas au sens où il pourrait être communément compris par les penseurs de son temps, c’est-à-dire comme quelque chose de saisissable par une procédure mécanique. Ce qu’il entend par « formel » n’apparait alors pas clairement. Peut-il y a avoir un lien avec l’idée de structure logique indépendante des objets particuliers auxquels la structure s’applique ? Rien n’est sûr, mais il pourrait être compris en parallèle à la dernière phrase du passage de la version III, affirmant que la réalité spatio-temporelle est complètement déterminée par la totalité des particularités sans aucune référence aux concepts formels. La question nous éloigne de l’examen de l’intuition mathématique et de la perception des concepts, mais il est probable que les Max-Phil puissent apporter quelques éclaircissements sur les rapports entre concepts logiques et réalité spatio-temporelle. Dans la version IV, Gödel affirme que par la perception sensible, on perçoit des objets particuliers, alors que par la raison on perçoit les concepts et leurs relations. Notons que Gödel semble dire que les concepts primitifs sont tout particulièrement visés par la raison, rejoignant ainsi le projet d’une théorie des ensembles affirmé dans le Russell paper et le fait que dans ce but, il faille une perception plus distincte des concepts de classe et de concept.72 Pour Parsons, Gödel modifie sa position quant à la portée de chacun des deux types de perceptions, car dans la version IV du Carnap paper, toute perception de concept, y compris sur les objets du monde – comme dans « this is red » –, est une application de la raison, alors 71 Note 39 dans (Parsons 1995, 63). Le lien avec le cadre leibnizien est reconnu par Parsons, mais n’est pas exploité dans son interprétation : « in talking of primitive concepts that are not subjective in Kant’s sense, whatever that is, Gödel maybe following the inspiration of Leibniz » (op. cit., 68). 72 102 que dans la version III, la perception de concept impliquée dans « this is red » semble dépendre de la perception des sens. Est-il possible que toute perception de concept ne soit pas une application de la raison ? Quelles sont donc les limites exactes du monde des concepts ? Parsons souligne une deuxième difficulté liée à la délimitation du champ de l’intuition mathématique. Il remarque que Gödel ne prend jamais en exemple des vérités mathématiques ou logiques particulières, mais uniquement des principes généraux qui requièrent une quantification sur les propositions (comme le modus ponens et l’induction complète). Gödel ne répond donc pas directement à la question de savoir si une proposition telle que « it is raining or it is not raining » est une application de l’intuition mathématique ou une perception des concepts. La raison de l’absence de réponse doit se trouver dans le terme « formel » et l’idée qu’il puisse faire référence à une structure générale qui ne dépend pas des éléments sur lesquels porte la proposition. En l’occurrence, dans l’exemple pris par Parsons, il est probable que Gödel pense que l’énoncé ne nous apprend rien sur le monde, sur le fait qu’il pleut ou non, mais exprime quelque chose au sujet de concepts plus généraux, tels que le « ou » et le « non » (Gödel 1995c, 362), qui sont des concepts logiques primitifs (8.6.17, (Wang 1996, 277)). Une dernière idée forte du Carnap paper sur la question de la perception préoccupe Parsons. Il s’agit du parallèle entre d’une part, l’idée d’inépuisabilité des mathématiques à partir du concept itératif d’ensemble, et donc l’engendrement d’un système infini dans lequel chaque nouvel axiome renferme une évidence considérée comme une application de l’intuition mathématique, et d’autre part, l’idée d’un nombre illimité de perceptions indépendantes d’un même objet : « The "inexhaustibility" of mathematics makes the similarity between reason and senses […] still closer, because it shows that there exists a practically unlimited number of perceptions also of this ‘sense’ » (Gödel 1995c, 353). Mais Parsons reste convaincu que l’évidence qui accompagne chaque nouvel axiome ne relève pas véritablement d’une perception. L’approfondissement des rapports entre (1) ce que nous montre l’intuition mathématique ou la perception des concepts, (2) ce qu’expriment les axiomes, la façon dont les formons, et (3) les méthodes de démonstration que nous sommes capables de mettre en œuvre, pourrait conduire à une meilleure saisie du rôle de la perception dans la génération des ensembles et des axiomes de la théorie des ensembles. L’interprétation de Parsons a le mérite de montrer la place centrale qu’occupent les questions soulevées par l’idée de perception des concepts dans le platonisme de Gödel. Par exemple, le champ exact recouvert par le monde des concepts, accessible par l’intuition 103 mathématique ou la perception des concepts, n’est pas clairement défini ; le problème des rapports entre concepts et objets spatio-temporels se greffe à la difficulté des rapports entre concepts et objets mathématiques, interrogeant plus généralement les relations entre logique, mathématiques et monde. Derrière l’idée de perception des concepts se dévoile également un questionnement sur la façon dont s’articulent intuition, axiomatique, démonstration et réalité objective. En revanche, outre le fait que nous sommes convaincus que les éléments de réponses qu’apporte Parsons doivent être revus à la lumière des Max-Phil, son attitude sceptique envers l’idée de perception des concepts, pour favoriser celle d’intuition des mathématiques qui cadre mieux avec une forme plus faible de platonisme, ne semble pas rendre justice au contexte précédant le cadre husserlien. Que veut dire Parsons par « there is nothing in these early writings to rule out the interpretation that the talk of "perception" of concept is meant metaphorically » (Parsons 1995, 57) ? Il semble convaincu que l’idée de perception des concepts cache une conception encore vague d’intuition, et doit par conséquent être comprise à lumière des textes plus tardifs dans lesquels la notion d’intuition est précisée par le cadre husserlien. L’interprétation qu’il propose doit être nuancée sur ce point. Pourquoi Gödel conserverait le terme de « perception » des concepts, même dans les textes où la notion d’intuition se précise, s’il n’apporte aucune nuance supplémentaire pour décrire l’accès épistémique aux concepts objectifs ? Un indice non négligeable invite à prendre au sérieux l’idée de perception des concepts, car Gödel affirme dans (Wang 1974, 84 ‑ 86) que la perception des concepts est un sixième sens dépendant d’un organe physique qui se situerait dans une zone du cerveau proche du centre neural du langage. Analycité L’idée de perception des concepts et d’intuition mathématique est fondamentale dans la justification de nos axiomes. Ces derniers renferment une évidence parce qu’ils sont choisis sur la base de ce que nous percevons. Dans le cadre du platonisme, au-delà de l’évidence, l’idée de perception fonde l’existence d’entités objectives. En l’occurrence Gödel parle principalement de concepts et de relations conceptuelles, qui, en étant perçus, nous guident dans le choix des axiomes. Comprendre l’expression utilisée par Gödel dans la révision du Cantor paper de 1964 selon laquelle les axiomes s’imposent à nous comme étant vrais, exige de s’interroger sur la nature des vérités mathématiques. Gödel rejette l’idée que les vérités mathématiques n’aient pas de contenu, mais en même temps leur reconnaît un caractère analytique car elles ne peuvent pas venir des sens et ne nous disent rien du monde réel. Dans 104 le Russell paper et la Gibbs lecture, Gödel propose une nouvelle définition de la notion d’analycité – en opposition à la définition constructiviste – se basant sur l’idée qu’un autre type de perception est possible, distinct des perceptions sensibles, une perception qui nous donne un accès à une réalité autre que le monde physique, une réalité conceptuelle. Dans le Russell paper, afin de préciser en quel sens les axiomes des Principia peuvent être dits analytiques, Gödel distingue deux sens : First it may have a purely formal sense that the terms occurring can be defined (either explicitly or by rules for eliminating them from sentences containing them) in such a way that the axioms and theorems become special cases of the law of identity and disprovable propositions become negation of this law […] In a second sense a proposition is called analytic if it holds "owing to the meaning of the concepts occurring in it", where this meaning may perhaps be undefinable (i.e. irreducible to anything more fundamental). (Gödel 1990c, 139). Suivant le premier sens, une proposition est analytique si elle est réductible à une identité par des règles purement syntaxiques, 73 autrement dit elle n’apporterait aucune connaissance supplémentaire en dehors des règles syntaxiques qu’elle met en œuvre, et n’aurait aucun contenu. Selon le sens attribué par Gödel, une proposition est analytique en vertu de la signification des concepts qu’elle contient ; que leur signification puisse être indéfinissable fait probablement référence aux concepts primitifs, inanalysables. Une proposition peut contenir des termes primitifs dont la signification ne supporte aucune définition, car ils ne sont pas analysables en termes plus simples. Dans la Gibbs lecture, il précise encore le sens qu’il confère au terme « analycité » : I wish to repeat that "analytic" here does not mean "true owing to our definition", but rather "true owing to the nature of the concepts occurring [therein]", in contradistinction to "true owing to the properties and the behavior of things". This concept of analycity is far from meaning "devoid of content" that it is perfectly possible that an analytic proposition might be undecidable (or decidable only with [a certain] probability). For our knowledge of the world of concepts may be as limited and incomplete as that of [the] world of things.(Gödel 1995e, 321) 73 La possibilité d’éliminer certains termes par des règles syntaxiques pour exprimer la proposition en des termes déjà connus – une sorte d’élimination « par définition » – n’est pas sans rappeler la façon dont Russell traite les descriptions définies. En s’engageant dans ce genre de solution, Gödel constate que Russell abandonne son réalisme pour une forme de nominalisme (Gödel 1990c). 105 Gödel prend à nouveau ses distances avec le point de vue constructiviste qui réduit les propositions mathématiques à des « définitions ». L’analycité des vérités dépend donc des règles d’écriture qui permettent de ramener une série donnée de symboles (une proposition) à des symboles déjà connus. Gödel opère une nouvelle distinction qui lui permet de prendre ses distances avec une autre conception de l’analycité : « true owing the properties and the behavior of things ». Si par « things », Gödel entend les choses du monde, alors il manifeste son rejet du contenu des vérités mathématiques comme quelque chose qui dépend du monde réel. Les mathématiques ont un contenu propre qui ne doit être réduit ni à des règles syntaxiques, ni aux choses du monde. However, it seems to me that nevertheless one ingredient of this wrong theory of mathematical truth is perfectly correct and reality discloses the true nature of mathematics. Namely, it is correct that a mathematical proposition says nothing about the physical or psychological reality existing in space in time, because it is true already owing to the meaning of terms occurring in it, irrespectively of the world of real things. What is wrong, however, is that the meaning of the terms (that is, the concepts they denote) is asserted to be something man-made and consisting merely in semantical conventions. The truth, I believe, is that these concepts form an objective reality of their own, which cannot create or change, but only perceive and describe. (Ibid, 320) L’analycité conçue comme « true owing the properties and the behavior of things » est également rejetée par le point de vue constructiviste qui ne reconnaît aucune forme de contenu aux mathématiques. Gödel précise ce qu’il entend par « things », en l’occurrence deux choses distinctes, impliquant deux points de vue différents sur les mathématiques. Les choses réelles, spatio-temporelles, sont soit des choses du monde physique, auquel cas les mathématiques sont abstraites de la réalité physique et n’ont de contenu que dans la mesure où les propriétés qu’elles expriment sont des parties des choses, point de vue défendu par le réalisme aristotélicien ; soit elles sont des entités mentales, facultés de notre esprit, et les mathématiques sont assimilées à des actes mentaux, point de vue défendu par les intuitionnistes.74 Il explicite alors ce qu’il comprend par « meaning of the terms » figurant dans les vérités, et dont dépend l’analycité selon sa propre définition. Le meaning d’un terme est le concept qu’il dénote, autrement dit le contenu des mathématiques est le monde objectif des concepts. Une petite ambiguïté pourrait apparaître sur la notion de concept. Gödel l’utilise 74 Nous soulignons la nature temporelle des facultés mentales, de notre esprit, de nos actes mentaux, tels que les conçoit Gödel. 106 à la fois pour parler des éléments des propositions que nous formons, et à la fois pour parler des entités objectives. Mais l’ambiguïté peut probablement être levée à la lumière des deux niveaux subjectif et objectif. Gödel ne semble pas exclure l’idée que nous formions nos propres concepts (sur la base de nos perceptions conceptuelles) qui, bien que nous soyons guidés par les concepts objectifs, ne leur correspondent pas.75 Le sens conféré au terme « analycité » dépend de la conception des mathématiques que l’on adopte et du contenu qu’on leur accorde. Ainsi la nature des vérités semble pour Gödel dépendre de la nature des éléments qui les composent, et contrairement à ce que suggère Wang (Wang 1996, 303‑305), la primauté de l’objectivité des entités mathématiques sur l’objectivité des vérités ne laisse que peu de doute dans le contexte de l’analycité. Les objets et concepts mathématiques existent avant que nous les saisissions et que nous formions nos connaissances. Au regard de la notion d’analycité défendue par Gödel, le lien entre perception, connaissance et réalité objective apparaît. La perception des concepts est la clé de l’articulation entre l’optimisme rationaliste et le platonisme de Gödel. En adoptant un platonisme mathématique, c’est-à-dire en supposant que les objets et concepts mathématiques forment une réalité indépendante du monde physique (y compris des actes mentaux), on peut distinguer l’ensemble des propositions vraies de l’ensemble des propositions démontrables. Gödel affirme ici dans la même lignée la possibilité que certaines propositions soient en même temps analytiques et indécidables. Il le fait parce que la nature analytique des vérités mathématiques est fondée sur une réalité objective qui ne dépend pas de nos capacités cognitives, c’est-à-dire pas des procédés de démonstration à notre disposition. Nos démonstrations, jusqu’à ce jour, ne parviennent pas à saisir complètement le monde objectif des concepts : « our knowledge of the world of concepts may be as limited and incomplete as that of [the] world of things », du fait que « these concepts form an objective reality of their 75 La distance qui sépare les concepts pris objectivement des concepts tels que nous les formons (d’un point de vue subjectif) est manifeste dans les discussions autour du phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques dans la Gibbs lecture (voir la section 2.1.1), mais aussi autour de la perception des concepts dans le Russell paper. Gödel y affirme explicitement que notre compréhension des concepts requiert une plus grande élucidation, signifiant qu’elle n’est pas complète. Enfin, dans (Wang 1974) est exprimée l’idée que nous pouvons percevoir un concept de plus en plus clairement et distinctement, jusqu’à atteindre le concept « précis », à l’instar du concept de calculabilité défini par Turing. Dans ce cas, il faut encore savoir ce que Gödel entend par concept « précis ». Veut-il dire que Turing est parvenu à rendre compte du concept exact de calculabilité, tel qu’il apparaît dans le monde objectif des concepts ? Auquel cas les concepts subjectifs sont susceptibles de correspondre aux concepts objectifs. La rareté des cas dans lesquels une telle correspondance est possible est-elle due à l’état actuel de nos connaissances, ou bien même si nous parvenons à une meilleure perception des concepts existera-t-il toujours une distance qui nous en sépare ? La question est ouverte et doit nous amener à nous interroger sur la nature de la correspondance en jeu, elle-même dépendant de la nature des entités qu’elle met en relation, c’est-à-dire des concepts subjectifs et des concepts objectifs. 107 own, which cannot create or change, but only perceive and describe ». Trois caractéristiques se dégagent des liens entre notre niveau de développement des mathématiques qui repose sur la notion de démonstration, et le niveau objectif des vérités mathématiques : 1. Les deux niveaux ne correspondent pas, le niveau subjectif serait en quelque sorte une « expression » 76 incomplète de la réalité objective. Gödel reprend l’analogie avec la réalité physique. Notre connaissance du monde des concepts est aussi limitée que celle du monde physique. Le dénominateur commun aux deux phénomènes pourrait être la perception que l’on a respectivement de ces deux réalités. Notre connaissance en est certainement limitée parce que notre perception en est déjà ellemême limitée. Notre connaissance (du monde physique ou conceptuel) trouve son fondement dans les données de nos perceptions (sensibles dans le premiers cas, conceptuelles dans le second), et les axiomes de nos théories sont justifiés par leur capacité à rendre compte des évidences résultant de notre perception de la réalité objective. Deux sources de limitation sont alors envisageables, et ne sont d’ailleurs probablement pas exclusives. D’une part, elle peut être imputable à nos méthodes de démonstration, et d’autre part au fait que nous ne percevons qu’incomplètement la réalité formée par les concepts, exactement comme nous sommes incapables de percevoir le monde physique dans sa totalité en un seul regard. Nous ne pourrions le percevoir complètement que par une série infinie de perceptions différentes, processus qui semble hors de notre portée précisément par son caractère infini. Remarquons que la première source de limitation n’est probablement pas étrangère à la seconde : le développement de méthodes de démonstration dépend vraisemblablement de notre perception du concept de démonstration. 2. La réalité objective des concepts guide le développement de nos connaissances, précisément parce que nos axiomes sont justifiés par leur capacité à rendre compte des perceptions que l’on a des concepts objectifs. La perception que l’on a des concepts nous fait voir la vérité de certaines des propositions que l’on ne parvient pas à démontrer. 3. Notre perception est susceptible d’évoluer. Nous pouvons percevoir les concepts de plus en plus distinctement, exactement comme nous pouvons percevoir de plus en plus distinctement les objets du monde physique en nous rapprochant d’eux : « the sharp concept is there all along, only we did not perceive it clearly at first. This is 76 Il est préférable d’utiliser les guillemets tant que la conception des rapports entre le niveau subjectif et le niveau objectif n’est pas clarifiée. 108 similar to our perception of an animal first far and then nearby » (Wang 1974, 84). Gödel exprime dès 1944 la conviction qu’il est possible que notre perception des concepts s’améliore et qu’ainsi de nouvelles méthodes, de nouveaux principes, pourraient voir le jour, contribuant à résoudre des problèmes restant indécidables par les méthodes actuelles. Une amélioration de notre perception des concepts, qui se traduit par une clarification du meaning de nos concepts, pourrait donc améliorer nos connaissances, les compléter. Conclusion sur les notions de perception de concepts et d’analycité Si les notions de perception des concepts et d’analycité ne contribuent pas directement à la formulation du platonisme de Gödel, elles sont indubitablement des manifestations des positions philosophiques de Gödel. Elles éclairent l’articulation de différentes composantes philosophiques, et plus spécifiquement celle entre platonisme et optimisme rationaliste. Elles éclairent également les incertitudes et les ambiguïtés liées à ce qui est souvent considéré comme une partie mystérieuse du réalisme de Gödel, en l’occurrence l’idée d’un « sixième sens » et de la réalité objective vers laquelle ce sixième sens dirige notre attention. Les deux notions impliquent une distinction entre perception et connaissance, et soulignent un rapport de fondement ou de justification de nos connaissances sur nos perceptions. Les perceptions elles-mêmes ne sont pas immédiatement des connaissances, elles sont le lien entre la réalité objective des concepts et nos connaissances des concepts. Le lien établi par la perception des concepts est analogue à celui qu’établit la perception sensible entre le monde physique et nos connaissances du monde physique. La spécificité de la perception des concepts se comprend par la spécificité des objets – concepts – perçus par rapport aux objets physiques, spatio-temporels, du monde. Par conséquent, Gödel ne propose pas une définition positive des concepts objectifs, indiquant simplement qu’ils ne sont pas spatio-temporels. On ne peut comprendre leur nature, si ce n’est qu’ils se distinguent des objets physiques. La question des rapports entre concepts et objets physiques vient s’ajouter à la complexité des rapports entre concepts et objets mathématiques, d’autant plus problématiques que la notion d’objets mathématiques semble être complètement évacuée dans le contexte de la définition de l’analycité. Les vérités mathématiques ne semblent pas dépendre des objets mathématiques, mais bien des concepts qu’elles présupposent. Les questions sont alors nombreuses. Quelle signification peut avoir le rôle exclusif des concepts dans les vérités mathématiques pour les rapports entre concepts et objets mathématiques ? On ne peut que supposer que l’absence de 109 la notion d’objet mathématique, au seul profit de la notion de concept, dans le cadre de l’analycité, soit la manifestation d’une différence profonde de nature entre les deux types d’entités. Si les objets mathématiques ne semblent jouer aucun rôle dans ce qui fonde la vérité objective des propositions mathématiques, n’ont-ils strictement aucun rôle à jouer dans la constitution de nos connaissances mathématiques ? Le rôle de l’intuition de l’existence d’objets mathématiques est étroitement lié au fait que nous ne pouvons pas démontrer la cohérence de nos axiomes mathématiques. En effet, l’intuition mathématique nous dispense de cette démonstration (Crocco 2003, 29). Mais la distinction entre le rôle de l’intuition de l’existence des objets mathématiques (réalisme mathématique) et celui de la perception des concepts (réalisme conceptuel) n’est pas évidente. Sur la base des conversations avec Wang (chapitre 8 dans(Wang 1996)), Crocco propose d’examiner plus en détails la façon dont Gödel conçoit les rapports entre intension et extension, entre objets et concepts ,et entre abstrait et concret (Crocco 2006). L’examen de ces couples de notions chez Gödel pourrait clarifier les relations entre logique, mathématiques et monde physique, ainsi que les relations que nous entretenons avec chacune de ces réalités. L’analogie entre (1) les relations entre la perception sensible, la connaissance du monde physique et le monde physique lui-même et (2) les relations entre la perception conceptuelle, la connaissance mathématique et probablement pouvons-nous dire aussi logique, et monde des concepts, éclairée par l’optimisme rationaliste de Gödel, peut avoir des conséquences remarquables au regard de l’objectif général du projet philosophique de Gödel. Gödel est convaincu que notre perception des concepts, qui plus est des concepts primitifs, peut s’améliorer, clarifiant du même coup le meaning des concepts que nous utilisons pour former nos vérités, et donc complétant nos connaissances qui décriraient de plus en plus précisément la réalité objective. Une hypothèse serait que l’optimisme défendu par Gödel, qui lui permet de croire au projet d’une logique des concepts en intension, pourrait tout aussi bien s’appliquer à la philosophie qu’il conçoit comme une science exacte s’appuyant sur une théorie des concepts, mais dont les concepts fondamentaux sont plus spécifiques car doivent décrire la signification du monde. La question de savoir si nous serons un jour capables d’atteindre une connaissance complète de la réalité objective (physique ou conceptuelle) reste ouverte, le minimum requit pour espérer y parvenir serait de trouver les concepts primitifs d’une part à la base de la théorie des concepts et d’autre part de la métaphysique. Peut-être qu’en parvenant à percevoir distinctement les concepts primitifs de chacune des théories, nous parviendrions également à trouver les bons axiomes pour les 110 décrire, et ainsi nourrir l’espoir d’une connaissance complète de la réalité conceptuelle et du monde physique. Le parallèle est d’autant plus remarquable que dans les deux cas le seul espoir d’y parvenir pour Gödel est de développer des systèmes basés sur la notion de concept en intension. Il semble qu’il ne soit pas possible d’atteindre de tels résultats en restant sur une acceptation purement extensionnelle des concepts. Les conclusions qui se dessinent ici semblent corroborées par le témoignage de Russell relatant une discussion de 1936 avec Gödel : « Gödel turned out to be an unadultered Platonist, and apparently believed that an eternal "not" was laid up in heaven, where virtuous logicians might hope to meet it hereafter » (Wang 1987, 112). 2.1.3 Les questions soulevées par l’affirmation d’un réalisme conceptuel dans les textes précédant le tournant husserlien Le réalisme conceptuel constitue la spécificité du platonisme de Gödel. Il n’est pas évident de le distinguer clairement de son réalisme mathématique, car souvent Gödel utilise de front les termes de concept et d’objet mathématique. Pourtant des pistes suggèrent qu’il faut effectivement les distinguer. Réalisme conceptuel et réalisme mathématique ne semblent pas jouer le même rôle dans le platonisme de Gödel, comme dans le développement de ses travaux scientifiques. Il est par exemple tout à fait remarquable que le réalisme mathématique ne soit absolument pas en jeu dans le caractère analytique des vérités mathématiques, et que seul le réalisme conceptuel semble requis. La première piste est le projet d’une théorie des concepts au sens où l’entendait Leibniz, c’est-à-dire comme science de toutes les sciences. Gödel pense réaliser un tel projet par une théorie des concepts en intension, excluant le typage sur les propriétés, pour privilégier l’idée de « limited ranges of significance ». L’idée serait que tous les concepts s’appliquent avec signification partout (universellement) à l’exception de certains points limites qui nous conduisent aux paradoxes intensionnels, à l’image du zéro pour la division (Gödel 1990c, 138). La confusion entre réalisme mathématique et réalisme conceptuel pourrait donc être au moins partiellement levée en distinguant les deux voies – reconnues par Gödel – de résolution des paradoxes de Russell. La voie logique continue à considérer les ensembles comme des extensions de concept. L’originalité de la théorie des concepts, telle que Gödel l’envisage, par rapport aux autres solutions envisagées dans la voie logique est la prise en compte des concepts en intension, non pas uniquement en extension. La voie mathématique abandonne l’idée d’ensemble comme extension de concept, et donc la notion de classe, pour privilégier 111 une génération étape par étape des ensembles. Les solutions envisagées dans la voie mathématique ont en commun ce que Gödel appelle le concept itératif d’ensemble. Il n’est évident de savoir si le réalisme mathématique de Gödel s’attache à la notion d’ensemble en un sens large, incluant la conception des deux voies, c’est-à-dire incluant classes et ensembles, ou si Gödel n’y inclut que les ensembles au sens strict, c’est-à-dire les objets générés par le concept itératif d’ensemble. La piste des différentes voies de résolution des paradoxes indique que la spécificité du réalisme conceptuel ne peut qu’être élucidée par la mise en dialogue de certains couples : concepts et objets, extension et intension, logique et mathématiques, logique et monde, mathématiques et monde. Une autre distinction majeure est à l’œuvre dans le réalisme conceptuel de Gödel, entre connaissance et vérité, entre un niveau subjectif, qui ne semble pas se réduire à une chose purement mécanique et matériel, et un niveau objectif localisé dans l’entendement de Dieu. On ne peut espérer saisir pleinement les rapports entre les deux niveaux qu’à la lumière de questions plus spécifiques : la notion de perception et le fait que nous ne percevons qu’incomplètement le monde des concepts. La perception, avant le tournant husserlien, n’est pas explicitement définie, ses caractéristiques ne sont données que négativement en contraste avec la perception sensible. Nous savons simplement qu’elle est le lien privilégié entre nos connaissances et les vérités objectives, devenant ainsi centrale dans l’articulation du platonisme et de l’optimisme rationaliste de Gödel. En ce qui concerne le caractère incomplet de notre perception du monde des concepts, nous pouvons nous demander dans quelle mesure il ne se rapproche pas du caractère incomplet de notre saisie de la réalité mathématique décrite par le concept itératif d’ensemble. D’un point de vue objectif l’itération se comprend comme une succession causale, impliquant une structure infinie d’ensembles toujours plus grands. Le caractère inépuisable des mathématiques ne serait pas directement imputable au caractère infini, car Dieu serait capable de voir la structure des ensembles comme une totalité (exactement comme il serait capable de voir la totalité du monde), là où nous ne voyons qu’une infinité sans fin, jamais close sur elle-même. Notre incapacité et nos limites intrinsèques tirent leur origine dans notre nature temporelle. Nous saisissons les chaînes causales comme des successions temporelles, et ne les appréhendons que dans le temps. L’incomplétude de nos connaissances conceptuelles serait-elle également liée à notre nature temporelle ? 77 La question est d’autant plus troublante que si les objets mathématiques se déploient suivant une succession causale, Gödel n’affirme rien d’aussi fort pour les concepts. 77 Que l’incomplétude de nos connaissances soit liée à la nature temporelle de notre esprit est une thèse défendue par Gödel dans les Max-Phil (voir la section 3.6). 112 Une causalité pourrait être envisagée dans le rapport entre concepts primitifs et concepts complexes dérivant des premiers. 2.2 Les interprétations de Gödel : quelle place pour le réalisme conceptuel précédant le tournant husserlien ? Au regard des textes publiés, le réalisme conceptuel paraît prendre une place prépondérante dans la pensée de Gödel, dans son projet d’une théorie des concepts indispensables à l’objectif philosophique général que se donne l’auteur. La distinction entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique s’avère indispensable pour comprendre son œuvre, drainant avec elle une série de questions toutes aussi importantes : que sont les concepts, quelle est leur spécificité par rapport aux objets mathématiques ? Quels sont les rapports entre les niveaux objectif et subjectif ? La notion de démonstration du point de vue subjectif ne semble pas se réduire à la notion mécanique de démonstration comprise au sens de Turing, et impliquant une procédure finie sur un nombre fini de symboles et des règles finies de transformations d’écriture (syntaxiques). Quel est le rapport entre le point de vue subjectif et celui mécanique ? Quel est le rôle des symboles dans le développement de nos connaissances ? En quoi la nature temporelle de notre esprit limite-t-elle notre connaissance qui ne peut que décrire incomplètement la réalité objective formée par les concepts ? Autant de questions soulevées par le réalisme conceptuel, sur lesquelles il semble impossible de faire l’impasse si nous souhaitons en comprendre les spécificités. Comment le réalisme conceptuel est-il traité dans la littérature secondaire ? A-t-il véritablement fait l’objet d’un examen approfondi ? Bien que Gödel affirme explicitement défendre un réalisme mathématique et un réalisme conceptuel, la distinction entre les deux n’est que rarement thématisée dans les études du platonisme de Gödel, elle l’est encore moins dans le cadre précédant le tournant husserlien. L’idée-même de perception des concepts est souvent considérée comme une partie mystérieuse du platonisme de Gödel, que l’on préfère par conséquent aborder sous l’angle de l’intuition mathématique interprétée dans les termes husserliens. Cet état de l’art de la littérature secondaire vise à présenter les principales tendances suivies dans la réception du platonisme de Gödel. Nous constatons diverses attitudes : certains ne prennent pas en compte la distinction entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique, d’autres, même en les distinguant, ne s’y intéressent pas directement. 113 Peu s’emploient proprement à comprendre les problèmes sous-jacents au réalisme conceptuel, à ce qui fait la spécificité de la notion de concept et de ses rapports avec la notion d’objet mathématique ; et parmi eux, le risque de détourner la pensée de Gödel ne semble pas conjuré. Dans le premier groupe, se trouvent par exemple les travaux de Maddy, Tait, Chihara, qui enrichissent le débat réalisme-antiréalisme en mathématiques, prenant Gödel comme le représentant par excellence d’un platonisme fort envers les objets mathématiques. Avec l’appui des travaux de Wang, dont les conversations avec Gödel datant des années 1970 sont clairement empreintes de l’influence husserlienne, se dessine un second cadre interprétatif. Ainsi, les analyses de Parsons, Tieszen, van Atten et Kennedy, bien qu’étant conscients de l’affirmation de deux formes de réalisme, visent bien plus à réhabiliter le platonisme de Gödel en montrant qu’il défend dans son tournant husserlien une position plus cohérente avec l’optimisme rationaliste, et par conséquent également moins forte. Dans le dernier groupe, nous distinguons encore deux tendances. La première cristallise l’interprétation de D. A. Martin qui propose pour la première fois une étude du réalisme conceptuel, mais il est remarquable de voir à quel point les positions de Gödel restent obscures lorsqu’elles sont comprises dans un cadre qui ne leur est manifestement pas adapté. D.A. Martin applique une interprétation structuraliste au réalisme conceptuel de Gödel, et les difficultés rencontrées par une telle démarche sont nombreuses, obscurcissant d’avantage une position déjà mal connue. Enfin, en réaction à l’interprétation de D.A. Martin – qui tend bien plus à déformer la pensée de Gödel afin de lui donner un cadre inapproprié ou inadéquat –, se trouvent les travaux de Crocco, posant un cadre méthodologique volontairement proche des textes-mêmes de Gödel, et de ses conversations avec Wang. Elle tend à montrer qu’une interprétation du cadre leibnizien, qui ne serait plus compris uniquement sous le prisme husserlien, peut être compatible avec le platonisme de Gödel, redonnant tout son relief à la pensée de Gödel développée avant le tournant husserlien. Le second intérêt que présente son travail est de rendre manifeste la nécessité de se plonger dans l’examen des Max-Phil pour comprendre les positions qu’il défendait dans les années 1940 et 1950, et dont les grandes lignes apparaissent dans le Russell paper et dans la Gibbs lecture. 2.2.1 Interprétation de Gödel dans le débat réalisme-antiréalisme Les affirmations de son platonisme dans le Russell paper et le Cantor paper (textes publiés de son vivant) ont suscité un vif débat dont les acteurs principaux sont Dummett et Benacerraf. Ce qui est au cœur du débat est l’idée d’un platonisme sémantique selon lequel 114 l’existence des objets mathématiques devrait se comprendre dans le cadre de la sémantique de Tarsky (théorie des modèles). Dans ce débat, Dummett et Benacerraf soulignent que l’existence des objets mathématiques dépend d’une interprétation du langage mathématique.78 Le cadre de ces discussions ne touche pas directement notre propos, mais aide à comprendre le contexte dans lequel le platonisme de Gödel a été reçu, et sans doute comment continue-t-il d’être compris par D.A. Martin dans (Martin 2005) ; d’autant plus que D.A. Martin est probablement influencé par le structuralisme, également adopté par Benacerraf. Si Gödel démontre la consistance de certaines propositions indécidables en s’appuyant sur la théorie des modèles, nous pouvons sérieusement remettre en cause qu’il pense fonder la vérité des propositions mathématiques sur les objets dont parlent les modèles. Dummett et Benacerraf posent d’emblée un cadre mathématique qui semble évacuer la question du réalisme conceptuel, pour se concentrer sur les ensembles. Le cadre est toujours de vigueur dans les années 80, avec des auteurs comme Tait, Maddy et Chihara. Leur objectif se concentre bien plus sur le développement de leur propre position dans le débat réalismeantiréalisme, que de préciser le point de vue de Gödel. Leur intérêt pour le débat réalismeantiréalisme ne les engage pas dans une étude plus systématique du platonisme de Gödel, qu’ils ne considèrent que sous l’angle des objets mathématiques, comme l’exemple d’une position réaliste plus radicale, en marge de la pensée de son temps. Plusieurs raisons nous invitent à ne pas nous attacher aux interprétations données dans le cadre général du débat réalisme-antiréalisme des mathématiques qui ne s’appuie pas sur une étude approfondie de la pensée de Gödel. Il est vrai que dans les années 1980, hormis le Russell paper et le Cantor paper, les autres textes susceptibles de préciser le point de vue de Gödel ne sont pas accessibles au public. Cependant dans le Russell paper, l’idée de théorie des concepts, sa conception leibnizienne de la logique mathématique donnée dans l’introduction du texte, et le contexte logique impliquant les notions de classes et de concepts, constituent déjà des indices invitant à une certaine prudence quant à l’interprétation de la pensée de Gödel. Mais les confusions amenées persistent jusque dans les discussions contemporaines. Le débat prend en compte au mieux une position partielle de Gödel, au pire une position qui ne lui correspond pas du tout, au point de douter qu’elle soit véritablement propre à Gödel, comme le suggère Michael Potter dans (Potter 2001). Il nous semble qu’avant d’introduire Gödel dans le débat réalisme-antiréalisme et de discuter de la valeur de ses arguments, il est nécessaire de mieux comprendre son argumentation et d’en préciser les termes. 78 Voir la section 5 de (Tait 1986) et (Maddy 1980). 115 Parmi les commentateurs qui ne distinguent pas réalisme conceptuel et réalisme mathématique, pour ne s’intéresser qu’à ce dernier, le cas d’Hintikka (voir notamment (Hintikka 1998)) est notable par les confusions qu’il amène dans l’interprétation de la pensée de Gödel. Nous suivons Crocco (Crocco 2012) en reconnaissant le manque de fondement de ses hypothèses et le peu de crédibilité que l’on peut accorder à son interprétation. Van Atten s’oppose également à l’interprétation « actualiste » proposée par Hintikka dans (van Atten 2015). Dans sa généralité, le commentaire d’Hintikka visant à comprendre le platonisme de Gödel dans un cadre « actualiste », rejetant l’idée de mondes possibles, ne nous semble pas cohérent avec le projet même de théorie des concepts d’inspiration leibnizienne, d’autant plus que dans ses conversations avec Wang, Gödel met clairement en perspective l’idée que la logique (théorie des concepts) est plus générale que la métaphysique qui prend comme objet le monde actuel (Wang 1996, 294).79 Dans le détail, Hintikka s’appuie sur le réalisme de Russell auquel Gödel fait référence dans le Russell paper. Il interprète l’analogie entre mathématiques et sciences naturelles comme le fait que les mathématiques et la logique portent sur les objets actuels exactement comme les autres sciences, car c’est ainsi que la comprend Russell. Il semble que les propos de Gödel tendent assez clairement à montrer que la similarité réside en ce que la perception conceptuelle et la perception sensible portent chacune sur des objets de nature profondément différente. Gödel insiste dans la Gibbs lecture sur l’existence de deux réalités : le monde physique spatio-temporel, et le monde des concepts qui n’est pas « abstrait » du monde réel comme le défend le réalisme aristotélicien. Pour finir, les affirmations qu’il prête à Wang selon lesquelles Gödel ne croyait pas en l’objectivité des propositions mathématiques et logiques, et qu’elles portaient sur les objets actuels, ne nous semblent pas fondées.80 2.2.2 Platonisme de Gödel et idéalisme transcendantal La considération du platonisme de Gödel dans le cadre husserlien, essentiellement à partir des années 1960, est probablement à l’origine de l’obscurité qui entoure les premières affirmations du platonisme du Russell paper à la Gibbs lecture. Par exemple, si Wang distingue les deux types de réalisme et leur portée respective ((Wang 1987, 189) et (Wang 79 Pour la distinction entre théorie des concepts et métaphysique comme science exacte (infra, 41-43). Contre le fait que les propositions mathématiques et logiques ne sont pas objectives voir par exemple dans (Wang 1996, 210) ou encore (ibid., 303-305). Contre l’idée que ces propositions ne portent que sur les objets actuels et que Gödel rejetait le domaine du possible voir (ibid., 313). 80 116 1996, 247‑285)), il n’est pas certain de saisir pleinement le rôle du réalisme conceptuel dans le projet général d’une métaphysique comme science exacte (Wang 1987, 196). La façon dont Parsons analyse l’idée de perception des concepts constitue un autre exemple du mystère qui plane au dessus des premières affirmations de Gödel. Dans la conclusion de son article, Parsons affirme que le point de vue de Gödel est lié à l’idée d’un « déploiement » des concepts, mais avoue ne pas comprendre quel rôle lui adjuger dans les problèmes mathématiques, ni quelle aide peut-il apporter pour découvrir de nouvelles méthodes (Parsons 1995, 71). Parsons reconnaît que selon Gödel, des éléments abstraits apparaissent comme des concepts primitifs dans notre conception du monde physique et des mathématiques, et qu’il peut en ce sens être en accord avec Kant. Mais dans le même temps, ajoute Parsons, il s’en éloigne en affirmant l’existence de « what he mysteriously calls "another kind of relationship between ourselves and reality" » (ibid., 68), impliquant que nous avons un accès à une réalité objective indépendante de nous en un sens fort. Parsons est donc conscient de certaines particularités du réalisme conceptuel de Gödel, mais pense qu’une part d’ombre subsiste sur ce qui lui apparaît alors comme une position mystérieuse. L’incapacité à reconstruire le point de vue de Gödel est probablement liée à l’incompréhension du rôle de l’influence de Leibniz, certes mentionnée, mais pas commentée. Par exemple, pour la question des concepts primitifs, Parsons affirme que Gödel s’éloigne de Kant et reconnaît que « Gödel may be following the inspiration of Leibniz ». Dans la note 48, il reconnaît que la position rationaliste de Leibniz doit avoir influencé Gödel, mais ne peut pas l’expliquer : « although I cannot justify this here, I believe that Leibniz still offered a model for Gödel’s position ». La note 3 indique que l’idée d’une intuition abstraite et conceptuelle pourrait être inspirée des remarques sur la connaissance intuitive dans « Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis » (1684) (GP IV 424 sq). Parsons achève alors la note 48 ainsi : « Although I think it was a conviction of his, I doubt that it is a piece of his philosophy that he claimed to have defended at all adequately ». Selon lui, le cadre leibnizien n’est qu’une hypothèse de travail, que Gödel ne prétend pas défendre adéquatement. La pensée de Parsons n’est pas claire, mais il présume que l’influence leibnizienne ne fut guère concluante, donnant ainsi les prémices du cadre interprétatif privilégiant une lecture husserlienne. Le point clé de l’affirmation de Parsons se trouve dans le fait qu’il ne serait pas possible, selon l’interprétation de Benson Mates (Mates 1986), de comprendre Leibniz comme un réaliste conceptuel (Parsons 1995, 71). Or les interprétations de Tieszen, van Atten et Kennedy se basent précisément sur le constat de l’incompatibilité du rationalisme de Leibniz 117 avec le platonisme de Gödel ; ce serait la conscience de l’incohérence de ses premières positions philosophiques qui l’aurait motivé à se tourner vers Husserl, abandonnant le cadre purement leibnizien. Les interprétations de Tieszen, van Atten et Kennedy s’intéressent alors essentiellement à la conciliation entre ces deux aspects. Tieszen affiche explicitement son objectif : « what kind of account could be given of the intuition of abstract concepts? I sketch an answer to this question that uses some ideas of a philosopher to whom Gödel also turned in this connection : Edmund Husserl » (Tieszen 2002). Le problème central lié à toute forme de platonisme est de pouvoir garantir un accès aux entités objectives, sinon comment pourrait-elles guider notre connaissance ? La question est d’autant plus pressante que le réalisme est fort, cas dans lequel Gödel se trouve avant le tournant husserlien puisqu’il localise les entités objectives en Dieu. van Atten et Kennedy décrivent précisément la problématique : In so far as Platonic realm of objects is thought to be problematic, this will not least of all because of the concomitant epistemological problem how our subjective thought grasps these objective realities. The question of the exact sense of the notion of a platonic realm is therefore just as much a question of the exact sense of the notion of subjectivity. From this perspective, it is not surprising that Gödel turned to idealism. (van Atten et Kennedy 2003, 438) Le platonisme n’a aucun intérêt s’il n’est pas en mesure d’éclairer la façon dont nous formons nos connaissances. Selon van Atten et Kennedy, Gödel préfère clairement l’idéalisme objectif au réalisme car cette position prend en compte le sujet : « what Gödel finds agreeable in idealism is that it takes the subject into account » (ibid., 441). Selon eux le fait que Gödel s’attache bien plus à l’idéalisme transcendantal tardif de Husserl, plutôt qu’à sa première phénoménologie, indique qu’il accordait encore de l’importance au cadre leibnizien. Entendu sous le prisme de l’idéalisme transcendantal husserlien, le cadre leibnizien de l’intuition intellectuelle devient compatible avec la réalité des concepts : « Only these discoveries enable Husserl to pick the fruits of Leibniz’ suggestions. For Gödel the Logical investigations would have required the sacrifice of the Leibnizian framework that he had made his own early and would hold on to till the end of his life » (ibid., 464). L’interprétation proposée par van Atten et Kennedy rend en ce sens justice au cadre leibnizien, et reconnait que la pensée de Gödel en reste empreinte jusqu’à la fin. 118 Dans tous les cas, l’intérêt pour le tournant husserlien prédomine dans les interprétations proposées, et l’étude des spécificités du réalisme conceptuel vis-vis du réalisme mathématique n’en est clairement pas la priorité. S’ils reconnaissent les deux formes de réalisme, au vu des travaux de Wang et de Parsons, ils s’intéressent à leurs points communs, dans la façon dont les entités abstraites peuvent être perçues, dans leur existence objective, mais ils ne s’attardent pas sur les distinctions entre logique et mathématiques, concepts et objets mathématiques. Tieszen illustre plus spécifiquement ce type d’attitude dans (Tieszen 2011, 88‑91). Il tend à esquisser la forme de platonisme de Gödel, « on platonic rationalism about natural number, sets, and concepts (as intensional entities) », traitant ainsi simultanément objets mathématiques et concepts, dégageant leurs caractéristiques communes en tant qu’entités objectives. Par exemple il indique que pour un platoniste, ces entités sont toutes abstraites dans un même sens, à savoir tant qu’elles ne sont pas localisées dans l’espace-temps, ne sont pas des relations causales, comme le sont les entités matérielles, et qu’elles ne peuvent donc pas être perçues par les mêmes sens. S’il ne dit pas qu’il s’agit de la position exacte de Gödel, il ne le nie pas non plus. Or en vertu des conversations avec Wang, il semble que les concepts et les objets mathématiques ont une nature différente, et qu’au moins ces derniers sont dans des relations causales (impliquées par le concept itératif d’ensemble). Si nous ne remettons pas en question le constat du tournant husserlien, nous pensons toutefois que l’analyse du cadre précédent est encore lacunaire, et qu’il mériterait d’être mieux compris pour mesurer à quel point Gödel se détourne de Leibniz et de ses premières positions. La cause même du tournant ne peut être précisément saisie sans un approfondissement du premier cadre adopté par Gödel. Que ses positions ne deviennent cohérentes que dans le second cadre husserlien, ne nous dédouane pas d’une étude plus systématique du premier cadre, qui l’a tout de même guidé dans ses travaux mathématiques et logiques. Ainsi, il nous semble indispensable de pouvoir éclairer la notion de subjectivité conçue au sein du premier cadre. La Gibbs lecture est la preuve que Gödel avait en tête une certaine conception de la subjectivité, dont les seules véritables caractéristiques qu’il nous en donne sont négatives, à savoir qu’elle ne se laisse probablement pas réduire au point de vue purement matériel et symbolique d’une machine de Turing. Il est probable que le manque d’indices concernant sa conception de la subjectivité soit à l’origine de l’incompréhension de ses premières affirmations d’une perception des concepts. Par ailleurs, le fait de ne se concentrer que sur la question des rapports entre subjectivité et objectivité, laisse entièrement 119 ouverte la question des rapports entre logique et mathématiques, ainsi que du rôle spécifique du réalisme conceptuel. 2.2.4 Donald A. Martin : exemple d’une analyse systématique du réalisme conceptuel de Gödel (Martin 2005) constitue une première tentative d’étudier de façon plus précise le réalisme conceptuel de Gödel. Martin souligne que la spécificité du platonisme défendu par Gödel consiste en ce qu’il ne porte pas uniquement sur les objets mathématiques, mais également sur les concepts. Cependant nous tenons à montrer que son interprétation s’éloigne trop du contexte dans lequel Gödel développe ses positions, et n’atteint pas sa visée. Martin se donne comme objectif d’éclaircir la notion de concept chez Gödel pour comprendre la spécificité de son platonisme, c’est-à-dire son réalisme conceptuel se greffant à une forme de réalisme mathématique. Mais il souhaite également aller plus loin et, au regard des premiers résultats, mettre en lumière les limites propres à une telle position. Ainsi il remet en question la cohérence de l’idée gödelienne d’analycité des axiomes mathématiques avec le réalisme conceptuel, ainsi que l’accès épistémologique aux concepts objectifs prescrit par le platonisme de Gödel, à savoir comme une forme de perception. Ainsi deux thèses émergent de (Martin 2005) : 1. tel que l’utilise Gödel, on ne peut pas comprendre le concept d’ensemble en un sens usuel, mais en un sens différent, assimilable à celui d’un concept de concept d’ensemble. Le concept de concept d’ensemble, en l’occurrence le concept itératif d’ensemble, est l’exemple d’un concept objectif au sens de Gödel. 2. grâce à l’interprétation qu’il propose de la notion de concept objectif chez Gödel, Martin pense pouvoir éliminer, ou du moins souligner leur caractère superficiel, deux thèses bancales de Gödel : l’analycité des vérités mathématiques et l’accès épistémique aux concepts grâce à une forme de perception. Martin rejette ainsi les deux conséquences directes et principales du réalisme conceptuel défendu par Gödel. Cependant les problèmes soulevés par Martin nous apparaissent comme de faux problèmes que l’on peut éliminer par une lecture plus attentive des textes de Gödel, telle que nous l’avons proposé dans la première section, 2.1. Il ne considère pas le réalisme conceptuel de Gödel à la lumière du projet de théorie des concepts, mais à la lumière d’une conception structuraliste des mathématiques étrangère à la pensée de Gödel. 120 Martin développe son interprétation en montrant que les passages dans lesquels Gödel parle de concept, et plus spécifiquement du concept d’ensemble, ne peuvent pas être pleinement compris à la seule lumière du sens usuellement conféré au concept d’ensemble. Il ne s’appuie pas vraiment sur l’ensemble des textes de Gödel, mais sur des passages de quatre de ses textes (le Russell paper, les deux versions du Cantor paper et la Gibbs lecture) qu’il sort de leur contexte. L’argumentation semble être développée suivant cinq étapes : 1. Martin dégage ce qu’il appelle le sens usuel du terme concept (d’ensemble) [concept in a straightforward sense], essentiellement à partir du cadre frégéen opposant concept et objet. 2. Il montre que ce sens n’est pas adéquat pour saisir l’usage qu’en fait Gödel, et que si nous voulons donner une cohérence aux propos de Gödel, il convient de prendre la notion de concept dans une acception différente. Martin s’appuie essentiellement sur les passages dans lesquels Gödel suggère un nouveau sens au terme d’analycité, un sens qui s’oppose à l’acception constructiviste et nominaliste. 3. Martin propose alors un nouveau sens du terme « concept (d’ensemble) », qui lui semble plus cohérent avec l’acception gödelienne de l’analycité ; nouveau sens qu’il met à l’épreuve des textes de Gödel et plus particulièrement d’un exemple qui s’y trouve, celui du concept d’ensemble d’entiers naturels. 4. A la lumière de son interprétation du concept d’ensemble, Martin souligne une première difficulté avec ce qu’il appelle l’« axiome d’existence » du concept d’ensemble. Selon Martin, pour appliquer sa définition de l’analycité81 aux axiomes mathématiques, Gödel a besoin d’introduire ce nouvel axiome, affirmant l’existence de l’entité dont parlent ces axiomes, à savoir le concept d’ensemble. Martin comprend l’application de la notion gödelienne d’analycité aux axiomes mathématiques ainsi : les vérités mathématiques dépendent du concept de concept d’ensemble, mais puisqu’elles ne sont pas vides de contenu, elles doivent parler de quelque chose qui existe. Gödel ne se limiterait donc pas à comprendre le concept d’ensemble au sens proposé par Martin (concept de concept d’ensemble), mais aussi comme un concept instancié, c’est-à-dire sous lequel tombe un concept d’ensemble au sens usuel, et qui donc doit exister. Or pour Martin, l’existence d’une instance du concept de concept 81 La définition de l’analycité donnée par Gödel en opposition à l’acception du constructivisme nominaliste est examinée dans la section 2.1.2. Gödel tend à conserver le caractère analytique des vérités mathématiques tout en refusant qu’elles n’aient aucun contenu. 121 d’ensemble n’est pas nécessaire et engendre une certaine circularité dont il faut se défaire. 5. La seconde difficulté soulignée par Martin réside en l’idée d’une perception des concepts semblant être assez périlleuse (il ne développe pas plus avant ce point), alors même que Gödel ne paraît pas s’appuyer sur elle dans les diagnostics et les solutions qu’il peut proposer aux problèmes mathématiques (hypothèse du continu, etc.). Pour Martin si elle n’a aucun rôle à jouer, il serait préférable de la laisser de côté pour privilégier l’idée de compréhension d’un concept, qui (toujours selon lui) à elle seule suffit pour expliquer l’accès épistémologique aux concepts objectifs. Le sens usuel de la notion de concept Martin dégage le sens usuel du concept en s’appuyant sur l’opposition frégéenne entre concept et objet, et plus précisément entre concept d’ensemble et ensemble. Selon la vision extensionnelle, un concept divise l’ensemble des choses (objets) en deux catégories, celles qui tombent sous ce concept, celles qui n’y tombent pas. Dans le cas du concept d’ensemble, il s’agit de déterminer ce qui est un ensemble de ce qui n’en est pas un. D’un point de vue intensionnel, il est entendu comme l’ensemble des propriétés que doit posséder un objet pour tomber sous ce concept. Dans le cas du concept d’ensemble, il doit nous donner l’ensemble des propriétés qu’un objet doit avoir pour être un ensemble. D’après la compréhension usuelle des concepts, et plus particulièrement du concept d’ensemble, la notion de concept apparaît alors en opposition à celle d’objet. L’objet est ce qui tombe sous le concept et appartient à son extension. L’interprétation qu’en fait Martin s’inscrit dans un cadre frégéen, auquel les propos de Gödel ne semblent pas correspondre tout à fait. Si Gödel distingue bien les notions de classes et de concepts, cela ne l’empêche pas dans le Russell paper d’affirmer que les concepts sont des objets. Selon Martin, Gödel se distinguerait donc du cadre frégéen sur deux points. Tout d’abord, les concepts sont des entités intensionnelles, alors que pour Frege elles sont extensionnelles.82 Ensuite, les concepts sont des objets, ce qui n’est pas admis par Frege en raison de leur nature irréductiblement distincte : les concepts sont des entités instaurées, les objets sont des entités saturées. Mais pour Martin, l’affirmation de Gödel selon laquelle les concepts sont des objets, ne doit pas être comprise comme une rupture avec le cadre frégéen. Il n’admet aucune raison de croire 82 « Fregean concepts are extensional » (Martin 2005, 208). Frege distingue tout de même bien l’aspect intensionnel de l’aspect extensionnel des concepts et ne réduit pas les concepts à leur simple extension. On ne peut certes parler d’un concept qu’à travers son extension, mais il est bien distinct de son extension, ne serait-ce qu’en raison de sa nature insaturée qui ne peut être confondue avec la nature saturée de l’extension. 122 que pour Gödel, les concepts ne sont pas insaturés. Affirmer que les concepts sont des objets ne serait qu’une manière d’insister sur le fait que les concepts ont une existence indépendante de nous, objective.83 Enfin, Martin apporte une dernière précision sur ce que pourrait être une acception usuelle du terme « concept » chez Gödel. Il distingue deux types de concepts : ceux qui s’appliquent à des ensembles, ceux qui s’appliquent à des concepts. Selon Martin, les concepts au sens gödelien se rapporteraient bien plus aux premiers qu’aux seconds.84 Analycité et inadéquation du sens usuel Selon Martin, la différence, opérée par Gödel, entre les deux sens d’analycité est une des subtilités de son platonisme susceptibles de nous éclairer sur ce qu’il entend par concept (d’ensemble). Si on conserve le sens usuel de concept, comment comprendre le sens que confère Gödel à la notion d’analycité ? Pour Gödel, dire que les vérités mathématiques sont analytiques revient à dire qu’elles sont vraies en vertu de la signification (meaning) des concepts qui y figurent (Gödel 1990c), ou encore de la nature des concepts présents (Gödel 1995e), et non en vertu de nos définitions et de nos constructions. Gödel défend ce deuxième sens d’analycité pour sauvegarder l’idée de contenu des mathématiques, c’est-à-dire l’idée que les vérités mathématiques ne sont pas tautologiques, au sens où elles seraient vides de contenu. Les vérités propres à la théorie des ensembles ne dépendent donc que de la signification des concepts d’ensemble, d’appartenance, etc. Mais si l’on s’intéresse à la signification de ces concepts, et notamment à celui d’ensemble comme le propose Martin, 83 « There is no special reason for thinking that Gödel counts concepts as being insaturated. I suspect Gödel talks of concepts as "objects" mainly to stress their independent existence » (ibid., 209). Là aussi l’interprétation de Martin pose problème : Si par existence indépendante il entend indépendance ontologique, alors il n’y aurait au contraire pas de raison de les penser comme des entités insaturées. L’idée d’insaturation souligne précisément la dépendance du concept par rapport aux objets (saturés) auxquels il s’applique et des propositions desquelles il est extrait. Le rapport frégéen entre objet et concept ressort également par l’assimilation du concept à une fonction recevant différents arguments qui viennent le compléter. Par existence indépendante, il peut aussi entendre indépendante par rapport à nous. Dans les deux cas, les Max-Phil suggèrent que non seulement les concepts ne sont pas dépendants de nous, mais qu’ils ne dépendent pas non plus ontologiquement des objets. En effet, non seulement Gödel rejette l’assimilation des concepts aux fonctions, mais il défend l’idée que les concepts sont antérieurs, qu’ils causent les objets (antériorité logique mais aussi métaphysique et ontologique). Voir (Crocco 2012, 222). Ainsi, si l’on peut être d’accord avec Martin pour dire que Gödel considère les concepts comme des objets afin de souligner leur existence indépendante, il s’agit d’une affirmation bien plus profonde que l’interprétation qu’en propose Martin, et qui mérite une plus grande attention. En revanche, il est douteux que Gödel pense les concepts comme des entités insaturées. 84 Il est étonnant que pour affirmer cela, Martin s’appuie sur l’idée qu’avait Gödel (1944) de reprendre le projet leibnizien d’une théorie (logique) des concepts, qui contiendrait les concepts universaux, et qui échapperait aux paradoxes. Or une telle théorie veut rendre compte des relations conceptuelles, c’est-à-dire de l’application de concepts à d’autres concepts. Sans doute manque-t-il ici la considération des rapports entre mathématiques et logique, pourtant déjà explicités, au moins dans une certaine mesure, par Wang. 123 nous constatons qu’au sens où l’entend Gödel, elle ne doit pas renfermer ce qu’on pourrait s’attendre à y trouver. Comment comprendre, s’interroge Martin, dans le cadre du sens usuel de « concept » que l’existence d’un ensemble découle de la signification du concept d’ensemble ? Par exemple, on ne pensera jamais que l’existence d’un fauteuil à bascule découle du concept de fauteuil à bascule. Martin (ibid., 210) semble ainsi vouloir dire que : i. les vérités mathématiques portent (normalement) sur les objets mathématiques : les ensembles ii. cependant ces vérités ne dépendent pas de ces objets mais des concepts qu’elles contiennent iii. mais dans ce cas, comment comprendre qu’elles s’appliquent bien à des objets iv. il faut abandonner la prémisse (i), et comprendre que les vérités mathématiques portent directement sur les concepts (au sens usuel) de la théorie des ensembles et que la signification des concepts nous renvoie aux concepts objectifs, qui sont des concepts de concepts de la théorie des ensembles. Martin s’appuie sur deux passages dans lesquels Gödel pose sa conception de l’analycité et l’applique à la théorie des ensembles. Tout d’abord dans le Russell paper (Gödel 1990c, 139), Gödel affirme d’une part que rien n’exprime mieux la signification des termes « classe » et « concept » que les axiomes des Principia (axiomes des classes et choix pour le premier, principe de compréhension pour le second) ; et d’autre part que l’existence des concepts, par exemple de classe et d’appartenance , constitue déjà un tel axiome car si on les définissait comme « les concepts satisfaisant les axiomes », on ne pourrait prouver leur existence. Ensuite, Martin s’appuie sur la Gibbs lecture (Gödel 1995e, 321‑322). Gödel affirme alors d’abord que les propositions mathématiques, bien que ne disant rien de la réalité spatio-temporelle, ont un contenu objectif : les relations conceptuelles. Ces relations conceptuelles peuvent bien être dites « analytiques » sans pour autant être tautologiques, ce qui se voit au fait que les axiomes concernant les termes primitifs découlent de la signification de ces termes (et donc ne sont pas tautologiques). Gödel affirme ensuite que l’assertion de l’existence du concept d’ensemble satisfaisant ces axiomes est si loin d’être vide de contenu qu’elle ne pourrait être prouvée sans utiliser à nouveau le concept d’ensemble lui-même.85 85 L’assertion de l’existence du concept d’ensemble montre que les mathématiques parlent bien d’ « objets » qui existent, et donc ne sont pas vides de contenu, exactement comme nous pouvons supposer que les sciences physiques nous parlent d’objets physiques. Si elles le supposent, ce n’est pas parce qu’on peut prouver leur 124 Gödel parle du concept de « set of x » où les x sont des entiers naturels. Dans les deux cas, il affirme que l’axiome de compréhension peut non seulement être dit analytique mais aussi exprimer le sens de concept et de classe. Pour Martin, ces passages, et donc les axiomes dont nous parle Gödel, ne se rapportent pas au concept d’ensemble au sens usuel car ils ne permettent pas de distinguer ce qu’est un ensemble de ce qui ne l’est pas. Plus encore, ils renferment des affirmations qu’on n’attendrait pas du concept usuel tel que : un grand nombre d’ensembles d’entiers existent. Ainsi, le concept exprimé par les axiomes dont parle Gödel serait, selon Martin, un concept de structure d’ensembles d’entiers, le concept de concept d’ensemble d’entiers. Il exprime des contraintes auxquelles est soumis tout concept prétendant être un concept d’ensemble d’entiers et toute structure prétendant être une structure d’ensemble d’entiers. Il faut donc comprendre le concept d’ensemble en un autre sens que celui donné usuellement. Le concept d’ensemble dans les textes de Gödel, au sens de Martin Le concept d’ensemble doit être compris comme un concept de concept d’ensemble dont les instances ne sont pas des ensembles mais des concepts d’ensemble au sens usuel (du point de vue intensionnel) et des structures ou univers d’ensembles (du point de vue extensionnel). La principale contrainte apportée par le concept de concept d’ensemble est un isomorphisme sur la structure, commune à toutes les théories des ensembles, en faisant abstraction du type (nature) des éléments primitifs dont on part. L’important est d’avoir toujours la même structure. Le nouveau sens donné par Martin au concept d’ensemble permet selon lui : (1) d’expliquer le fait que les vérités de la théorie des ensembles puissent être analytiques au sens admis par Gödel. Elles sont alors vraies de n’importe quel univers d’ensembles ou concept d’ensemble (au sens usuel) conforme au concept de concept d’ensemble (généralement il s’agit du concept itératif d’ensemble) ; (2) de comprendre pourquoi Gödel peut parler de certaines assertions (par exemple d’existence) comme des assertions impliquées par le concept d’ensemble. Martin précise que ce concept est objectif. Nous ne le créons pas, bien que nous puissions le prendre comme objet d’étude. Nous ne pouvons pas le définir, sauf peut-être en termes d’autres notions qui lui sont intimement liées. 86 Nous en avons cependant un accès existence à partir des concepts, mais que leur existence est présupposée avant même que nous posions les concepts (on retrouve les questions soulevées par l’analogie entre mathématiques et sciences naturelles). 86 Nous ne savons pas exactement ce qui lui permet d’affirmer l’objectivité du concept au sens qu’il donne. L’affirme-t-il à partir des propos de Gödel ? 125 épistémique, quand bien même Martin doute que l’on puisse alors vraiment parler de « perception ». Martin prend l’exemple du concept d’entier naturel, donné par Gödel dans la Gibbs lecture (op. cit., 321), et présentant le même cas de figure que le concept de nombre. En effet, les axiomes de la théorie des nombres sont analytiques, toujours au sens donné par Gödel, c’est-à-dire en vertu de la signification des concepts qui y figurent. Les axiomes d’induction, d’ordre, de fonction successeur, etc., devraient donc exprimer la signification de « nombre entier naturel ». Pourtant ces axiomes ne nous disent rien de ce qu’est « être un entier naturel ». Ils impliquent des assertions – comme « il existe une infinité de nombres entiers naturels » – qui ne sont pas impliquées par le concept d’entier naturel au sens usuel. Les axiomes de la théorie des nombres ne caractérisent pas plus le concept d’entier naturel que la théorie des ensembles ne caractérise celui d’ensemble ; ils définissent plutôt une structure de nombres entiers naturels (un concept de concept de nombre entier naturel). Martin montre ainsi que, bien qu’il n’y ait aucun paradoxe impliqué par notre compréhension du concept de nombre entier naturel pour nous laisser penser que nous avons une connaissance incomplète dans ce domaine, il n’y a pour autant pas plus de raison de croire que nous pouvons découvrir toutes les vérités propres à la théorie des nombres, que nous n’en avons pour les vérités ensemblistes. Toujours selon lui, le fait que les vérités propres à la théorie (premier ordre) des nombres ne forment pas un ensemble récursif, va plutôt dans le sens de Gödel car suggérant que ces vérités ne sont pas tautologiques.87 Première difficulté : l’affirmation de l’existence du concept d’ensemble « satisfaisant » les axiomes de la théorie des ensembles Martin interroge deux passages qui suivent respectivement les citations relatives à l’analycité dans le Russell paper et dans la Gibbs lecture : 87 Gödel serait sans doute d’accord sur le fait que les vérités de la théorie des nombres ne sont pas récursivement énumérables, car ce fait coïncide avec les résultats de ses théorèmes d’incomplétude. Mais serait-il d’accord pour dire que, finalement, cette incomplétude n’est pas un problème pour nous parce que nous n’avons pas besoin d’une connaissance complète, nous n’avons pas besoin de connaître tout ce qui est impliqué (toutes les vérités impliquées) par le concept de nombre entier naturel ? Il n’est pas évident de trancher cette question. En effet, au regard de la Gibbs lecture, Gödel semble privilégier la première alternative (du fait disjonctif établit par ses résultats d’incomplétude) sur la seconde. Mais il n’écarte pas une troisième possibilité : celle affirmant que même si l’esprit de l’homme surpasse une machine (au sens de machine de Turing), certaines vérités mathématiques (objectives) lui resteront inaccessibles, et donc indécidables (infra, 86-87). En revanche, il est certain que, dans la Gibbs lecture, Gödel exprime son opposition à la seconde alternative, en l’occurrence celle que semble suivre Martin ici : que l’esprit humain ne peut surpasser la puissance d’une machine et que certains problèmes mathématiques resteront toujours ouverts. . 126 This view does not contradict the opinion defended above that mathematics is based on axioms with real content, because the very existence of the concept of e.g., "class" constitutes already such an axiom; since, if one defined e.g., "class" and "" to be "the concepts satisfying the axioms", one would be unable to prove their existence. (Gödel 1990c, 139) However, the term "tautological", that is, devoid of content, for them is entirely out of place, because even the assertion of the existence of a concept of set satisfying these axioms (or of the consistency of these axioms) is so far from being empty that it cannot be proved without again using the concept of set itself, or some other abstract concept of [a] similar nature. (Gödel 1995e, 321‑322) Pour Martin, les deux passages affirment que nous avons besoin d’un axiome postulant l’existence d’un concept (au sens usuel) d’ensemble d’entiers, c’est-à-dire qu’il existe un concept (au sens usuel) satisfaisant nos axiomes sur les ensembles d’entiers. Il suppose que lorsque Gödel parle de « concepts satisfaisant les axiomes », il en parle au sens usuel, et non comme concept de concept. Son interprétation de ces deux passages suggère une distinction entre le concept d’ensemble exprimé par les axiomes, qui est en réalité un concept de concept d’ensemble, et plus exactement encore le concept itératif d’ensemble, et le concept d’ensemble qui « satisfait » les axiomes, concept qui correspond alors au sens usuel : Gödel then would think that we need an axiom asserting the existence of a (straightforward-sense) concept of set of integers, i.e. the existence of a concept satisfying our axioms about set of integers. Is this extra axiom supposed to be part of the concept of set of integers, i.e., not involving additional concepts? It is not part of the straightforward-sense concept. If it is not part of the concept of integers, then it must be a truth involving an additional concept. […] Like the Russell passage, the Gibbs passage assumes that we need to know that there is a concept satisfying the axioms expressing the concept of set of integers –that the concept in my sense of set of integers is instantiated. But the latter passage talks of proving the existence of such a concept, not of adding an axiom asserting it. Gödel says that such a proof is possible only by using the concept of set itself. The positive part of what I think he has in mind is something like the following. 127 Using the theory of the general iterative concept of set, or just using the second-order theory of sets of sets of integers, one can prove that there is a model of the second-order theory of sets of integers. But this amounts to the fact that we can show that there is an instance of one fragment of the general concept of set (in my sense) by assuming that there is an instance of a larger fragment. This would not seem much help if we want to know that there is an instance of general iterative concept of set. When Gödel does want to assert that there is such an instance, as he does in the paper on the Continuum Hypothesis, either he gives no argument or appeals to the "soundness" of the concept rather than a proof or to an axiom. (Martin 2005, 217‑219) Martin interprète cette notion de satisfaction au sens que lui confère la théorie des modèles, comme l’existence d’objets qui rendent vraie, qui vérifient, une formule (ou un ensemble de formules) d’un langage logique. Quand Gödel parle de l’existence du concept d’ensemble qui satisfait les axiomes, Martin l’entend donc dans ce cadre de la théorie des modèles, comme une instance (extension) du concept de concept d’ensemble exprimé par les axiomes, c’est-àdire comme un concept d’ensemble au sens usuel. Martin s’interroge autour de ce qu’il appelle le « besoin » d’ajouter un axiome affirmant l’existence du concept d’ensemble. Il s’agit d’un axiome de la théorie des ensembles et il doit donc être analytique au sens où l’entend Gödel, c’est-à-dire vrai en vertu de la signification des concepts qui y figurent ; en l’occurrence en vertu de la signification du concept d’ensemble d’entiers. Or, il est douteux d’affirmer que cet axiome est analytique en ce sens, car « it is not part of the concept of set of integers ». En effet il ne peut pas être impliqué par la signification du concept d’ensemble au sens usuel, mais par celle d’un concept plus large, celui de concept de concept d’ensemble. Mais alors il faudrait poser un nouvel axiome d’existence du concept de concept d’ensemble, axiome lui-même impliqué par la signification d’un concept encore plus large, dont nous aurions besoin de poser l’existence par un axiome, etc. Autrement dit, poser un axiome d’existence du concept d’ensemble, en plus des autres axiomes de la théorie des ensemble, revient à dire qu’il doit être analytique au même sens que le sont les autres axiomes, et qu’il engendre une séquence infinie d’axiome d’existence. Martin comprend alors que pour défendre le caractère non tautologique des vérités ensemblistes, Gödel prétend qu’il est nécessaire d’ajouter l’axiome d’existence du concept d’ensemble. Mais cette affirmation semble bien plus nuire à l’idée que les axiomes sont analytiques, que défendre leur caractère non tautologique. Si l’on se place dans le contexte de 128 1951, Martin comprend que l’existence du concept d’ensemble doit être prouvée à partir des axiomes (en prouvant qu’il y a un modèle qui les satisfasse), et cette preuve est circulaire puisqu’elle requiert à son tour le concept d’ensemble. Pour Martin, il n’y a donc pas de lien entre le caractère non démontrable de l’existence du concept d’ensemble et le caractère non tautologique de la théorie qui dépend de ce concept. A ses yeux, les deux passages posent problème car mettant en jeu le concept d’ensemble au sens usuel, et ne semblent pas cohérents avec la conception gödelienne de l’analycité. En réponse à ces difficultés, Martin pense qu’il n’est pas pertinent de savoir si le concept de concept d’ensemble est instancié ou non. Les problèmes soulevés ne seraient-ils alors que de faux problèmes, négligeables par rapport à la lumière qu’apporte l’interprétation de Martin du concept d’ensemble sur les autres passages où Gödel utilise ce terme ? Ce sont en effet probablement de faux problèmes, mais non parce qu’il ne serait pas nécessaire d’instancier le concept de concept d’ensemble – comme le suggère Martin –, mais plus fondamentalement encore parce qu’on ne peut pas interpréter la définition d’analycité proposée par Gödel dans le cadre de la théorie des modèles. Il est douteux que Gödel comprenne ici le terme « satisfaire » au sens donné par la théorie des modèles, c’est-à-dire comme l’existence d’une entité qui tombe sous un concept, en un sens extensionnel. Le faux problème dénoncé par Martin n’est pas justement fondé. Deuxième difficulté : idée de perception des concepts La deuxième difficulté rencontrée par le réalisme conceptuel de Gödel serait l’idée que notre accès épistémique aux concepts objectifs consiste en une perception de ces entités. Cette idée apparaît en filigrane dans l’article de Martin. Elle est présente dès le début lorsqu’il parle de l’analogie entre perceptions mathématiques et perceptions sensibles comme « a rather wild thesis » (ibid., 207). La perception des concepts comme accès épistémique direct au domaine d’objets abstraits étudiés par la théorie des ensembles, en est la conséquence immédiate. Mais il n’expose pas les raisons de ses doutes. Martin en parle à nouveau lorsqu’il expose le sens qu’il donne au concept d’ensemble. Mais là encore, il se contente d’émettre des doutes quant à l’utilité de l’idée de perception, sans véritablement en exposer les raisons. S’il lui paraît clair que l’objectivité du concept d’ensemble (au sens qu’il lui donne ici) ne signifie pas que nous manquions d’un accès épistémique à lui,88 il ne comprend pas pourquoi – à l’instar de ce que suggère Gödel – cet 88 Que veut dire Martin par « the objectivity of the concept does not imply that we lack epistemic acces to it »? Est-il en train de rejeter l’idée d’un manque total d’accès ou d’un manque partiel d’accès au concept objectif ? 129 accès devrait être décrit comme une perception : « The objectivity of the concept does not, however, imply that we lack epistemic access to it. And I don’t see why our access needs to be described as perceiving the concept, as Gödel describes it » (ibid., 213). Martin lui substituerait volontiers les processus de compréhension et d’explication des concepts, également proposés par Gödel (1947 et 1964). Par « comprendre », il faut alors entendre « découvrir » toutes les vérités impliquées par le concept. Notre compréhension des concepts est incomplète et indistincte, comme Gödel le dit lui-même dans les textes cités, exemple des paradoxes à l’appui. Martin ajoute alors que, même dans le cas où nous ne tombons pas sur des problèmes tels que les paradoxes, cela ne veut pas dire que nous comprenons complètement les concepts en jeu ; il cite l’exemple du concept d’entier naturel (qui ne nous mène à aucun paradoxe). Nous ne sommes pas capables de découvrir tout ce qui est impliqué par un concept, mais dit Martin, nous n’en avons pas besoin. Pense-t-il alors que l’idée de perception proposée par Gödel est celle d’un accès qui tend à nous faire atteindre une connaissance parfaite des concepts ? Dans ce cas, Martin vise simplement à montrer que nous pouvons nous passer de l’idée de perception des concepts, car celle de compréhension suffirait à décrire une connaissance qui n’a pas besoin d’être complète.89 Cependant en rejetant la notion de perception des concepts, au profit des notions de compréhension et d’explication, Martin déconsidère, à l’instar de l’interprétation de Parsons, le platonisme fort défendu dans le Russell paper et la Gibbs lecture et sur lesquels il base précisément son analyse. La différence de contexte entre ces deux textes et la révision du Cantor paper n’est d’ailleurs pas soulignée, alors même que la mesure de son impact sur la notion de concept dans la pensée de Gödel est problématique, comme le soulignent les travaux de Crocco.90 Critique de l’interprétation proposée par Martin L’interprétation des deux passages affirmant que l’existence du concept d’ensemble est impliquée par les axiomes de la théorie des ensembles, semble erronée. De même, la conclusion à laquelle elle conduit Martin, que l’assertion de l’existence du concept Soit il ne conçoit pas que nous n’ayons aucun accès au concept objectif, mais n’exclut pas que cet accès puisse être limité ; soit non seulement il ne conçoit pas que nous n’ayons pas d’accès, mais cet accès ne doit pas être limité. Il semble que Martin défende plutôt la première alternative, car il précise ensuite que cela ne veut pas dire que notre compréhension des concepts est complète. 89 Il nous semble que cette interprétation doit être prise avec précaution, comme le montre d’une part l’ouverture vers la troisième alternative dans la Gibbs lecture (voir plus haut, note 85, et (infra, 86-87)), et d’autre part la conclusion de notre analyse des Max-Phil (infra, 334). 90 Voir la section suivante, sur le cadre interprétatif proposé par Crocco. 130 d’ensemble permet moins de défendre le caractère analytique que le caractère non tautologique des axiomes de la théorie des ensemble, ne semble pas exacte. Gödel pense-t-il vraiment l’existence du concept d’ensemble comme un axiome que l’on a « besoin » d’ajouter, ou comme une assertion que nous avons « besoin » de prouver ? Il est vrai qu’en accord avec son réalisme conceptuel, Gödel pense que le concept d’ensemble existe. Mais l’existence ne doit pas être quelque chose qui découle de la façon dont nous appréhendons le concept, tout au contraire elle lui est préalable. Le concept existe avant les axiomes que nous formulons pour le décrire. Il existe bien indépendamment de nos définitions et de nos constructions (Gödel 1990c, 128) ; or les axiomes sont en ce sens un certain type de définition ou de construction qui dépend de nous. En ce sens, une toute autre interprétation des deux passages examinés par Martin est possible. L’existence du concept d’ensemble n’est pas quelque chose que nous avons besoin de postuler ou prouver dans le but de maintenir une position réaliste, mais bien plus quelque chose qui s’impose à nous. Le concept existe indépendamment de nous, nous pouvons en avoir une certaine intuition, nous le « percevons », et à partir de l’intuition que nous en avons, nous formulons les axiomes, assertions vraies (non démontrables), qui nous permettent en quelque sorte de décrire, d’exprimer, le concept que nous percevons. Le second sens que Gödel donne à la notion d’analycité s’oppose au premier sens, constructiviste et nominaliste, qui vise à dénuer les mathématiques de tout contenu et à les réduire à un ensemble de tautologies ; les vérités mathématiques seraient alors analytiques dans le sens où elles n’apporteraient aucun nouveau contenu. Pour Gödel, les vérités mathématiques sont à la fois analytiques et non tautologiques, et ce parce qu’elles sont vraies en vertu de la signification (meaning) des concepts qui y figurent, c’est-à-dire vraies en vertu d’entités qui existent indépendamment de nous. Il faudrait probablement pouvoir éclaircir la notion de meaning utilisée par Gödel dans ce contexte, ce que ne fait pas Martin. Mais elle pourrait être comprise comme une relation sémantique entre le concept tel que nous le saisissons et que nous utilisons dans nos assertions, et le concept objectif. En admettant cela, nos assertions mathématiques seraient vraies parce que les concepts que nous utilisons pour les formuler renvoient ou correspondent à quelque chose qui existe indépendamment de nous (les concepts objectifs) ; elles auraient alors également un véritable contenu. Mais qu’est-ce qui peut légitimer un tel point de vue sur la notion d’analycité ? Il n’est pas anodin que les deux passages commentés par Martin sur l’existence des concepts ensemblistes, succèdent dans les deux cas (1944 et 1951) à une discussion autour de 131 l’analycité. Il s’agirait alors, pour Gödel, de justifier le fait que les concepts ne sont pas des entités construites – des noms – qui se réduisent à ce qu’en disent nos axiomes, mais plutôt que ce que nous pouvons en dire, y compris qu’ils existent indépendamment de nous, s’impose à nous comme étant vrai, parce que ce sont des entités objectives, précisément indépendantes de nous, qui sont objectivement dans certaines relations et ont objectivement des propriétés, que nous ne pouvons que percevoir et décrire. L’interprétation que nous proposons ici, suppose également de ne pas entendre l’idée de satisfaction au sens technique que lui confère la théorie des modèles comme le prescrit Martin. Dans le passage de 1944, l’affirmation que les axiomes des Principia sont analytiques ne doit pas venir contredire le fait que les mathématiques sont basées sur des axiomes qui ont un contenu réel. La raison en est que l’existence du concept de classe, par exemple, constitue déjà un tel axiome puisque si on définit par exemple « classe » et « » comme les concepts « satisfaisant les axiomes », nous serions incapables de prouver leur existence. Gödel veut dire que si nous pensions les concepts ensemblistes comme des concepts qui « satisfont » les axiomes de la théorie des ensembles, c’est-à-dire comme des entités qui découlent des axiomes, que nous construisons en fonction de ce que disent les axiomes, alors nous serions incapables de prouver leur existence. Par conséquent, l’assertion affirmant l’existence des concepts ensemblistes doit être un axiome (une proposition non démontrable qui ne découle pas des axiomes déjà établis). Ce passage semble signifier que les concepts ne peuvent pas être des entités construites à partir des axiomes que nous formulons, qui dépendraient d’eux, car alors nous serions incapables de prouver leur existence (qui, dans le cas contraire, ne serait pas une existence objective, indépendante de nous). Les concepts doivent donc avoir une existence objective, indépendante de nous. Ils sont alors des entités objectives dont nous avons une intuition, intuition qui nous permet ne poser certaines assertions, à savoir les axiomes. Gödel ne distinguerait donc pas, comme le suppose Martin, un concept d’ensemble exprimé par les axiomes, et un concept d’ensemble satisfaisant les mêmes axiomes. Il n’y aurait qu’un seul concept objectif d’ensemble, et peut-être faut-il alors comprendre qu’il satisfait les axiomes comme le fait qu’il est l’entité à laquelle ceux-ci renvoient ; il est l’entité à laquelle nous pensons, que nous percevons, dont nous avons une intuition, lorsque nous posons les axiomes de la théorie. Dès lors que nous admettons cette interprétation, un certain nombre de difficultés rencontrées par Martin disparaissent : 132 _ La circularité qui implique une séquence infinie d’axiomes d’existence de concepts toujours plus larges (d’ordre toujours plus élevé) : il n’y a plus qu’un seul concept d’ensemble dont l’existence est préalable à toute assertion que nous pouvons exprimer à son sujet. Nous n’avons donc pas « besoin » de poser un axiome qui affirme l’existence d’un tel concept, puisqu’une telle affirmation s’impose à nous par l’intuition que nous avons du concept, exactement comme les autres axiomes. _ L’idée que l’assertion d’existence des concepts ensemblistes est un axiome, et est analytique au sens donné par Gödel, semble moins étrange. La signification des concepts présents dans cette assertion nous renvoie aux concepts objectifs qui existent bien indépendamment de nous. Si nous avons une intuition de ces « objets », si nous les percevons, alors nous les percevons comme des entités qui existent bien indépendamment de nous, confirmant l’idée que les mathématiques ont un contenu réel, objectif. _ Le caractère non démontrable de l’assertion d’existence est alors lui aussi en lien avec le caractère non tautologique des vérités mathématiques. La piste des rapports entre objectivité et subjectivité n’est pas assez exploitée, alors même qu’elle est centrale dans le texte de 1951 sur lequel Martin s’appuie. Cette négligence devient sensible dans son rejet de l’idée d’un processus de perception qui vaudrait pour les concepts, mais également dans sa critique de l’analycité des vérités mathématiques, dans laquelle il ne prend pas assez en compte le fait que le concept d’ensemble est objectif, et donc que son existence est préalable à tout axiome (vérité) que l’homme peut formuler à son sujet. En effet, nous pouvons interroger l’interprétation que propose Martin des deux passages sur l’assertion de l’existence des concepts ensemblistes, en demandant pourquoi Gödel aurait eu besoin de deux concepts d’ensemble ? Quel statut aurait le concept d’ensemble au sens usuel, si le concept objectif est celui de concept de concept d’ensemble, à savoir le concept itératif d’ensemble ? Devrait-il être également objectif ? Est-il une construction de l’esprit de l’homme ? Par ailleurs, si Martin parvient à identifier le concept objectif d’ensemble à ce que Gödel appelle le concept itératif d’ensemble, il ne parvient pas à expliquer ce caractère objectif, ce qui les distingue de nos constructions et de nos définitions, voire il laisse de côté et rejette ce qui pourrait être un premier indice pour comprendre les rapports entre concepts subjectifs et concepts objectifs : l’idée de perception des concepts. Au contraire des processus de compréhension et d’explication, celui de perception pose d’emblée le rapport entre notre connaissance (capacité cognitive) et quelque chose d’extérieur à nous (les concepts objectifs). 133 L’idée de compréhension et d’explication tend à écarter ce rapport pour rester dans le purement cognitif. L’interprétation de Martin souffre du manque de considération du contexte dans lequel s’inscrivent les passages cités. Il ne prend pas en compte le fait que dans le Russell paper, Gödel parle de classes, tandis que dans la Gibbs lecture, il parle d’ensembles, passant à côté de la distinction entre les deux voies de résolution des paradoxes russelliens, d’une part grâce au concept itératif d’ensemble et d’autre part grâce à une logique des concepts en intension. Or, il semble que ce soit dans l’opposition entre une voie purement mathématique et une voie logique de résolution des paradoxes que le réalisme conceptuel prend tout son sens. Il ne prend pas non plus en compte le fait que la différence entre concept et objet s’accentue entre le Russell paper et la Gibbs lecture. Mais tous les manques constatés se devinent ne serait-ce que par la pauvreté des sources. Il est remarquable que Martin ne considère à aucun moment le travail de Wang et ses conversations avec Gödel, pourtant très éclairantes sur les rapports logique-mathématiques et concept-objet. De même, il ignore la réflexion autour du concept itératif d’ensemble présente dans (Wang 1974) et qui est l’analyse de Gödel de la notion d’ensemble. Les Max-Phil trouvent alors leur place dans le questionnement soulevé par Martin : qu’est-ce qu’un concept pour Gödel ? Question effectivement indispensable pour comprendre la spécificité de son réalisme conceptuel. Ils mettent en relief le rôle indispensable du couple subjectif-objectif dans le réalisme conceptuel de Gödel, dans la façon dont Gödel conçoit les concepts et les vérités mathématiques – point soulevé dans la Gibbs lecture, mais non explicité alors. L’interprétation de Martin, visant à éclairer la position défendue par Gödel envers les concepts, contribue en réalité à lui enlever de sa substance en affaiblissant, voire en refusant, ses principales conséquences : mise en doute de la possibilité d’un caractère analytique et non tautologique, et d’un accès épistémique décrit comme une forme de perception. 2.2.3 Gabriella Crocco, vers la réhabilitation du cadre leibnizien dans l’interprétation du platonisme de Gödel Le travail de Crocco, essentiellement développé dans « Gödel, Carnap and Fregean Heritage » (Crocco 2003), « Gödel on Concepts » (Crocco 2006) et dans « Gödel, Leibniz and "Russell’s Mathematical Logic" » (Crocco 2012), annonce la direction prise par le projet ANR « Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie » motivé par les liens entre positions 134 philosophiques et travail scientifique dans l’œuvre de Gödel. Le cadre interprétatif proposé par Crocco ouvre de nouvelles perspectives dans les études gödeliennes, et plus spécifiquement sur le réalisme conceptuel de Gödel, d’une part en réinvestissant le premier cadre de la réflexion de Gödel, posé dans le Russell paper, en montrant qu’il est possible d’en trouver une interprétation cohérente tout en réhabilitant l’influence leibnizienne, pour peu qu’on se donne la peine de dégager les véritables motivations du texte ; et d’autre part il offre une première idée de l’éclairage que peuvent apporter les Max-Phil sur le Gödel précédant le tournant husserlien. Trois aspects de son travail marquent un virage dans les études gödelienne, réévaluant et revalorisant les thèses développées à partir du Russell paper. Son travail souligne que Gödel reprend certes les notions frégéennes, mais qu’il ne les entend ni dans leur sens original, ni au sens moderne insufflé par Carnap. Gödel en donne une nouvelle interprétation en revenant à leur première source leibnizienne, ce qui lui permet de les inscrire dans son cadre réaliste et rationaliste. Ensuite, Crocco tend à montrer qu’il n’y a pas de véritable rupture dans le « tournant » husserlien. Au contraire, les thèses les plus fortes du Russell paper, d’inspiration leibnizienne, sont toujours aussi fortes dans les conversations avec Wang. Crocco montre ainsi que si l’on sort de l’interprétation leibnizienne de Mates que suit explicitement Parsons, pour privilégier les interprétations de Massimo Mugnai dans (Mugnai 1992) et Ohad Nachtomy dans (Nachtomy 2007), on a un nouvel éclairage sur le retour vers Leibniz opéré par Gödel. Puis, elle suggère qu’un des principaux problèmes dans l’éclaircissement de la notion de concept sont les rapports entre Sinn-Bedeutung et extension-intension, le dernier couple supportant la distinction entre logique et mathématiques, et donc aussi entre concepts et ensembles. Ils doivent être revus au regard de la distinction leibnizienne entre les idées in mente homini et in mente Dei suggérée par Mugnai et Nachtomy, mais également par les Max-Phil. Enfin, Crocco propose une première incursion dans les Max-Phil, illustrant la façon dont ces textes sont susceptibles d’apporter des éléments de réponses à des questions laissées ouvertes par les textes publiés. Gödel, Frege et Leibniz Dans « Gödel, Carnap and Fregean Heritage », l’opposition entre les positions de Carnap et Gödel est comprise comme l’opposition de deux voies distinctes de l’héritage des thèses frégéennes. Ainsi, en examinant dans quelle mesure Gödel reprend Frege, l’article pose les premières pierres des deux articles suivants dans lesquels Crocco affirme qu’un grand nombre d’incompréhensions dans l’interprétation des thèses de Gödel est dû à son utilisation 135 de notions classiques, telles que Sinn et Bedeutung, ou encore d’intension et d’extension, utilisation ne correspondant pas au sens qui leur est conféré par le Zeitgeist, un sens moderne également hérité de Frege, mais dans la lignée de Carnap et du constructivisme. Crocco souligne non seulement que Gödel avait une parfaite connaissance des notions frégéennes et du sens qui leur est originellement attribué, mais aussi qu’il prend volontairement ses distances avec ce sens original comme avec la façon dont Carnap les reprend. Gödel et Frege sont deux universalistes, soutenant l’idée d’une application universelle des concepts,91 les deux impliquant une forme d’objectivisme, mais qui ne repose pas sur les mêmes fondements. De son côté, Carnap suit les fondements de l’analyse logique de Frege mais n’en admet pas les conséquences ontologiques. Frege fondait l’objectivité des mathématiques dans l’analyse du langage. Le langage avait donc un rôle central, il constituait le médium privilégié entre nous et le monde. Mais les paradoxes auxquels l’analyse logique de Frege conduit obligent ses successeurs à opérer certaines restrictions sur les présupposés du cadre frégéen. En choisissant de mettre l’accent sur le langage, Carnap doit abandonner les conséquences ontologiques. Si le langage devient la seule condition de possibilité des mathématiques, alors les objets et les concepts ne sont que le résultat de conventions et de règles purement linguistiques. La direction prise par Carnap a un prix : le sacrifice du caractère nécessaire des vérités mathématiques qui dépendent alors de conventions linguistiques. Gödel n’accepte pas l’idée que les mathématiques n’ont pas de contenu et que les vérités mathématiques dépendent de conventions. Il sauvegarde donc leur caractère nécessaire en suivant l’engagement ontologique de Frege, mais semble alors abandonner l’idée du langage comme médium privilégié et réintroduit la notion d’intuition –ou perception des concepts – qui, contrairement à l’intuition kantienne, garantit l’existence d’une réalité objective des objets mathématiques et des concepts logiques. Elle affirme également l’indépendance par rapport au langage, car Gödel la conçoit comme un sixième sens présupposant l’existence d’un organe physique qui doit être étroitement lié au centre neural du langage mais qui en est bien distinct. Gödel reprend donc les positions frégéennes dans une direction qui l’oppose à Carnap. Mais l’héritage frégéen subit alors des modifications substantielles. D’une part Gödel rejette le point de vue extensionaliste de Frege, pensant que les concepts ne se réduisent pas à leur 91 Gödel, développant ses thèses tout en connaissant le problème des paradoxes, pose tout même l’existence de cas limites pour lesquels l’application est impossible, à l’image du zéro pour la division. Mais il s’agit d’exceptions, de restrictions ponctuelles, qui une fois identifiées et isolées ne constituent pas un obstacle à l’application universelle des concepts. 136 extension. D’autre part il rejette l’idée qu’à chaque concept correspond un ensemble. Certains concepts ont pour extension non pas des ensembles mais des classes, qui ne sont que des « façons de parler » des concepts auxquels elles correspondent. La distinction entre classe et ensemble est indispensable pour sortir des paradoxes mathématiques. Si du point de vue extensionnel (mathématique) il est possible de résoudre les paradoxes en interdisant l’autoréflexion, une telle solution ne semble pas acceptable du point de vue intensionnel. Les articles « Gödel on Concepts » et « Gödel, Leibniz and "Russell’s Mathematical Logic" », complémentaires dans les thèses qu’ils affirment et dans l’interprétation qu’ils proposent de l’œuvre de Gödel, visent également à préciser les conclusions de (Crocco 2003). L’idée de théorie des concepts entendue comme la science de toutes les sciences en un sens leibnizien, de même que le diagnostic établi concernant les théories logiques de Frege et Russell, qui eux-mêmes s’inspiraient de Leibniz notamment en reconsidérant les notions d’intension et d’extension de concept, sont deux aspects prégnants du Russell paper. Par ces deux aspects, Gödel manifeste la nécessité de revenir aux travaux de Leibniz par-delà Frege et Russell, nécessité qui, à ses yeux, est compatible avec les contraintes des fondements des mathématiques modernes. Crocco (Crocco 2012) souligne quatre points sur lesquels il semble nécessaire de revenir vers Leibniz par delà les conceptions frégéennes : 1. La primauté des propositions sur les concepts et les objets qui les composent dans l’analyse logique proposée par Frege, et qui conduit ce dernier à saisir le couple concept-objet par la distinction entité insaturée et entité saturée. Gödel rejette l’idée d’insaturation des concepts, de leur assimilation à des fonctions, signifiant également qu’on ne peut pas parler des concepts uniquement par le biais de leur extension. Contre la conception frégéenne, Gödel revient à l’idée d’une logique des termes, partant des concepts primitifs et des objets pour former les propositions. Il voit ainsi la nécessité de réviser le couple concept-objet sous l’angle de la distinction leibnizienne entre idée et substance ; distinction qui lui permettra probablement de comprendre le fait que les concepts (point de vue intensionnel) supportent l’autoréférence et pas les ensembles (point de vue extensionnel). 2. Revenir à une logique des termes, c’est aussi revenir à une relation de prédication explicite et unique. Le traitement fonctionnel des prédicats – conçus comme des fragments de proposition – représente la relation de prédication par la place vide du concept insaturé, en besoin de complétion. La théorie de Frege aboutit alors à une différence de types de concepts en fonction des arguments qu’ils admettent, une 137 hiérarchie infinie de types de concepts, et qui implique autant de relations de prédication différentes. Gödel rejette ouvertement cette conséquence dans le Russell paper en refusant l’idée de typage sur les propriétés. Gödel défend donc l’idée d’une seule et unique relation de prédication qui garantit l’unité logique, à l’image de l’inesse leibnizien.92 La conception unique de la prédication est indispensable dans la nouvelle compréhension de la notion d’analycité insufflée par Gödel contre le sens que lui confère Carnap. 3. Revenir vers Leibniz signifie pour Gödel qu’il est possible de reconnaître que la même relation de prédication est interprétable en extension aussi bien qu’en intension, avec une prédilection pour ce dernier aspect, contre le point de vue extensionnel de Frege. Russell semble avoir plus de sympathie pour l’aspect intensionnel, mais la façon dont il traite les concepts en intension dans sa théorie ramifiée des types n’est pas acceptable pour Gödel. La relation de prédication supporte donc une double lecture, en extension comme l’appartenance d’un objet à une classe, et en intension comme l’application d’un concept à un objet ou à un autre concept. Or, souligne Crocco, les deux aspects sont sans cesse confondus depuis Frege et Russell. Pourtant la distinction est centrale pour Gödel, dans la mesure où elle a pour conséquence la distinction entre mathématiques et logique, comme les remarques 8.6.2 et 8.6.15 dans (Wang 1996) le rendent manifeste. Gödel ne semble donc pas exclure la possibilité d’une conversion entre les deux aspects, comme le présuppose l’idée leibnizienne d’une « Grande logique », mais simplement que « in the actual state of our knowledge we have not found such a "calculus of conversion" » (Crocco 2012, 247). 4. Revenir vers Leibniz suppose une réévaluation de la distinction frégéenne SinnBedeutung. Crocco propose une interprétation tout à fait inédite de ce couple à la lumière d’une distinction leibnizienne mise à jour par Mugnai et Nachtomy entre idées in mente homini et in mente Dei ; interprétation soutenue par des remarques des MaxPhil. Les notions d’intension et d’extension, de Sinn et de Bedeutung, d’objet et de concepts au regard des conclusions de Crocco, telles que Gödel les utilise ne doivent être comprises ni dans un cadre purement frégéen – à l’exception des passages où Gödel commente les 92 Crocco s’appuie également sur les remarques 5.3.17, 8.6.18 et 9.1.16 des conversions avec Wang, montrant une continuité entre le Russell paper, premier exposé de ses conceptions philosophiques sur la logique, et les positions tardives des années 70. 138 positions frégéennes – ni dans le cadre moderne héritant des conceptions carnapiennes, mais plutôt dans un retour vers Leibniz. Continuité entre le Russell paper et les conversations avec Wang Le manque de clarté sur la conception proprement gödelienne des notions de Sinn et de Bedeutung (qu’il peut également reprendre sous les termes meaning et contenu), d’extension et d’intension, d’objets et de concepts, du fait que l’influence leibnizienne à l’œuvre dans le Russell paper a été mal comprise et négligée, est la source d’un certain nombre de confusions de la part des commentateurs, aboutissant notamment à considérer que le tournant husserlien marque une véritable rupture dans les positions philosophiques de Gödel. Le « Gödel, Leibniz and "Russell’s mathematical logic" » (plus précisément la deuxième section) est sans doute l’article dans lequel Crocco expose le plus clairement son opposition à l’idée selon laquelle le tournant husserlien marque une rupture entre les thèses du Russell paper et les positions plus tardives de Gödel. Crocco souligne qu’il faut prendre certaines précautions dans l’interprétation du tournant husserlien, car certaines des thèses que Gödel continue de défendre jusque dans ses conversations avec Wang ne sont pas compatibles avec les conceptions husserliennes. Par exemple, le caractère autoréflexif des concepts, qui est le critère les distinguant des objets, et notamment des ensembles, central dans la pensée de Gödel, est incompatible avec la notion husserlienne d’intension. Un éclaircissement des notions utilisées et des thèses défendues par Gödel dans le Russell paper en revalorisant l’influence leibnizienne qu’il suit, fait connaître leur véritable valeur au sein de la pensée Gödel. Dans la troisième section de (Crocco 2012), l’auteur montre qu’en négligeant, comme dans (Parsons 1990) et (Parsons 1995), les références explicites à la characteristica universalis, qui introduisent et closent le Russell paper, on passe à côté de la structure même du texte et donc de ses véritables objectifs. Pour Crocco, Parsons juge les assertions du Russell paper à la lumière de la théorie des ensembles qui aurait brisé le rêve d’une « Grande logique » au sens leibnizien, théorie capable de fournir une présentation par elle-même, sans faire appel à la notion logique de concept, en restant dans un cadre purement mathématique. Mais la continuité entre le Russell paper et les derniers moments de la pensée de Gödel retranscrits par Wang, constitue déjà une des conclusions du « Gödel on concepts ». Crocco s’attaque à deux malentendus dans l’interprétation de Bernays du Russell paper, symptomatiques des incompréhensions liées au projet de Gödel et à sa conception des rapports entre Sinn-Bedeutung et extension-intension. Bernays affirme que Gödel admet une forme faible du VCP, mais la position de Gödel doit être nuancée selon Crocco. En effet, 139 Gödel admet pour le point de vue extensionnel une forme faible du VCP, mais il affirme qu’on peut également choisir de ne pas s’y conformer du tout, ouvrant ainsi la voie à une logique des concepts en intension permettant l’autoréférence. Penser que Gödel admet une forme faible du VCP revient à ignorer son projet de logique des concepts comme characteristica universalis, projet affirmé dès l’introduction du texte, ainsi qu’à négliger l’objectif du texte qui est de dégager les pistes les plus engageantes pour le développement d’une théorie des concepts en intension. Selon Gödel, la piste dans laquelle il fonde le plus d’espoir est la théorie simple des types, impliquant l’idée de « limited ranges of significances », mais qu’il faudrait aménager en théorie sans types, excluant toute forme de VCP. Le diagnostic posé par Gödel sur les différentes pistes de théorie, est non seulement toujours d’actualité lors de ses conversations avec Wang, mais les distinctions qu’il présuppose, notamment entre mathématiques et logique, sont elles aussi toujours d’actualité. Dans le Russell paper, Gödel distingue les objets mathématiques, les classes (concepts en extension), des concepts en intension qui sont des entités logiques. Un des critères contribuant à leur distinction, est que dans le premier cas on peut appliquer une forme de VCP : si l’on veut sortir des paradoxes mathématiques (extensionnels), il faut interdire l’autoréférence, c’est-à-dire qu’une classe puisse s’appartenir comme élément. La restriction donne lieu à un processus itératif des multiplicités qui ne sont alors plus appelées des classes, mais des ensembles. Et si Gödel affirme encore qu’à chaque ensemble peut correspondre un concept, il ne reconnaît plus qu’à chaque concept corresponde un ensemble. Mais d’un point de vue intensionnel, Gödel n’admet pas la solution donnée par la restriction du VCP. L’application d’un concept à lui-même peut faire sens, par exemple le concept d’infinité qui s’applique à une infinité de concepts, s’applique alors à lui-même. 93 Les paradoxes intensionnels qui sont le pendant des paradoxes en extension, ne supportent pas une solution impliquant un typage sur les propriétés, comme il y a un typage des ensembles. Crocco (Crocco 2006, 185‑188) montre qu’on retrouve la même conception dans les conversations avec Wang, renforcée par l’éclairage des couples abstrait-concret et tout-unité, avec une mise en perspective du problème du statut des objets mathématiques. Il en ressort essentiellement : 1. le rapport entre logique et mathématiques est toujours présent. Suivant les remarques 8.6.1, 8.6.2, 8.6.15 dans (Wang 1996), les concepts vont au-delà des ensembles pour fonder une « Grande logique » qui explique comment les 93 Pour plus d’exemples, voir 8.6.3 dans (Wang 1996, 274). 140 concepts, y compris ceux utilisés par les mathématiques, sont formés. Du point de vue mathématique, le concept itératif offre un fondement convaincant, mais qui ne cherche pas à connaître les principes sous-jacents aux concepts qu’il forme et utilise. 2. Selon les remarques 4.4.7, 8.4.7, 9.4.5 (ibid.), les concepts sont toujours des entités intensionnelles qui s’appliquent universellement à tout y compris euxmêmes (avec seulement quelques exceptions). 3. Suivant l’éclairage tout-unité et abstrait-concret, l’opposition concept-objet se radicalise. Les concepts sont abstraits au sens où ils peuvent être représentés ou exemplifiés de différentes manières, les objets sont concrets au sens où ils ne peuvent pas être exemplifiés de différentes manières. Ainsi, le rapport conceptobjet peut être compris comme le rapport d’une axiomatique à ces différents modèles (voir la note 45 dans (Crocco 2006, 186)). Par ailleurs, les concepts sont des unités en un sens plus fort que les ensembles. Les ensembles ne présupposent pas d’interconnexion entre leurs parties, en revanche les concepts sont des structures. En ce sens le concept est un tout qui, pour exister, ne présuppose pas ses parties, et donc auquel l’autoréflexivité peut s’appliquer.94 4. On trouve des pistes dans les conversations de Gödel avec Wang, prouvant qu’il cherche encore à cette époque une théorie sans types. Les deux pistes que relève Crocco sont ses recherches concernant les travaux de Church et la distinction entre les paradoxes logiques intensionnels et sémantiques. Si on se place d’un point de vue qui rejette le platonisme, les concepts sont réduits à des entités purement linguistiques, et les deux types de paradoxes se voient confondus. Mais Gödel précise explicitement que les paradoxes logiques ne se réduisent pas aux paradoxes sémantiques, les deux n’appelant pas aux mêmes solutions. L’ensemble des points soulevés par Crocco tendent ainsi à montrer que la pensée de Gödel reste stable de 1944 jusqu’aux années 70. Sinn-Bedeutung et extension-intension Le deuxième malentendu que renferme l’interprétation de Bernay du Russell paper, ouvre la voie à une nouvelle compréhension des rapports Sinn-Bedeutung et extensionintension. Crocco montre que Gödel avait une bonne connaissance des rapports entre ces deux 94 Les rapports entre logique et mathématiques sont examinés à la lumière des Max-Phil dans la section 3.2.2. 141 couples chez Frege (note 38 dans (Crocco 2006)), et souligne un passage de la Gibbs lecture qui semble affirmer que pour Gödel le meaning d’un terme conceptuel correspond à sa dénotation (Bedeutung) et qu’il s’agit du concept objectif, en intension. Il est plus problématique de comprendre ce que Gödel entendait par le Sinn d’un terme conceptuel. Crocco (Crocco 2012) met à l’épreuve l’hypothèse de la dénotation comme concept objectif en intension, mais dégage également des pistes pour comprendre la notion de Sinn. Les moyens qu’elle se donne sont d’une part l’interprétation de Mugnai et Nachtomy supportant la distinction des idées in mente homini et in mente Dei, et d’autre part deux remarques des MaxPhil. L’ouverture sur la nouvelle interprétation de Leibniz autorise Crocco à penser que la distinction, relevée à partir des textes publiés de Gödel,95 peut être comprise dans un cadre leibnizien contrairement à ce que soutiennent les défenseurs du tournant husserlien. Le fait que les concepts décrivent une réalité objective, mais apparaissent également au niveau subjectif, c’est-à-dire pour Gödel au niveau de l’entendement humain, peut être compris sous l’angle leibnizien de in mente Dei s’opposant à in mente homini. La Bedeutung ferait donc référence aux concepts en Dieu. Dans une version préparatoire (datant de 2008)96 de son article « Gödel, Leibniz and "Russell’s mathematical logic" » (op. cit.) souligne l’importance d’une relation qui apparaît dans les Max-Phil97 et qui pourrait jouer un rôle clé dans la compréhension gödelienne des notions de Sinn et de Bedeutung. L’Abbildungsrelation qui semble centrale dans les liens entre langage, vérité, esprit humain et esprit de Dieu, et qui pourrait se rapprocher de ce que Gödel entend par la notion de Sinn. L’Abbildungsrelation semble être une relation entre la vérité d’une proposition et le fait que quelque chose existe et corresponde à ce qu’exprime la proposition. Mais l’Abilddungsrelation ne semble pas être univoque, dans la mesure où deux propositions peuvent correspondre à la même chose. Crocco comprend donc l’Abbildungsrelation comme une relation de représentation qui fait correspondre une entité linguistique à une autre entité qui s’avère exister « in its wholeness in God understanding ». Mais de notre point de vue l’Abilddungsrelation ne nous offre pas la représentation complète de l’entité en question, telle qu’elle apparaît dans l’entendement de Dieu, mais seulement un aspect. Se dessine ainsi (1) que l’entité dans l’entendement de Dieu est une essence ou un concept objectif, (2) que nous ne pouvons pas appréhender ces concepts objectifs dans leur 95 Voir section 2.1 de notre travail. La version de 2008 est accessible sur Hal-SHS. 97 Elle apparaît au début d’une longue remarque en (XIV, 7-8), dans laquelle Gödel distingue également le point de vue subjectif de l’homme et le point de vue objectif de Dieu (infra, 237). 96 142 totalité, à travers ce qui serait la « bonne » Abbildungsrelation, (3) que nous avons une pluralité d’Abbildungsrelationen qui nous donnent autant d’aspects différents d’un même concept, (4) qu’on ne peut que décrire quelques uns des concepts objectifs en utilisant une méthode de comparaison des différents aspects connus, et (5) que nous devons faire appel au langage pour les décrire, la pluralités des aspects et des Abbildungsrelationen se traduisant par une pluralité de définitions de vérités prises dans un langage. Les règles liées à une Abbildungsrelation complète, se réalisant en Dieu, sont les règles pour une logique des concepts considérés en intension et pour laquelle nous n’avons de solution satisfaisante pour échapper aux paradoxes. Gödel aborde également la distinction entre le point de vue de Dieu et le point de vue de l’homme, soulignant qu’il existe une forme de réflexivité de la totalité du monde dans la chose elle-même qui ne peut être atteinte par l’entendement humain, mais seulement par Dieu ; ce fait étant mal compris par l’homme, il devient la source de nos erreurs logiques ancrées dans le traitement moderne de la logique. Pour Crocco, la notion d’Abbildungsrelation n’est pas sans rappeler la notion de Sinn frégéenne. Les deux entités semblent partager un rôle d’intermédiaire entre le langage et la Bedeutung, assimables à « those double-faced entities, looking both toward language and toward reference ». Mais chez Gödel, la notion de Sinn pourrait être saisie par la dualité entendement de l’homme et entendement de Dieu. L’hypothèse de Crocco est la suivante : « each sentence has different Bedeutungen in relation to different Abbildungsrelation, but for each of this Bedeutungen, which, from the point of view of the concepts in God’s understanding are aspects and therefore sense […] there is also a plurality of ways of affirmation […] which are again senses in respect to our own concepts » (Crocco 2008). Chacune de nos propositions (vraies) aurait une Bedeutung différente, donnée par une Abbildungsrelation différente ; de sorte que chaque Bedeutung serait un aspect du concept en Dieu, un chemin pour appréhender un concept objectif ou une perspective jetée sur lui. Mais du point de vue de Dieu, ces différents chemins apparaissent comme des sens d’un seul et même concept que lui seul peut voir complètement. Par contre, de notre point de vue, nous avons une pluralité d’expressions (définitions) d’un seul de nos concepts, qui sont autant de sens d’un même concept. L’hypothèse de Crocco semble pouvoir se résumer ainsi : du point de vue de Dieu, la Bedeutung d’un concept est le concept objectif lui-même pris dans la totalité de ses aspects, l’« essence » ; tandis que la notion de sens renvoie à nos concepts qui sont autant de chemins différents pour appréhender le concept objectif, autant d’aspects 143 différents d’un même concept objectif. Vue de l’homme, la Bedeutung correspond à un de nos concepts, le Sinn à une définition généralement donnée dans le langage. Crocco ne pense pas donner une réponse définitive à la question des notions de Sinn et de Bedeutung chez Gödel, elle reprend d’ailleurs la question dans (Crocco forthcoming), mais elle montre qu’il est possible de reconnaître dans le traitement que fait Gödel de ces notions un retour vers Leibniz, à partir du moment où l’on reconnaît l’interprétation in mente homini et in mente Dei, distinguant chez Leibniz les concepts qui dépendent des actes de l’esprit, des idées que les concepts doivent saisir. Les idées existent bien indépendamment de nos actes de l’esprit, et sont une sorte de disposition activée à l’occasion de l’expérience. La conclusion de Crocco est qu’il est possible que le tournant husserlien indique une volonté d’assigner un rôle moins central au langage dans la saisie des concepts que ce qu’il n’apparaît dans la conception des idées in mente homini, faisant appel chez Leibniz à la characteristica universalis. Bien que Gödel considère toujours la méthode axiomatique (qui ne consiste pas en une définition explicite) comme la voie essentielle pour définir clairement et précisément les objets et concepts mathématiques, il est également vrai qu’il ne la pense pas comme la seule méthode possible. Il pense probablement à la possibilité d’atteindre des définitions indépendantes du langage, à l’instar du concept de calculabilité de Turing qui s’appuie essentiellement sur un ensemble d’opérations simples. Le tournant husserlien peut indiquer une modification de la méthode, mais ne doit pas signifier un abandon du cadre leibnizien. Le travail de Crocco engage une révision profonde des thèses de Gödel précédant le tournant husserlien, et prenant sa source dans le Russell paper, en clarifiant la façon dont Gödel entend les couples intension-extension, Sinn-Bedeutung, objet-concept. Elle met en évidence la nécessité de ne pas évacuer l’influence leibnizienne pour comprendre ces notions dans le contexte du Russell paper. En s’appuyant d’une part sur une interprétation qui reconnaît une forme de réalisme chez Leibniz en la notion d’idée in mente Dei, et d’autre part sur les Max-Phil qui précisent la question du Sinn et de la Bedeutung au regard des deux points de vue – présents donc chez Leibniz – objectif de Dieu et subjectif de l’homme, Crocco montre que le rationalisme leibnizien et le platonisme fort de Gödel ne sont pas nécessairement des positions incohérentes. Son interprétation bouscule la compréhension jusqu’alors admise sur l’évolution du platonisme de Gödel, qui prendrait une forme faible à partir des années 1960. Elle montre qu’il est possible que les motivations poussant Gödel à s’inspirer d’Husserl ne soient pas l’incompatibilité des positions rationalistes et platonistes qu’il défendait, mais se limitent au rôle trop central du langage impliqué dans les idées in 144 mente homini. Le cadre général insufflé par Leibniz d’une théorie des concepts en intension et d’une métaphysique comme science exacte, resterait intact jusque dans les derniers moments de sa pensée. Le travail de Crocco constitue donc la première véritable avancée dans la question du réalisme conceptuelle. En revalorisant le cadre original du Russell paper, elle contribue à clarifier la notion de concept et à interroger les questions fondamentales au cœur de la distinction entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique. Les premiers éléments qu’elle dégage, sur les rapports entre concept et objet, sur les rapports entre logique et mathématiques, sur les rapports entre subjectivité, objectivité et langage, sont autant de pistes qui méritent d’être approfondies. Elle prouve que les Max-Phil sont susceptibles de nous apporter des éléments de réponses à des problèmes concrets laissés ouverts par les textes publiés, à l’instar de la notion Sinn. 2.3 Questions ouvertes sur le réalisme conceptuel et rôle de l’analyse des Max-Phil Les rapports entre l’état de l’art du réalisme conceptuel dans les textes de Gödel et dans la littérature secondaire révèlent que nombre des questions soulevées par le réalisme conceptuel de Gödel ne sont pas traitées par les commentateurs, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord une partie de la littérature secondaire se concentre exclusivement sur le réalisme mathématique et les objets mathématiques entendus comme des ensembles. Une autre partie se concentre sur les notions d’intuition et de perception conçues à partir de la période husserlienne, censées résoudre le problème d’incompatibilité des thèses rationalistes (d’influence leibnizienne) et platonistes défendues explicitement à partir du Russell paper (1944) jusque dans le Carnap paper (1953-9). Par ailleurs, le seul exemple connu d’une étude véritablement consacrée au réalisme conceptuel de Gödel et à la clarification de la notion de concept, échoue dans son entreprise car n’est pas suffisamment proche du contexte dans lequel s’inscrivent les textes de Gödel. D.A. Martin s’éloigne des problématiques proprement gödeliennes en s’appuyant sur une conception structuraliste des mathématiques, et semble passer à côté des questions fondamentales, jusqu’à ôter ce qui fait la substance même du réalisme conceptuel de Gödel. 145 Le travail de Crocco ouvre un nouveau cadre interprétatif, insufflé au projet ANR « Kurt Gödel philosophe : de la logique à la cosmologie ». Il tend à réhabiliter le cadre préhusserlien de Gödel, à prouver que l’on peut accorder du crédit aux positions développées à partir du Russell paper, parce qu’il s’inscrit dans la continuité des conversations avec Wang. Crocco suggère qu’au regard de l’interprétation des thèses leibniziennes proposées par Mugnai et Nachtomy, il est possible de comprendre l’influence leibnizienne et de voir qu’elle est toujours présente jusque dans les derniers moments de la pensée de Gödel. L’interprétation leibnizienne sur laquelle Crocco se base autorise une nouvelle interprétation du tournant husserlien, suggérant ainsi que l’identification des motivations qui poussent Gödel vers Husserl est sans doute encore mal compris, parce que le cadre leibnizien est lui-même mal compris. Par conséquent, même si l’on ne croit pas que le cadre leibnizien soit encore maintenu dans la période post-husserlienne de Gödel, il est nécessaire de l’étudier pour comprendre plus précisément les causes de ce tournant, causes qui sont liées aux questions sous-jacentes au réalisme conceptuel. L’ensemble des problèmes ouverts par l’état de l’art dans les textes pré-husserliens publiés par Gödel n’est pas traité dans la littérature secondaire, ce qui peut sans doute s’expliquer par l’impossibilité d’y répondre en ne s’attachant qu’aux publications de Gödel. Ce que l’on peut qualifier d’autocensure de la part de Gödel est à l’œuvre dans le Russell paper et dans le Cantor paper. Dès que l’on touche aux textes retrouvés dans le Nachlass, des éléments plus substantiels de réponse apparaissent, comme le fondement de l’objectivité en Dieu dans la Gibbs lecture. Tout en étant encore peu nombreux, ils nourrissent l’espoir d’en trouver d’avantage encore en explorant le Nachlass. La Gibbs lecture est le texte d’une conférence donnée par Gödel, par conséquent elle doit encore faire l’objet d’une autocensure visant à se protéger des controverses que ses positions philosophiques en marge du Zeitgeist peuvent susciter. En revanche, les Max-Phil offrent un cadre d’écriture privé, par lequel d’autres difficultés de lecture émergent, mais dans lequel Gödel est libéré de l’angoisse des controverses. Les textes publiés soulèvent ainsi un certain nombre de questions sous-jacentes au réalisme conceptuel, laissées ouvertes à la fois par les textes-mêmes de Gödel, mais aussi par la littérature secondaire. Gödel distingue différents niveaux dans lesquels la notion de concept est pensée différemment : le point de vue objectif de Dieu, le point de vue subjectif de l’homme, le niveau du langage qui est probablement assimilable à un niveau purement mécanique et matériel. Gödel conçoit également la nature des concepts objectifs et des objets 146 mathématiques en contraste avec les objets physiques du monde. Quelles sont les conséquences des rapports entre objectif, subjectif, langage et monde pour la notion de concept ? Comment s’articulent les rapports entre les différents niveaux ? Quel rôle chacun des niveaux joue-t-il exactement dans notre connaissance des concepts ? Gödel distingue ensuite la logique des mathématiques, les concepts des objets et plus spécifiquement des objets mathématiques. Quelle est la nature des ensembles ? En quoi se distinguent-ils des concepts ? Si l’on parvient à clarifier les rapports objets mathématiques-concepts, il sera probablement possible d’éclaircir l’origine du phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques, et probablement de mieux comprendre la raison pour laquelle Gödel défend un réalisme conceptuel en plus d’un réalisme mathématique. Le phénomène d’inépuisabilité semble être propre aux mathématiques. Gödel paraît penser qu’il est possible d’y échapper en sortant du domaine mathématique et en développant une théorie logique des concepts en intension. Quelque chose dans la nature-même des objets mathématiques, c’est-à-dire des entités extensionnelles,98 qui doit être lié à leur incapacité à supporter l’autoréflexivité, est à l’origine du phénomène d’inépuisablité et d’incomplétabilité des mathématiques ; ou du moins à l’origine de notre saisie incomplète de la structure des ensembles et de l’axiomatique de la théorie des ensembles. La question est en effet liée à la nature du point de vue subjectif qui saisit le processus itératif comme une succession temporelle. Il y a quelque chose dans la nature des ensembles que nous ne sommes capables de saisir que dans le temps et donc que de façon incomplète. Gödel pense-t-il que le phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité peut être évité en considérant les entités intensionnelles – facette purement logique des concepts – parce qu’elles n’ont pas la même nature que les entités extensionnelles – facette purement mathématique des concepts ? Quand bien même certaines difficultés pourraient être évitées en considérant les concepts en intension, serions-nous capables de saisir complètement les concepts objectifs, et d’échapper complètement aux difficultés que nous rencontrons en saisissant les objets mathématiques ? Ces questions nécessitent de clarifier la façon dont Gödel conçoit la nature de ce qu’il appelle le point de vue subjectif, par opposition au point de vue objectif, la nature des rapports subjectifs et objectifs, et le rôle des entités linguistiques, 98 Pour Gödel, il est toujours possible de comprendre les ensembles saisis par le concept itératif d’ensemble comme des extensions de concept, parce qu’il pense qu’il est toujours possible de leur faire correspondre un concept. L’inverse en revanche n’est pas vrai, à chaque concept ne correspond pas un ensemble. Autrement dit, Gödel conjecturait que tout ensemble est une entité extensionnelle, mais que toute entité extensionnelle n’est pas un ensemble (infra, 161). 147 matérielles (les symboles) et des processus purement mécaniques (combinatoires des symboles) – rôle qui d’après les recherches de Crocco, serait le véritable moteur du tournant husserlien. Toutes les questions ouvertes autour du réalisme conceptuel apparaissent comme autant de brèches dans la réflexion de Gödel que seule une étude plus attentive des Max-Phil est susceptible de combler. Cependant (Crocco 2012), ainsi que la version préparatoire de 2008, donne une idée des difficultés à aborder les textes inédits de Gödel et la prudence dont il faut faire preuve à leur égard. Ils ne sont pas encore suffisamment étudiés pour avoir du recul quant à leur interprétation. Nous pouvons d’autant moins espérer en tirer des réponses claires et définitives que les Max-Phil n’ont pas vocation à nous livrer de telles réponses. Les cahiers manuscrits de Gödel constituent un laboratoire de la pensée philosophique de Gödel, tâtonnant, cherchant et ouvrant des pistes. En aucune manière, ils ne sont la présentation d’une philosophie aboutie et systématique. Mais ils sont potentiellement susceptibles de nous faire découvrir des éléments de réponse envisagés par Gödel, de nous faire comprendre la façon dont Gödel pouvait poser les questions soulevées par ses textes publiés dans un cadre privé, libéré de sa peur de la controverse. Un des points que nous espérons voir se clarifier à plus long terme est de comprendre dans quelle mesure les Max-Phil éclairent l’influence qu’a eue Leibniz sur les thèses de Gödel. La période d’écriture la plus dense des cahiers correspond à la fois à la période de préparation du Russell paper et à la fois de l’étude intensive de Leibniz. Il est hautement probable que l’étude des Max-Phil aboutisse à une plus juste évaluation de l’influence de cet auteur sur Gödel, influence centrale dans les thèses précédant le tournant husserlien, et sans doute encore après ; elle nous conduirait également à une plus juste mesure de l’adhésion de Gödel aux conceptions husserliennes, et plus spécifiquement à la façon dont Husserl reprend les thèses leibniziennes. 148 3. Eclairage des Max-Phil sur le réalisme conceptuel de Gödel Le réalisme conceptuel, peu explicité par Gödel dans ses écrits, et peu discuté par les commentateurs, est néanmoins une posture centrale dans la pensée de Gödel. Il se distingue du réalisme mathématique, portant exclusivement sur les objets mathématiques au sens strict, à savoir les ensembles. Il est le support incontournable du grand projet de Gödel, que lui inspire Leibniz, celui d’une Grande logique, d’une science de toutes les sciences, capable de fournir les concepts logiques primitifs et leur règles de combinaison à l’origine de la formation de tous les autres concepts. De ce fait, il supporte également une explication générale du monde, en l’occurrence métaphysique, qui unifie et rationalise les descriptions particulières du monde offertes par la diversité des disciplines scientifiques (les divers champs du savoir humain). Certains faits logiques, comme les paradoxes intensionnels et la possibilité pour les concepts d’une auto-application, indiquent de façon évidente pour Gödel, que notre connaissance actuelle des concepts n’est qu’incomplète, tout particulièrement celle des concepts primitifs, qui nécessite une plus grande élucidation. Ce n’est que lorsque nous aurons clarifié la signification de ces derniers que nous pourrons espérer toucher le rêve (nonutopique pour Gödel) d’une théorie des concepts en intension, capable de résoudre tout problème que la raison humaine se pose (dans laquelle tout problème correctement énoncé serait décidable). La clarification de la signification des concepts primitifs requiert – dans le cadre pré-husserlien – de percevoir plus clairement et plus distinctement ces concepts. L’idée de perception des concepts est, pour Gödel, l’expression de l’existence objective des concepts, d’une réalité qui ne dépend pas de nous et que nous pouvons seulement découvrir et percevoir, et non construire. Le réalisme conceptuel apparaît comme le moteur du projet de Gödel, car il est également la clé de son optimisme rationaliste. Dans la mesure où les concepts ne sont pas des constructions de l’entendement humain, nous pouvons penser que dans la réalité objective que ces entités décrivent, les problèmes que nous rencontrons à notre niveau, tel que les paradoxes intensionnels ou encore la recherche des concepts primitifs, ne 149 sont pas présents. La difficulté – obstacle majeur à l’établissement d’une logique en intension – consistant à éviter les paradoxes tout en sauvegardant l’idée d’autoréférence, ne serait pas propre à la logique et aux concepts, auquel cas une théorie des concepts serait tout simplement impossible à développer, mais à notre connaissance des concepts, à la façon dont nous les saisissons. Ainsi, il nous est permis d’espérer qu’en trouvant les « bons » concepts et la « bonne » façon de les combiner, on puisse un jour obtenir une théorie satisfaisante pour les concepts. Gödel est convaincu que nous pourrions y parvenir en améliorant notre perception des concepts objectifs. Dans la section précédente, plusieurs questions propres au réalisme conceptuel, sont laissées en suspens par les textes publiés de Gödel, et par la suite également par les commentateurs. Dans une certaine mesure il est difficile de leur jeter la pierre, et on peut comprendre leur perplexité face à la fois au caractère controversé d’une telle position qui s’affiche en opposition au Zeitgeist, lui valant de nombreuses mécompréhensions, et à la fois au manque d’explicitation dont elle fait l’objet par son propre défenseur, contrastant avec son originalité. Comment comprendre et considérer à sa juste valeur une position si forte et si à l’encontre de la pensée contemporaine, lorsqu’en plus si peu d’indices sont laissés pour la saisir ? A la lumière des travaux de Crocco, l’examen des lacunes présentées par les différentes interprétations du platonisme de Gödel, avec l’exemple le plus flagrant de celle proposée par Martin qui pourtant considère vraiment la question du réalisme conceptuel, tend néanmoins à souligner à quel point les indices laissés par Gödel ont été pour une grande part négligés et biaisés. En prêtant une attention toute particulière aux indices laissés par Gödel dans ses textes, aux Russell paper (1944), Cantor paper (1947) et Gibbs lecture (1951), un cadre apparaît dans lequel se dressent des questions spécifiques : (1) quels sont les rapports entre mathématiques et logique ? Les concepts et les objets mathématiques ne semblent pas recouvrir la même réalité objective. Quelle est leur nature respective, et plus précisément quelle est la spécificité des concepts motivant la primauté accordée à la logique sur les mathématiques ? (2) quels sont les rapports entre les concepts dans l’entendement de l’homme – ce que Gödel appelle la saisie subjective des concepts – et les concepts dans l’entendement de Dieu – monde objectif des concepts ? Si ce sont bien les concepts objectifs que nous visons dans la formation de nos connaissances, peut-on prétendre les atteindre un jour ? Quel type de correspondance existe-t-il entre concepts subjectifs et 150 concepts objectifs ? Comment est-elle possible ? Comment percevons-nous les concepts objectifs, et comment cette perception autorise-t-elle un rapport d’expression entre nos concepts et les concepts objectifs ? (3) Quelle est la place des symboles et des procédures mécaniques dans notre saisie des concepts objectifs ? Gödel ne nie pas le rôle essentiel que joue l’axiomatique dans nos connaissances, mais il pense également qu’une connaissance exacte des concepts doit s’en détacher, à l’instar du concept de procédure mécanique défini par Turing en termes d’opérations simples. L’articulation entre concepts objectifs (Dieu), concepts subjectifs (homme) et symboles (entités sensibles et matérielles du monde réel) est encore floue. (4) D’où vient le phénomène d’incomplétude ? Gödel parle d’incomplétabilité des mathématiques, mais également de saisie incomplète des concepts en intension (aspect propre à la logique). S’il est probable que l’incomplétabilité des mathématiques ne soit pas entièrement étrangère à la nature des objets mathématiques, il est également envisageable qu’elle soit liée à notre façon de saisir ces objets. Dans le dernier cas, ne peut-on pas supposer qu’il y ait quelque chose de commun entre l’incomplétabilité des mathématiques et l’incomplétude de notre connaissance des concepts en intension, en l’occurrence quelque chose qui aurait trait à la nature temporelle de notre esprit ? L’ensemble de ces questions, au cœur du réalisme conceptuel de Gödel, ne trouve actuellement pas de réponses précises, et pousse vers une étude plus approfondie des MaxPhil, plus spécifiquement au réalisme conceptuel. Nous attendons des Max-Phil qu’ils nous renseignent sur la notion de concept, encore obscure. Quelle est la réalité décrite par les concepts ? Toute application de concept est-elle une application objective ? Autrement dit tous les concepts ont-ils le même statut ontologique et sont-ils tous inclus au même titre dans le monde des concepts ? Quelle différence de nature présentent les concepts subjectifs par rapports aux concepts objectifs ? La question de la nature des concepts est primordiale dans la mesure où pour Gödel notre mauvaise compréhension du concept de concept est en cause dans les paradoxes intensionnels, faisant obstacle à la constitution d’une théorie satisfaisante des concepts. Gödel concentre dans les Max-Phil ses recherches philosophiques et il est remarquable de constater que le tournant philosophique qu’il prend dans ses écrits correspond à la période où, dans ses manuscrits, il ne se contente plus de mettre en place un programme de recherche, 151 mais le met effectivement en œuvre.99 En effet, les cahiers IX à XIV des Max-Phil ont été rédigés entre 1942 et 1955. Il semble donc légitime de penser que les questions qui font surface à l’occasion de ses publications, ou encore des textes qu’il ne publie pas de son vivant mais qu’il destine à être publiés, ne sont que la partie émergée d’une pensée philosophique plus profonde, prenant racine dans les Max-Phil. Ainsi, croire au potentiel des manuscrits et penser qu’ils sont susceptibles d’apporter des éléments substantiels de réponse, nous apparaît comme une attente bien fondée. Il est en effet fort à penser que les cahiers, étant écrits dans la période pré-husserlienne, dessinent le cadre philosophique émergeant à partir du Russell paper, et que l’on y retrouve les mêmes questions traitées d’une façon plus systématique et moins implicite. Le problème qui se dresse et auquel il faut prendre garde est la nature des Max-Phil, soulignée dans la section 1.2.2. Nous expliquions alors qu’ils constituent ce qui peut être considérer comme une sorte de laboratoire de la pensée philosophique. Ainsi, les Max-Phil ne constituent pas un exposé systématique de sa métaphysique ou encore de sa théorie des concepts. Gödel y développe une pensée qui n’est pas destinée à être partagée avec un lecteur ; elle est en cours de formation, à l’état brut. Nous remarquions alors que la difficulté d’entrer dans ces textes est accentuée par les méthodes employées par Gödel qui se manifestent par une structure « kaléidoscopique » de l’ensemble des remarques. Pour faire face à ces difficultés, nous choisissons d’une part de nous intéresser aux MaxPhil uniquement sous l’angle des questions soulevées par le réalisme conceptuel, c’est-à-dire en se fixant un fil conducteur thématique ; ce qui ne signifie pas que les autres thèmes abordés, secondaires au regard de notre travail, ne sont pas tout aussi importants dans la structure des textes (et dans la pensée de Gödel). D’autre part nous choisissons un point de départ dans les textes de Gödel : la remarque [XI, 16-18].100 Là encore, ce choix ne signifie pas qu’il s’agit d’une remarque absolument primordiale dans la pensée de Gödel et dans la structure des MaxPhil, mais elle l’est au regard du fil conducteur que nous nous sommes donné. Elle apparaît comme un point de convergence de l’ensemble des questions soulevées dans notre deuxième partie relative au réalisme conceptuel de Gödel. Par conséquent, les premières interrogations et hypothèses qui se dégagent d’elle nous permettent de puiser de façon plus précise de 99 Voir (infra, 49-50), faisant référence à (Crocco et Engelen, s. d.), avec la description des dates d’écriture des cahiers et des différentes catégories de remarques qu’ils contiennent. 100 Voir la note 45 (infra, 58) pour la notation des remarques. Lorsque nous citerons une remarque contenant une note de bas de page écrite par Gödel, nous l’introduirons dans le corps de citation, en conservant la numérotation appliquée dans la transcription allemande. Voir l’avertissement donné en annexe, l’introduction de la traduction française, ainsi que l’introduction de la transcription allemande du cahier X (annexes A.1 et A.2). 152 nouvelles pistes dans d’autres remarques auxquelles elle fait écho. En suivant les deux fils conducteurs du réalisme conceptuel et de la façon dont Gödel fait converger l’ensemble des interrogations dans la remarque [XI, 16-18], nous pouvons former un réseau relativement circonscrit de remarques sur lesquelles travailler. Ainsi nous souhaitons montrer qu’en fixant un cadre suffisamment précis de lecture et d’analyse des Max-Phil, il est possible de faire émerger une interprétation cohérente de ces textes. L’interprétation que nous proposons ne prétend ni être complète, ni être définitive. Outre que la nature des textes ne consiste pas en une exposition systématique d’un point de vue philosophique clairement déterminé, nous soulignons également que nous n’avons pas de recul vis-à-vis de ces textes que l’on découvre à peine et qui sont encore peu étudiés. L’objectif visé par notre incursion dans les manuscrits est donc principalement de mettre en évidence le nouvel éclairage que sont susceptibles d’apporter les Max-Phil dans les études gödeliennes, en prenant l’exemple plus spécifique de la problématique du réalisme conceptuel. Il s’agit de montrer que, même s’il est encore prématuré de prétendre à une interprétation définitive, il y a dans ces textes matière à mieux comprendre la notion de concept et la place que celle-ci occupe dans la pensée de Gödel, dans son projet philosophique général. Notre incursion dans les Max-Phil prétend au moins pouvoir témoigner de la profondeur des positions philosophiques émergeant dans les textes publiés, car il devient manifeste que ces positions font l’objet d’une véritable recherche philosophique. Nous proposons également un cadre interprétatif qui vise à mieux comprendre la notion de concept ; même s’il s’agit d’un cadre que nous voulons hypothétique, car il est hautement probable (du moins l’espérons-nous) qu’en approfondissant encore l’étude des Max-Phil qui n’en est actuellement qu’à ses balbutiements, leur interprétation puisse s’affiner. Les principales thèses que nous défendons à travers notre analyse des Max-Phil se concentrent dans la remarque [XI, 16-18]. Une première section est donc consacrée à la présentation de cette remarque et des premières pistes qu’elle dégage. ces pistes seront exploitées par la suite au regard d’autres remarques : (1) tous les concepts ne semblent pas avoir le même statut ontologique ; un statut privilégié est accordé aux concepts primitifs évoqués par Gödel dans le Russell paper et dans la version IV du Carnap paper ; (2) le niveau subjectif de l’entendement de l’homme, le niveau objectif de l’entendement de Dieu et le réel entretiennent des rapports d’expression, (le réel, incluant les symboles et le langage, apparaît comme un intermédiaire entre les deux autres niveaux) ; (3) la nature des entités réelles, incluant notre esprit qui est ancré dans le monde et qui dès lors revêt un caractère temporel, 153 est à l’origine d’une forme d’incomplétude que l’on retrouve dans nos connaissances. A la lumière de ces trois thèses, non seulement les hypothèses suggérées par les textes de Gödel semblent être renforcées, notamment sur la primauté de la logique sur les mathématiques, la distinction entre objectif, subjectif et réel, sur la nature temporelle de notre esprit soulignée par Wang, mais elles se précisent et se développent. L’influence Leibnizienne est également confirmée. Le cahier X (écrit entre 1943 et 1944) comporte des remarques se référant directement à l’auteur, témoignant à la fois de l’étude intensive que lui prête Gödel à cette époque et d’une appropriation pour ses propres recherches. 3.1 La remarque [XI, 16-18] : point de convergence des questions liées au réalisme conceptuel dans les Max-Phil La remarque [XI, 16-18] concentre une série de questions fondamentales pour comprendre le réalisme conceptuel de Gödel, questions que l’on retrouvent à partir des textes publiés. De ce fait, elle nous semble constituer un bon point de départ dans l’analyse des MaxPhil, car elle nous offre ainsi une première idée de la façon dont Gödel pose ces questions, une première idée des liens entre ces différentes questions et la façon dont elles s’organisent au sein d’un cadre métaphysique général. De la remarque [XI, 16-18] se dégage d’emblée l’importance des liens entre logique et métaphysique dans la pensée de Gödel. En concentrant ainsi les grandes lignes relatives au réalisme conceptuel, la remarque révèle les thématiques et questions connexes à la nature des concepts, nous aidant ainsi à puiser dans d’autres remarques des Max-Phil, tout en nous offrant un cadre général vers lequel revenir, et ainsi éviter de se disperser dans notre analyse. Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel présente la notion de concept dans un cadre métaphysique, dépassant largement celui de la logique, et offrant alors une compréhension bien plus ample de cette notion. Gödel propose une vision de tous les êtres existants, les Seienden, incluant les concepts ; une vision qui, bien que générale (car elle ne concerne pas uniquement les concepts), est susceptible de réconcilier le réalisme conceptuel avec l’idée que nous formons, dans une certaine mesure, nos concepts ; autrement dit avec l’idée de concepts subjectifs formés par l’homme. Après avoir décrit la hiérarchie des Seienden, Gödel suggère qu’elle est comme projetée dans différents niveaux d’existence, c’est-à-dire qu’elle se conçoit selon trois points de vue différents : un point de vue ontologique (ce que les êtres sont dans le 154 monde), un subjectif et un objectif. Nous comprenons ensuite que non seulement ces trois niveaux d’existence, mais aussi leurs relations (parce qu’ils sont en relation), sont importants dans la compréhension de la nature des concepts selon Gödel. unités mathématiques et leurs combinaisons Remarque (Philosophie) : les concepts logiques (et les objets) 12 sont le niveau inférieur des Seienden (le squelette du monde), alors il suit : espace et temps, matière, vie, conscience, ange. Même le « ou » apparaît [auftritt] dans le monde (comme élément d’un certain état de choses) ; d’un autre côté il se représente [abbildet] aussi dans [17] la conscience. Toutes les choses ont cette double existence ou en fait une triple existence, à savoir en plus dans l’espace des idées objectives. (Possibilité, conscience de Dieu : c’est la différence entre le concept « lieu » et ses « réalisations » dans le monde). Cette différence entre le réel et le conceptuel existe pour chaque niveau des rangs mentionnés ci-dessus. En particulier au niveau le plus bas, la combinatoire et la sémantique sont la réalisation de la logique. Aux niveaux plus élevés, on doit distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu. Dans les niveaux supérieurs, les concepts n’apparaissent que comme de simples représentations [Abbilder] (descriptions) des réels correspondants.13 Mais peut-être que le réel est une présentation [Darstellung] « incomplète » des concepts (existence du péché), en particulier dans le niveau le plus bas l’autoréflexivité n’est présentable [darstellbar] que de façon incomplète. En un certain sens le niveau le plus bas contient déjà tout le reste, puisqu’on peut construire « in terms » d’idées purement mathématiques une représentation de la totalité du monde, comme in terms de concepts physiques (Leibniz, harmonie préétablie). Le nouveau développement de la physique a rendu claire cette connaissance pour les idées mathématiques (et pas seulement physiques). (Voir également l’enseignement des nombres chez les pythagoriciens). 12 ceux-ci correspondent au domaine des entités intensionnelles. La logique (= pure théorie de l’objet). 13 La langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des idées logiques. 101 101 La traduction du terme « Seienden » fait l’objet d’une discussion, il est donc laissé en allemand dans le texte. 155 mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen Bem<erkung> (Phil<osophie>): Die logischen Begriffe (und Gegenstände) 12 sind die unterste Stufe des Seienden [das Gerippe der Welt], dann folgt: Raum und Zeit, Materie, Leben, Bewusstsein, Engel. Auch das „Oder“ tritt in der Welt auf (als Bestandteil gewisser Sachverhalte); andererseits bildet es sich auch im [17] Bewusstsein ab. Alle Dinge haben diese doppelte Existenz oder eigentlich eine dreifache, nämlich außerdem im Raum der objektiven Ideen (Möglichkeiten, Bewusstsein Gott<es>. Das ist der Unterschied zwischen dem Begriff „Ort“ und seinen „Realisierungen“ in der Welt). Dieser Unterschied zwischen dem Wirklichen und dem Begrifflichen besteht auf jeder Stufe der obigen Reihe. Insbesondere scheinen auf der untersten Stufe die Kombinatorik und Semantik die „Realisierung“ der Logik zu sein. Auf weiter oben liegender Stufen hat man den Raum und den Begriff des Raumes, Gott und den Begriff Gott zu unterscheiden. Auf den oberen Stufen erscheinen die Begriffe als bloße Abbilder (Beschreibung<en>) des entsprechenden Wirklichen. 13 Aber vielleicht <ist> das Wirkliche eine „unvollkommene“ Darstellung der Begriffe (Existenz der Sünde), insbesondere auf der unteresten Stufe <ist> die Selbstreflexivität nur unvollkommen darstellbar. In gewissem Sinn enthält schon die unterste Stufe alles Übrige, da man „in terms“ 18 rein mat<hematischer> Ideen ein Abbild der ganzen Welt konstruieren kann, ebenso in terms von physik<alischen> Begriffen (Leibn<iz>, präst<abilierte> Harm<onie>). Die neuere Entwicklung der Physik hat diese Erkenntnis für mat<hematische> (nicht nur phys<ikalische>) Ideen klar gemacht. (Vgl. auch die Zahlenlehre der Pythag<oreer>). 12 Dieser entspricht im Reich des Intens<ionalen> das Logische (= reine Gegenstandstheorie). 13 Auch die Sprache (Formalismus) ist ein Abbild des Reiches der logischen Ideen. 102 Pour chacune des trois parties il est important d’une part de noter les problèmes de transcription du Gabelsberger en allemand et de traduction de l’allemand en français qui surviennent et qui sont susceptibles d’avoir des conséquences pour l’interprétation ; et d’autre 102 Nous ne retouchons pas la transcription allemande et conservons la notation appliquée par Eva-Maria Engelen pour le projet ANR. Ce qui est entre les crochets « <…> » est une insertion du transcripteur, pour compléter un mot qui dans le Gabelsberger est abrégé. Les numéros qui apparaissent en gras et entre crochets « […] » dans les textes, correspondent à la pagination des manuscrits. Voir l’introduction du transcripteur dans l’annexe A.2. 156 part de comprendre en quoi chacune d’elles se rattache à la question du réalisme conceptuel et est susceptible d’apporter un nouvel éclairage sur ce point de vue. Ce premier travail livre les grandes lignes qui aideront à parcourir plus largement les Max-Phil, et qui seront développées en faisant appel à de nouvelles remarques dans les sections suivantes. 3.1.1 La hiérarchie des Seienden Dans la première partie du texte Gödel établit ce qui apparaît comme une hiérarchie de ce qu’il appelle les Seienden. Il les donne dans l’ordre suivant le rang qu’ils occupent dans la hiérarchie, du rang le plus bas au rang le plus élevé. Il est alors remarquable de constater que les concepts logiques y trouvent leur place, ainsi que les objets (Gegenständen) qui pourraient être les objets mathématiques.103 Ils occupent le rang le plus bas, suivis de : l’espace et le temps, la matière, la vie, la conscience et les anges. Le commentaire de cette partie de la remarque dépend essentiellement de deux problèmes textuels majeurs à partir desquels les questions fondamentales liées à la hiérarchie proposée par Gödel émergent. Le premier problème porte sur la transcription allemande de « mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen », le second sur la traduction française du terme « Seienden ». Le problème de transcription sur le « mat » de « mathematischen » nous plonge dans les rapports entre logique et mathématiques, interrogeant la nature et la place des objets mathématiques dans l’ontologie que Gödel dessine. Le problème de traduction de « Seienden », questionne la nature même des concepts, leur statut ontologique oscillant entre monde objectif des concepts et monde réel. Tout d’abord sur « mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen », seul le « mat » figure dans le manuscrit, il est alors compris comme une abréviation pour « mathematischen ». Cependant, les mots écrits de la main de Gödel sont parfois peu lisibles, et conduisent à certaines ambiguïtés. En l’occurrence, le « mat » pourrait être lu comme un « mit » (avec). Quelle que soit la lecture de ce mot que nous choisissons, certaines difficultés sont à surmonter, mais le choix de « mat » pour « mathematischen » est probablement plus cohérent. Le premier argument en faveur du « mat » se trouve à la fin de la remarque avec la correspondance entre « le niveau le plus bas » et les « idées purement mathématiques ». Gödel affirme que le niveau le plus bas des Seienden donne lieu à une représentation purement mathématique du monde. Par conséquent, le niveau des concepts logiques doit également 103 Dans le manuscrit, « mat<hematischen> Einheiten und ihre Kombinationen » est inscrit au dessus de « Gegenständen ». 157 comprendre quelque chose de « purement mathématique ». A la fin de la remarque, Gödel ne parle cependant pas d’objets, mais d’idées mathématiques. Qu’entend-il exactement par « idées purement mathématiques » ? Il peut s’agir des concepts mathématiques, ceux-là mêmes dont nous parle Gödel dans sa définition de l’analycité des propositions mathématiques, ceux dont dépendent les vérités mathématiques. Mais si les concepts mathématiques sont attachés en intension à la logique, lorsqu’ils sont compris en extension ils nous parlent d’objets. La fin de la remarque entretient encore l’ambiguïté sur le « mat », parce qu’elle pourrait ne faire référence qu’aux concepts mathématiques, mais elle soutient tout de même l’idée que Gödel n’exclut pas les mathématiques de son panorama ontologique des Seienden. L’ambiguïté est susceptible de disparaître au regard de la façon dont Gödel conçoit les rapports entre logique et mathématiques à l’époque du Russell paper. Dans les textes publiés, nous constatons que Gödel ne parle véritablement d’objets mathématiques, c’est-àdire d’ensembles comme entités indépendantes de la logique, qu’à partir du Cantor paper, alors que dans le Russell paper il parle de classes, c’est-à-dire d’extensions de concepts, autrement dit d’entités comprises en un sens logique. Le second argument en faveur du « mat » émerge des positions tenues dans les textes publiés. En effet, si nous admettons de le lire comme « mit », on choisit d’exclure les objets mathématiques des Seienden, alors même que Gödel défend une position réaliste envers eux. Il semble ainsi légitime de s’attendre à les voir figurer dans la hiérarchie exposée par Gödel, au même titre que les concepts logiques. D’ailleurs en lisant un « mit », comment saisir la référence aux objets faite entre parenthèses, ainsi qu’à la pure théorie de l’objet dans la note 12 ? Probablement peut-on trouver une réponse dans l’idéalisme allemand qui propose une théorie de l’objet comme pure logique, avec des auteurs comme Meinong, 104 mais il nous semblerait étrange d’exclure totalement les objets mathématiques des catégories ontologiques dans lesquelles nous engage le début de la remarque, alors même qu’y figurent les concepts logiques. Deux difficultés rencontrées par le choix de « matematischen » doivent être soulignées. La première est que les objets mathématiques se trouvent exactement au même rang que les 104 Dans le cahier X, Gödel reprend le terme de « Sosein » (X, 57), que l’on retrouve également chez Meinong. Cependant Gödel l’utilise en le plaçant entre guillemets, se détournant peut-être du sens donné par cet auteur. Ce qui est tout de même frappant est qu’il l’emploie pour qualifier les concepts : « les concepts sont bien des modifications de l’être, [ils sont] un "être-ainsi" » (« Überhaupt sind die Begriffe Modifikationen des Seins, das „Sosein“ »). Il est difficile de dire si l’utilisation du « Sosein » peut faire écho à la « reine Gegenstandstheorie », si Gödel peut effectivement faire ou non référence au cadre meinongien. Russell était lecteur de Meinong, et on est dans la période de préparation au Russell paper. Gödel s’intéressait au travail de Russell, il est donc possible qu’il ait eu également connaissance des théories de Meinong. Il est cependant douteux que Gödel reprenne sa théorie des objets qui admet des objets impossibles tels que « le cercle carré ». 158 concepts logiques, comme s’il s’agissait des mêmes entités, brouillant la distinction entre logique et mathématiques, et suggérant que ces deux disciplines décrivent la même réalité. Il est possible que la distinction entre concepts et objets soit moins radicale à cette période que lors de ses conversations avec Wang ; il également possible que Gödel mette en exergue leur lien, le fait qu’ils sont les deux aspects – extensionnel et intensionnel – des entités conceptuelles. Cependant, dans une autre remarque des Max-Phil, Gödel accorde explicitement un statut spécifique aux mathématiques, qui se distinguent des concepts : « l’homme se situe à mi-chemin entre animal et ange, tout comme les mathématiques entre corps et concept » [IX, 71-72]. 105 Gödel ne parle encore pas spécifiquement d’objets mathématiques, mais on peut supposer que l’expression « les mathématiques » inclut les entités – éventuellement objets – mathématiques. Le passage cité n’est pas sans rappeler l’idée de hiérarchie des Seienden, l’ordre animal-homme-ange pourrait se retrouver dans celui vie-conscience-ange proposé dans [XI, 16-18]. Or dans ce passage, les entités mathématiques ne sont pas confondues avec les concepts logiques, elles occupent un rang intermédiaire entre les concepts et les corps, c’est-à-dire entre les concepts logiques et la matière dans l’ordre donné dans la remarque [XI, 16-18]. Gödel a-t-il certaines hésitations sur le statut des objets mathématiques ? Ou bien souhaite-il, dans la remarque [XI, 16-18], mettre en avant la primauté de la logique sur les mathématiques, et souligner la compréhension logique des ensembles, comme il le fait à l’occasion du Russell paper ? Le statut des mathématiques dans le paysage ontologique que représente la hiérarchie des Seienden dans [XI, 16-18] est encore floue, et n’autorise à lui seul aucune réponse évidente. La question de la place des objets mathématiques dans l’ontologie de Gödel doit être approfondie à l’aide d’autres remarques des Max-Phil. La seconde difficulté est que le terme « Gegenstand », que nous avons traduit par « objet », n’est pas en opposition avec la notion de concept, comme il pourrait l’être dans le contexte des conversations entre Gödel et Wang. Dans le cadre des Max-Phil, Gegenstand est un terme ontologique qui désigne ce qui est, y compris les concepts. Il s’agit d’une notion d’objet compris en un sens large, qui s’oppose plutôt à la notion d’Objekt, qui est l’objet, pris également en un sens général, mais qui se rapporte à l’objet de connaissance. Ainsi lorsque Gödel introduit entre parenthèses « les objets » , puis dans la note « la théorie pure de l’objet », il ne parle pas des objets en un sens aussi strict que dans les conversations avec Wang, et peut encore inclure les concepts. 105 La remarque sera reprise dans la section 3.2.2, consacrée aux concepts logiques et aux objets mathématiques (infra, 209). 159 Quelles sont alors les implications de notre choix de lecture, privilégiant « mathematischen Einheiten » au lieu de « mit Einheiten » ? Il faut d’abord comprendre ce que sont ces unités mathématiques et les combinaisons de ces unités. Probablement Gödel pense-t-il aux ensembles comme objets mathématiques. Dans le Russell paper, Gödel parle de l’ensemble vide qui serait l’ensemble primitif (Gödel parle de Urelement) à partir duquel (en appliquant de façon itérative l’opération « ensemble de ») tous les autres ensembles peuvent être atteints, ou encore duquel découlent tous les autres ensembles. Gödel souligne également le cas du singleton, qui est considéré comme primitif au regard de la théorie des ensembles, car n’ayant pas à proprement parler de parties, il ne peut pas être atteint par le processus itératif.106 On aurait alors quelque chose de similaire au cas des concepts, pour lequel les concepts logiques sont les primitifs desquels tous les autres concepts découlent. Cependant, même si Gödel distingue les ensembles primitifs des autres ensembles, ils sont tous des unités. Dans la remarque [IX, 90-91], Gödel affirme en effet que « les ensembles dont on traite dans la théorie abstraite des ensembles sont de telles unités mathématiques ». Tous les ensembles sont des unités, ce qui peut signifier que n’importe quel ensemble peut être élément d’autres ensembles. Tous les ensembles sont bien des objets qu’il est possible de collectionner dans des ensembles de rangs supérieurs. Ainsi, par « mathematischen Einheiten », il ne faut peutêtre pas seulement comprendre l’ensemble vide et le singleton, mais tous les ensembles, que l’on peut toujours « combiner » pour saisir de nouveaux ensembles. La notion de combinaison fait alors probablement référence à la formation de nouveaux ensembles à partir des opérations ensemblistes. Ensuite, comment interpréter le fait que les unités mathématiques sont au même niveau que les concepts logiques ? Quels avantages présente cette lecture de la remarque [XI, 16-18] ? Elle permet de prendre en compte les liens entre logique et mathématiques explicitées par Gödel dans ses conversations avec Wang : 8.6.4 It is not in the ideas (of set and concept) themselves that every set is the extension of a concept. Sets might exists which correspond to no concepts. The proposition "for every set, there is a [defining] concept" requires a proof. But I conjecture that it is true. If so, everything (in logic 106 Voir (Gödel 1990c, 131), ainsi que la remarque 9.1.27 (Wang 1996, 296). Voir également (Crocco 2006, 186) sur les notions d’unité et de totalité : l’ensemble vide et le singleton peuvent être considérés comme des unités primitives dans la mesure où ils n’ont pas de parties (infra, 216), et ne peuvent donc pas être saisis par le concept itératif d’ensemble. En d’autres termes, ils sont primitifs car ne sont pas compris comme le résultat d’une collection d’objets. 160 and mathematics) is a concept : a set, if extensional; and a concept (only) otherwise. (Wang 1996, 274)107 Gödel conjecture que tout ensemble, c’est-à-dire toute unité mathématique, est l’extension d’un concept. Ce n’est bien qu’une conjecture, qui ne découle pas des idées d’ensemble et de concept. Elle n’est pas prouvée, mais pourrait peut-être l’être. Du moins, si nous étions capables de développer la théorie des concepts, nous serions en mesure de la prouver, et donc de prouver que même les mathématiques se rapportent aux concepts, en l’occurrence à leurs extensions. Gödel comprend donc le lien entre mathématiques et logique comme le rapport entre l’aspect extensionnel et l’aspect intensionnel des concepts, ce qu’il pourrait vouloir exprimer dans la remarque [XI, 16-18] en plaçant les unités mathématiques et leurs combinaisons au même rang que les concepts logiques. Que les mathématiques se conçoivent comme la théorie pure de l’objet peut s’entendre du fait que les objets mathématiques sont des objets abstraits, c’est-à-dire des ensembles purs au sens où seul l’ensemble vide et le singleton sont requis pour toute la hiérarchie des ensembles. Dans ses conversations avec Wang, Gödel conçoit les ensembles mathématiques comme des cas limites de totalité et d’objets spatio-temporels, suggérant ainsi une distinction de statut ontologique avec les autres objets.108 Que l’on choisisse de lire « mit » ou « mat », dans les deux cas la remarque amène à s’interroger sur les rapports entre logique et mathématiques. En effet, si seuls les concepts logiques figurent parmi les Seienden et que les objets mathématiques en sont exclus, la remarque nous donne alors une indication sur la force de la primauté accordée aux concepts logiques sur les objets mathématiques, interrogeant alors la place effective du réalisme mathématique dans la pensée de Gödel ; et si on comprend que les objets mathématiques sont au même rang que les concepts logiques, on peut s’interroger sur ce qui autorise de les mettre au même rang et sur ce qui distingue les deux types d’entités. Le second problème textuel concerne la traduction du terme « Seienden ». Ce mot désigne ordinairement les choses qui existent effectivement dans le monde, ce que nous pourrions traduire par « les étants ». On retrouve dans la philosophie, notamment dans la tradition thomiste, l’idée d’une hiérarchie des choses du monde, qui existent dans le réel, ordonnées au regard de l’Etre suprême, parfait, Dieu. La nature, création de Dieu, est ordonnée à partir d’un principe supérieur, Dieu. La notion d’ordre des créatures renferment 107 108 Voir également la remarque 8.6.14 (ibid., 276). Voir les remarques 9.1.27 et 9.1.28 (ibid., 296). 161 deux idées. D’une part elle comprend que chaque créature rend grâce à Dieu et participe du monde selon sa propre nature. D’autre part elle témoigne d’une vision finaliste du monde. La nature, réalité dans laquelle nous nous inscrivons, est ordonnée selon une fin insufflée par Dieu. Jusque Thomas d’Aquin, la tradition chrétienne, portée notamment par Saint-Augustin, n’admettait qu’une vision pessimiste de la nature. Le monde de la Création de Dieu est corrompu par le péché originel. L’homme est changé dans son essence. Tous les hommes héritent de ce mal et doivent chercher la grâce divine. Dans cette vision, l’existence terrestre n’a pas de but en soi, si ce n’est de vivre dans la recherche du salut ; par conséquent la nature se distingue des lois divines. Thomas d’Aquin marque un tournant : il réhabilite l’idée de nature dans la tradition chrétienne en s’inspirant de la pensée antique, et de l’idée de cosmos, univers organisé par un principe supérieur, donnant une raison d’être à chacun de ses éléments et de ses changements. La vision de la nature proposée par Thomas d’Aquin est optimiste : la nature est le prolongement de l’ordonnancement de Dieu, le lieu où la vie humaine est réglée par la recherche du bien. Il est donc possible pour l’homme de s’améliorer au cours de sa vie terrestre. Même s’il est enfermé sur Terre et qu’il est soumis aux déterminismes de la nature, il n’y est plus condamné. Leibniz hérite de la tradition thomiste en défendant l’idée d’un ordre rationnel du monde, organisé non seulement par les lois mécaniques de la physique, mais également par un ordre métaphysique, à savoir l’harmonie préétablie entre toutes les substances. Dans sa monadologie, Leibniz propose une hiérarchie des monades dans laquelle les supérieures sont capables de connaître, au moins partiellement, l’ordre rationnel du monde. Les monades supérieures sont également dotées d’une certaine liberté. En ce sens, Gödel s’inscrit dans cette tradition qu’il semble reprendre plus précisément de Leibniz. La hiérarchie des Seienden qu’il propose apparaît comme la mise œuvre de sa philosophie qu’il conçoit comme une monadologie avec une monade centrale, Dieu. Les Seienden pourraient être compris comme les créatures de Dieu, éléments du monde, de la réalité créée. Mais comment les concepts logiques ou les objets mathématiques pourraient-ils être des éléments de la nature, du monde dans lequel nous nous inscrivons ? Par Seienden faut-il entendre plus largement les êtres ? Leibniz, par exemple, conçoit les idées (qui se rapprochent des concepts objectifs de Gödel) ainsi que les substances comme des êtres ; mais les idées ne sont pas des substances dans la mesure où elles n’ont pas d’existence réelle dans le monde, ce sont des entités mentales, in mente Dei ou in mente homini. Les 162 idées n’apparaissent donc pas dans la hiérarchie des monades, elles ne résultent pas de la Création. Cependant, dans la remarque [XI, 16-18], Gödel ne donne pas l’impression de parler des Seienden comme des êtres au sens large utilisé par Leibniz, dépassant l’existence réelle. Mais la question des concepts logiques jette le doute, et avant d’être certain de pouvoir parler des Seienden comme des étants, de ce qui existe dans le monde, de ce qui fait partie et contribue à l’ordre du monde réel créé par Dieu, il faut étudier en quel sens les concepts logiques et les objets mathématiques sont, selon Gödel, des Seienden. Si nous acceptons que les Seienden soient des étants, il faut admettre que les concepts logiques aient une existence réelle, affirmation qu’il est nécessaire de soutenir par d’autres passages des Max-Phil, et dont il est indispensable de mesurer toutes les conséquences. Une première question vient immédiatement : prétendre que les concepts logiques ont une existence réelle ne contredit-il pas l’idée qu’ils sont objectifs au sens où ils sont dans l’entendement de Dieu ? Ne contredit-il pas l’idée que le monde des concepts forme une réalité distincte de la réalité du monde ? La seule piste laissée dans la remarque [XI, 16-18] pour comprendre ce que signifie pour les concepts logiques d’être des Seienden, et donc exister dans le réel, est la parenthèse affirmant qu’ils constituent « le squelette du monde ». L’influence néoplatonicienne, à l’œuvre dans la pensée thomiste, se fait également sentir de façon directe dans la métaphysique de Gödel. En effet, un certain nombre de points en lien avec la hiérarchie des Seienden sont probablement inspirés de la métaphysique de Plotin. En particulier, nous pouvons mentionner la réflexion sur la division ontologique suprême entre l’un et le multiple. Gödel distingue les unités des multiplicités. Les unités trouvent leur fondement dans les liaisons conceptuelles (infra, 213-214). Les pures multiplicités sont associées à la matière sans forme. La remarque [X, 68-69] reprend l’idée d’une hiérarchie sous forme de cercles concentriques dont le centre est Dieu, qui n’est autre que l’Un, comme être unique et parfait, principe de l’intellect et cause de toutes les essences. Plus nous nous éloignons du centre, plus les cercles s’élargissent, plus la quantité109 de choses qu’ils contiennent est élevée, jusqu’au diable qui pourrait être assimilé au niveau le plus bas, à savoir de la matière inanimée. Nous pouvons également mentionner le critère de la hiérarchie – examiné en détail dans la section 3.2.1 – suivant lequel chaque Seiende a une activité qui définie son rang. Gödel lie cette capacité d’action à une insatiabilité qui pousse les Seienden à modifier leur état.110 Le dernier point sur lequel l’influence de Plotin se fait sans 109 Gödel parle d’ « intensité », qu’il faut probablement comprendre comme la quantité par opposition à la qualité (propriétés) des choses. 110 Voir la section 3.6.1. L’insatiabilité est une manifestation de l’incomplétude des Seienden dans le réel. 163 doute le plus sentir est l’idée d’un animisme logique, selon lequel les concepts sont des esprits, qui fondent toutes les essences de toutes les choses. Lorsque ces choses s’actualisent, les concepts deviennent les articulations du monde (voir la section 3.2.1), et donc aussi, en ce sens, le squelette du monde. L’idée que les concepts logiques, en tant que Seienden ont une existence réelle, est soulignée par l’affirmation suivant l’exposition de la hiérarchie des Seienden : « Même le « ou » apparaît [auftritt] dans le monde (comme élément d’un certain état de choses) ». Gödel insiste alors sur le fait que tous les concepts logiques, y compris le concept de disjonction, ont une existence réelle, car ils sont les éléments des états de choses. Tout d’abord, en exhibant un exemple, l’affirmation aide à préciser ce que Gödel entend par concept logique. Ensuite, il serait intéressant de comprendre pourquoi Gödel prend précisément le concept « ou » en exemple, et enfin de comprendre également ce que sont les états de choses dont les concepts logiques sont les éléments. Les concepts logiques sont probablement les concepts les plus généraux, à savoir les concepts primitifs de la théorie des concepts que nous avons observés dans la première partie (infra, 41-42). Ils sont primitifs au sens où ils sont indécomposables ; toujours en ce sens, il s’agit des concepts les plus simples de la logique, car ne sont pas des combinaisons, ils ne sont subordonnés à aucun autre concept. Au contraire, ils sont les éléments ultimes qui, combinés entre eux, forment de nouveaux concepts logiques complexes. Gödel les distingue des concepts fondamentaux de la philosophie. Ceux-ci sont plus spécifiques car ont vocation à rendre compte de la signification du monde actuel, tandis que les concepts logiques décrivent la structure de tout monde possible. Les concepts logiques décrivent ainsi ce que le monde actuel partage avec l’ensemble des mondes possibles, mais ne disent rien sur ce qui en fait la spécificité. Les concepts fondamentaux de la philosophie, de même que l’ensemble des concepts complexes, n’auraient donc pas le même statut que les concepts logiques. Ils ne seraient pas des Seienden et n’auraient pas la même capacité à apparaître dans le monde. Pourquoi Gödel prend-il plus particulièrement le concept « ou » en exemple ? Il s’agit sans doute du concept que l’on imagine le moins comme élément de faits. Une phrase composée d’une disjonction, comme « la fleur est rouge ou jaune », pourrait se présenter comme ne renfermant pas l’unité requise pour former un fait. Dans le cahier IX, un commentaire relatif à ce concept, dénonce le manque d’unité dont est affectée une proposition construite avec la disjonction : 164 C’est une manifestation du fait qu’il existe beaucoup moins de concepts au sens objectif qu’au sens anthropologique […] par exemple en général pour p q il n’y a aucun « état de choses objectif », mais seulement quelque chose que nous introduisons dans le monde (en raison de notre ignorance). En l’occurrence à chaque fois que ceci [p q] n’est pas un « aspect unitaire » du monde. En ce sens les formes et les formations sont quelque chose de subjectif (comparer aussi avec le concept contradictoire x x .) [IX, 13] Les concepts « au sens anthropologique » sont probablement les concepts dans l’entendement de l’homme, pris d’un point de vue subjectif. Dans ce passage, Gödel affirme que la disjonction est un concept que nous introduisons de façon artificielle. Les propositions que nous formons à partir de ce concept logique ne correspondent pas à un état de choses objectif déterminé. Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi Gödel met « état de choses » entre guillemets ; Gödel les utilise souvent pour indiquer qu’il emploie un terme de façon détournée. Veut-il dire que par « objectif » il ne faut pas entendre le monde des concepts, ce à quoi nous pourrions nous attendre dans la mesure où nous parlons d’un concept logique, mais le monde réel ? Dans ce cas, par « état de choses objectif » il faut entendre une relation (application de concepts) susceptible d’être dans le monde réel, un fait. Lorsque nous pensons décrire un fait à partir du concept « ou », nous ne décrivons finalement rien qui existe réellement, ou du moins rien qui ne constitue une véritable unité dans le monde. D’un point de vue objectif, l’application d’un concept à une chose ou à d’autres concepts doit former une unité. En affirmant que la proposition (p q) – que nous construisons – n’est pas un « aspect unitaire » du monde, Gödel indique que l’application que nous opérons du concept de disjonction, n’est pas une véritable application, c’est-à-dire n’est pas une application objectivement valable et donc ne décrit rien.111 Mais il est important de noter immédiatement le « en général », signifiant que dans certains cas il correspond à quelque chose d’objectif, et que donc dans ces cas même le concept « ou » est un élément des faits.112 111 Il est en effet remarquable de voir à quel point cette remarque supporte un usage ambigüe du terme « objectif », qui peut aussi bien faire référence au monde des concepts – dans lequel, pensons-nous, sont réglées toutes les relations conceptuelles possibles, c’est-à-dire toutes les applications possibles de concepts – qu’au monde réel, qui, compris comme l’ensemble des possibles actualisés, contient l’ensemble des relations conceptuelles actualisées. La remarque annonce en cela les liens entre le monde des concepts (Dieu), le monde réel (la Création, actualisation d’un ensemble de possibles), et les concepts subjectifs (l’homme) qui tendent à rendre compte à la fois du monde réel par la philosophie et du monde des concepts par la logique, discutés dans la suite de la remarque [XI, 16-18]. 112 Si certaines applications de concepts que nous opérons ne correspondent à rien objectivement – et d’une façon plus générale s’il y a plus de concepts subjectifs que d’objectifs –, c’est à cause de notre ignorance quand à l’application des concepts logiques. Nous les appliquons sans connaître exactement les limites de leur application. De la réitération de leur application en dehors des limites de ce qui est objectivement possible, 165 L’importance de saisir ce que Gödel entend par les états de choses dont les concepts logiques sont des éléments devient pressante. Ils ne se réduisent pas aux propositions que nous formons, et ne dépendent donc pas du point de vue subjectif de l’homme. Ils se comprennent en un sens objectif, comme le souligne la remarque [IX, 13]. Cependant, il n’est pas évident de savoir dans ce cas à quelle réalité renvoie le terme « objectif » : au monde des concepts ou au monde réel. L’ambigüité est levée au regard de ce que Gödel appelle la quadripartition des choses, traité dans la section 3.3.4. Gödel distingue états de choses et faits. Un fait ne serait qu’un état de chose actualisé. Les états de chose se situent dans le monde des concepts. Ils correspondent à l’ensemble des relations conceptuelles possibles, à l’ensemble des applications possibles des concepts ; les faits correspondent à l’ensemble des états de choses actualisés. Le rôle que les concepts logiques jouent dans la constitution des états de choses est alors probablement étroitement lié à l’idée que ces concepts sont le « squelette du monde ». Une hypothèse est qu’ils apparaissent dans le monde comme les articulations logiques des faits. Une telle conception pourrait être d’inspiration leibnizienne, quand bien même Leibniz ne supporterait pas l’idée des concepts logiques comme Seienden, au moins pour comprendre dans quelle mesure la structure du monde actuel, Création de Dieu, dépend avant tout des lois logiques. Gödel n’est pas étranger à l’idée leibnizienne que les lois de l’entendement de Dieu, recouvrant les vérités nécessaires (logiques), sont logiquement antérieures aux lois morales arrêtant le choix du meilleur des mondes possibles. Notons que la difficulté d’accorder le statut de Seienden se pose également dans le cas de l’espace et du temps. La question n’implique pas directement la question du monde des concepts et du réalisme conceptuel, mais elle mérite d’être soulignée. Le critère de la hiérarchie autorise Gödel à les y introduire, alors que chez Leibniz l’espace et le temps sont des relations et ne sont pas réels, bien que fondés sur des propriétés réelles du monde. Selon Leibniz, ce sont des entités mentales qui se distinguent à la fois des idées et des monades. En supposant que Gödel s’inspire de Leibniz pour la hiérarchie des Seienden, il est étonnant de retrouver également l’espace et le temps. Les conçoit-il comme des entités conceptuelles ? Le cas échéant, en quel sens sont-ils des Seienden ? En les introduisant, ainsi que les concepts résulte la formation (de combinaisons) de concepts subjectifs qui ne correspondent à rien dans l’espace objectif des concepts. Notre ignorance porte alors fondamentalement sur le concept d’application (de concepts à d’autres concepts). La fin de la remarque [IX, 13], indique que le manque de connaissance des limites de l’application des concepts est à l’origine des paradoxes russelliens impliquant le concept contradictoire xx. Les paradoxes ne seraient donc pas un problème propre aux concepts, mais propre à notre point de vue limité, comme le souligne Gödel dans le Russell paper, en suggérant qu’une meilleure élucidation des concepts logiques nous conduirait à de nouvelles méthodes de résolution des paradoxes, comprenant le paradoxe intensionnel, obstacle majeur à la constitution d’une théorie des concepts en intension. 166 logiques, Gödel élargit la hiérarchie de Leibniz touchant exclusivement les monades ; il l’élargit à des entités qui ne sont ni individuelles ni singulières. La première partie de la remarque [XI, 16-18], proposant une hiérarchie des Seienden incluant les concepts logiques, soulève de nombreuses questions se rapportant au réalisme conceptuel de Gödel. Tout d’abord, elle aborde sous un angle métaphysique et ontologique le rapport entre logique et mathématiques. Le statut ontologique des objets mathématiques est encore flou du fait des incertitudes liées à la transcription allemande, et mérite de faire l’objet d’une étude plus approfondie à travers les Max-Phil. Si par « Seienden » il faut entendre « étants », comment rendre cohérent l’idée que les concepts logiques puissent appartenir à deux réalités distinctes ? L’analyse des rapports entre possible et actuel constitue une première piste de recherche, et la question apparaît plus distinctement à partir de l’affirmation des trois niveaux d’existence des Seienden, à savoir un niveau objectif correspondant à l’entendement de Dieu, un niveau subjectif correspondant à l’entendement de l’homme et enfin le niveau du monde réel. L’affirmation des trois niveaux constitue la seconde partie de la remarque, étudiée dans la section suivante. Outre les questions soulevées par les problèmes textuels, la hiérarchie des Seienden soulève d’autres questions, notamment du fait que seuls les concepts logiques sont mentionnés. Si seuls les concepts logiques figurent dans cette hiérarchie, sont-ils alors les seuls concepts que Gödel compte parmi les Seienden ? Quel statut est alors accordé aux concepts fondamentaux de la philosophie et aux concepts complexes ? Il faudrait alors admettre que tous les concepts n’ont pas le même statut ontologique, et probablement qu’ils ne sont pas tous objectifs au même titre. L’idée de hiérarchie des Seienden incluant les concepts logiques, nous place au cœur du problème de la nature des concepts. Pour mieux comprendre toutes les conséquences sur le réalisme conceptuel, nous devons nous interroger sur ce que signifie être un Seiende pour un concept logique, pourquoi seuls ces concepts ont ce statut, et ce que cela signifie pour les autres concepts. Ainsi, la remarque [XI, 16-18] soulève des interrogations quant à la façon dont Gödel conçoit le monde des concepts, et sur les frontières de ce monde. Une première tâche se pose comme une nécessité pour affiner les questions soulevées par le début de la remarque [XI, 16-18], et espérer dégager certains éléments de réponses : mettre à jour le critère de la hiérarchie. Le critère doit être saisi selon deux aspects : (1) ce qui est commun aux Seienden, déterminant quelles entités sont des Seienden et quelles autres n’en sont pas ; (2) ce qui ordonne les Seienden, c’est-à-dire ce qui caractérise les différents types 167 de Seienden et qui range ces catégories selon différents niveaux de valeur. Le critère de la hiérarchie est le point de départ pour comprendre la nature des concepts logiques, en déterminant ce qui en fait des Seienden et ce qui les place au premier rang (inférieur). Il sera alors peut-être possible de déterminer en quel sens les concepts logiques, entités intensionnelles qui devraient appartenir au monde objectif des concepts, apparaissent ou existent dans le monde réel. 3.1.2 Trois niveaux d’existence : objectif, subjectif et réel Dans la deuxième partie de la remarque, Gödel affirme que les Seienden n’existent pas uniquement dans le réel, mais aussi dans des niveaux conceptuels, à savoir la conscience de l’homme et la conscience de Dieu. Plus fort encore, il affirme que tous les Seienden ont cette triple existence. Non seulement les concepts objectifs sortent du domaine auquel les textes publiés suggèrent qu’ils appartiennent, mais plus généralement ce sont les rapports entre concepts et objets, tels que nous les avons analysés dans l’état de l’art du platonisme de Gödel, qui se troublent : d’un autre côté il [le « ou »] se représente [abbildet] aussi dans [17] la conscience. Toutes les choses ont cette double existence ou en fait une triple existence, à savoir en plus dans l’espace des idées objectives. (Possibilité, conscience de Dieu : c’est la différence entre le concept « lieu » et ses « réalisations » dans le monde). Cette différence entre le réel et le conceptuel existe pour chaque niveau des rangs mentionnés ci-dessus. [XI, 16-18] La distinction entre concepts et objets, telle qu’elle apparaît dans les conversations avec Wang est-elle déjà à l’œuvre dans les Max-Phil ? Sous quelle forme se trouve-t-elle dans les manuscrits, si elle s’y trouve ? Si la première partie de la remarque impose le constat d’une différence de statut parmi les concepts, la deuxième partie tend à préciser cette différence. Les concepts logiques existent dans le réel et dans le monde des concepts, tandis que les autres concepts n’existeraient que dans le monde des concepts. Gödel affirme que le concept « ou » non seulement apparaît dans le monde, mais aussi dans la conscience sous la forme d’une Abbild, c’est-à-dire d’une représentation ; puis il précise que toutes les choses (Dinge) ont cette double existence. On peut supposer que par « choses » Gödel entende les Seienden, puisqu’il part de l’exemple du « ou » qui est un Seiende du rang le plus bas, et qu’il précise dans la dernière phrase que la différence entre le réel et le conceptuel existe pour tous les rangs des Seienden. Mais il est vrai qu’à d’autres 168 occasions le terme « Ding » recouvre un domaine plus large que celui des Seienden, incluant par exemple l’ensemble des êtres possibles ; 113 tout comme il est également probable que Gödel ne fasse pas un usage systématique de ce terme, et qu’il ne fasse pas toujours référence au même domaine d’entités. Peut-être, inclut-il alors également les Gegenstände mentionnés au côté des concepts logiques, entre parenthèses. Mais, puisqu’il discute des Seienden, on peut s’attendre à ce que l’expression « toutes les choses » renvoie spécifiquement à ces entités. Le deuxième niveau d’existence est celui de la conscience. Il n’est pas dit qu’il s’agit de la conscience de l’homme, mais on peut supposer qu’il est question de la même conscience qui figure dans la hiérarchie des Seienden, c’est-à-dire de l’homme. Ce n’est que dans un second temps qu’il dévoile le troisième niveau d’existence, en soulignant que la conscience peut également être comprise comme la conscience de Dieu. La dualité de la conscience n’est pas sans rappeler celle opérée entre in mente Dei et in mente homini chez Leibniz, mise en évidence par Mugnai (Mugnai 1992) et Nachtomy (Nachtomy 2007). L’idée de conscience de Dieu comme l’espace des idées objectives, comme ce qui détermine ce qui est possible en opposition à la réalisation de ces idées dans le monde, s’inspire probablement de la façon dont Leibniz conçoit le couple possible-actuel. Plusieurs questions sont soulevées par la mention de deux niveaux d’existence conceptuelle : 1. Gödel ne s’attarde pas sur la distinction entre les deux niveaux de conscience, puisqu’il s’intéresse plus précisément à la différence entre le réel et le conceptuel dans sa généralité. Par conséquent nous ne savons pas précisément la nature exacte des deux consciences. Nous savons uniquement que la conscience de l’homme est un Seiende, elle est donc ancrée dans le monde réel, ce qui ne devrait pas être le cas pour la conscience de Dieu. La particularité de la conscience sur les autres créatures de Dieu est qu’elle est capable de connaître rationnellement le monde. Elle tend à connaître le monde tel que Dieu le connaît. Les deux niveaux de conscience ont donc quelque chose en commun, en l’occurrence une connaissance conceptuelle des choses, puisque l’homme est créé à l’image de Dieu. Mais l’ancrage de l’homme dans le monde lui confère un tout autre point de vue, fini, imparfait par rapport au point de vue de Dieu, de sorte que notre connaissance des concepts n’est pas complète.114 113 114 Voir notamment la section 3.3.4 sur la quadripartition des choses. Voir (infra, 41-42), dans le Russell paper (Gödel 1990c, 140), et la remarque 9.1.26 dans (Wang 1996, 295). 169 2. Puisque la nature exacte des deux types de conscience n’est pas explicitée, nous ne savons pas non plus comment se conçoit la nature des concepts subjectifs par rapport à la nature des concepts objectifs. S’agit-il des mêmes concepts ? Rien n’est dit sur ce point, si ce n’est que les deux types de concepts doivent partager certaines caractéristiques puisque Gödel semble les comprendre ensemble en parlant du « conceptuel » en général, s’opposant au réel. Parce que Gödel se contente dans cette remarque de mentionner la différence entre conscience de l’homme et conscience de Dieu, il ne faudrait pas en conclure qu’elle n’est pas importante dans ses recherches philosophiques, car elle est régulièrement répétée au cours des Max-Phil, jusque dans le cahier XIV,115 et nous la retrouvons également dans les textes publiés discutés dans l’état de l’art.116 Ensuite, comment comprendre le fait que la différence entre le réel et le conceptuel s’applique à tous les Seienden ? A partir de la première partie de la remarque, et de l’introduction des concepts logiques dans la hiérarchie, nous supposons déjà que ces derniers appartiennent à deux réalités, puisque les textes publiés de Gödel nous avertissaient de leur appartenance au monde des concepts, et qu’à titre de Seienden ils « apparaissent » dans le monde réel. La deuxième partie de la remarque, non seulement confirme notre hypothèse, mais l’augmente en stipulant qu’il en est de même pour tous les autres Seienden. Autrement dit, tout ce qui existe dans le réel, existe également d’un point de vue conceptuel, dans la conscience de l’homme et la conscience de Dieu. Mais exactement comme se pose la question de l’existence des concepts logiques, en intension, dans le monde réel, se pose la question de l’existence des choses réelles telles que la matière, la vie, la conscience, les anges, dans le monde des concepts. Quelle forme prennent les concepts logiques en intension dans le monde réel et quelle forme prennent les autres Seienden dans le monde des concepts ? Deux indices textuels laissent entendre que les Seinden n’ont pas la même forme dans chacun des niveaux d’existence, du moins dans le réel et dans le conceptuel – en comprenant les deux niveaux de conscience par ce qu’ils ont de commun, à savoir leur caractère conceptuel. Gödel emploie des termes différents pour parler de l’existence dans le réel et dans le conceptuel. Le concept logique « ou » apparaît (auftritt) dans le monde, et se représente 115 « En particulier, il pourrait y avoir deux points de vue, le subjectif (du point de vue des choses, par Einfühlung) et l’objectif (du point de vue de Dieu) » (XIV, 8). En l’occurrence le subjectif ne correspond pas uniquement à la conscience de l’homme, mais au point de vue de toute chose du monde réel, y compris de l’homme. D’autre part, souvent dans les Max-Phil, Gödel parle de concepts subjectifs ou anthropologiques, à l’instar de la remarque [IX, 13], par opposition aux concepts objectifs. 116 Voir notamment la discussion autour de la Gibbs lecture (infra, 74-92). 170 (abbildet) dans la conscience. Lorsqu’il donne l’exemple entre parenthèses, il parle de « réalisation » (Realisierung) sous-entendu dans le monde réel. Il est difficile de dire si Gödel utilise ces termes de façon systématique et s’ils ont un sens métaphysique déterminé dans sa philosophie. Gödel reprend le substantif Abbild dans la troisième partie de la remarque pour parler du rapport entre le conceptuel et le réel : les concepts de choses sont de simples Abbilden des choses réelles. Dans le cadre de cette remarque, le verbe abbilden est consacré à la représentation dans la conscience, sous une forme conceptuelle. Mais dans d’autres remarques, Gödel parle également de Vorstellung pour parler de représentation dans la conscience de l’homme. Abbild recouvre-t-il une acception plus large que Vorstellung, permettant de parler de représentation dans la conscience de l’homme et dans la conscience de Dieu, tandis que Vorstellung serait plus spécifique à la représentation dans la première conscience ? Il faudrait mener une étude sur l’ensemble des Max-Phil, et être en mesure de proposer une interprétation systématique de ces deux termes à partir de leurs occurrences, ce que nous ne sommes pas encore en mesure de réaliser. Cependant cette interprétation des termes « Abbild » et « Vorstellung » semble se confirmer au cours de notre analyse (infra, 283). Il est d’avantage plausible que le terme Realisierung ait un sens précis. En effet, la notion de réalisation semble se rattacher à l’existence dans le monde réel. Pour le moment, en évitant de fixer une terminologie dont on ne peut encore être certain et en restant dans le cadre de la remarque [XI, 16-18], nous constatons que Gödel emploie des termes distincts pour parler de l’existence dans le monde réel et l’existence dans la conscience, suggérant que les deux existences ne revêtent pas la même forme. Les Seienden sont réalisés dans le monde réel et sont représentés dans la conscience. La différence entre les concepts logiques qui « apparaissent » dans le réel, alors que les autres Seienden se « réalisent » dans le réel est-elle significative ? Faut-il penser que les concepts logiques n’ont pas la même existence que les autres Seienden dans le réel ? Si la réponse est positive, alors il est encore possible de supposer qu’une distinction, correspondant à celle entre concept et objet dans les conversations avec Wang, est à l’œuvre. Dans ce cas, les concepts logiques se distinguent plus profondément de tous les autres Seienden de la hiérarchie. Si l’on examine les exemples proposés par Gödel, le concept « ou » et le concept de « lieu », non seulement se pose la distinction entre « apparaître » et « se réaliser », mais on peut dégager de nouvelles pistes pour comprendre la forme que prennent les Seienden dans les différents niveaux d’existence. Une autre lecture du mot Ort (lieu) est possible dans le manuscrit, il pourrait être écrit rot (rouge). Cependant, la première est plus plausible dans la 171 mesure où l’on peut ramener le concept de lieu à celui d’espace, c’est-à-dire au concept d’un Seienden, ce qui n’est pas le cas du concept rouge qui ne correspond pas à un concept logique. Il faut probablement distinguer la notion de lieu de celle d’espace, mais on peut les penser comme étant étroitement liées. En supposant que l’influence leibnizienne soit encore à l’œuvre, on peut comprendre les lieux comme ce qui constitue la réalité sous-jacente à l’espace qui n’est autre qu’une entité mentale (une relation). Dans l’examen de ces deux exemples, nous constatons : 1. le concept « ou », exemple de concept logique, qui est un Seienden, apparaît lui-même dans le monde, c’est-à-dire qu’on peut supposer qu’il apparaît comme entité intensionnelle. 2. Le concept « lieu », s’il est bien en rapport avec l’espace, peut faire référence au rang qui suit immédiatement celui des concepts logiques. Mais n’étant pas quelque chose d’individuel comme pourrait l’être une chose matérielle ou un être vivant, ou encore une conscience ou un ange, ce concept a une pluralité de réalisations dans le monde. L’idée de pluralité des réalisations fait écho à la pluralité des instances d’un concept donné, c’est-à-dire à l’extension du concept. Faut-il considérer que les deux exemples illustrent les deux cas plus particuliers des Seienden et que l’existence dans la conscience et dans le réel est encore différente pour les autres Seienden ? Ou bien faut-il comprendre que l’exemple du concept « lieu » vaut pour tous les autres Seienden, créant une rupture entre les concepts logiques et les autres Seienden ? La dernière solution est soutenue par le fait que dans la partie suivante de la remarque, Gödel traite séparément le cas des concepts logiques de l’ensemble des autres Seienden incluant l’espace et le temps. Mais elle n’est pas pour autant dénuée de difficulté. L’avantage que présente la solution consistant à prendre le concept « lieu » comme exemple de tous les Seienden de l’espace aux anges, est qu’elle permet de comprendre la forme qu’ils prennent dans la conscience de Dieu. Ces Seienden auraient une existence conceptuelle, en l’occurrence les concepts qui s’appliquent aux choses réelles, à l’instar du concept de lieu qui s’applique à toutes ses instances. Mais comment peut-on comprendre ce lien dans le cas des autres Seienden qui sont des entités individuelles et singulières (des corps matériels, des êtres vivants, des animaux, des hommes, des anges) ? La difficulté est que l’on sent bien que le cas de l’espace et du temps ne peut pas être entendu exactement comme celui des autres Seienden. Cette difficulté s’estomperait si Gödel pouvait admettre quelque chose se rapprochant d’un concept d’une chose singulière, à l’image de la notion individuelle de 172 Leibniz. Ainsi, il serait possible de comprendre l’existence conceptuelle et l’existence réelle dans un rapport concept en intension et instances (extensions) de concept, excepté qu’un seul individu tomberait sous le concept. Cette hypothèse sera étayée par la troisième partie de la remarque. L’analyse des deux exemples met en exergue une différence profonde entre les concepts logiques et les autres Seienden. Dans le dernier cas, l’existence dans le réel pourrait être comprise comme l’ensemble des instances (extensions) de ce qui existe conceptuellement dans la conscience, c’est-à-dire de concepts (en intension) des Seienden. En dehors de l’espace et du temps, l’exemplification est unique et l’extension ne renferme que la chose qui tombe sous le concept d’individu. En revanche dans le cas des concepts logiques, le rapport existence conceptuelle et existence réelle ne semble pas être saisi comme un rapport intension-extension, car le concept logique apparaît directement, lui-même, dans le monde. Cependant dans la partie suivante, Gödel parle de réalisation de la logique, qui est alors la combinatoire et la sémantique. Est-ce compatible avec l’hypothèse affirmant que les concepts logiques sont dans le monde ? Les rapports entre concepts et objets observés lors des conversations avec Wang, ainsi que dans les textes de Gödel sont en effet troublés. Dès lors que Gödel pose la différence entre existence réelle et existence conceptuelle (dans la conscience de Dieu et de l’homme), on pourrait s’attendre à ce que : 1. les concepts logiques existent conceptuellement, d’autant plus que Gödel affirme dans ses textes publiés qu’ils appartiennent au monde des concepts, c’est-à-dire dépendent de la conscience de Dieu, 2. les choses singulières et individuelles, telles que les corps matériels, les êtres vivants, les animaux, les hommes et les anges, existent dans le réel. Or, tous les Seienden ont une triple existence, dans le réel, dans la conscience de l’homme et dans la conscience de Dieu. Autrement dit : 1. les concepts logiques ont également une existence réelle, probablement apparaissent-ils en tant que tels – c’est-à-dire en tant qu’entités intensionnelles – dans le monde réel, 2. les choses singulières et individuelles ont une existence conceptuelle, probablement sous forme de concept d’individu. Un certain nombre de précisions sont attendues pour comprendre la théorie métaphysique défendue par Gödel ici. La première est de mieux comprendre ce qui distingue le conceptuel 173 en Dieu du conceptuel dépendant de la conscience de l’homme. Ensuite, il faut étayer la possibilité d’une existence réelle des concepts en intension, et trancher sur la possibilité qu’ils apparaissent en extension dans le monde, et enfin il faut comprendre si les objets mathématiques ne peuvent pas correspondre à cette manifestation extensionnelle des concepts logiques dans le monde. Le dernier point suscitant notre attention est l’idée de concept des choses individuelles dans la conscience de Dieu. Gödel songe-t-il, ailleurs dans les Max-Phil, à de tels concepts et comment les conçoit-il ? Se rapprochent-t-ils des notions individuelles leibniziennes ? Si l’opposition entre concepts et objets tend à s’effacer, d’autres indices rendent toutefois manifeste qu’elle est déjà présente, annonçant la position sans doute plus radicale que défend Gödel dans ses conversations avec Wang. En effet, la deuxième partie de la remarque révèle les prémices d’une différence de traitement entre les concepts logiques et les autres Seienden, notamment du fait que les rapports entre existence réelle et existence conceptuelle ne se présentent pas de la même façon dans les deux cas. La différence entre les concepts logiques et les autres Seienden est d’avantage explicitée dans la partie suivante, développant les relations entre les trois niveaux d’existence, ou du moins entre réel et conceptuel ; relations anticipées par les termes abbilden et Realisierung. 3.1.3 Les relations entre les trois niveaux d’existence Après avoir décrit les trois niveaux d’existence, Gödel esquisse les différentes relations qu’entretiennent ces niveaux : En particulier au niveau le plus bas, la combinatoire et la sémantique sont la réalisation de la logique. Aux niveaux plus élevés, on doit distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu. Dans les niveaux supérieurs, les concepts n’apparaissent que comme de simples représentations [Abbilder] (descriptions) des réels correspondants.13 Mais peut-être que le réel est une présentation [Darstellung] « incomplète » des concepts (existence du péché), en particulier dans le niveau le plus bas l’autoréflexivité n’est présentable [darstellbar] que de façon incomplète. 13 La langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des idées logiques. [XI, 16-18] 174 Il est vrai que l’accent est mis sur la distinction entre réel et conceptuel, ne précisant ni à quel niveau conceptuel on doit se référer, ni vraiment en quoi consiste les relations entre conscience de l’homme et conscience de Dieu. Cependant, à travers l’exposition des relations entre réel et conceptuel, Gödel pose les prémices de sa théorie de la connaissance, engageant la compréhension des rapports entre concepts subjectifs et concepts objectifs, ou de comment nos connaissances peuvent correspondre à quelque chose d’objectif (connaissance des choses en Dieu). Les trois relations exposées par Gödel, relation de « réalisation », de « représentation » (« description ») et de « présentation », convergent vers l’idée d’un rapport d’expression entre les choses réelles et leur existence conceptuelle, notamment dans la conscience de Dieu. Or la conscience de l’homme étant un Seienden, elle appartient également au réel, et celui-ci étant dans un rapport d’expression avec le conceptuel en Dieu, le réel s’impose comme intermédiaire épistémique entre les deux niveaux de conscience. La thèse d’un rôle intermédiaire joué par le réel entre le niveau subjectif et le niveau objectif est complétée d’une part par l’idée que les symboles et la combinatoire finie, appartenant au réel, pourraient être des intermédiaires privilégiés entre concepts subjectifs et concepts objectifs ; et d’autre part par l’idée que le réel, incluant les symboles qui présentent les concepts dans le réel, a un caractère incomplet. Gödel parle de relations entre le réel et le conceptuel, mais sans préciser de quel niveau de conscience il s’agit : subjectif, objectif, ou même des deux ? Il n’est pas incohérent de supposer que les occurrences du terme « concept » renvoient aux deux, aux concepts subjectifs comme aux concepts objectifs, à ce qu’ils ont de commun ; mais il se pourrait aussi qu’elles ne renvoient qu’au niveau subjectif. En effet, dans la mesure où Gödel dit « toutes les choses ont cette double existence ou en fait cette triple existence… », il pourrait penser d’abord à la conscience humaine, puis à la conscience de Dieu uniquement comme un cas supplémentaire qu’il ne faudrait pas oublier, mais dont il ne serait pas directement question ici. Une autre difficulté terminologique réside dans le fait de savoir de quels « niveaux » il s’agit lorsque Gödel parle du « niveau le plus bas » ou de « niveaux plus élevés » ou encore de « niveaux supérieurs » dans la suite du texte. Est-il question de niveaux de Seienden ou de niveaux d’existence ? Le choix le plus consistant porte sans doute sur les niveaux de Seienden, car Gödel ne parle pas de « niveau » d’existence, supposant qu’il y aurait une hiérarchie entre les trois existences, mais seulement d’une hiérarchie des Seienden. Gödel fait référence à trois relations différentes présentes entre le réel et le conceptuel, du moins utilise-t-il trois termes différents impliquant des relations entre eux : réalisation 175 (Realisierung), représentation ou description (Abbild ou Beschreibung) et présentation (Darstellung). Comme souligné dans le commentaire de la deuxième partie de la remarque, il n’est pas aisé de savoir – à l’état actuel des études des Max-Phil – si la terminologie choisie par Gödel est systématique ou non. Ce que l’on peut en dire s’arrête pour l’instant au constat de l’utilisation de trois termes différents désignant chacun une relation entre conceptuel et réel, et donc s’arrête à l’hypothèse qu’il s’agit bien de trois relations distinctes. Il est également probable que les trois se rapprochent fortement de la relation d’expression. Le réel et le conceptuel sont dans un rapport d’expression, les mêmes choses y apparaissent dans des formes différentes, et ce rapport d’expression est réglé par les trois relations de réalisation, de représentation (description) et de présentation. Relation de réalisation Gödel décrit tout d’abord une relation de réalisation, qui aurait deux applications différentes, selon qu’elle s’applique au cas des concepts logiques ou au cas des autres Seienden. Le premier cas auquel elle s’appliquerait, et pour lequel Gödel utilise explicitement le terme « Realisierung », est celui des Seienden les plus bas dans l’échelle, en l’occurrence les concepts logiques : « en particulier au niveau le plus bas, la combinatoire et la sémantique sont la réalisation de la logique ». La combinatoire et la sémantique sont deux aspects d’une même chose, le langage. La logique peut faire référence à l’espace des idées objectives (la conscience de Dieu) aussi bien qu’à la logique telle que nous la connaissons, dans notre conscience, ou encore aux deux. L’accent est mis sur le fait que les concepts logiques et les relations conceptuelles sont réalisés dans le monde à travers des symboles et des structures de symboles. La combinatoire et la sémantique sont deux aspects par lesquels on présente la logique, en particulier la logique des prédicats de premier ordre. Elles correspondent à deux types de théorie jouant un rôle dans le développement des mathématiques, et liés au niveau du langage. La combinatoire est l’aspect syntaxique, comprenant les règles de bonne formation des énoncés et les règles de dérivation. Elle fait sans doute référence à la combinatoire finie, dont l’avènement est marqué par la définition du concept de procédure mécanique par Turing (machines de Turing). La combinatoire renvoie donc aux systèmes formels utilisant un nombre fini de symboles, de règles et d’étapes dans la procédure de démonstration. De son côté, la sémantique étudie la valeur de vérité des propositions formelles en fonction d’une interprétation extensionnelle des langages formels. La sémantique se rapporte ainsi à la théorie des modèles, dans laquelle la notion de vérité est fondamentalement interprétée par 176 l’opération ensembliste primitive d’appartenance. Que la logique se réalise dans le monde sous ces deux formes conduit à deux hypothèses. La première est que les symboles reflètent ou expriment quelque chose du monde objectif des concepts, et en ce sens ont un rôle à jouer dans notre connaissance de ce monde objectif. La seconde est que les objets mathématiques pourraient être la manifestation extensionnelle des concepts logiques dans le monde réel, puisqu’ils sont utilisés dans le cadre sémantique de la théorie des modèles pour interpréter les propositions mathématiques exprimées dans des systèmes formels. La première hypothèse est motivée par le fait que la réalisation des concepts logiques dans le monde, à travers les symboles et la combinatoire finie, interroge les rapports des processus mécaniques (matériels) avec le point de vue subjectif d’une part et avec le point de vue objectif d’autre part. La partie « Le platonisme de Gödel : un état de l’art », et plus particulièrement l’analyse de la Gibbs lecture de 1951 (infra, 74-92), met en évidence ce que Gödel estime être un fait établi par ses résultats logico-mathématiques, à savoir que le monde objectif des concepts (les vérités mathématiques en un sens objectif) ne se laisse pas complètement saisir par des processus mécaniques, tels que les définit Turing. D’autre part il en ressort également que Gödel croit, sans pouvoir le démontrer, que le point de vue subjectif – c’est-à-dire les processus de connaissance dont l’homme est capable – ne se réduit pas à une machine de Turing et est probablement susceptible de développer des procédures non mécaniques de démonstration, nous rapprochant d’avantage117 des vérités objectives. Or, en affirmant que la combinatoire est la réalisation des concepts dans le monde réel, Gödel pourrait conférer un rôle aux symboles dans notre perception des concepts. La combinatoire fait en effet référence aux procédures mécaniques finies, dont les théorèmes d’incomplétude et l’impossibilité de saisir complètement le système des axiomes de la théorie des ensembles démontrent les limites. Mais si elle est une des réalisations de la logique dans le monde, alors elle doit nous montrer quelque chose des concepts objectifs. Même si ce qu’elle nous dévoile du monde des concepts n’est que partiel et limité, elle serait tout de même un guide vers la vérité objective. La seconde hypothèse émerge à partir de ce que représente la sémantique et de son rôle vis-à-vis des systèmes formels, notamment ceux, incomplets, exprimant l’arithmétique élémentaire. La sémantique comprend la théorie des modèles, c’est-à-dire la théorie qui met en correspondance les énoncés formels (symboliques) avec des objets afin d’en étudier la valeur de vérité. Elle est utilisée pour démontrer certaines propositions, telle que l’affirmation 117 Gödel laisse ouvert la possibilité que, même en développant des procédures non mécaniques, certaines vérités objectives nous restent inaccessibles. Voir (infra, 74-92) et note 86 (infra, 116). 177 de la cohérence de l’arithmétique, non démontrables au moyen des axiomes et règles des systèmes formels dans lesquels ces propositions sont affirmées. La théorie des modèles démontre la cohérence d’un ensemble d’énoncés formels en exhibant un ensemble d’objets le satisfaisant, mais pour Gödel elle ne donne pas la raison de la vérité des propositions mathématiques. En effet, les propositions mathématiques sont vraies en vertu des concepts qu’elles contiennent et non des objets dont elles parlent – cette propriété leur confère leur caractère analytique au sens donné par Gödel. Mais l’idée que la sémantique est la réalisation de la logique, laisse penser que les concepts logiques sont réalisés dans le monde sous une forme extensionnelle, qui pourrait bien correspondre aux objets mathématiques. Même si le lien exact entre mathématiques et logique, ainsi qu’entre unités mathématiques et concepts logiques, est encore obscur, il est envisageable que les objets mathématiques ne soient qu’un aspect que prend la logique 118 dans le monde réel. Mais sont-ils alors eux-mêmes des Seienden ? Le réalisme mathématique de Gödel serait alors profondément différent de son réalisme conceptuel dans la mesure où le dernier renvoie à une réalité bien distincte du monde réel, et le premier non. Les objets mathématiques resteraient profondément attachés au monde réel ; hypothèse qui doit encore être développée et soutenue au regard d’une plus large étude des Max-Phil. L’affirmation de Gödel des différentes réalisations de la logique dans le réel est étonnante. En effet, en tant que Seienden, nous supposions que les concepts logiques devaient apparaître eux-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’entités intensionnelles, dans le monde. Mais alors Gödel admet aussi qu’ils apparaissent sous deux autres formes, extensionnelles à travers les objets mathématiques, et symboliques à travers ce que Gödel associe aux procédures mécaniques matérielles.119 Il faut encore voir comment les trois s’articulent dans la même réalité, le monde actuel. Le second cas auquel s’applique la relation de réalisation est celui qui engloberait tous les autres niveaux de Seienden, de l’espace aux anges, et Gödel ajoute alors également Dieu. Ces derniers ne sont pas explicitement posés comme cas de relation de réalisation par Gödel, mais ils doivent l’être étant donné la structure du texte : « Aux niveaux plus élevés, on doit distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu ». Gödel ne précise pas de quelle relation il s’agit entre l’espace et le concept d’espace, entre Dieu et le concept de Dieu, comme si elle était déjà donnée ; il doit donc parler de la relation de réalisation introduite dans 118 En l’occurrence, selon la conjecture de Gödel énoncée en 8.6.4 (Wang 1996, 274), le développement des ensembles serait le pendant extensionnel du développement – logique – des concepts en intension. 119 Voir (infra, 81). 178 la phrase précédente. Dans ces niveaux supérieurs des Seienden, la différence entre la chose elle-même et son concept peut être expliquée à partir de la notion de réalisation. Les choses sont des réalisations de leur concept dans le monde, sauf peut-être dans le cas de Dieu pour lequel on ne peut pas parler de réalisation dans le monde au même sens que pour toutes les autres choses. En effet, Dieu n’est pas un Seiende entendu comme créature, bien qu’il soit une chose non conceptuelle et individuelle. Sur la relation de réalisation elle-même dans le cas de l’ensemble de ces Seienden, nous rejoignons la discussion ouverte dans la partie précédente de la remarque. Les choses pourraient apparaître sous forme de concept d’individus dans la conscience de Dieu et de l’homme, le réel est l’actualisation de ces concepts possibles. Que Dieu soit ajouté s’explique du fait qu’il s’agit d’un objet que l’on peut connaître conceptuellement, comme l’indique la preuve ontologique de l’existence de Dieu, mais qu’il n’est pas lui-même de nature conceptuelle. La relation de représentation ou de description La seconde relation entre le réel et le conceptuel est une relation d’image (Abbild) ou de description : « Dans les niveaux supérieurs, les concepts n’apparaissent que comme de simples représentations [Abbilder] (descriptions) des réels correspondants ». Pour cette relation Gödel nous renvoie de façon assez vague aux « niveaux supérieurs » des êtres. Très certainement, cela signifie que plus les êtres se rapprochent de Dieu dans l’échelle, plus ils sont riches et complexes, de telle sorte qu’il devient impossible de les saisir parfaitement à travers des concepts. Il doit y avoir quelque chose dans le réel qui échappe à la sphère purement conceptuelle. De notre point de vue (subjectif) cela peut s’expliquer comme le fait que nous ne puissions pas saisir pleinement les choses réelles avec nos concepts, du fait par exemple de notre finitude. Mais la qualification de « simple représentation », semble toucher plus profondément la nature même des concepts, y compris objectifs, qui ne leur permet pas de rendre compte de certains aspects propres au réel. A travers cette relation de représentation ou description, il serait sans doute possible de comprendre le réel et le conceptuel dans le même rapport qu’il existe entre une pièce de théâtre écrite et la même pièce jouée. Le jeu des acteurs sera toujours plus riche que le texte. Cependant on ne peut pas dire que le texte ne soit pas une description complète ou parfaite. Il y a quelque chose d’irréductible dans le fait même d’exister dans le réel, de part sa nature propre. Par exemple, l’action et le mouvement des acteurs sur scène sont bien dictés, au moins en partie, par le texte, mais ils ne lui appartiennent pas, lui sont extérieur. Décrire ou représenter quelque chose est différent de le 179 vivre. Il n’est pas exclut que la compossibilité des individus leur ajoute des propriétés relationnelles qui ne sont pas comprises dans leur concept d’individu. Pour les niveaux les plus élevés dans l’échelle des Seienden, le conceptuel est une description du réel. Mais, la note 13, « La langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des idées logiques », affirme que dans le cas du niveau le plus bas de l’échelle des Seienden, la relation est inversée. Le langage, réalisation de la logique dans le réel, est une description des concepts logiques. Encore une fois, le cas des concepts logiques se distingue des autres Seienden. La relation de représentation s’inverse, c’est une des manifestations dans le réel qui représentent ou décrivent les concepts logiques tels qu’ils existent dans le monde des concepts, et peut-être aussi tels qu’ils existent dans la conscience de l’homme ; comme si dans leur cas, quelque chose de leur existence dans la conscience échappe au réel, comme si celui-ci n’exprimait pas totalement la nature de ces Seienden. Remarquons que Gödel ne parle alors plus de la sémantique. Les objets mathématiques – s’il s’agit bien d’eux derrière l’idée de sémantique – ne seraient donc pas une représentation ou une description des concepts logiques existant dans la conscience. Sans doute peut-on expliquer cela du fait qu’ils correspondent à l’aspect extensionnel des concepts et ne sont pas aptes à rendre compte des concepts en intension. Ils n’ont pas une fonction de représentation (Abbild) des concepts, mais en sont un aspect. Cependant rien dans la remarque [XI, 16-18] ne nous permet d’approfondir cette hypothèse. Relation de présentation La troisième et dernière relation décrite par Gödel est celle de présentation, ou plus précisément de présentation incomplète : « mais peut-être que le réel est une présentation [Darstellung] "incomplète" des concepts (existence du péché), en particulier dans le niveau le plus bas l’autoréflexivité n’est présentable [darstellbar] que de façon incomplète ». La relation de présentation s’applique de la même façon pour chaque niveau de Seienden : les choses réelles ne sont que des présentations « incomplètes » de concepts. Dans le cas des concepts logiques cette relation semble alors se confondre avec celle de représentation ou de description, si ce n’est qu’il n’est pas précisé que la relation de présentation ne s’applique qu’aux symboles. Elle est donc susceptible de porter sur toutes les formes que prennent les concepts logiques dans le réel, symbolique, extensionnelle, voire intensionnelle. Une piste pour comprendre en quoi le réel est une présentation incomplète de ce que sont les concepts logiques dans la conscience, pourrait être que le réel, qui n’est du point de vue conceptuel qu’un monde possible parmi l’ensemble des possibles, ne puisse pas 180 exemplifier toutes les applications de ces concepts. Mais encore une fois Gödel ne laisse que peu d’indices, voire aucun. Le seul que l’on trouve est l’exemple du concept d’autoréflexion. Ce concept est au cœur du problème de la constitution d’une théorie des concepts en intension, comme le révèle le Russell paper.120 Gödel rejette toute forme de typage sur les concepts, car ceux-ci, contrairement aux classes, supportent l’autoréflexivité. Par conséquent, il n’est pas satisfaisant à ses yeux de sortir des paradoxes intensionnels121 en adoptant le même genre de solutions que pour les paradoxes extensionnels des mathématiques. Il affirme que l’on peut appliquer universellement tous les concepts logiques, y compris donc à eux-mêmes, à l’exception de certains cas particuliers, exactement comme l’on peut appliquer la division à tous les nombres à l’exception de zéro (Gödel 1990c, 138). Si nous parvenions à identifier précisément ces exceptions auxquelles l’autoréflexivité ne peut pas s’appliquer, alors nous pourrions probablement échapper au problème des paradoxes et instaurer une théorie des concepts. Le concept logique d’autoréflexivité est donc symptomatique du fait que le réel ne nous offre qu’une présentation partielle de toutes les applications possibles de ce concept, nous empêchant en un certain sens peut-être de percevoir les cas limites de son application. Dans le cas des autres Seienden, la relation de présentation se distingue plus nettement de celle de représentation, car les deux ne vont pas dans le même sens. Si le conceptuel est une simple représentation des choses réelles, les choses réelles sont à leur tour des présentations de leur concept. Nous pouvons de nouveau illustrer cette relation par l’exemple de la pièce de théâtre : la pièce écrite est une description de la pièce jouée, la pièce jouée est une présentation de la pièce écrite. Cette interprétation ne semble pas être problématique en soi – n’exprimant que la facette antagoniste de la relation de représentation – ; ce qui l’est davantage, en revanche, c’est le fait que cette présentation soit incomplète. Pourquoi le seraitelle alors qu’il vient d’être affirmé que le conceptuel n’est qu’une « simple représentation » du réel, et que justement quelque chose de la nature même du réel échappe au conceptuel ? Comme dans le cas des concepts logiques, l’explication pourrait se trouver dans la différence entre possible et actuel. Gödel pourrait-il concevoir que le concept d’un individu ne renferme pas tout ce qui se produira pour lui, mais plus largement tous les possibles pouvant survenir pour cet individu sans que tous soient actualisés ? Une telle conception n’est pas impossible chez Gödel et l’éloignerait de la notion individuelle de Leibniz. Par exemple, le couple essence-accident est prégnant dans les Max-Phil, et l’essence d’un individu est conçue comme un concept compatible avec un ensemble d’accidents possibles. Gödel parle alors de 120 121 Voir 2.2.1 (infra, 69). Les paradoxes intensionnels apparaissent avec le concept de concept qui ne s’applique pas à soi-même. 181 potentiel.122 Or Leibniz ne pourrait pas concevoir une telle notion individuelle, puisqu’il ne pense pas l’individu indépendamment du monde possible auquel il appartient, ni donc indépendamment de l’ensemble des relations qu’il entretient avec les autres individus de ce monde. Mais si Gödel conçoit le concept d’individu comme une essence compatible avec un ensemble de possibles propres à la chose qu’il décrit, alors la chose réelle est une présentation incomplète de son concept, car, en s’actualisant, elle élimine une partie des possibles compatibles avec son essence. Une autre idée sous-jacente au fait que le réel est une présentation incomplète du conceptuel est que la conscience de l’homme est un Seiende, donc existe dans le réel et participe également de cette incomplétude. En ce sens, qui n’est soutenu que par la mention de l’existence du péché, se référant ainsi directement à l’homme, les concepts subjectifs qui existent dans le réel constituent probablement eux-mêmes une présentation incomplète des concepts objectifs, du fait qu’ils sont pensés par une conscience qui elle-même appartient au réel. Dans ce cas, ce ne serait pas uniquement les différentes manifestations des concepts logiques dans le monde réel qui sont touchées par l’incomplétude, et qui ne recouvrent pas pleinement ce que les concepts logiques expriment (en l’occurrence l’ensemble de leurs applications possibles), mais aussi la conscience de l’homme. En tant que Seienden, existant dans le réel, cette conscience est limitée. Le phénomène d’incomplétude s’étend donc aux concepts subjectifs, signifiant que la connaissance (conceptuelle) propre à l’homme est limitée et incomplète par rapport à celle de Dieu. La troisième partie de la remarque [XI, 16-18] est très dense, et nous engagera plus avant dans les questions soulevées par les deux premières parties. Elle renforcera l’hypothèse selon laquelle les concepts logiques se démarquent des autres Seienden. Au regard des deux premières parties, les relations entre les trois niveaux d’existence ne s’opèrent pas de la même façon dans leur cas. Le réel apparaît comme le lieu dans lequel la logique ne peut pas complètement se réaliser, défaut qui ne semble pas se vérifier pour les autres Seienden. La question du statut des mathématiques, ainsi que de celui des individus dans la conscience, est encore présente. Dans la deuxième partie, la réalité décrite par les objets mathématiques, et affirmée par le réalisme mathématique de Gödel, est donc distincte du monde des concepts. Mais peut-on l’assimiler à la réalité du monde actuel ? Probablement pas aussi directement, dans la mesure où Gödel les qualifie de cas limites d’objets spatio122 Notamment dans le cahier XIV : « Afin qu’un être puisse exister dans le temps, il est nécessaire qu’il y ait pour lui du « potentiel », c’est-à-dire que pour un certain φ, φ(A) et ~ φ(A) soient tous deux conciliables avec son essence. » [XIV, 5]. Voir la discussion sur la notion d’essence (infra, 226-227). 182 temporels. La tension intrinsèque à cette qualification est présente dans la remarque [XI, 1618]. Si nous interprétons l’insertion de Gödel au début de la remarque comme un « mat » pour « matematischen », les objets mathématiques sont alors explicitement liés aux concepts logiques. Pourtant, ils n’appartiennent pas au monde des concepts, mais seulement au réel – comme réalisation extensionnelle de la logique. Cependant, il est peu probable que Gödel les considère comme des choses réelles ordinaires. De leur côté, les choses réelles (à l’exception des concepts logiques), individuelles, doivent exister dans la conscience. Toutefois pour pouvoir affirmer que ces choses ne sont que des présentations incomplètes des concepts, il faut supposer que Gödel pense les concepts d’individu d’une autre manière que les notions individuelles de Leibniz. En effet, Gödel admet pour chaque individu un ensemble de possibles et distinguant ainsi l’essence d’un individu à l’ensemble de ses accidents possibles – exprimés par des propriétés relationnelles –, parmi lesquels tous ne seront pas actualisés. Une telle conception se vérifie-t-elle dans les Max-Phil ? L’intérêt de Gödel pour le couple essence-accident, ainsi que pour l’idée de potentiel correspondant à un ensemble de propriétés compatibles avec l’essence d’une chose, tend à corroborer notre hypothèse. La particularité des concepts logiques pourrait être attestée par les trois formes qu’ils sont susceptibles de prendre dans le réel : sous la forme de symboles (forme mécanique, matérielle), d’objets mathématiques (forme existentielle, mathématique) et eux-mêmes, en tant que Seienden, apparaissent dans le réel comme entités intensionnelles. Est-ce vraiment une de leurs particularités propres, ou la retrouvons-nous pour les autres Seienden ? Par exemple, Gödel soutient l’idée que le corps (matériel) exprime le caractère, l’essence, des choses en général ; et chaque type de Seienden puisse exprimer quelque chose des autres Seienden, comme le suppose la fin de la remarque [XI, 16-18]. L’aspect matériel des choses appartient au réel, mais le réel ne se réduit pas au purement matériel. Il y a des choses réelles qui ne sont pas matérielles, comme la conscience par exemple (infra, 185). Par conséquent, les rapports entre réel et conceptuel se complexifient encore d’avantage dans la mesure où le réel se décline suivant différents aspects correspondant aux différents types de Seienden qu’il contient. Avec le cas des concepts logiques, Gödel explicite le phénomène d’incomplétude lié au réel et qui s’étend au niveau de l’existence dans la conscience de l’homme, du fait que cette conscience est un Seiende et existe donc dans le réel. Mais il faut probablement élargir cette théorie. Le réel est constitué de l’ensemble des Seienden, c’est-à-dire de l’ensemble des 183 créatures de Dieu ; chacun d’eux est imparfait à côté de son Créateur, et plus on descend dans la hiérarchie, plus on s’éloigne de cette perfection. Chaque type de Seienden exprime à sa manière (de son point de vue) le monde. Le monde revêt une image différente selon le type de Seienden que l’on considère, et probablement cette image sera incomplète car la créature qui la représente est elle-même imparfaite. Seul Dieu est capable de saisir le monde, l’ensemble des Seienden, y compris les concepts logiques, dans sa totalité, sous tous ses aspects dans un même regard. Seulement, parmi les Seienden, le niveau de la conscience supporte un statut privilégié du fait que seul en lui la connaissance du monde et des concepts est possible, à l’image de ceux en Dieu. Principe d’harmonie et relation d’expression entre Seienden La fin de la remarque, affirme que dans le réel, les différents Seienden expriment le monde de leur point de vue et que ces différents points de vue donnent lieu à des représentations différentes du monde : En un certain sens le niveau le plus bas contient déjà tout le reste, puisqu’on peut construire « in terms » d’idées purement mathématiques une représentation de la totalité du monde, comme in terms de concepts physiques (Leibniz, harmonie préétablie). Le nouveau développement de la physique a rendu claire cette connaissance pour les idées mathématiques (et pas seulement physiques). (Voir également l’enseignement des nombres chez les pythagoriciens). [XI, 16-18] Le monde réel ne se compose donc pas uniquement de Seienden, mais des représentations que chacun de ces Seienden produisent du monde. Gödel reprend cette idée dans ses conversations avec Wang : 9.1.20 We should describes the world by applying these fundamental ideas : the world as consisting of monads, the properties (activities) of the monads, the laws governing them, and representations (of the world in the monads). 9.1.22 Nature is broader than the physical world, which is inanimate. It is also contains animal feelings, as well as human beings and consciousness. (Wang 1996, 295) Le monde réel n’est pas uniquement le monde matériel, il est plus que cela ; il comprend tous les aspects propres aux différents Seienden. Dans la remarque 9.1.20 Gödel parle de monades, des propriétés des monades qui correspondent à leur activité, des lois qui les gouvernent et 184 des représentations que les monades ont du monde. Les termes utilisés par Gödel diffèrent de ceux employés dans la remarque [XI, 16-18]. Bien que la remarque 9.1.20 pourrait non seulement confirmer l’influence leibnizienne sur la hiérarchie des Seienden, mais aussi témoigner d’une certaine continuité dans ses positions métaphysiques, il n’est pas évident d’établir en quel sens les éléments du monde correspondent aux Seienden donnés en [XI, 1618]. La notion leibnizienne de monade pourrait se rapprocher de la matière, de la vie, de la conscience et des anges, mais pas des propriétés, des lois et des représentations. La remarque 9.1.20 tend à confirmer qu’en exposant la hiérarchie des Seienden, Gödel élargit le cadre leibnizien. La hiérarchie ne touche pas seulement les monades. Les propriétés des monades sont probablement à rapprocher des concepts logiques ; elles pourraient être saisies comme des concepts complexes qui ne seraient autres que des combinaisons des concepts les plus simples. Les lois qui gouvernent les monades pourraient être associées à l’espace et au temps dans la mesure où il s’agit probablement des lois qui accordent les monades entre elles, et qui à chaque modification123 de l’une fait correspondre une modification dans les autres. Ces lois sont alors au fondement des relations entre les monades, relations qui déterminent l’espace et le temps. Les représentations sont liées à l’idée des monades comme miroir du monde dans lequel elles sont créées. Chaque monade reflète le monde entier, et à chaque type de monade correspond un type différent de représentation. Dans la dernière partie de la remarque [XI, 1618], Gödel semble étendre cette idée à tous les Seienden, y compris à ceux qui, chez Leibniz, ne correspondent pas à des monades, puisque les idées mathématiques qui appartiennent au niveau le plus bas, de même que les concepts physiques associées à l’espace et au temps, offrent une représentation du monde. Toutes ces représentations différentes, appartenant à des Seienden qui existent dans le monde réel, appartiennent alors également au monde réel. La remarque 9.1.22 souligne également que le monde réel n’est pas que matériel, puisqu’il contient non seulement les sensations (feelings), mais aussi les êtres humains et la conscience, qui ne sont donc pas réductibles à quelque chose de matériel. Tous les Seienden doivent alors avoir leur existence propre dans le réel et doivent être gouvernés par des lois différentes ; quant au réel, il ne se réduit pas à ce qui est matériel. 123 Les modifications marquent le passage d’une perception à l’autre dans une monade, exprimant ainsi les propriétés de la monade et lui conférant une activité. Les relations ne sont pas réelles pour Leibniz, au sens où elles n’existent pas dans le monde. Mais elles peuvent avoir une certaine réalité dans la mesure où elles sont pensées par Dieu sur la base des propriétés et modifications de propriétés des monades. 185 Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel est assez proche de l’idée leibnizienne des monades comme miroir du monde, et du fait que comme chaque type de monades a ses propres caractéristiques, suit ses propres lois, et donne lieu à une représentation spécifique. Mais c’est à un autre principe leibnizien que Gödel fait explicitement référence ici : le principe d’harmonie préétablie qui est un principe accordant les mouvements du corps et les changements de perceptions des monades (accordant l’âme et le corps). Il serait intéressant de comprendre comment Gödel reprend exactement ce principe, sachant qu’il se distingue de Leibniz sur un certain nombre de points, et notamment sur le concept d’individu. Chaque niveau de Seienden possédant ses propres caractéristiques doit suivre ses propres lois. Les concepts logiques, les corps matériels, les êtres vivants, les consciences humaines, les anges, ne suivent pas les mêmes lois car n’ont pas la même nature. Cependant, pour que le monde soit cohérent, il est nécessaire que ces différentes lois s’harmonisent, concordent, même si elles n’ordonnent pas les mêmes Seienden. Dans cet accord des principes gouvernant chaque type de Seienden, une relation d’expression entre ces derniers est possible. A chaque mouvement ou changement opéré dans un niveau, par exemple dans le corps d’un individu, correspond sans doute un changement dans la conscience de cet individu, de telle sorte que les deux changements sont dans un rapport d’expression. A travers le changement corporel, il est possible de saisir un changement d’état d’âme, de même qu’un changement d’état d’âme pourra se manifester physiquement. Le fait que « le nouveau développement de la physique a rendu claire cette connaissance pour les idées mathématiques (et pas seulement physiques) » est assez obscur pour l’instant. Il est remarquable que Gödel mentionne les idées mathématiques et la représentation du monde in terms d’idées purement mathématiques et non d’idées logiques. Comme souligné dans le commentaire de la première partie de la remarque, il est possible que les idées purement mathématiques renvoient aux concepts mathématiques appartenant au monde objectif des concepts. Mais que seules les mathématiques, et non la logique, soient mentionnées pourrait-il également signifier que seule la manifestation extensionnelle des concepts logiques produit une représentation du monde, et non pas les concepts logiques en intension ? L’enseignement des pythagoriciens nous apprend que toutes choses est nombre, tout ce qui existent est représentable par les nombres et les rapports de nombres. Les pythagoriciens vont même jusqu’à penser que les nombres sont à l’origine de toutes choses. 186 Conclusion sur la remarque [XI, 16-18] La remarque [XI, 16-18] place le réalisme conceptuel de Gödel dans un cadre métaphysique qui doit encore être éclairci, mais qui d’emblée démontre l’importance des liens entre sciences, philosophie et métaphysique (explication de la signification du monde) dans la pensée de Gödel. Elle nous montre que toutes les questions soulevées par le réalisme conceptuel sont susceptibles de trouver des réponses dans ce cadre métaphysique. En cela, la remarque [XI, 16-18] constitue un bon point de départ pour interroger cet aspect du platonisme de Gödel dans les Max-Phil. A défaut de répondre à l’ensemble des questions, elle les précise et donne des pistes de recherche. Le problème relatif aux frontières délimitant le monde objectif des concepts est précisé par la tension entre le statut de Seienden des concepts logiques et le fait que toutes les choses ont une existence conceptuelle. Le monde des concepts objectifs ne contient-il que les concepts logiques, ou les concepts logiques et leurs combinaisons ? Contient-il également les concepts individuels ? Ces derniers peuvent-ils être conçus comme des combinaisons de concepts logiques ? L’absence de toute référence aux concepts fondamentaux de la philosophie est également frappante ; quelle place leur accorder ? Le statut de Seienden accordé aux concepts logiques, ainsi que la triple existence s’appliquant à tous les Seienden, interroge d’une manière générale les rapports entre concepts et objets (choses individuelles et non-conceptuelles) et plus particulièrement les rapports entre concepts logiques et objets mathématiques. Le premier rapport est troublé du fait que les choses que l’on s’attendrait à voir dans le réel existent également sous une forme conceptuelle – une essence ou un concept individuel – qu’il nous faut encore déterminer, et que les concepts logiques que l’on s’attendrait à voir exister dans le monde objectif des concepts, existent également dans le réel. Cependant, la distinction est maintenue entre les deux types de Seienden, notamment par les différences dans l’application des relations entre leurs différents niveaux d’existence. De leur côté, les rapports entre concepts logiques et objets mathématiques ne sont que peu explicités, voire obscurcis par les incertitudes liées à la transcription. L’hypothèse selon laquelle les objets mathématiques n’appartiennent pas à la même réalité que les concepts logiques, c’est-à-dire n’appartiennent pas au monde objectif des concepts, mais au réel comme manifestation extensionnelle de la logique, mérite d’être étayée ; elle constitue une piste non négligeable pour comprendre en quel sens Gödel qualifie les objets mathématiques de cas limites d’objets spatio-temporels. 187 Par ailleurs, l’ensemble des relations d’expression (réalisation, représentation, présentation) ouvre des pistes pour comprendre comment nous saisissons les concepts logiques objectifs. Ces derniers apparaissent dans le réel – auquel nous appartenons et que nous percevons – sous différentes formes : à travers des symboles dans des processus mécaniques matériels, à travers les objets mathématiques qui en sont probablement la manifestation extensionnelle et enfin, ayant le statut de Seienden, ils y apparaissent en tant qu’entités intensionnelles. Les concepts logiques sont en intension dans le réel, en tant que « squelette » du monde. Cette dernière manière dans laquelle les concepts logiques apparaissent dans le monde constitue toute l’originalité de la position défendue par Gödel : les concepts logiques n’y apparaissent pas uniquement comme entités mentales dépendantes de l’esprit de l’homme, mais eux-mêmes, directement et en intension, comme liaisons entre les choses et comme articulations des faits. Chacune de ces manifestations dans le réel rend compte à sa manière des concepts logiques. Puisque nous percevons le monde réel, et donc ces différentes manifestations des concepts logiques, il serait intéressant de comprendre le rôle que chacune d’elles jouent dans notre perception et saisie de ces concepts. En quel sens et dans quelle mesure le réel est-il l’intermédiaire épistémique entre concepts subjectifs et concepts objectifs ? La dernière question en rapport avec le réalisme conceptuel est relative au phénomène d’incomplétude qui semble être lié au réel, ainsi qu’à notre point de vue subjectif qui est ancré dans le monde réel. Dans « Le platonisme de Gödel : un état de l’art », le phénomène d’inépuisabilité et d’incomplétabilité ne touche que les mathématiques (infra, 88-89). Or ici, du fait qu’un caractère incomplet est imputable au réel, à l’ancrage des choses dans le monde, ce phénomène semble se manifester pour tous les niveaux des Seienden, et pas uniquement aux mathématiques. Il manque l’ingrédient optimiste qui permet d’espérer trouver un moyen d’atteindre les bons concepts, qui serait à la base d’une théorie satisfaisante des concepts. La remarque [XI, 16-18], en affirmant une double incomplétude – de la réalisation des concepts logiques dans le réel et de la conscience de l’homme, dont les concepts ne sont à leur tour qu’une image incomplète des concepts objectifs – ne laisse que peut de place à un tel espoir. Un certain nombre de points dans le cadre métaphysique exposé par Gödel restent implicites et obscurs. Tout d’abord, le critère de la hiérarchie des Seienden. Quelles sont les caractéristiques communes à l’ensemble des Seienden et quelles sont celles qui les distinguent et les ordonnent ? Les recherches dans cette direction devraient lever le voile sur les rapports entre les concepts logiques et les autres concepts, mais aussi au moins partiellement sur les 188 rapports entre concepts et objets. Ensuite vient la distinction entre la conscience de Dieu et celle de l’homme, ainsi que la différence de rapport que les deux entretiennent respectivement avec le réel. Gödel ne met pas l’accent sur les deux niveaux de conscience, il parle du conceptuel en général. Pourtant l’idée que tout ce qui est dans le réel est une présentation incomplète des concepts, impose de comprendre la conscience humaine comme la présentation incomplète de la conscience de Dieu. Ce n’est qu’en précisant la nature des entités réelles, et plus spécifiquement de l’entendement humain, que l’on pourra éclaircir l’idée que nos concepts sont à l’image de l’espace objectif des concepts, mais le sont peut-être incomplètement. D’une façon générale, il est indispensable de préciser la nature des entités propres à chacun des niveaux d’existence et d’en comprendre les relations. Les questions dégagées par la remarque [XI, 16-18] en lien avec le réalisme conceptuel, incitent à poursuivre les recherches dans l’ensemble des Max-Phil. Chacune d’elles constitue une piste thématique par laquelle une nouvelle entrée dans les manuscrits est possible. Nous ne souhaitons pas faire le travail – bien trop ambitieux – d’un commentaire systématique de toutes les remarques auxquelles la [XI, 16-18] peut faire écho, mais simplement montrer à partir d’une sélection restreinte de remarques, comment les questions soulevées sont traitées dans les Max-Phil et peuvent éventuellement trouver des éléments de réponses. Nous ne faisons donc qu’ouvrir les pistes dégagées dans la première remarque étudiée, afin de prendre la mesure du potentiel des Max-Phil. Cinq pistes sont développées dans les sections suivantes pour éclaircir la notion de concept. Une première section, 3.2, est consacrée au statut de Seienden des concepts logiques, et aux conséquence de ce statut pour la notion de concept. Seront ainsi reprises (1) la question des concepts logiques comme « squelette » du monde, comme liaisons du monde, c’est-à-dire la question de leur apparition en tant qu’entités intensionnelles dans le monde ; (2) la distinction entre concepts logiques et les autres concepts ; (3) la distinction entre concepts logiques et objets mathématiques. La section 3.3 s’arrête de façon plus détaillée sur la triple existence des Seienden, et ses conséquences quant à l’ontologie gödelienne. Elle explore la différence entre le réel et le conceptuel, par le biais de l’idée qu’il s’agit de deux niveaux auxquels nous avons accès par deux types de perceptions différentes (sensibles et conceptuelles). Cette section devra également mettre en évidence la façon dont Gödel explicite la distinction entre la conscience de Dieu et la conscience de l’homme, question qui n’est pas développée dans la remarque [XI, 16-18], mais qui est essentielle pour comprendre le contraste entre les concepts subjectifs et 189 les concepts objectifs. Enfin, en précisant la forme que prennent les Seienden dans chacun de ces niveaux d’existence, se dessine le schéma ontologique de Gödel, sous-jacent au cadre métaphysique de la hiérarchie des Seienden et de leur triple existence. Ce schéma s’inscrit dans une ontologie plus large, décrite par ce que Gödel appelle la quadripartition des choses, et interrogeant les rapports entre possible et actuel. La section (3.4) expose plus précisément les relations entre les trois niveaux d’existence, et examine les rapports d’expression dans lesquels ils se trouvent. Cette section pose ainsi les bases pour comprendre comment, à partir de nos représentations (en un sens leibnizien, lié aux perceptions des monades) du monde réel, nous pouvons avoir une perception conceptuelle et une connaissance des concepts objectifs. Notre connaissance des concepts est possible parce que les choses existent selon trois formes d’existence qui sont dans un rapport d’expression. En particulier, nous souhaitons mettre l’accent sur l’idée que toutes les choses réelles, qui ne sont pas matérielles, ont une manifestation matérielle, perceptible par les sens, qui reflète la vraie nature, l’essence, de la chose dont elle est la manifestation. La section 3.5 interroge plus spécifiquement le rôle du réel (de l’existence réelle des choses, y compris des concepts logiques) dans notre saisie des concepts objectifs. Dans cette section nous souhaitons dégager une thèse forte défendue par Gödel : les symboles, en tant que réalisation matérielle des concepts logiques dans le réel, sont nécessaires à la pensée conceptuelle subjective. Cette section s’attache ainsi à comprendre ce rôle des symboles, intermédiaire entre concepts subjectifs et concepts objectifs, à saisir ce qui, dans leur nature, leur permettent d’être tournés à la fois vers les concepts objectifs (ils sont des images du monde des concepts) et vers la pensée subjective (ce sont des entités réelles qui ont une forme appropriée pour être saisies par notre pensée). La section 3.6 se consacre au réel comme source d’incomplétude, afin d’expliquer la distance entre concepts subjectifs et concepts objectifs. Notre connaissance des concepts dépend à la fois de nos représentations du monde réel, des symboles qui sont des entités matérielles, et de la nature de notre pensée, également ancrée dans le réel, qui prend une forme temporelle. Dans les trois cas une forme d’incomplétude apparaît. L’incomplétude est d’abord intrinsèque à toutes choses réelles, puis plus proprement à notre conscience. Il est indispensable d’interroger ses trois formes d’incomplétude pour connaître le rôle qu’elles jouent dans notre connaissance, et de quelle manière elles la limitent. La question sous-jacente sur laquelle s’ouvre cette section est de savoir si nous serons un jour capables de dépasser les obstacles que nous rencontrons à l’établissement d’une théorie des concepts (tels que les 190 paradoxes, où la recherche des concepts primitifs), comme le prétend l’ingrédient optimiste du réalisme de Gödel. 3.2 Les concepts logiques comme Seienden Les concepts logiques sont des Seienden. Ce statut que leur confère Gödel pourrait indiquer qu’ils existent dans le réel sous forme d’entités intensionnelles. Afin de préciser cela, le critère déterminant les Seienden doit être explicité, de même que celui à l’origine de l’ordonnancement des Seienden suivant la hiérarchie proposée par Gödel. Il est indispensable de comprendre ce que signifie être un Seiende pour des entités qui traditionnellement – ou du moins dans la philosophie de Leibniz dont s’inspire Gödel – n’en sont pas. Qu’est-ce que signifie être Seiende pour un concept logique ? Pourquoi occupent-ils le premier rang de la hiérarchie ? Seuls les concepts logiques ont ce statut ontologique, qu’en est-il des autres, des concepts complexes (propriétés et relations), des concepts d’individu, des concepts fondamentaux de la philosophie ? Une autre série de questions s’ouvre avec le critère à l’origine de la hiérarchie des Seienden sur le statut des objets mathématiques. Nous avons choisi de privilégier la lecture de la remarque [XI, 16-18] avec « mathematischen », supposant que les objets dont Gödel parle dans la parenthèse précédant la mention des concepts logiques sont les objets mathématiques, pendants extensionnels de ceux-là. La suite de la remarque laisse supposer que les objets mathématiques pourraient être une manifestation des concepts logiques dans le réel. En s’intéressant de plus près au critère de la hiérarchie, il serait possible de soutenir cette hypothèse en vérifiant si les objets mathématiques (les unités et leurs combinaisons) sont susceptibles ou non d’être des Seienden. S’ils en sont, alors ils ne peuvent pas être uniquement une manifestation dans le réel. Aussi notre hypothèse affirmant que les objets mathématiques n’ont d’existence que dans le réel, et non dans les niveaux conceptuels, serait réfutée. En revanche, l’infirmation de ce statut pour les objets mathématiques y serait plutôt favorable, nous engageant alors à interroger les rapports entre la réalité décrite par les concepts logiques et la réalité décrite par les mathématiques. Certains indices suggèrent que la seconde alternative est défendable. Le premier travail sera donc de dégager le critère de la hiérarchie, pour ensuite comprendre comment il s’applique à chacun des Seienden, et plus particulièrement aux 191 concepts logiques. Ainsi nous espérons expliquer la place que ces derniers occupent dans la hiérarchie, et les conséquences quant à leur nature, notamment sur ce qui peut les distinguer des autres concepts. Enfin nous nous intéresserons aux objets mathématiques et au statut qu’ils peuvent prétendre avoir, éclairant ainsi leur nature et les rapports qu’ils entretiennent d’une part avec les concepts logiques et d’autre part avec le réel. 3.2.1 Le critère de la hiérarchie des Seienden : la capacité de réaction Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel n’explicite pas ce qui caractérise les Seienden, ce qui leur confère cet ordre : concepts logiques (et objets mathématiques), espace et temps, matière, vie, conscience et ange. S’il était certain que Gödel reprenne une hiérarchie déjà connue et proposée par un auteur – en l’occurrence Leibniz serait sans doute le candidat le plus crédible – nous pourrions nous y rapporter directement. Cependant, s’il est rendu manifeste que Gödel s’inspire de Leibniz, il l’est tout autant qu’il s’en distingue en introduisant des entités que Leibniz ne pense pas comme des entités réelles, au sens d’exister dans le monde. Gödel ne se cantonne donc pas à une hiérarchie des monades, il l’étend aux concepts,124 ainsi qu’à l’espace et au temps (qui sont des relations et ne peuvent prétendre au statut de substance pour Leibniz). Par conséquent, il est nécessaire de mettre à jour ce critère avant tout à la lumière des Max-Phil, en restant au plus proche de la pensée de Gödel, avant de voir dans quelle mesure il est influencé par la philosophie de Leibniz. Ce qui est commun à tous les Seienden est probablement la possibilité d’une activité. La capacité d’agir et de pâtir varie en fonction des types de Seienden, donnant le critère de leur ordonnancement. Probablement, plus l’activité des Seienden est proche de celle de Dieu, plus ils sont élevés dans la hiérarchie. Le premier passage qui nous met sur la voie, reprend l’idée d’une hiérarchie pour laquelle Gödel ne parle alors pas de Seienden, mais d’objets (Gegenständen) :125 124 Les concepts objectifs au sens de Gödel peuvent trouver leurs équivalents dans les idées in mente Dei chez Leibniz. Or pour Leibniz les idées ne peuvent pas prétendre à une existence dans le réel, leur statut ne peut pas dépasser celui d’entités mentales. 125 Le terme « Gegenstand » est repris ici par Gödel, il l’emploie également dans la remarque [XI, 16-18] au niveau le plus bas de la hiérarchie des Seienden (infra, 159-160). Qu’il soit utilisé pour parler de ce qui correspond aux Seienden de la remarque [XI, 16-18] accentue d’avantage encore les doutes quant au fait que Gödel puisse parler des « mathematischen Einheiten » (ibid.). Comme nous l’avions souligné alors, Gödel distingue bien Geganstand de Objekt, mais il pourrait également le distinguer de Ding. Le terme « Ding » n’a pas un sens bien déterminé dans les Max-Phil. En fonction du contexte il peut faire référence à toutes les entités ontologiques recensées par Gödel, mais aussi, en un sens plus restreint, seulement aux choses qui existent réellement. 192 Chaque objet, depuis l’inanimé jusqu’aux anges, est d’après son essence, quelque chose qui réagit, qui a un « caractère » (c’est-à-dire qu’un certain « actus » suit une certaine « passio ») ; peut-être que les concepts aussi sont à comprendre de cette façon. (IX 52) Il fait peu de doutes que les objets dont parle Gödel ici « de l’inanimé jusqu’aux anges » correspondent à une partie des Seienden de la remarque [XI, 16-18]. Le fait qu’il use ici du terme « objet » et non de « Seiende » est-il significatif ? Probablement pas, dans la mesure où Gegenständen désigne des objets au sens d’entités objectives qui existent indépendamment de nous, contrairement à Objekt qui serait plutôt l’objet tel que nous le visons (objet de connaissance, de perception, etc.). Le terme « objet » utilisé ici est donc suffisamment large pour comprendre tous les Seienden et ne s’oppose pas à l’idée d’exister réellement. Il est possible que le terme « Seiende » qui figure plus tardivement dans les Max-Phil précise alors ce dernier point. A quels Seienden les objets « inanimés » font-ils exactement référence ? Devons-nous penser à l’espace et au temps, ou bien à la matière ? De même, Gödel ne parle pas uniquement des concepts logiques dans cette remarque, mais des concepts en général, sans aucune spécification. La correspondance entre les objets dont il est question ici, et les Seienden n’est donc pas si évidente, indiquant peut-être certaines hésitations dans la mise en place d’une hiérarchie de ce qui existe. Mais le critère est donné : ce qui compte parmi cette hiérarchie doit être quelque chose qui réagit, qui a un « caractère » en fonction de son essence. Une remarque du Max-Phil X, dans laquelle Gödel se réfère directement à Leibniz, 126 reprend l’idée de réaction liée à l’essence d’une chose: « la réaction appartient en toutes circonstances à l'essence » (X, 70). A cette occasion, Gödel propose une interprétation logique du fait que tout ce qui arrive à une substance découle de sa notion. Il reprend l’idée qu’une notion individuelle renferme tout ce qui lui arrive : Celle-ci repose sur le fait que ce qui se produit dans les monades de genre inférieur ne dépend, dans ces monades, que des événements précédents. Comme en général tout ce qui se produit dans une monade dépend seulement de ce qui s'est déjà produit en elle. (X, 42) Ce passage est également tiré d’une remarque dédiée à Leibniz. Une réaction correspond à un acte qui suit un certain affect et ce processus ne fait pas intervenir le monde extérieur, car 126 Plus exactement à l’ouvrage, publié par Couturat, Opuscules et fragments (Leibniz 1903). 193 « les monades n’ont pas de fenêtre ».127 Les affects et les actions sont inscrits dans la notion même d’une chose et n’ont pas de cause extérieure. Dans les termes employés par Gödel, l’essence d’une chose découle tout ce qui arrive à une monade, c’est-à-dire que l’essence d’une chose renferme d’une façon ou d’un autre l’ensemble des enchaînements « passio » (affect) et « actus » (action) dont elle est (était et sera) le sujet.128 Gödel s’inspire probablement de Leibniz pour parler de réaction des objets dans la remarque [IX, 52-56], bien qu’à cette occasion il ne se réfère pas explicitement à Leibniz, qui n’apparaît que dans le cahier X. Le fait même de prendre cette capacité de réaction comme critère de ce qu’il appelle « objet » ou « Seienden », n’est pas sans rappeler celui que Leibniz donne pour parler des substances dans Principes de la nature et de la Grâce. L’ouvrage s’ouvre ainsi : « La substance est un être capable d’action » (GP VIII 598). Il se pourrait alors que les objets « depuis l’inanimé jusqu’aux anges » se rapportent à la hiérarchie leibnizienne des substances, dont il souhaite étendre le critère aux concepts logiques. Dans ce cas la place de l’espace et du temps n’est pas clairement définie. Ce ne sont pas des substances au sens leibnizien, Gödel respecte-il cette conception ? L’inanimé ferait alors référence à la matière, en tant qu’elle est purement passive, et l’espace et le temps seraient alors inclus dans les concepts. Suivant la façon dont Gödel expose le critère pour qu’une chose soit un Seiende, examinons dans un premier temps comment Gödel l’applique aux objets « depuis l’inanimé jusqu’aux anges », pour ensuite comprendre en quel sens il peut l’étendre aux concepts et comment ces êtres sont susceptibles d’une réaction. Nous considérons alors que les objets inanimés correspondent à la matière, laissant pour le moment le cas problématique de l’espace et du temps. De la matière jusqu’aux anges Dans le contexte de la hiérarchie des Seienden, la matière doit probablement se rapprocher du concept leibnizien de materia prima, qui serait bien dotée de réactions mais alors en un sens purement passif : D'après Leibniz, la materia prima est quelque chose de purement passif, (c'est à dire qu'elle n'est pas la cause de quelque état ou changement d'ellemême que ce soit23.) Son être réside dans l'impénétrabilité, qui est "étendue" sur l'espace. [L'impénétrabilité serait quelque chose qui exclut certains états 127 Gödel utilise l’expression dans le cahier X : « l’idée leibnizienne selon laquelle les monades "n'ont pas de fenêtre" » (X, 34). 128 voir §22 de la Mondalogie : « et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir » (GP IX 610). 194 et changements, donc ce serait bien une sorte d'action négative]. L'inertie serait au contraire une action de l'entéléchie contenue en elle [bassin à poissons]. 23 Ou bien : elle est indifférente aux états qui sont gravés en elle (ce qui est plus fort). [XI, 28-29] La matière première chez Leibniz n’est pas une monade, mais un principe inhérent à toutes les monades. Elle est une puissance passive primitive. La materia prima est une force de résistance car elle confère aux monades une impénétrabilité, « une limitation et une position répondant à la distinction et à la place logique de leur notion dans l’entendement divin » (Belaval 2005, 281). Les monades sont ainsi séparées des autres, car elles ont en elles ce principe qui s’oppose aux changements qui proviendraient de l’extérieur et sans lequel la multiplicité des monades deviendrait impossible. La materia prima est impénétrabilité, elle sépare le corps d’une monade des autres corps ; la monade peut ainsi suivre ses propres changements sans l’influence extérieure des autres monades. La materia prima est alors « étendue dans l’espace », c’est-à-dire qu’elle est la réalisation dans le réel de la position de la notion d’une monade dans l’espace logique, ou encore la coexistence des monades. La dernière phrase de la remarque souligne l’opposition de la materia prima à la materia secunda. L’entéléchie comme puissance active primitive des monades est la force à l’origine du mouvement, c’est-à-dire du passage d’un état à l’autre dans les monades, à l’origine des changements dans les monades. C’est un principe d’activité, forme de toute substance, ce qui fait d’une substance une substance. Ce n’est qu’avec la materia secunda que nous pouvons parler de corps et de variété des points de vue. La remarque [XI-28-29] témoigne de l’attention portée par Gödel aux notions leibniziennes. Il n’est cependant pas certain qu’il les reprenne strictement à la façon dont Leibniz les conçoit. En l’occurrence, il n’est pas évident qu’il reprenne les termes-mêmes de materia prima et materia secunda pour sa propre philosophie. 129 Dans le cadre de la hiérarchie des Seienden il s’en inspire, mais semble l’abandonner pour ne parler que de matière. A moins que par « matière » il n’entende la notion leibnizienne de corps qui présuppose matière première et matière seconde, ce qui pourrait expliquer le caractère mécanique que Gödel confère à ce niveau des Seienden. 129 Souvent Gödel reprend la notion de materia prima pour interroger et comprendre la notion d’espace. Autrement elle reste attachée au cadre proprement leibnizien. Dans le cahier X, la notion de materia prima apparaît dans deux remarques intitulées « physique » concernant l’espace ([X, 10] et [X, 13-15]) et dans une remarque dédiée à Leibniz [X, 59-62]. 195 Si la matière correspond aux objets inanimés, alors son activité n’est pas positive, mais négative, à l’image de la qualification attribuée à la matière première : elle est la résistance aux forces actives extérieures. Si par « matière » il faut entendre les corps, alors elle ne se résume pas à une force passive, mais est également active. Mais cette activité est dénuée de volonté qui est propre à l’âme. La matière serait le moteur des changements des monades sans en être la source (que l’on doit chercher dans la monade dominante). Leibniz entendant les substances qui ne sont pas douées d’âme comme des choses inanimées, il est probable que Gödel en fasse autant et conçoive la matière à l’image des substances corporelles de Leibniz. En ce sens les choses purement matérielles ne renfermeraient pas le principe de leur unité, et seraient de simples agrégats sans unité organique, tels qu’on les rencontre avec les minéraux. Dans la hiérarchie des Seienden, vient ensuite la vie. Probablement Gödel fait-il référence au biologique, mais peu d’indices sont laissés pour savoir s’il y comprend les plantes.130 La particularité de ce niveau est qu’il n’est pas que matière ; le vivant a un corps, mais aussi une âme qui ne se réduit pas à la simple forme du corps, car autrement « une automobile devrait également avoir une âme » [XI, 29], « Les âmes […] ne sont pas des prédicats de la matière, mais quelque chose "au-dessus de moi", qui cause le comportement du moi. » [XI, 31]. Le « moi » renvoie à l’unité organique de la substance et que l’âme soit au-dessus du moi indique qu’elle doit en être le principe. L’âme est alors la cause du comportement du moi. Il n’est pas évident de savoir comment la notion de comportement doit être comprise. Elle est sans doute liée à la notion de changement, mais il n’est pas précisé si l’on parle de changement d’états (perceptions) de la substance ou de changements corporels (mouvements). En se référant à Leibniz, Gödel parle des changements de perceptions : « Alors la conception leibnizienne selon laquelle les perceptions de chaque âme ne dépendent que des actions de leur volonté, serait juste au sens où [les perceptions] sont même "causées" par ces actions de la volonté » (XI, 49). Les êtres vivants ont une âme à l’origine de leurs réactions. Par conséquent, les êtres vivants ont en eux-mêmes la cause de leurs changements, de leurs actions et passions. Mais les substances douées d’une âme n’ont pour autant pas leur raison en elle, privilège accordé aux substances douées d’une conscience. 130 Gödel affirme que « la "vie" est un prédicat de tous les objets de la zoologie » (IX, 9). Mais il ne parle pas beaucoup du cas des plantes. On trouve un passage dans lequel il dit que « les états des plantes et des atomes ont probablement une plus grande affinité avec nos états qu'on ne le pense au premier abord » (XI, 90b), ce qui nous laisse penser qu’il pouvait effectivement les inclure dans la hiérarchie des Seienden, mais on ne sait pas exactement s’il les place plutôt avec les atomes, c’est-à-dire la matière, ou avec la vie ; Gödel ne s’attache pas particulièrement à cette question. 196 Au niveau de la conscience apparaît l’homme et la capacité de réflexion. Gödel parle également d’esprit : « l’être d’un esprit consiste dans la conscience » (IX, 31). Non seulement les substances douées de conscience sont une représentation du monde, reflètent la totalité du monde selon leur point de vue, mais elles voient leur propre représentation, en elles-mêmes. La conscience est associée à la raison, ainsi qu’à la connaissance (morale aussi bien que théorique). Dans une remarque du cahier XI, [XI, 141-142], Gödel parle de l’activité « "consciente" ou "raisonnable" » qui accompagne la capacité d’une « réflexion de soi » (Selbstreflexion), c’est-à-dire une capacité de « perception de notre propre perception ». A nouveau, il est possible de faire le rapprochement avec Leibniz, puisque dans une des remarques qui lui est consacrée, [X, 79-85], Gödel souligne ce qui, chez cet auteur, est à l’origine de la « "liberté" des esprits » : La « liberté » des esprits (par opposition aux animaux et aux atomes) consiste dans le fait qu’ils sont les seuls pour lesquels leurs actes se reflètent en eux, et ce dans leur totalité (c’est-à-dire incluant leurs effets les plus éloignés). […] En d’autres termes : Les esprits font réellement ce qu’ils font, c’est-à-dire qu’ils « savent ce qu’ils font ». Entendez que leur action est effectivement dirigée vers ce qui apparaît comme résultat (elle ne peut être dirigée que vers ce qui est en eux ou vers ce qui se reflète en eux) 39. 39 C’est pourquoi ils sont « responsables ». Dans ce passage, en s’inspirant de la monadologie leibnizienne, Gödel note la façon dont il interprète la capacité propre aux substances douées de conscience, c’est-à-dire propre aux esprits. Grâce à la conscience, les esprits sont non seulement la cause de leurs propres actions, mais ils sont également capables de les percevoir. « Leurs actes se reflètent en eux » et donc « ils savent ce qu’ils font ». Ils ont une connaissance de leurs actes, qui ne sont alors pas la simple expression de leur essence, mais le fruit de leur propre volonté. En percevant leurs actions, les esprits perçoivent le monde (la représentation du monde liée à leur point de vue) et sont alors capables de vouloir agir dans un but qu’ils se donnent. Ils sont capables de viser quelque chose à travers eux : « leur action est effectivement dirigée vers ce qui apparaît comme résultat (elle ne peut être dirigée que vers ce qui est en eux ou vers ce qui se reflète en eux) ». Ils sont capables de viser quelque chose du monde qui se reflète en eux. La conscience aspire à modifier le monde. Gödel insiste sur ce dernier point un peu plus loin dans la même remarque : « Une autre condition évidente de la liberté est que les actes proviennent effectivement des esprits et non d’une force extérieure (pulsion, instinct, impulsion). C’est-à197 dire qu’ils font réellement ce qu’ils font » (X, 84). Contrairement aux animaux, dont l’âme cause les changements de perception et les mouvements du corps sans en avoir les raisons, les hommes savent pourquoi ils agissent et pâtissent. Ils ont en eux la raison de leurs actes. Selon Leibniz, cette capacité rejoint alors la possibilité de connaître les vérités éternelles. Les Max-Phil ne contiennent que peu d’indices éclairant l’action des anges. Gödel indique que suivant Leibniz, comme les autres « êtres » (Wesen), les anges ont « un corps composé de materia prima » (X, 60). On trouve l’affirmation de leur supériorité par rapport à l’homme dans le cahier IX : « L'homme se situe à mi-chemin entre animal et ange » (IX, 71). 131 Gödel peut également voir de façon négative leur degré ultime qui en fait des intermédiaires entre nous et Dieu : « le royaume des anges rendant impossible le contact direct entre Dieu et les hommes » (X, 85), mais il ne s’attarde pas sur ce qui les caractérise. On ne peut que supposer qu’ils aient une plus grande force que les hommes, une conscience plus puissante, leur permettant d’agir plus librement. De la matière aux anges, Gödel suit le cadre donné par la hiérarchie leibnizienne des substances, partant de ce qu’il qualifie d’action négative, attribuée à la matière, jusqu’à une action réfléchie, conscience impliquant la connaissance du monde et des vérités éternelles, et probablement plus encore avec les anges. Chacun de ces Seienden a une capacité d’action qui lui est propre et chacune d’elle se rapproche un peu plus de Dieu, c’est-à-dire se rapproche d’une capacité d’action parfaite. Comment Gödel applique-t-il ce critère à l’espace, au temps, ainsi qu’aux concepts logiques ? Si Gödel étend la hiérarchie à ces Seienden, il est probable qu’il les dote d’une certaine capacité à agir. Ces Seienden doivent être liés au critère de la hiérarchie basé sur la capacité à réagir donné par l’essence ou le caractère. Espace et temps Considérer l’espace et le temps comme des Seienden est problématique au regard du cadre leibnizien dont s’inspire Gödel. Aucun des deux ne peut prétendre au statut de substance chez Leibniz. L’extension de l’application du critère de la hiérarchie ne commence pas avec les concepts logiques, mais déjà avec l’espace et le temps. Il est d’autant plus difficile de comprendre pourquoi Gödel les compte parmi les Seienden quand on sait qu’il opte pour une conception relativiste et subjectiviste du temps ainsi que de l’espace. 132 Pourtant deux passages attirent plus particulièrement notre attention. Le premier décrit l’espace comme le champ de possibilité de l’action : « les relations spatiales signifient une 131 La remarque est également citée (infra, 159) et reprise en (infra, 209) pour la question des objets mathématiques. 132 Voir (Gödel 1995f) et la section 3.6. 198 possibilité d'action » (XI, 27). Cette première affirmation est plutôt cohérente avec le cadre leibnizien, en revanche, Gödel s’en éloigne avec la remarque suivante : « Remarque (Philosophie) : Un bon exemple de substantialisation d'un accident est l'espace : il ne consiste en premier lieu qu'en une relation entre des corps, mais il est ensuite transformé en "points de l'espace" et devient un "être" existant de façon indépendante » [XII, 11, 2]. Le pas franchi par Gödel d’une substantialisation de l’espace ne serait pas acceptable d’un point de vue leibnizien, mais il contribue à comprendre la place de l’espace dans la hiérarchie des Seienden. Gödel n’exclut pas de concevoir les points de l’espace comme des Seienden. Cependant pourrait-il en être de même pour le temps ? Rien n’est moins sûr. Le temps est lié au sujet, il n’existe pas objectivement pour Gödel ; il l’affirme dans ses conversations avec Wang, mais les remarques des Max-Phil sur le temps tendent déjà à souligner son caractère subjectif et relatif.133 Même si Gödel conçoit le temps comme une relation entre les choses du monde, comme un concept qui découle du concept de cause, 134 à l’instar de l’espace, il est peu probable qu’il puisse être une substance et exister indépendamment. Sans résoudre cette difficulté, retenons que les deux peuvent être assimilés à la possibilité d’action, les rattachant ainsi au critère de la hiérarchie. Ils sont inférieurs à la matière, car ne sont pas eux-mêmes matériels, ne sont pas dotés d’une activité, mais sont seulement possibilité d’action. Ils résultent de l’action des substances. Sur ce point encore l’influence leibnizienne se fait sentir : l’espace comme l’ordre des coexistants et comme relation de compatibilité entre les possibles que l’on peut penser comme existant ensemble (Belaval 2005, 274) et le temps comme relation de succession, c’est-à-dire comme relation d’incompatibilité des possibles que l’on ne peut pas penser comme existant ensemble (ibid.). Activité des Concepts logiques En suivant le critère appliqué jusque-là à la hiérarchie des Seienden, les concepts logiques doivent alors être rattachés d’une façon ou d’une autre à la capacité d’action, de telle sorte que soit justifié le rang qu’ils occupent, à savoir le plus bas dans la hiérarchie et précédant celui de la possibilité d’action. Le quatrième point de longue remarque [IX, 52-56] témoigne plus spécifiquement de la façon dont Gödel entend étendre le critère reposant sur une capacité de réaction aux concepts logiques. La remarque est consacrée à la distinction 133 Voir la section 3.6. « The fundamental philosophical concept is cause. It involves : will, force, enjoyment, God, time, space. Will and enjoyment : hence life and affirmation and negation. Time and space : being near is equivalent to the possibility of influence » (Gödel 1995b, 433). Le concept fondamental est celui de cause, dont découlent notamment l’espace et le temps conçus alors comme le fait d’être proche. La possibilité d’influence ressemble alors à la possibilité d’action dont parle Gödel en (XI, 27). 134 199 entre « les concepts considérés comme objets [Gegenstände] » et les « autres objets »,135 elle contient d’ailleurs le passage déjà cité (infra 193) : Peut-être que les concepts sont des « esprits » et que le fait qu'un concept convienne à une chose est simplement un signe de ce que cette chose a été « choisie » par ce concept. Dans ce choix (c’est-à-dire dans la -relation), la chose est la partie passive et le concept la partie active.25 D’où, quand l'relation se modifie, on ne dit pas que le concept s'est modifié, mais la chose. Les lois selon lesquelles ce choix survient, sont déterminées par le caractère du concept et son obéissance vis-à-vis de Dieu (ce sont les lois de la nature). [54] Dans la mesure où les choses sont « actives », elles sont ce que sont les concepts (elles montrent en cela une certaine « essence »), mais ce qui est actif dans les choses non-conceptuelles n'a pas immédiatement pour suite un changement dans une chose distincte d'elles, cela n'arrive en fait que parce que « Dieu envoie ses serviteurs pour causer cela ». Ce que peut faire l'homme n'est qu'un « vouloir », mais il n'est pas lui-même la cause de l'effet [de ce vouloir]. Les deux valeurs de vérité représentent les deux « actions » possibles d'un concept sur une chose. Chaque fait est donc en dernière instance une « action » (actus) de quelqu'un.26 La différence par rapport à nos actions est que les concepts sont motivés par le fait d’avoir en face d’eux l’univers entier, comprenez les choses réelles, alors que nous n’en avons qu’une petite partie, qui plus est se présentant dans une image donnée par les « organes » de la connaissance. Aussi, notre action n'est que « médiate ». Ce qui est remarquable, c'est qu'en ce sens les choses plus primitives (par exemple les atomes) se rapprocheraient plus de la façon d'agir des [55] concepts que les choses plus élevées (comme l'homme). Mais il est possible de penser que cela ne vaut que pour les concepts simples (qui sont en effet quelque chose de « physique »), et qu'au contraire les concepts complexes (comme cela se montre à leur structure) ont une armée de « serviteurs » – les concepts subordonnés – qui correspondent à notre cerveau et à nos organes d'action (à moins que l'action soit toujours « immédiate » dans le cas du concept et que cela soit justement ce qui le caractérise ? Seule est médiate la condition exprimée dans la définition et sous laquelle le concept agit, c'est à dire « choisit »). Tout cela exprime un 135 L’introduction de la remarque [IX, 52-56] souligne une différence plus profonde entre les concepts logiques et les autres Seienden qu’entre aucun autre Seienden, différence déjà remarquée à partir de la remarque [XI, 1618]. 200 « animisme des concepts », ou un animisme logique. La différence entre concept et chose est donc que les choses sont le « purement passif »27, c’està-dire qu'elles n'ont d'autre action que sur elles-mêmes. La seule chose qu'elles peuvent faire, c'est « vouloir ». Le solipsiste semble en ce sens plus justifié que celui qui dit que nous ne pouvons percevoir que des choses qui sont en nous. La deuxième différence28 entre chose et concept est que seul le concept offre les liaisons qui font du monde une « structure », [56] ce qui est en l’occurrence correct dans la mesure où les rapports entre deux choses ne se produisent que par la médiation des concepts auxquels elles se rapportent. Et même : la perception des autres choses aussi n'a lieu que par la médiation des concepts. L'état dans lequel nous sommes quand nous percevons un concept est la deuxième façon selon laquelle les concepts «choisissent 136 » (d'après Aristote, c'est finalement la même chose, puisque la perception signifie que la forme est « en nous »). 25 26 ce qui « domine ». ou bien les deux actions possibles de la chose sur elle-même (ayant comme conséquence la subordination au concept), dans le cas des concepts qui expriment un actus de la chose. L'unique activité des choses consiste dans le fait qu'elles se subordonnent à certains concepts. 27 les concepts sont aussi « quelque chose qui pâtit ». 28 mais qui suit de la première. [IX 52-56] Plusieurs affirmations éclairent le statut de Seiende des concepts logiques. Les concepts en général ont une capacité d’action qui consiste à s’appliquer aux choses, et cette action dépendrait d’un choix de la part des concepts. Leurs actions ont une double conséquence. La première est que les concepts forment les essences des choses. La seconde, qui en découle, est qu’ils apparaissent dans le monde à travers les essences actualisées. Ils constituent alors la structure du monde, car en formant les essences, ils règlent en quelque sorte l’action de toutes les choses actualisées. L’action des choses dans le monde ne se réalise alors que par leur intermédiaire. La dernière affirmation remarquable est que Gödel met en doute que cette action des concepts touche tous les concepts, il introduit l’idée que seuls les concepts simples en sont dotés, et que seuls eux sont « physiques ». 136 Une autre lecture est possible à partir du manuscrit : « nous choisissent ». 201 Le passage commence par supposer que les concepts sont des esprits, ce dernier terme étant placé entre guillemets. Gödel utilise un grand nombre de fois les guillemets dans la citation, et il n’est pas évident d’en connaître les raisons exactes. Peut-être cherche-t-il à fixer le vocabulaire de l’extension du critère de la hiérarchie au cas des concepts, se détournant alors de la terminologie employée pour les Seienden qui correspondent d’avantage aux substances du cadre leibnizien. Les esprits occupent un rang élevé dans la hiérarchie, Gödel utilise alors probablement ce terme de façon analogique dans le cas des concepts qui sont censés occuper le rang le plus bas. Par-là, Gödel peut indiquer que le critère s’applique à eux et qu’il pourrait avoir quelque chose de commun avec les Seienden des rangs les plus élevés. L’action des concepts consiste en un choix qui expliquerait « le fait qu’un concept convienne à une chose », autrement dit que l’application de ce concept à cette chose corresponde à quelque chose d’objectif. Le concept choisit donc les choses auxquelles il s’applique, réalisant ainsi une -relation (esti-relation). L’-relation est l’opération fondamentale d’application de concept, qui lie chaque concept à chacun des arguments qui tombent sous lui. Par cette opération un complexe est alors formé, qui peut être soit un nouveau concept si on a une application de concept à un concept, soit un état de choses si le concept s’applique à une « chose non-conceptuelle ». Dans l’-relation, c’est-à-dire dans le choix des concepts les liant à des choses pour former des complexes, ce sont bien les concepts qui agissent et les choses qui pâtissent. Les premiers sont la partie active, les secondes la partie passive. Autrement dit, si l’on reprend la terminologie leibnizienne qui sous-tend la hiérarchie proposée par Gödel, le concept est à la source d’un changement dans les choses qui subissent alors une modification : « D’où, quand l'-relation se modifie, on ne dit pas que le concept s'est modifié, mais la chose ». Si le concept opère un changement – ce qui lui est possible en tant que partie active – il imprime ce changement sur la partie passive, la chose. Le seul changement de choix à la portée des concepts est de s’appliquer ou de ne pas s’appliquer à une chose, Gödel y revient sur la partie soulignée dans la citation : « Les deux valeurs de vérité représentent les deux "actions" possibles d'un concept sur une chose ». En choisissant de s’appliquer à une chose, on dit alors que le concept convient à cette chose et que le complexe formé correspond à un état de chose objectif, vrai. Tandis que s’il ne s’y applique pas, leur liaison par l’-relation est fausse, et ne correspond à rien objectivement. La conséquence de cette conception est alors que « chaque fait est donc en dernière instance une "action" (actus) de quelqu'un ». L’essence des choses – source de leurs actions (de leurs 202 propriétés) – est elle-même explicable par une action, en l’occurrence celle des concepts. Les faits du monde qui consistent dans l’actualisation d’un état de chose, 137 c’est-à-dire d’un complexe formé par une -relation entre un concept et une chose, correspondent donc à l’action d’un concept. La note 26, propose une autre alternative, qui confirme que les fait sont en dernière instance une action. Si l’action ne vient pas des concepts, alors il faudrait supposer qu’elle vient des choses. L’action ne consisterait pas en une application, mais en une subordination de la chose aux concepts. L’action ou choix des concepts consiste donc dans leur application aux choses. Par une action inverse de celle de l’application de concept, les choses n’auraient alors également que deux possibilités d’action : tomber sous un concept ou non. Mais le corps du texte ne considère que la première alternative. Maintenant il s’agit de comprendre en quoi la chose peut être modifiée par un changement dans le choix des concepts. L’hypothèse la plus vraisemblable serait qu’elle le soit dans leur essence, puisque « dans la mesure où les choses sont "actives", elles sont ce que sont les concepts (elles montrent en cela une certaine "essence") » (IX 52-56).138 Mais cette essence pourrait alors être le résultat de l’action des concepts. En choisissant à quelles choses ils vont s’appliquer, les concepts confèrent aux choses leurs propriétés c’est-à-dire leur capacité d’action.139 L’accord des réactions entre les choses non-conceptuelles serait alors imputable à l’action des concepts. Gödel reprend l’idée que les monades n’ont pas de fenêtre et n’agissent donc pas directement sur les autres monades. Selon cette idée, l’accord est pensé en amont dans leur notion qui renferme tout ce qui se produira dans la monade, toutes ses propriétés, c’est-à-dire toutes ces actions qui ne correspondent alors qu’à des changements internes. Lorsque Gödel affirme que les concepts choisissent les choses sur lesquelles ils s’appliquent, il suggère que les changements internes des choses non-conceptuelles (il ne parle pas de monades), qui du point de vue conceptuel (en l’occurrence primordialement dans l’entendement de Dieu qui pense tous les possibles) correspondent à un enchaînement de propriétés, trouvent leur source dans l’action des concepts. En attribuant aux choses-non conceptuelles l’ensemble de leurs propriétés, les concepts logiques accordent également leurs réactions. Mais en cela, l’action des concepts n’est pas libre, car elle dépend ultimement de la volonté de Dieu et du choix divin du meilleur des mondes possibles. Lorsqu’ils s’appliquent 137 Voir la quadripartition des choses dans la section 3.3.4. La remarque est citée dans (infra, 192). 139 Voir la remarque (9.1.20) dans (Wang 1996, 295). L’activité des monades correspond à leur propriétés (infra, 184). 138 203 aux choses actuelles, les concepts sont alors les « serviteurs » de Dieu, obéissant aux lois de la nature. En agissant sur les choses-non conceptuelles du monde, en déterminant leur essence et donc leurs actions, les concepts sont restreints dans leur activité, car ils ne doivent pas former l’ensemble des possibles, mais seulement les possibles actualisés. Gödel insiste sur l’immédiateté caractérisant l’action des concepts, contrairement à l’action des choses, y compris la nôtre qui n’est alors que « médiate ». Par leurs actions, les concepts sont les intermédiaires entre une chose et le reste du monde. L’action de l’homme est alors réduite à un « vouloir » dont l’effet ne dépend pas directement de lui, mais du fait que les choses sur lesquelles l’homme dirige sa volonté ont été choisies par certains concepts (c’est-à-dire ont les propriétés qui correspondent au résultat voulu par l’homme). Un certain nombre de difficultés font obstacle à une interprétation claire du passage discutant du rôle intermédiaire des concepts : 1. Il semble que plus on monte dans la hiérarchie des Seienden, plus l’action est « médiate », car elle requiert des « organes » d’action, qui dans le cas de l’homme sont des « organes » de la connaissance. La question est de savoir ce que sont ces organes. L’hypothèse la plus probable est qu’ils correspondent à ces concepts. En choisissant une chose, en devenant l’intermédiaire entre elle et les autres choses, le concept devient un organe d’action de cette chose. Dans le cas de l’homme, les concepts sont ce qui lui permet de connaître le monde. Ils rendent possible la conscience, c’est-à-dire la perception de notre perception ou perception de la représentation du monde qui est en nous. 2. Le fait que les atomes – probablement correspondent-ils à la matière – se rapprochent plus de la façon d’agir des concepts que des objets de rangs supérieurs, ne contredit-il pas la possibilité de comprendre les concepts comme des esprits ? Ce fait confirme alors que les concepts ne sont comparables aux esprits que par analogie. Ce n’est d’ailleurs pas le seul endroit où Gödel évoque une telle comparaison.140 L’action dont se rapprochent les atomes, est immédiate. La place des concepts dans la hiérarchie peut s’expliquer par ce caractère immédiat de leur action. 140 Gödel parle de la forme des anges « qui, sous un certain angle, est encore semblable à celle des concepts » (X, 47), alors qu’il affirme dans le même temps que les concepts occupent un rang inférieur. 204 3. Suivant le caractère immédiat de leur action, il est possible d’envisager que les concepts soient les seuls à être en contact direct avec les choses, au sens où ils auraient des fenêtres (contrairement aux autres choses, non-conceptuelles, qui se comprennent comme des monades). Ainsi, ils n’auraient pas un point de vue particulier du monde comme les monades leibniziennes, expliquant alors pourquoi ils ont « en face d’eux l’univers entier », c’est-à-dire l’ensemble des choses réelles, contrairement aux choses non-conceptuelles qui consistent en un point de vue particulier et qui donc ne peuvent embrasser le monde dans sa totalité, mais seulement partiellement. Si on veut préciser le cadre leibnizien sous-jacent, il faudrait ajouter qu’un point de vue est une représentation du monde entier, mais cette représentation n’est pas totalement distincte, elle renferme des parties confuses à différents degrés, en fonction du rang qu’occupe la monade dans la hiérarchie. Gödel suggère alors peut-être que les concepts ont en face d’eux le monde lui-même, et non une représentation. Il ne peut donc pas être question de perception plus ou moins distincte, puisqu’il n’y a pas de perception ; ils sont en contact avec toutes les choses, et pour chacune d’entre elles ils choisissent ou non de s’y appliquer. Les concepts sont donc probablement des organes d’action des choses dans la mesure où ils constituent leur essence. Ainsi ils participent de la représentation du monde dans les choses, puisqu’elles sont un point de vue du monde en fonction de leur essence. Mais les concepts n’auraient pas eux-mêmes de perceptions – ils ne sont pas une représentation du monde, comme le sont les monades leibniziennes et probablement les choses non-conceptuelles dont parle Gödel – car ils ont une action immédiate, suggérant qu’ils sont en contact direct avec le monde. Le fait qu’ils occupent le premier rang des Seienden pourrait être lié à cette caractéristique de leur activité. Gödel introduit alors une nouvelle distinction entre concepts simples et concepts complexes qui est susceptible d’expliquer pourquoi seuls les concepts logiques figurent dans la hiérarchie de la remarque [XI, 16-18]. Les concepts simples seraient quelque chose de « physique ». A nouveau Gödel utilise les guillemets. Probablement ne veut-il pas dire qu’ils sont quelque chose de matériel, mais seulement qu’ils appartiennent au monde réel. Dans ce sens on peut rapprocher cette expression de celle affirmant : « même le "ou" apparaît dans le monde (comme élément d’un certain état de choses) » (XI, 16) ; Gödel y revient plus précisément à la fin du passage du cahier IX. Le point discuté par Gödel, et que l’on souhaite éclaircir, met en exergue une forme de primauté des concepts simples sur les concepts 205 complexes. La différence entre les deux types de concepts repose sur l’idée que les complexes sont le résultat de l’application de concepts simples, c’est-à-dire sont le résultat d’une action des simples. Les concepts complexes sont alors en un sens impliqués par les concepts simples. Ils sont explicitables à partir des simples et de la -relation, c’est-à-dire par l’action des concepts simples. Dans ce cas, les complexes ne seraient pas vraiment doués d’une action propre, puisque leur choix dépendrait de l’action des concepts simples qui le composent.141 Lorsqu’un concept complexe s’applique à une chose, ce n’est pas vraiment ce concept qui agit et choisit, mais les simples qui le composent. Probablement est-ce en ce sens qu’il faut comprendre que les concepts complexes ont une armée de « serviteurs », en l’occurrence les concepts simples. En revanche comment comprendre que les serviteurs sont les concepts subordonnés ? Si on l’entend non pas comme le fait qu’un concept tombe sous un autre concept (relation d’application), mais comme le fait que certains concepts servent d’autres concepts (relation d’obéissance), alors l’affirmation est cohérente avec l’interprétation que l’on propose. Mais l’ambiguïté du terme « subordonné » jette tout de même un doute. L’alternative proposée dans la parenthèse qui suit n’est pas claire. Est-elle une alternative au fait que seul les concepts simples sont quelque chose de physique ? Il remet en question l’idée que l’action des complexes ne soit que médiate, par l’intermédiaire de ses serviteurs, c’est-à-dire des simples qui les composent. Mais s’il remet cela en doute, alors il remet en question le fait que seuls les concepts simples soient quelque chose de physique, puisqu’ayant une action propre il faudrait que les complexes appartiennent également au réel. Une action propre des concepts complexes pourraient être envisagée comme une force résultant de celle des simples qui les composent, ou, en quelque sorte, une somme des forces d’action des simples. L’interprétation sur ce point reste spéculative, il faudrait l’étayer pour saisir pleinement l’alternative proposée. Par ailleurs, il semble que Gödel ne l’ait pas retenue, puisque dans la remarque [XI, 16-18] (ultérieure à ce passage du cahier IX), Gödel considère les seuls concepts logiques, qui sont des concepts simples. La conception des concepts, et sans doute plus particulièrement des concepts simples, comme des êtres doués d’action, a pour conséquence un « animisme des concepts ». Les concepts agissent, au même titre que les autres Seienden. L’animisme ne se contente pas de subordonner la matière à la vie (vitalisme), mais aussi de subordonner la vie à la pensée. En 141 Dire que les concepts simples composent un concept complexe, signifie qu’ils s’appliquent à lui, en d’autres termes qu’ils l’ont choisi, qu’ils ont exercé une action sur lui. En cela les concepts également pâtissent – comme souligné dans la note 27 de la remarque [IX, 52-56] – car ils peuvent tomber sous d’autres concepts. 206 l’occurrence la pensée est conceptuelle, elle est prescrite par l’action des concepts, telle qu’elle s’exerce dans la pensée de Dieu.142 Par leur capacité d’action, les concepts sont une prolongation de la vie, autorisant ainsi une certaine continuité entre les concepts et les choses non-conceptuelles du monde, autorisant alors également à plonger les concepts – entités intensionnelles, propriétés des choses – dans le monde réel. La fin de la remarque est en lien avec les concepts logiques entendus comme éléments de certains états de choses. En effet Gödel introduit une deuxième différence qui n’est en fait que la conséquence de la première, c’est-à-dire du fait que les concepts simples sont en contact direct avec les choses, les choisissent et en cela constituent leur essence ou encore leurs « organes » d’action. Non seulement l’action qui les caractérise en fait des articulations du monde, ils sont ce qui rend possible les rapports entre les choses, et donc aussi les faits. Mais ils sont également les articulations des changements internes des choses nonconceptuelles, c’est-à-dire, si l’on peut comprendre ces choses comme des monades, les articulations des perceptions des choses (articulation des choses comme représentation du monde). La dernière phrase affirmant que « l'état dans lequel nous sommes quand nous percevons un concept est la deuxième façon selon laquelle les concepts "choisissent" » n’est elle non plus pas bien claire. Quel est ce concept que nous percevons ? Il pourrait s’agir du concept complexe qui correspond à notre essence. Auquel cas nous avons un accès au monde des concepts à travers notre propre essence, à travers la représentation du monde que notre place dans le monde (point de vue) incarne et qui est donnée par notre essence. Le quatrième point de la remarque [IX, 52-56] donne un meilleur aperçu de ce que signifie être des Seienden pour les concepts logiques. Même si dans cette remarque Gödel ne fait pas référence à Leibniz, on retrouve le vocabulaire qu’il lui impute lorsqu’il y fait directement référence. Nous retrouvons également le lien avec le critère leibnizien d’une activité. Ces indices tendent à interpréter la hiérarchie des Seienden de Gödel comme une extension de la hiérarchie leibnizienne des monades. Les concepts logiques, sans doute assimilables aux concepts simples, ont une activité qui les caractérise et qui leur permet d’être compris comme les autres objets (Gegenständen), ainsi que l’affirme Gödel au début de la remarque. 142 Gödel considère les concepts dans leur objectivité, comme il le précise dans le début de la remarque [IX, 5256] : « Comment se différencient les concepts considérés comme objets, des autres objets ? En d’autres termes, qu'est-ce qui constitue l'essence des concepts (des idées, des universaux), dans la mesure où les concepts ne sont pas des constructions de l'esprit humain ». 207 Les concepts logiques choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent, ils fixent ainsi toutes les essences, et pour celles qui sont actualisées, ils deviennent leur principe d’action établissant toutes les relations qu’une chose non-conceptuelle entretient avec les autres choses du monde. Il est alors possible de comprendre pourquoi et en quel sens ils sont des Seienden, c’est-à-dire existent dans le monde réel, et pourquoi ils occupent le premier rang de la hiérarchie. Ils sont des Seienden car en tant que principe d’action de toutes choses, ils sont des « organes » des choses, ils sont dans les choses elles-mêmes ; et en tant que principe ordonnant les rapports entre les choses, ils sont dans les faits. Ils structurent les choses et les faits du monde. Ils occupent alors le premier rang, car en fixant l’essence des choses, ils fixent toutes les relations possibles entre ces essences, c’est-à-dire qu’ils déterminent l’espace et le temps compris comme possibilités d’action. Toutefois, si en attribuant une activité aux concepts logiques il est permis de les introduire dans la hiérarchie des Seienden et de voir une certaine continuité avec ce que Gödel appelle les choses non-conceptuelles, les concepts conservent un statut spécifique indiquant que la continuité n’est pas parfaite. Le début même de la remarque [IX, 52-56] souligne une différence profonde en s’interrogeant sur la façon dont « les concepts considérés comme objets » se distinguent « des autres objets », rangeant tous les autres Seienden dans « les autres objets » – à l’exception peut-être de l’espace et du temps dont les cas restent problématiques. Gödel ne tend donc pas à effacer le rapport entre les concepts et – ce qu’il appellera dans ses conversations avec Wang – les objets. Il parle en effet d’une distinction entre concepts et choses non-conceptuelles, qui se manifeste en partie par leur différence d’action. Les concepts s’appliquent directement aux choses, ils embrassent le monde entier sans l’intermédiaire de perceptions. Ils ne sont pas un point de vue singulier du monde. Les concepts logiques sont entendus comme les seuls à avoir le statut de Seienden, mais cela n’exclut pour autant pas les autres. En effet les concepts complexes sont impliqués par les plus simples, ils sont explicités par la -relation à partir des simples. De cette façon il est même probable que les essences des choses-non conceptuelles soient également des concepts complexes. Deux problèmes subsistent. Le premier est de savoir si par « concepts simples » Gödel n’entend exclusivement que les concepts logiques. Le second est que nous ne savons toujours rien des concepts fondamentaux de la philosophie. Pourraient-ils être des concepts simples ? Le second problème encore ouvert est de savoir comment saisir la distinction entre essences possibles et essences actualisées avec cette conception des concepts simples (éléments des essences) doués d’action et source de l’action des choses actualisées. Que 208 devient cette action dans le cas des essences non-actualisées ? Dans les discussions autour de l’idée d’une activité des concepts, seules les essences actualisées sont considérées, il manque une discussion sur les possibles. Le fait que les concepts logiques sont dans le monde et le structurent, ne signifie pas que leur action, c’est-à-dire leur combinaison, se restreint au monde actuel. Dans le monde réel, les concepts logiques ne peuvent agir qu’en obéissant aux lois de la nature, mais dans l’entendement de Dieu ils n’y sont pas restreints. Même s’ils apparaissent dans le monde réel, leur objectivité est toujours fondée en Dieu. 3.2.2 Concepts logiques et objets mathématiques Une question n’est pas explicitée par la remarque [IX, 52-56] : le rapport entre concepts logiques et objets mathématiques. Quelle place, s’ils en ont une, peuvent prétendre obtenir les objets mathématiques dans la hiérarchie des Seienden ? Pouvons-nous soutenir qu’ils sont la réalisation extensionnelle des concepts logiques dans le monde, alors que ces derniers y apparaissent déjà en intension (bien que de façon restreinte) ? Plusieurs pistes tendent à favoriser notre hypothèse, bien qu’un grand nombre de points restent obscurs, en attente d’être approfondis par un examen plus spécifique des Max-Phil qui dépasse le cadre du réalisme conceptuel. Nous nous donnons au moins quelques pistes suffisantes pour montrer qu’il est possible de rattacher les objets mathématiques à la hiérarchie des Seienden, et de comprendre leurs rapports avec les concepts logiques. Les unités mathématiques pourraient inclure les ensembles primitifs (l’ensemble vide et le singleton) aussi bien que tous les ensembles formés à partir d’eux (appartenant à la hiérarchie des ensembles), (infra, 160). Bien que Gödel les rapproche toujours des points de l’espace ou encore de la materia prima, à l’instar de la façon dont Leibniz peut les concevoir, il se détache du cadre leibnizien en affirmant que ces unités existent réellement. Les combinaisons d’unités (multiplicités) ne renferment elles non plus, ni la même unité que les combinaisons de concepts, ni celle des individus. Les Max-Phil dévoilent alors ce qui apparaît être les prémices de la qualification de cas limites d’objets spatio-temporels, présente dans les conversations avec Wang. Comme le souligne Crocco, la continuité entre la pensée de Gödel à l’époque du Russell paper et de ses conversations avec Wang est frappante et se vérifie à la lumière des Max-Phil. Objets mathématiques et Seienden Dans le cahier IX, le passage cité en (infra, 159) pourrait laisser entendre que Gödel conçoit les objets mathématiques comme des Seienden : « L'homme se situe à mi-chemin 209 entre animal et ange, tout comme les mathématiques entre le corps et le concept » (IX, 71). Les concepts, les animaux, les hommes ainsi que les anges sont des Seienden. Il est probable que, pour Gödel, les corps en soient également à travers la notion de matière, et si les mathématiques sont entre les corps et les concepts il est également possible de compter les objets mathématiques parmi les Seienden. Cependant, un certain nombre de pistes engagent plutôt à comprendre les objets mathématiques, en l’occurrence les unités mathématiques et leurs combinaisons, comme des objets réels qui ne seraient qu’un aspect des concepts logiques se manifestant dans le monde. Dans la remarque [IX, 90-91], Gödel pose la question de la nature des unités mathématiques ainsi : « peut-être qu'une unité mathématique doit être définie par le fait qu'elle n'a pas de caractéristiques essentielles positives ? ». L’idée d’une absence de caractéristique est sans doute également exprimé dans la remarque [IX, 77-78] : « Alors, ces unités abstraites semblent ici être quelque chose de réellement existant (à côté des autres choses), différentes numériquement les unes des autres, mais non différenciées par des propriétés ». Dans les deux remarques, Gödel prend en compte la conception leibnizienne des unités mathématiques et des agrégats qui ne sont que des entités mentales, étant donné que dans la nature tout est continu. La matière première et l’espace n’ont pas de parties. Par conséquent, s’inspirant de la conception leibnizienne, en considérant les unités mathématiques comme des points de l’espace (dans [IX, 90-91]) ou comme des parties de la matière (dans [IX, 77-78]), Gödel devrait les concevoir comme des entités abstraites, mentales. Pourtant, si elles sont bien des entités abstraites, Gödel affirme aussi qu’elles existent réellement « à côté des autres choses ». Nous retrouvons déjà ici la particularité des ensembles mathématiques que Gödel qualifie de cas limite d’objets spatio-temporels (infra, 160). Une tension apparaît donc dans la nature des unités mathématiques. Elles sont abstraites, mais elles ne sont pas conceptuelles. Au contraire, elles sont réelles. Pourtant Gödel leur confère une autre caractéristique : « les concepts s’y appliquant, à savoir l'identité et les nombres, sont les concepts les plus simples » (IX, 90), qui ne semblent pas suffire à les distinguer. Or dans le réel, si l’on s’en tient au critère de la hiérarchie des Seienden et à l’influence leibnizienne, toutes les choses sont distinguables des autres par leur essence, c’està-dire par leurs propriétés. Dans cette conception des Seienden, Gödel pourrait admettre le principe selon lequel il n’existe pas deux choses identiques dans le monde. Or, il affirme bien que les unités mathématiques sont des individus. Elles ne le sont alors qu’au sens faible d’une 210 individuation numérique, ne suffisant pas a rendre compte d’une différence dans l’essence. Probablement, le fait que seules des propriétés simples et négatives s’appliquent à elles signifie qu’elles ont toutes la même essence – si on peut parler d’essence –, du moins qu’elles ont toutes les mêmes propriétés. L’unité des objets mathématiques se distingue donc de l’unité des autres choses réelles et individuelles, qui sont discernables par leur essence, et non pas uniquement numériquement. En ce sens doit-il être entendu que les unités mathématiques, bien qu’existant réellement, sont « à côté des autres choses » ; suggérant qu’elles n’ont pas le même statut ontologique. Encore une fois Gödel ne parle pas de concepts logiques, mais de « concepts les plus simples ». Par ailleurs, nous avons laissé la question de l’équivalence entre concepts simples et concepts logiques ouverte, en supposant néanmoins que les concepts logiques sont des concepts simples (infra, 209). Plusieurs interrogations, chargées de certaines tensions, et qui d’ailleurs ne pourrons être résolues ici, doivent cependant être soulignées. Tout d’abord, dans la remarque [IX, 90-91], Gödel pourrait parler des concepts mathématiques simples, et non de concepts logiques. Notons, qu’en plus des concepts de nombre et d’identité, Gödel pouvait également penser au concept d’ensemble.143 Mais les concepts mathématiques, en tant que concepts, dépendent de la logique et donc ultimement des concepts logiques. Ainsi, les concepts logiques ne s’appliqueraient pas directement aux unités mathématiques, mais n’y seraient pas absolument étranger. Nous pourrions penser aux liens conjecturés par Gödel entre logique et mathématiques dans la remarque 8.6.4 (op. cit.). Les mathématiques traiteraient de l’aspect extensionnel des concepts, ce qui justifierait que Gödel place les unités mathématiques et leurs combinaisons au même rang que les concepts logiques dans la remarque [XI, 16-18] (infra, 157-161). Il n’est pas impossible que Gödel envisage une solution à l’instar de Frege, c’est-à-dire en pensant une correspondance entre les objets et opérations mathématiques (plus exactement ensemblistes) d’un côté et les concepts et applications de concepts de la logique d’un autre côté. A partir des premières listes – non définitives – de concepts logiques primitifs esquissées par Gödel (infra, 42), il est possible d’en tirer une correspondance avec les ensembles et les opérations ensemblistes : Logique Mathématiques 143 Dans l’introduction du chapitre 8 de A logical Journey (Wang 1996, 247), Wang transcrit une affirmation de Gödel datant de 1976 (on la retrouve partiellement en 8.4.17 (ibid., 267)) reprenant la conjecture de la remarque 8.6.4 (Wang 1996, 274), et suggérant que le concept d’ensemble serait le pendant mathématique du concept de concept, celui qui est à l’origine du développement extensionnel (et mathématique) des concepts de la logique. Tandis que le concept de concept en donne le développement intensionnel. 211 Esti Appartenance () Négation et universalité144 L’ensemble vide () Existence et/ou objet le singleton ({..}) La conjonction L’intersection () Les unités mathématiques seraient alors les objets qui tombent sous le concept d’ensemble, leurs combinaisons seraient le résultat de l’application d’opérations ensemblistes, telle que l’opération « ensemble de », mais aussi les opérations d’intersection, d’union, etc. Les unités mathématiques et leurs combinaisons correspondrait au développement extensionnel des concepts, alors que les concepts logiques et leurs combinaisons (par application de concepts à d’autres concepts) correspondrait au développement intensionnel. Par ailleurs, si nous croisons cette hypothèse avec la discussion portant sur la nature ontologique des unités mathématiques, nous pouvons la compléter en supposant que le développement extensionnel appartient au réel (la hiérarchie des ensembles est donnée dans le réel), tandis que le développement intensionnel appartient plus spécifiquement au monde des concepts –bien que les concepts logiques sont également susceptibles d’apparaître en intension dans le réel. On pourrait objecter au fait que toutes les unités mathématiques ont la même essence – si l’on peut dire – qu’il faut bien qu’elles aient des propriétés différentes puisqu’il y a des nombres différents. Cependant, Gödel distingue ensembles et nombres, les nombres ne viennent que dans un second temps, après les ensembles. Les ensembles sont des multiplicités, combinaisons d’unités mathématiques. Chacune de ces multiplicités est à son tour une unité mathématique, dans la mesure où elle devient un objet susceptible d’être élément d’un nouvel ensemble. Les nombres ne sont pas tout à fait de la même nature, ils résultent d’identités d’ensembles : « Les nombres sont ces concepts mêmes qui "apparaissent" toujours de nouveau dans différents ensembles d’unités mathématiques » (IX, 90) ; caractéristique qui est reprise dans le cahier XII : Le nombre deux n'est pas un concept, mais une chose40 (un système de deux unités mathématiques ; il y a de nombreux deux, mais qui sont exactement identiques, d'où « le deux », tout comme on parle de « l'homme ». 40 Appartenant à la couche la plus profonde de la materia prima et de l'espace. Le concept d’universalité pourrait désigner un concept qui s’applique à toute chose, tel que « x x=x ». En niant cette propriété universelle, nous avons un concept contradictoire sous lequel ne tombe aucun objet. Un telle propriété logique pourrait donner l’ensemble vide. 144 212 (XII, 56) Les nombres résultent de l’application de la propriété d’identité à des ensembles, que l’on pourrait comparer à une relation ensembliste d’équivalence, en l’occurrence d’équipuissance, puisqu’elle est basée sur la relation d’identité. Il subsiste une ambigüité sur le fait de considérer le nombre comme un concept ou comme une chose. Dans le premier cas le nombre serait associé à la relation d’identité, sinon il se conçoit comme une classe d’équivalence. Dans ce dernier cas, Gödel précise, dans la note 40 de la remarque, que les nombres appartiennent à la couche la plus profonde de la materia prima et de l’espace, signifiant sans doute qu’ils sont encore plus abstraits que ne le sont les ensembles. Le degré plus élevé de leur abstraction s’explique probablement du fait qu’ils résultent d’une application de concept à des ensembles. Unités mathématiques et unités conceptuelles A, la fin de la remarque [IX, 90-91], Gödel affirme que : « le nombre 1 est la forme de l'unité mathématique ». Gödel pense-t-il comme Leibniz que tous les nombres sont engendrés à partir du 1 et du 0 ? L’idée est probablement sous-jacente à la distinction entre les unités mathématiques, compris comme des 1, et leurs combinaisons. Peut-on penser que les propriétés les plus simples qui s’appliquent à l’unité mathématique, donc au 1, suffisent pour être la source d’engendrement de ses combinaisons ? La question est à développer, mais elle n’est pas sans rappeler ce qui dans les mathématiques pourrait être à l’origine du phénomène d’inépuisabilité ou d’incomplétabilité (infra, 88-91). Le 1 se présente comme l’unité mathématique primitive – la plus simple – à partir de laquelle des combinaisons sont possibles. Toutes les combinaisons sont à leur tour des unités mathématiques, mais des unités composées. Elles correspondent aux ensembles, compris comme multiplicités, et sont donc également des unités mathématiques : « les ensembles dont on traite dans la théorie abstraite des ensembles sont de telles unités mathématiques (qui sont des individus) » (IX, 90). La différence avec le 1 étant que : « les ensembles abstraits et les structures sont composés ». La notion d’individu fait référence à l’individuation numérique. Les ensembles sont des composés, des « rassemblements » (XII, 100) et en cela conservent une certaine unité. Mais cette unité se distingue de l’unité conceptuelle : Remarque (Philosophie) : Il y a deux sortes de rassemblements : 1. Celle, purement extérieure, de la formation d'ensembles.65 213 2. La « structurelle » : choses + concepts = états de choses, plusieurs concepts mis ensemble = concept compliqué. Dans cette sorte de rassemblement il est essentiel qu'au moins un élément constituant soit un concept (celui-ci seul permet, grâce au ciment de la forme logique, la formation d'une structure) et qu'il apparaisse « en tant que concept » (c'est à dire prédicatif) dans la composition. Un concept peut aussi apparaître de façon purement objectuelle comme sujet. Les éléments simples avec lesquels on commence ce processus de composition sont les substances simples, les prédicats et les relations. D'après Leibniz, [les éléments simples ne sont] même que les substances simples et les qualités. Les relations appartiennent déjà aussi au « construit » (tout comme les ensembles et les états de choses. En tout cas : « objectifs » en un certain sens, parce que Dieu aussi effectue cette construction et elles deviennent par cela « réelles »). 65 De laquelle provient toujours une chose, jamais un fait. [XII, 100-101] Gödel ne parle pas à strictement parler d’unité mais de « rassemblement ». Il en compte deux sortes. Le premier est associé aux ensembles, plus exactement à la formation d’ensembles. Le second ressemble au résultat de l’application d’un concept à une chose ou à un autre concept, telle que nous l’avons décrit dans la section précédente à partir de la remarque [IX, 52-56] et qui renverrait à l’unité des Seienden. Une différence fondamentale distingue les deux : dans le premier cas, le rassemblement est « extérieur », dans le second cas il dépend d’une véritable structure du fait que les concepts sont les articulations des choses. La discussion autour de l’action des concepts, qui en fait des Seienden, aide à comprendre ce passage, et en retour peut elle-même être précisé – ce qui est indispensable pour comprendre en quoi les concepts logiques se distinguent des mathématiques, voire en quoi le réalisme conceptuel de Gödel est primordial et ne peut se réduire à un réalisme mathématique. Les concepts choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent, formant ainsi leur essence. Dans le monde réel, les choses expriment leur essence et les concepts deviennent alors les organes d’actions des choses, source de leurs modifications internes ainsi que des relations entre les choses. Les concepts s’appliquent également à d’autres concepts, en ce sens les concepts complexes ont également une essence et une capacité d’action résultant de celle des simples qui les composent. Les concepts complexes, par le biais des simples qui le composent, choisissent les choses auxquelles ils vont s’appliquer (on part de l’application des concepts simples pour arriver à une application de complexes aux choses). Dans les deux cas, 214 les concepts – comme éléments d’essence de choses ou de concepts complexes – sont des « organes » ; ils sont dans les choses ou dans les concepts complexes et les articulent, les structurent. En articulant les choses réelles, les concepts sont également articulation du monde, des faits, réglant les relations entre les choses. Les concepts, et plus particulièrement les concepts logiques primitifs, sont alors le « ciment de la forme logique ». Dans ses conversations avec Wang, Gödel parlera de totalité « organique » : « a concept is a whole in a stronger sense than sets; it is a more organic whole, as a human body is an organic whole of its parts » (9.1.26), (Wang 1996, 295). Les concepts (et combinaisons de concepts) forment une structure et une totalité en un sens plus fort que les ensembles. Ils constituent une liaison interne qui donne aux choses leur signification, c’est-àdire les raisons de leurs actions, les raisons des modifications, des changements d’une perception à l’autre, voire leur raison d’être. 145 Ils donnent la signification du monde. De l’opération de combinaison des unités mathématiques, contrairement à celle d’application des concepts, ne résulte pas de liaisons internes fortes, mais seulement externes. En contraste avec la liaison résultant de l’application des concepts, il est probable que l’unité mathématique ne renferme pas les raisons de son unité, du « tenir ensemble ».146 Des Max-Phil aux conversations avec Wang : concepts et objets Dans les Max-Phil, les unités mathématiques appartiennent au réel, mais elles sont abstraites et se distinguent des autres choses réelles en raison de leur individuation faible qui n’est que numérique. En même temps, l’interrogation autour des unités mathématiques pourrait suggérer que les concepts sont en un sens plus proches des autres choses que ne le sont les unités mathématiques. En effet, ils sont dans les choses, en sont les organes d’action, leur donne leur signification. En cela, Gödel pose une certaine continuité entre les concepts et les autres choses qu’il désigne à travers la notion de Seienden. Pourtant, ce sont également des entités abstraites. Mais ils le sont en un autre sens que les objets mathématiques qui n’ont pas la même force de rassemblement, et qui sont des unités en un sens moins fort que les concepts. En se basant sur le travail de Crocco, il est possible de comprendre les distinctions sousjacentes à nos conclusions, notamment de comprendre ce que signifie « abstrait » dans le contexte des concepts et des ensembles, et de les saisir dans une continuité avec la pensée de Gödel à l’époque de ses conversations avec Wang. Dans la sixième section de (Crocco 2006), Crocco propose une analyse des rapports entre concepts et objets dans laquelle les objets 145 Il est en revanche probable que les concepts ne renferment pas la raison d’exister des choses, qui dépend de la volonté de Dieu et non de son entendement, espace logique des possibles. 146 Dans la remarque [IX, 52-56] dit des concepts « ils sont ce qui fait "tenir le monde" ensemble » (IX, 53). 215 mathématiques trouvent leur place, soulignant la continuité entre le Russell paper (écrit à la même période que les Max-Phil) et les années 70 : « concerning the thesis of the reality of concepts and the distinction between concepts and sets, and that between logic and mathematics, Gödel’s position is as strong as in 1944 » (ibid., 185). À partir des remarques 8.6.1 et 8.6.2 des conversations avec Wang (Wang 1996, 274), elle met d’abord en évidence le fait que les concepts sont des entités intensionnelles, tandis que les ensembles sont en rapport avec les extensions. Sur ce dernier point elle précise que dans les années 70, seuls les ensembles sont des entités réelles, pas les classes, contrairement au contexte du Russell paper où Gödel peut encore confondre classes et ensembles. Crocco s’attache ensuite plus spécifiquement à la notion de concept et montre en quel sens leur caractérisation donnée dans le Russell paper perdure jusque dans les années 70 : « concepts, that is intensions, are, as in 1944, abstract structures of reality that apply (with only a few exceptions) universally to whatever, including themselves […]. They are also independent from our constructions and intuitions » (Crocco 2006, 185). Les concepts sont des structures abstraites, caractérisation que l’on retrouve à partir des Max-Phil, qui s’appliquent universellement, y compris à eux-mêmes. Les exceptions sont celles qui conduisent aux paradoxes intensionnels et que nous ignorons encore. La deuxième partie, tirée du Russell paper, vient compléter le tableau dressé à partir des Max-Phil. Gödel rejette certains des présupposés des analyses logiques frégéennes et russelliennes, en particulier il rejette la primauté de la proposition sur ses composants et donc de la notion d’insaturation, le poussant ainsi à redessiner l’opposition entre concepts et objets. La thèse défendue par Crocco est qu’il revoit cette opposition à partir des couples abstrait-concret et unité-totalité. Elle reconstruit alors le schéma métaphysique opposant concept et objet, proposé par Gödel à travers ses discussions avec Wang, selon le tableau suivant : Objets Objets simples Ensembles Concepts Concepts simples (monades, singleton, (existence, ensemble vide) généralité, négation, Concepts composés être un objet, être un concept,…) Des unités et pas des Des totalités et des Des unités et pas des Des totalités et des totalités unités totalités unités 216 (Ibid., 186) Parmi les objets, Gödel compte les objets simples, en l’occurrence les monades, les singletons et l’ensemble vide, qui sont des unités mais qui ne sont pas des totalités car n’ont pas de parties ; il compte également les ensembles, qui sont générés à partir des ensembles simples (ensemble vide ou singleton), et qui donc sont des composés, ont des parties. Les ensembles sont des totalités, mais qui sont également des unités. De même, en ce qui concerne les concepts, Gödel distingue les concepts simples, qui n’ont pas de parties car ne tombent sous aucun autre concept plus général et qui forment une unité, des concepts complexes qui tombent sous d’autres concepts et donc sont des structures de concepts, mais conservent également une unité. Nous retrouvons les distinctions qui apparaissent dans les Max-Phil, avec la formation d’ensembles à partir des unités mathématiques (les ensembles simples) et la formation de concepts complexes à partir des concepts simples. Toutes les entités, qu’elles soient des ensembles ou des concepts, simples ou complexes, sont des unités.147 Mais l’ensemble des unités n’est pas de même nature, certaines d’entre elles sont spécifiques aux objets, d’autres aux concepts. Gödel analyse leur spécification à partir d’une nouvelle considération du couple classique de notion opposant abstrait et concret : a. les concepts sont abstraits au sens où ils peuvent être représentés ou exemplifiés de différentes manières b. les objets sont concrets au sens où ils ne peuvent pas être représentés ou exemplifiés de différentes manières. Grâce à l’analyse proposée par Crocco, nous comprenons en quoi les ensembles se rapprochent des choses non-conceptuelles du monde : ce ne sont pas des entités qui s’appliquent à d’autres choses à l’instar des concepts. Enfin à travers son analyse nous retrouvons la différence de nature – mise en évidence par la remarque [XII, 100-101] des Max-Phil – entre les concepts et les ensembles sur la nature des liaisons qui forment les composés à partir des simples : Sets are limiting cases of unities inasmuch as the interconnection of the parts plays no role. Concepts are wholes in a stronger sense than sets; they are more organic wholes, just as human body is an organic whole composed of its parts. Although complex abstract structures, as complex concepts, are 147 Il n’est pas impossible que pour Gödel, dans les Max-Phil, tout ce qui est, est unité, par opposition à la pure multiplicité. Les unités se divisent ensuite en plusieurs catégories, concepts et ce que Gödel n’appelle pas encore des objets, mais des choses non-conceptuelles. Voir la remarque [IX, 66-67] : « la classification la plus élevée des objets est celle entre unité et multiplicité », discutée dans la section 3.3.4. 217 wholes containing parts, they are not however, reducible to those parts, because they are unities where the interconnection of parts plays a role. Complex concepts cannot be explained away by enumerating their components even if they are finite complexes of simple entities. (Ibid.) La différence entre les deux types d’unités, les ensembles d’un côté et les concepts de l’autre, décrite par Crocco fait écho aux deux types de rassemblements distingués par Gödel dans la remarque [XII, 100-101]. Le fait que dans les ensembles l’interconnexion des parties ne jouent aucun rôle, qu’ils se laissent expliquer par la seule énumération de leurs parties, correspond au caractère « extérieur » du rassemblement à l’origine de la formation des ensembles dont parle Gödel dans les Max-Phil. Tandis que dans le cas des concepts, l’interconnexion des parties est primordiale et ils ne se laissent pas saisir dans la simple énumération de leurs parties. La force qui est attribuée aux liaisons conceptuelles ici, est expliquée d’un point de vue métaphysique par Gödel, dans les Max-Phil, à travers l’idée que les concepts logiques sont des Seienden, et qu’ils font tenir le monde ensemble. Crocco souligne également la différence entre ensembles et nombres. Dans la remarque 4.3.9, (Wang 1996, 141), Gödel affirme que les nombres sont susceptibles de différentes représentations par les ensembles, rejoignant ainsi la remarque [XII, 55-56] des Max-Phil (infra, 212). Aux sens donnés par Crocco, les nombres sont donc abstraits, tandis que les ensembles sont concrets. La différence entre les unités formées par les concepts et celles formées par les ensembles est si fondamentale dans la pensée de Gödel que, suivant Crocco, elle explique (1) le fait que les concepts admettent l’autoréférence de telle sorte qu’il est essentiel de préserver cette relation dans le cadre d’une théorie des concepts, et (2) le fait que le principe d’extensionalité, visant à identifier deux ensembles par leurs éléments, ne vaut pas pour les concepts, de telle sortes que ces derniers ne peuvent pas être réduits à leur extension (ibid.). 3.2.3 Conclusion L’analyse des concepts logiques entendus comme Seienden témoigne d’une des caractéristiques du réalisme conceptuel de Gödel : il s’inscrit dans un cadre métaphysique. Ce cadre correspond à l’affirmation (dans les conversations avec Wang) d’une théorie dont la structure générale est conçue sur le modèle de la monadologie leibnizienne. Malgré les modifications que Gödel peut faire subir au cadre leibnizien, en l’occurrence en étendant la 218 hiérarchie des substances aux concepts logiques, ainsi qu’à l’espace et au temps, nous en retrouvons les termes par des références directes ou indirectes. Dans le cadre de l’extension de la hiérarchie leibnizienne des substances, la notion de Seiende et surtout l’idée que les concepts logiques sont des Seienden s’éclaircissent. La notion de Seiende pourrait être une extension de la notion de substance, dans la mesure où Gödel étend l’application de ce qu’il considère comme le critère d’ordonnancement des substances leibniziennes à des entités qui ne sont pas des substances pour Leibniz, mais seulement des entités mentales. Notre hypothèse est qu’à l’instar des substances, les concepts sont doués d’activité consistant dans leur application aux choses ou à d’autres concepts. Ainsi dotés, les concepts en intension sont plongés dans le monde, à travers les essences actualisées dont ils sont les éléments. Ils sont alors l’articulation des faits, des relations entre les choses, articulation du monde ; ce qui donne sens aux expressions de la remarque [XI, 16-18] affirmant qu’ils constituent le « squelette du monde » et apparaissent dans le monde comme éléments de certains états de choses (à savoir les faits, états de choses actualisés). En considérant les concepts logiques comme des Seienden, Gödel les conçoit dans une certaine continuité avec les autres choses, non conceptuelles. Pourtant, il maintient une distinction forte entre les deux, dans le cadre métaphysique lui-même. Les concepts logiques agissent immédiatement, sans intermédiaires. Cela signifie sans doute qu’ils ne sont pas un point de vue du monde. Ils n’ont pas de perceptions, ils ne sont pas une représentation du monde au sens leibnizien. Une conséquence de cette spécificité est que les concepts logiques ont l’univers des choses réelles en face d’eux, et probablement aussi – mais cela n’est pas discuté dans les passages examinés – l’espace des concepts (des possibles). Par le biais de cette hypothèse, qui doit être étayée, il est possible de rejoindre l’analyse de leur caractère abstrait proposée par Crocco. S’ils ont l’ensemble des choses réelles et possibles devant eux, cela doit signifier qu’ils peuvent agir sur toutes ces choses en même temps, sans restriction, rejoignant l’idée d’une application universelle et la possibilité d’être exemplifiée par plusieurs choses. D’autre part, le caractère abstrait des concepts (en général) se distingue de celui des unités mathématiques. Ces dernières sont concrètes au sens donné par Crocco, car elles ne s’appliquent à aucune autre chose et ne sont donc pas exemplifiées par plusieurs choses, mais elles sont abstraites du fait que seules les propriétés les plus simples s’appliquent à elles, et qu’elles ne se distinguent que numériquement. Elles sont donc des individus, mais en un sens plus faible que les autres individus ; entre le concret et l’abstrait, entre les corps et les 219 concepts. Mais Gödel l’affirme, elles existent dans le réel. Il est difficile de comprendre en quel sens les objets mathématiques peuvent être à la fois concrets et abstraits, si l’on s’en tient à l’analyse que propose Crocco de ces deux termes. Gödel affirme pourtant bien qu’ils sont abstraits (alors qu’ils ne peuvent pas s’appliquer à d’autres choses) : « they [mathematical objects] are something between the ideal world and the empirical world, a limiting case and abstract », 8.2.4, (Wang 1996, 254). Les objets mathématiques sont abstraits, mais ils doivent l’être en un autre sens que pour les concepts. Ils ont un caractère général, non pas parce qu’ils sont susceptibles d’être représentés de différentes façons, mais probablement parce qu’ils sont les invariants de la structure spatio-temporelle du monde. Gödel les conçoit comme des multiplicités qui correspondent à des répétitions.148 Il n’est pas impossible non plus que Gödel envisage différents degrés d’abstraction en ce second sens – c’est-à-dire portant sur les objets mathématiques. En effet, il distingue les ensembles en un sens général ou « empirique », des ensembles mathématiques ou ensembles purs,149 puis distingue les ensembles mathématiques des nombres en affirmant que « numbers appear less concrete than sets », 8.2.5, (ibid.).150 L’analyse des Max-Phil soutenue par les travaux de Crocco sur les rapports conceptsobjets entre 1944 et les années 70, non seulement met à jour une continuité dans la réflexion de Gödel, mais encore précise la nature respective des concepts logiques et des objets 148 Dans la remarque 9.4.6, Gödel affirme que la « multiplicity (or repetition) is mathematics, which does not take primary place in this scheme » (Wang 1996, 312). Le schéma dont parle Gödel est l’explication métaphysique du monde. Ce ne sont pas les objets mathématiques qui donnent au monde sa signification, mais les concepts. Les objets mathématiques seraient alors liés à la structure du monde, sans être les individus concrets qui le composent, ni les concepts qui en donnent les articulations (les faits), mais seraient liés à la possibilité de rassembler des individus ensemble. Probablement ce rassemblement n’est possible que dans la mesure où les individus sont dans des structures articulées par les concepts objectifs : « thinking [a plurality] together may seem like a triviality. Yet some pluralities can be thought together as unities, some cannot. Hence, there must be something objective in the forming of unities. Otherwise we would be able to think together in all cases », 8.2.3, (ibid., 254). Il faudrait encore être certain que par « objectif » Gödel entende le monde objectif des concepts, et non le monde réel, qui est également objectif puisqu’il ne dépend pas de nous. Mais même dans ce dernier cas, étant donné que, ultimement, le monde réel dépend des concepts logiques (voir la section précédente sur l’action accordée aux concepts simples (infra, 205-206)), ce qui est objectif est toujours lié au monde des concepts. Les objets mathématiques seraient donc des multiplicités, au sens de répétitions, dans le monde réel. L’idée de répétition est probablement en rapport avec le fait que les mathématiques ne changent pas dans le temps, contrairement aux objets physiques, 7.4.1, (ibid., 238). Lors de nos discussions, Gabriella Crocco m’a suggéré qu’il n’est pas impossible que cette idée soit également déjà présente dans les Max-Phil. En l’occurrence, le neuvième point de la remarque [XIV, 7-17], pourrait signifier que les mathématiques se rapportent aux équivalences en extension. Les objets mathématiques pourraient ainsi être dans ces équivalences extensionnelles, selon lesquelles deux concepts peuvent être équivalents même s’ils ne le sont pas en intension (c’est-à-dire s’ils ne le sont pas du point de vue des essences, en Dieu). Nous pourrions alors supposer que ces équivalences se comprennent comme une forme d’invariance dans le réel, comme ce qui ne se modifie pas au niveau des choses réelles. 149 Les ensembles empiriques rassemblent probablement des individus concrets, tandis que la hiérarchie des ensembles mathématiques prend comme objet de départ l’ensemble vide. La théorie des ensembles laisse alors la question des individus ouverte car l’ensemble vide n’a pas d’éléments. Gödel considère également le cas des singletons (infra, 160). L’idée est de prendre des ensembles comme point de départ de la génération des ensembles laissant la question de ce que sont les individus concrets à la philosophie 8.2.6, (ibid. 255). 150 Voir également la remarque 4.3.9 dans (Wang 1996, 141). 220 mathématiques, annonçant une distinction profonde entre réalisme conceptuel et réalisme mathématique. Les deux positions portent sur des entités bien distinctes, qui ne peuvent pas être confondues, et dont l’objectivité ne trouve pas les mêmes fondements : les concepts en Dieu, les objets mathématiques probablement dans le réel. Cependant cette dernière affirmation doit être vérifiée car elle rencontre un problème : comment concilier le fait que les objets mathématiques soient réels avec le fait que les vérités mathématiques dépendent des concepts qu’elles contiennent, comme le préconise la définition de l’analycité proposée par Gödel ? Une réponse peut se dessiner dans les rapports qu’entretiennent les concepts logiques et les objets mathématiques. Les objets mathématiques correspondent à l’aspect extensionnel des concepts logiques – entités intensionnelles ; les deux sont donc liés. L’analyse des Max-Phil autour de la question des Seienden nous éclaire encore sur la primauté accordé aux concepts, suggérant une explication du pourquoi Gödel privilégie la voie d’une théorie des concepts en intension dans le Russell paper, et jusque dans les conversations avec Wang. La raison pourrait en être que les concepts logiques sont l’articulation du monde, liaisons organiques de choses et des faits. Ils sont alors la signification du monde, signification qui ne peut pas se réduire à une énumération des parties. Le réalisme conceptuel, qui se manifeste par l’idée des concepts logiques comme Seienden, est alors central dans la pensée de Gödel et illustre, voire incarne, le lien essentiel entre ses travaux scientifiques, son analyse des problèmes logiques et mathématiques, et sa vision métaphysique. Cependant la discussion autour des Seienden nous détourne de la distinction possibleactuel, si ce n’est que les concepts logiques, probablement les plus simples, par la relation d’application, composent les concepts complexes et qu’il ne semble pas y avoir de restrictions dans la formation de nouveaux concepts, hormis des exceptions ponctuelles. Mais lorsque Gödel affirme que les concepts logiques, en s’appliquant aux choses réelles, sont tout de même soumis aux lois de la nature, cette restriction ne vaut que lorsqu’ils s’appliquent à des essences actualisées. Seules leurs apparitions dans le monde réel sont restreintes, mais leur existence conceptuelle ne devrait pas l’être puisqu’elle dépend de l’entendement de Dieu, source des lois logiques primant sur la volonté de Dieu et donc sur le choix du meilleur des mondes possibles, source des lois de la nature. S’entrevoit donc l’idée que les concepts logiques apparaissent d’une part dans le réel, mais aussi dans les essences, annonçant la triple existence qui s’applique à tous les Seienden, y compris aux choses non-conceptuelles. Les rapports entre concepts et objets ne se résolvent 221 donc pas à la seule lumière de l’analyse des Seienden et de leur ordonnancement, mais aussi dans l’affirmation d’une triple existence pour chacun d’eux : réelle, conceptuelle en Dieu, conceptuelle dans l’entendement de l’homme. 3.3 Triple existence des Seienden : le réel, le subjectif (homme) et l’objectif (Dieu) Dans la deuxième partie de la remarque [XI, 16-18], Gödel introduit l’idée que chaque chose (Seiende) a une triple existence, à savoir dans le réel, dans la conscience de l’homme et dans la conscience de Dieu comprise comme l’espace objectif des idées ou espace des possibles (voir la section 3.1.2). Mais Gödel n’explicite alors pas ce qui distingue et caractérise ces différents types d’existence. La remarque [XI, 16-18] laisse un certain nombre de questions en suspens sur la nature exacte des trois niveaux. Deux autres aspects ne sont pas explicités par Gödel. Le schéma métaphysique, proposé dans cette remarque, a non seulement des conséquences ontologiques, dans la mesure on l’on peut supposer qu’à chaque niveau d’existence correspondent des entités différentes, mais aussi épistémologiques. Il est en effet possible de mettre en évidence que ces trois niveaux ont pour but d’expliquer comment nous sommes capables, de notre point de vue subjectif, de saisir des entités objectives. Ainsi, une première partie, 3.3.1, sera consacrée à expliciter la différence entre le conceptuel et le réel. Quelle est la différence entre une chose et son essence ? Dans quelle mesure Gödel reprend-il la notion de concept individuel de Leibniz ? Ces questions sont traitées de façon plus détaillée dans les Max-Phil. Nous examinerons plus particulièrement la remarque [IX, 76-78] pour la première et deux passages en (X, 42) et en (XIV, 5) pour la seconde question. Ensuite, nous étudierons la distinction entre le conceptuel objectif et le réel sous un autre angle, en se basant sur l’idée que chacun d’eux est accessible pour nous (du point de vue subjectif) à partir de deux types de perceptions différentes. Cette approche à l’avantage de mettre en lumière la façon dont le conceptuel en Dieu et l’existence des choses dans le réel s’articulent dans le cadre de la théorie de la connaissance. Elle montre que la conception gödelienne de ces deux niveaux a un intérêt pour comprendre comment nous saisissons les choses, et plus particulièrement encore les concepts. En étudiant les remarques [IX, 24-25] et [X, 18], nous renforcerons l’idée que l’existence réelle et l’existence 222 conceptuelle s’appliquent bien à toutes les choses. Plus exactement, toutes les choses peuvent être perçues non seulement par les sens, mais aussi conceptuellement. Tous les Seienden se donnent à la fois dans leur essence (dans leur existence conceptuelle) et de façon sensible, à travers la manifestation matérielle de leur existence dans le réel. D’autre part, Gödel souligne dans la remarque [IX, 24-25] qu’il est impossible de connaître une chose uniquement sur la base des seules sensations que nous en avons. Nous ne pouvons la connaître sans en avoir une perception conceptuelle, c’est-à-dire sans percevoir son essence ; cependant que la perception conceptuelle ne peut à son tour se produire qu’à l’occasion de l’expérience sensible, puisque nous sommes ancrés dans le réel. Enfin, la remarque [X, 18] soulignera le cas plus particulier des concepts logiques et de leurs combinaisons que nous ne pouvons pas non plus percevoir (conceptuellement) sans le support matériel des symboles. Ensuite, la section 3.3.2 s’arrêtera sur la distinction entre les deux niveaux conceptuels, dans la conscience de l’homme et dans la conscience de Dieu. Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel parle du conceptuel en général, soulignant essentiellement que les deux consciences sont capables de former des concepts. Pourtant les deux consciences ne semblent pas avoir la même nature, et les concepts que chacune d’elles forme ne semblent pas non plus exactement correspondre. Plusieurs pistes développées dans les Max-Phil aident à comprendre, ou du moins à préciser, ce qui les distingue. La conscience de l’homme est ancrée dans le monde réel, dans lequel et sur lequel elle a un point de vue particulier subjectif, au contraire de la conscience de Dieu qui est au-dessus du monde et qui le voit dans sa totalité. Gödel utilise un vocabulaire technique, spécifiant le point de vue subjectif ; vocabulaire qu’il est possible de poser à partir de deux passages, en (XIV, 8) et en (X, 83), et de la remarque [XI, 63-64]. Tout d’abord nous rencontrerons la notion d’Einbettung (in der Welt) qui correspond à l’ancrage ou l’enchâssement de la conscience de l’homme dans le monde. Ensuite, Gödel parle de Vorstellungen qui sont les représentations du monde propres à chaque chose réelle – y compris à la conscience de l’homme – et que chaque chose réelle à en soi en fonction de son point de vue. Enfin, le troisième terme fondamental pour comprendre la connaissance du point de vue subjectif est la notion d’Einfühlung. Il s’agit d’un processus qui permet à la conscience de l’homme de connaître les choses en s’identifiant à elles, et plus particulièrement à ses perceptions, c’est-àdire en se mettant à leur place (empathie). Ces termes sont caractéristiques du niveau de la conscience de l’homme et de ce qui le distingue du niveau de la conscience de Dieu. Nous ne pouvons connaître les choses qu’à partir de nos représentations particulières du monde, tandis 223 que Dieu n’a pas d’Einbettung et par conséquent n’a pas non plus besoin d’une Einfühlung pour connaître les choses. La différence entre les deux types de conscience, notamment dans leur façon de connaître les choses, aura pour conséquence une différence entre concepts subjectifs et concepts objectifs. La remarque [XI, 146-147], soutenue par un passage en (IX, 86), suggère que si chacune des deux consciences est capable de former des concepts, les subjectifs se distinguent bien des objectifs. En effet, l’ordre de nos connaissances (c’est-à-dire des concepts subjectifs) ne serait pas le même que celui des concepts objectifs – au moins à l’état actuel de nos connaissances. Par ailleurs, les concepts subjectifs auraient besoin du langage et des symboles pour être actualisés et développés, ce qui ne devrait pour autant pas signifier que ce sont des entités linguistiques. A partir des deux premières sections, précisant la distinction entre le réel, le conceptuel dans la conscience de Dieu et le conceptuel dans la conscience de l’homme, il est possible de dresser un premier schéma ontologique (section 3.3.3). A chaque niveau d’existence et à chaque type de Seiende correspondent des entités différentes. Cependant ce schéma, construit à partir de la triple existence des Seienden, n’est qu’une partie de l’ontologie gödelienne, qui laisse de côté le cas des essences possibles qui ne sont pas actualisées. En effet, du fait que tous les Seienden ont une existence réelle ainsi qu’une essence, faudrait-il en conclure que toutes les essences sont actualisées ? La réponse est sans aucun doute négative, car l’opposition entre actuel et possible est fondamentale dans l’ontologie de Gödel, comme le souligne l’idée d’une « quadripartition des choses » qui est principalement développée dans la remarque [IX, 66-67] (voir la section 3.3.4). 3.3.1 Conceptuel vs. réel : essence, existence et manifestation matérielle. Tous les Seienden existent conceptuellement et réellement : Gödel insiste tout particulièrement sur cette distinction dans la remarque [XI 16-18], avant même d’expliciter les deux niveaux conceptuels, subjectif et objectif. Les concepts logiques existent dans le réel et les choses non-conceptuelles existent sous une forme purement conceptuelle. Si la section précédente, 3.2, donne des éléments de réponse plus spécifiques dans le cas des concepts logiques, elle laisse ouverte la question des rapports entre concepts et choses nonconceptuelles : le réel ne serait-il pas l’apanage des choses non-conceptuelles et l’existence 224 conceptuelle l’apanage des concepts ?151 Dans un premier temps nous interrogerons la notion d’essence qui caractérise l’existence conceptuelle des choses en opposition à leur existence réelle. Puis nous aborderons la distinction entre le conceptuel objectif et le réel sous l’angle épistémologique, en lien avec notre perception et notre connaissance des choses. Essence et existence réelle Si l’existence des Seienden dans le réel consiste dans le déploiement d’une certaine capacité à réagir – comme nous l’avons montré dans la section 3.2.1 – leur existence conceptuelle doit consister en une essence, c’est-à-dire en un concept complexe individuel, probablement en un sens distinct de celui donné par Leibniz (infra, 181-182). Dans la remarque [IX, 76-77], Gödel parle de l’essence d’une chose ou du concept, de la nature ou encore de l’être d’une chose, et s’interroge précisément sur ce qui la distingue de la chose elle-même : Remarque (philosophie) : Quelle est la différence entre l'essence (Concept, nature, être) d'une chose, et la chose elle-même ? La chose est réelle (effective), l'essence est d'une certaine manière seulement une ombre de la chose, i.e. la pensée de Dieu avant la création, enfin un « plan » de la chose. On a le sentiment, que cet « être effectif » par l'ajout de la matière (dans le psychique, par l’ajout du « je ») devient l'essence extériorisée. Mais le concept de matière est déjà bien une partie constituante de l’essence, bien que ce ne soit pas simplement la matière qui est réalisée, mais aussi [toutes] les autres parties constituantes d'une chose (par exemple le rouge). Peut-être que la différence entre chose et essence ne consiste justement pas dans le fait que la chose et l'essence [77] seraient quelque chose de différent dans l'être (en particulier ils n'ont aucune autre structure), mais dans le fait que la même chose se trouve à un plus haut degré de « réalisation » ? Mais il semble qu'il y ait beaucoup de choses qui simplement sont, et seulement très peu d'essences ? De là aussi la possibilité que la chose soit le Seiende indépendant (en un certain sens non créée, en l'occurrence non créée par composition), qui devient descriptible par les essences (cela signifie alors bien que la réalité est dans la matière). La perception des choses (et aussi de certains concepts), sans en percevoir l’essence, serait donc une perception confuse (en fin de compte simplement le fait d' « avoir » certaines perceptions de ces choses). [IX, 76-77] 151 La question est soulevée dans la section 3.1.2, et plus sépcifiquement en (infra, 174). 225 La chose, dit-il, est « réelle (effective) », son essence est « seulement une ombre de la chose, i.e la pensée de Dieu avant la création, enfin un « plan » de la chose ». En cela, « l'être d'une chose est quelque chose qui correspond à la chose dans le royaume des concepts (ou dans l'entendement de Dieu, ou dans le Verbe) ». Comment Gödel conçoit-il la notion d’essence d’une substance ? Dans la mesure où il s’inscrit dans un cadre leibnizien, peut-il penser à quelque chose comme la notion complète d’un individu ? Il est peu probable que Gödel admette une telle notion, dont nous retrouvons quelques traces,152 sans la modifier. Par ailleurs la conception de l’essence, présentée par Gödel dans cette remarque, n’est pas sans rappeler l’idée que les concepts logiques, en tant que Seienden, choisissent les choses réelles auxquelles ils s’appliquent, constituant ainsi leur essence, dans la mesure où chaque concept qui s’y applique en devient par là-même une propriété. Gödel affirme une forme d’animisme des concepts en accordant aux concepts logiques une capacité d’agir (infra, 206-207). Les concepts logiques sont alors le ciment logique du monde, ce qui fait tenir les choses du monde ensemble, se rapprochant du Verbe de Dieu ; qui n’est pas seulement une intelligence ordonnant le monde, mais aussi le lien entre toutes les choses. Il y a donc l’idée chez Gödel que les concepts logiques, en étant les constituants des essences de toutes les choses (par combinaison) dans l’entendement de Dieu, sont aussi le lien entre les toutes les choses dans le réel. Ainsi les essences des choses et les choses elles-mêmes dans le réel sont en quelque sorte isomorphes, elles ne seraient pas « quelque chose de différent dans l'être ». On pourrait donc croire que Gödel avait bien en tête l’idée que tout ce qui se produit dans une monade (dans le monde) est enfermé dans l’essence de cette monade. Un passage du cahier X vient soutenir cett idée : « ce qui se produit dans les monades de genre inférieur ne dépend, dans ces monades, que des événements précédents. Comme en général tout ce qui se produit dans une monade dépend seulement de ce qui s'est déjà produit en elle » [X, 42]. Dans cette remarque explicitement consacrée à des notions leibniziennes, Gödel suggère que derrière l’harmonie préétablie (comme ce qui permet la connexion entre des monades de différents niveaux) se trouvent des relations réglées de cause à effet, de sorte qu’à partir d’un état donné d’une monade, l’état suivant est absolument déterminé. Pourtant, Gödel était gêné par le déterminisme trop fort de la théorie leibnizienne, problème prenant source dans la notion complète d’individu. 153 Dans les Max-Phil, des indices suggèrent que Gödel souhaitait l’éviter. D’une part, la remarque [X, 42-44] consiste 152 153 Voir par exemple le passage, cité ci-dessous, extrait de la remarque [X, 42-44]. Voir en particulier (Wang 1996, 310), la remarque 9.4.2. 226 bien plus en un exposé des notions et positions leibniziennes qu’en un développement d’une réflexion propre à Gödel.154 D’autre part, l’idée d’une isomorphie entre l’essence d’une chose et la chose elle-même, telle qu’il n’y ait plus qu’une différence de degré de réalisation entre elles, est bien posée sous la forme d’une interrogation à laquelle l’ensemble de la fin de la remarque [IX, 76-77] tend à répondre négativement. Le premier doute est soulevé par la question suivante : « mais il semble qu'il y ait beaucoup de choses qui sont simplement, et seulement très peu d'essences ? ». Gödel supposerait-il alors que toutes les parties de la chose réalisée ne sont pas dans son essence ? Ce qui définirait de nouveaux rapports entre l’essence d’une chose et la chose elle-même, puisqu’alors la chose réelle ne serait en ce sens que « descriptible » par l’essence. Tous les aspects de la chose ne sont pas rendus par une pensée conceptuelle, ni donc contenus dans son essence. La discussion autour des rapports entre essence et potentialité est également éclairante : « afin qu’un être puisse exister dans le temps, il est nécessaire qu’il y ait pour lui du "potentiel", c’est-à-dire que pour un certain , A et ~ A soient tous les deux conciliables avec son essence » (XIV, 5). L’essence est conciliable avec un ensemble de propriétés qui peuvent être dites accidentelles, et par conséquent ne renferme pas toutes les propriétés et relations d’un individu. Ce passage suppose que ce que Gödel entend par essence d’une chose ne correspond à la notion leibnizienne de concept individuel complet. Il serait possible que la notion d’accident se distingue de celle de Leibniz, associée aux relations. Si Gödel admettait quelque chose comme une notion complète d’individu, elle ne contiendrait pas uniquement les propriétés actualisées de l’individu, mais un ensemble de possibles (un potentiel) parmi lesquels certains sont actualisés. Une telle notion chez Gödel renfermerait donc bien les propriétés actualisées de l’individu, mais pas uniquement. En ce sens, Gödel différencie l’essence de l’individu de ses propriétés accidentelles, c’est-à-dire l’essence de l’ensemble de propriétés compatibles avec elle. Le déterminisme de Gödel devient ainsi moins fort. Gödel pense certainement la liberté des individus à travers le fait que leur volonté peut décider d’actualiser tel possible compatible avec son essence plutôt qu’un autre. Pour revenir à notre propos, sur la triple existence des Seienden non-conceptuels et plus exactement ici sur l’existence d’un point de vue objectif, Gödel parle bien d’essence d’une chose comme de son concept, mais il dit également que ce concept pourrait ne pas renfermer 154 Certains indices laissent entendre une critique de l’harmonie telle que la concevait Leibniz. Dans la remarque [XII, 98-99] consacrée à cette notion leibnizienne, Gödel présente ce qui peut être une objection au fait que tout soit réglé et déterminé selon le principe d’harmonie : « ainsi l’essence de la substance n’exclut manifestement pas (malgré une action réciproque) une disharmonie ». 227 toutes les propriétés accidentelles de la chose. Grâce à la notion de potentialité (le possible lié à un individu ancré dans le monde), quand bien même toutes les propriétés et relations de la chose découlent de son essence, Gödel ne parle pas de l’essence comme d’une notion complète au sens de Leibniz. Une seconde précision doit être abordée. Du fait que Gödel parle dans la remarque [IX, 76-77] de l’essence d’une chose réelle, il ne faut pas en conclure qu’il n’y a pas plus d’essences que de choses actualisées. Gödel pense l’espace objectif des concepts comme l’ensemble des possibles, et il s’inscrit bien dans la veine leibnizienne en pensant que tous les possibles ne sont pas actualisés. Bien que tous les possibles tendent à exister, seuls ceux participant au meilleur des mondes possibles sont actualisés. Ce point est détaillé dans la section suivante avec la quadripartition des choses. Une autre question se rapporte au monde objectif des concepts. Il s’agit de savoir si les essences, c’est-à-dire tous les concepts – concepts complexes abstraits ou concepts de choses non-conceptuelles – sont des combinaisons des concepts les plus simples et seraient ainsi, en un sens, compris dans les concepts logiques dont ils découleraient. Dans la remarque [IX, 76-77], Gödel parle des choses comme « le Seiende indépendant (en un certain sens non créé, en l'occurrence non créé par composition), qui devient descriptible par les essences ». L’opposition entre la chose et l’essence de la chose pourrait aussi se comprendre comme le fait que l’essence est créée par composition, ce qui n’est pas le cas de l’individu qui n’a pas de partie. 155 Par conséquent il n’est pas exclu que les essences, y compris de choses non conceptuelles, soient conçues comme une combinaison de concepts simples. Enfin, la remarque [XI, 76-77] précise également une caractéristique de l’existence dans le réel. Elle semble étroitement liée à l’idée de réalisation dans la matière, à tel point que le concept de matière serait déjà contenu dans l’essence des Seienden. Pourtant tous les Seienden ne sont pas de nature matérielle, mais il se pourrait que chacun d’eux ait dans le réel, en plus de leur propre existence, une manifestation matérielle.156 Il est probable que dans le réel tous les Seienden se réalisent d’une façon ou d’une autre dans la matière, s’exprimant dans ce que Gödel appelle également une « forme matérielle ».157 155 Voir l’analyse des notions d’unité et de totalité proposée par Crocco (infra, 216) Voir la section 3.5.1 sur le détour par la matière. 157 En (X, 61), dans une remarque consacrée à Leibniz, Gödel examine l’idée que « les propriétés (propres à l’âme) des êtres vivants sont réalisées comme forme matérielle ». 156 228 Perception tournée vers le monde des concepts et perception sensible tournée vers le réel Une façon de caractériser chacun des deux plans est de considérer un de leurs aspects utilisé par Gödel pour défendre son réalisme dans ses écrits publiés : le type de perception auquel ils sont respectivement associés. Par ce biais, se révèle le fait que tous les Seienden sont perceptibles à la fois par les sens et par une sorte de perception conceptuelle, puisque tous les Seienden ont une essence, c’est-à-dire une forme conceptuelle, et qu’ils ont tous dans le réel une manifestation matérielle sensible, quand bien même ils ne sont pas eux-mêmes (dans le réel) des entités matérielles. Leur existence réelle se manifeste à travers quelque chose de matériel accessible au sens ; en l’occurrence dans le cas des concepts, Gödel parle des symboles et de la combinatoire finie. Dans ses textes publiés, Gödel se sert de l’analogie entre perception sensible et perception conceptuelle pour défendre son réalisme conceptuel. Gödel affirme qu’il est tout aussi légitime de croire en l’existence des entités visées par la perception conceptuelle qu’en celles visées par la perception sensible. Au cœur de l’argument se dégagent les points suivants : (1) Dans les deux cas de perception, sensible et conceptuelle, Gödel pose l’existence objective d’un objet (au sens large) extérieur à nous. Les deux cas relèvent donc, dans une certaine mesure, d’un processus commun de perception. (2) Les deux types de perception se distinguent par la nature des objets (toujours au sens large) perçus, selon qu’ils soient « physiques » ou conceptuels. (3) Les deux perceptions se distinguent également par la nature du résultat auquel respectivement chacune d’elles conduit. De la perception sensible résultent des sensations, des impressions sensibles, et de la perception conceptuelle des « data of second kind », ou encore des impressions abstraites. (4) Les deux différences exprimées en (2) et (3) se répercutent alors aussi dans le processus-même de perception puisque la perception conceptuelle requiert un organe de perception qui lui est propre, distinct des autres organes de perception desquels proviennent les sensations. Il s’agit d’un organe physique proche du centre neural du langage (mais qui ne s’identifie pas à lui). L’ensemble de ces points se retrouvent dans des remarques des Max-Phil, exception faite, peut-être, de l’existence d’un organe physique spécifique aux perceptions conceptuelles, que 229 Gödel ne formule vraiment explicitement que lors de ses discussions avec Wang et dans (Wang 1974, 84‑86).158 Dans les Max-Phil, Gödel soutient l’analogie présentée dans ses écrits publiés, en admettant à la fois une caractéristique commune aux deux perceptions, à savoir d’être capable grâce à elles de reconnaître quelque chose comme « un », et une divergence dans la nature de l’entité reconnue : La perception sensorielle et la perception conceptuelle se distinguent en ce que dans la première c'est l'individu qui apparaît comme « un » (c'est à dire qu'il est perçu dans un acte de l'attention et à un moment du temps), tandis que dans les perceptions conceptuelles c'est la catégorie (c'est à dire un aspect d'un ensemble d'individus) [qui apparaît comme « une »]. (XI, 146) Les deux types de perception ne visent pas à reconnaître les mêmes unités. La notion d’individu est employée par Gödel pour les unités qui sont dans le réel. Dans ce cas, les individus sont quelque chose qui se distingue de façon univoque, de telle sorte qu’il n’y a pas deux individus identiques. Les catégories correspondent aux concepts, mais il est possible que Gödel ne fasse référence qu’à une de leurs caractéristiques et non aux concepts eux-mêmes. En effet, affirmant son opposition au réalisme conceptuel aristotélicien,159 il est difficile de croire que Gödel réduise les concepts à un aspect d’ensemble d’individus, auquel cas il admettrait que les concepts soient abstraits à partir de la réalité. En revanche il est certain qu’une de leurs spécificités, qui les distinguent des individus, est qu’ils peuvent s’appliquer à une pluralité d’individus. Ainsi les concepts ne sont pas abstraits en un sens aristotélicien, mais plutôt au sens souligné par Crocco. 160 La distinction entre les individus, unités perceptibles par les sens, et les concepts, unités perceptibles conceptuellement, se conçoit dans l’opposition concret-abstrait telle que la révise Gödel dans ses conversations avec Wang. Ainsi présentées, perception sensible et perception conceptuelle semblent se concevoir comme ce qui porte respectivement sur les choses non-conceptuelles (individus) et les concepts. Cependant, deux points remettent en doute ce partage en fonction de la nature des objets perçus. Le premier est que tous les Seienden existent dans le réel comme dans le conceptuel. Les individus peuvent donc apparaître sous une forme conceptuelle et les concepts logiques (en intension) sous une forme réelle, la question étant de savoir si ces derniers ont une forme individuelle dans le réel ou non ; en l’occurrence ils peuvent en avoir 158 Pour l’analogie entre perception sensible et perception des concepts voir section 2.1.2. Voir (Gödel 1995e, 321) et (infra, 54-55) 160 Voir la section 3.2 (infra, 217). 159 230 une à travers les symboles. Le second point qui remet en question la distinction ainsi proposée entre perception sensible et perception conceptuelle est une autre affirmation présente dans les Max-Phil : « les perceptions sensibles sont un cas particulier des perceptions conceptuelles, qui se différencient plus par la manière de percevoir que par l'objet qui est perçu » [XI, 13-14]. La nature de l’objet perçu est donc indifférente au processus de perception considéré et aux données que chacun des deux processus produisent en nous. Par conséquent, que l’on perçoive un individu ou un concept, si nous les percevons par nos sens nous en avons des sensations, si nous le percevons par la perception conceptuelle nous en avons des impressions abstraites. Plus précisément, en se rapportant à la hiérarchie des Seienden, se dessine l’idée que chaque Seiende puisse être perçu sur un plan sensible comme sur un plan conceptuel, ce qui correspond alors à une existence dans le réel et une existence conceptuelle. De façon plus précise, tous les Seienden non conceptuels ont une existence conceptuelle (à savoir le concept d’individu qui leur correspond ou l’essence) que nous ne pouvons pas atteindre uniquement par les sens, et les concepts logiques ont dans le réel une forme matérielle qui leur correspond et qui ne dépend pas d’une perception conceptuelle. L’affirmation de deux types de perception qui dirigent notre attention vers deux réalités distinctes est centrale dans la théorie de la connaissance de Gödel. En effet, « la perception des choses (et aussi de certains concepts), sans percevoir leur essence, serait donc une perception confuse (en fin de compte simplement le fait d'« avoir » certaines perceptions de ces choses) » (IX, 76).161 Notre perception sensible est confuse, elle ne nous permet pas de dépasser les sensations qu’elle produit en nous. La perception sensible ne nous permet pas de nous élever à une véritable connaissance des choses, c’est-à-dire une connaissance de leur essence telle qu’elle est pensée par Dieu, dans l’espace conceptuel des possibles. Mais en retour, l’expérience sensible à un rôle à jouer dans la connaissance dans la mesure où elle accompagne la perception conceptuelle, elle l’occasionne : Remarque (philosophie) : L’apparence d'une chose, qui consiste dans sa perception par les sens, se différencie de l’apparence purement conceptuelle8 de la façon suivante : 1. Son être actuel (sa présence) dépend aussi de la chose (pas seulement de nous) et est donc lui-même un aspect de la description. 2. Le sensible est « intuitif », les concepts « abstraits ». 161 La remarque [IX, 76-77] est citée précédemment (infra, 225). 231 3. les apparences sensibles sont constituées de parties, dont l'être ensemble est saisi dans une figure. 4. Les éléments qui constituent les apparences sensibles (les sensations) sont quelque chose [25] qui ne doit pas seulement servir le but de la connaissance (ils sont aussi plaisants et déplaisants), ils sont quelque chose clos sur eux, et n'incitent pas par eux-mêmes à la production de liaisons. Dans le cas de la pensée (y compris de la pensée abstraite), ce que nous connaissons renferme bien plus de « descriptions » sensibles de la sorte que nous le soupçonnons (par exemple un concept abstrait, défini par l'expérience vécue, à l'occasion de laquelle nous l'avons d’abord connu.) Il est contingent que nos perceptions sensibles soient restreintes à une réalité relativement élémentaire (puissance 2 8 et seulement tridimensionnelle). c'est à dire de la définition. [IX, 24-25] La note 8 annonce d’emblée la distinction essentielle entre perception sensible et perception conceptuelle :162 seule la seconde conduit à une définition des choses, c’est-à-dire à une connaissance de notre point de vue. Le terme « apparence » renvoie ici au résultat ou à la donnée que produit chacune des perceptions d’une même chose. Le début de la remarque indique en effet que nous parlons de deux manifestations différentes d’une même chose. Le premier point contraste avec la note 8 qui assigne à la perception conceptuelle le véritable rôle cognitif. Mais, affirme Gödel, la manifestation sensible des choses en nous, ne dépend pas que de nous, n’est pas purement subjective, dans la mesure où elle trouve sa source dans les choses réelles – les individus – qui existent indépendamment de nous dans le monde. La thèse réaliste est par là réaffirmée, mais le point mis en exergue est une 162 Lors d’une de nos conversations, Gabriella Crocco a attiré mon attention sur le fait qu’une alternative à « der rein begrifflichen » pourrait être « dem rein Begrifflen ». Dans ce cas, Gödel ne parlerait pas des apparences conceptuelles en nous, résultant de notre perception conceptuelle, mais du conceptuel. La différence entre les deux alternatives serait que le premier cas pourrait admettre que même les concepts complexes sont en intension dans le réel. La seconde alternative restreindrait l’apparition des concepts en intension dans le réel aux seuls concepts logiques et simples. Les complexes ne pourraient alors y apparaître qu’en extension. Cependant il est également possible de comprendre la première alternative non pas comme le fait que nous percevons directement dans le réel des concepts complexes en intension, mais comme le fait que nos perceptions sensibles occasionnent une telle perception. Comme nous l’expliqueons plus loin, cette possibilité de voir l’expérience sensible comme l’occasion d’une perception conceptuelle est probablement liée à l’idée de « détour par la matière ». Cela ne signifie pas que les concepts complexes sont en intension dans le réel, mais que certaines manifestations sensibles des choses sont capables de diriger notre attention vers une autre réalité, en l’occurrence celle du monde objectif des concepts. Les apparences conceptuelles occasionnées par notre expérience sensible restent tournées vers l’espace objectif des concepts. 232 conséquence quant à la façon dont nous saisissons les choses. Les sensations, éléments de l’apparence sensible d’une chose participent à la description de cette chose, en sont des aspects. Sans doute faut-il distinguer le terme « définition » attaché à l’apparence conceptuelle des choses en nous, du terme « description ». Le premier terme paraît avoir un sens plus restreint que le second. La définition se tourne vers la connaissance essentielle des choses, connaissance strictement conceptuelle. Tandis que la description inclut les sensations que l’on a des choses, et puisque celles-ci ne sont qu’un aspect de la description, elle doit également inclure la définition. Si Gödel considère la description comme une connaissance de la chose – ce qu’il faudrait vérifier –, elle l’est en un sens plus large que la définition, mais qui inclut nécessairement la définition ; car comme la suite de la remarque tend à le montrer, il n’y a pas de connaissance sans perception conceptuelle. Les deuxième et troisième points sont difficiles à interpréter pour l’instant, car les termes utilisés ne renvoient à rien de précis dans les passages précédemment discutés. L’opposition entre intuitif et abstrait pourrait éventuellement faire référence à la nature des données que nous percevons, c’est-à-dire aux deux manifestations respectives des choses en nous. Le terme « abstrait » pourrait alors renvoyer à l’idée d’impressions abstraites. Quant au troisième point, il contient deux affirmations. D’une part il précise que les manifestations sensibles ont des parties. Les manifestations sensibles sont alors des entités complexes qui ne sont donc probablement pas ce qui est immédiatement perçu, qui ne sont pas les données immédiates de la perception sensible. Ce qui est immédiatement perçu, parties des manifestations sensibles, sont les sensations (comme l’indique Gödel dans le quatrième point). D’autre part, ce complexe de sensations est une figure, mais rien n’est précisé sur ce que l’on doit entendre par « figure ». Le troisième point laisse entièrement ouvert la question de savoir si, en opposition aux manifestations sensibles, les manifestations conceptuelles (en nous) n’ont pas de partie, et d’autant plus encore en quoi consiste leur être qui n’est pas celui d’une figure. Les concepts étant analysables en concepts plus simples, il paraît difficile d’admettre que les manifestations conceptuelles n’aient pas de partie ; à moins que les concepts que nous percevons nous apparaissent comme des concepts simples.163 En revanche, l’idée de liaison, propre au conceptuel, peut éclaircir le terme de « figure », qui, par contraste, pourrait désigner une simple juxtaposition des parties sans liens véritables, sans structure. La même idée peut 163 Les concepts que nous percevons pourraient être ceux qui, de notre point de vue, sont des concepts primitifs, sans qu’ils le soient d’un point de vue objectif. Le fait que les concepts primitifs subjectifs et les concepts primitifs objectifs ne coïncident pas toujours est souligné plus loin, (infra, 240-246). 233 suggérer que dans le cas des concepts les parties ne sont pas primordiales, seules les liaisons le sont. Derrière le quatrième point se cache en effet l’idée déjà défendue en 3.2.2 que les unités conceptuelles sont organiques, car elles reposent sur la liaison des parties bien plus que sur les parties elles-mêmes. Ce n’est que par la mise en évidence de ces liaisons qu’on peut avoir une connaissance des choses.164 Mais si le début du quatrième point confirme l’idée que seules les apparences conceptuelles conduisent à une connaissance des choses, à leur essence, la fin défend une autre thèse attribuant tout de même un rôle aux manifestations sensibles dans le processus de connaissance. Dans la pensée (il s’agit ici de la pensée de l’homme), même abstraite, c’est-à-dire même dans la pensée conceptuelle, l’établissement de la connaissance dépend également de nos perceptions sensibles. Le sensible, expérience vécue, nous donne l’occasion de percevoir des concepts. Ainsi, les deux types de perception sont requis dans le processus de connaissance. Cependant, si la connaissance conceptuelle des choses, ou, avant elle, les apparences conceptuelles des choses, reposent aussi sur les sensations, cela ne signifie pas que les concepts sont abstraits à partir de nos perceptions sensibles, et donc seraient objectivement fondés dans le monde réel. Les concepts objectifs ne sont fondamentalement pas des parties des choses réelles.165 Simplement, l’expérience sensible nous donne l’occasion de connaître les choses et d’en avoir des manifestations conceptuelles. Par « donner l’occasion », il ne faut sans doute pas entendre quelque chose comme une perception directe de l’essence dans le réel, mais bien plus l’idée d’un détour par la matière.166 Dans le cas des concepts logiques qui apparaissent dans le réel, ce qui occasionne leur connaissance, et peut-être avant ça leur perception, sont les symboles et la combinatoire finie dont parle Gödel dans la remarque [XI, 16-18] : Remarque (Grammaire) : Le fait de rendre considérablement plus claire la perception des concepts en s’en faisant une image sensible (à savoir les mots), semble être à première vue absurde (pourrions-nous percevoir un paysage plus distinctement en en esquissant un tableau ?). La cause en est 164 En même temps, nous rejoignons l’hypothèse suggérée en 3.2.2 (infra, 214-215) à partir de la remarque [XII, 100-101]. Il est remarquable de voir que ce qui se passe au niveau des concepts objectifs et du monde se retrouve dans le niveau subjectif. On anticipe alors la question des relations entre les niveaux d’existence discutés dans la section 3.4.1. 165 Même si le fait qu’ils choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent peut avoir pour conséquence d’être dans les choses du monde, ce n’est pas ce qui les caractérise. 166 Voir la section 3.3.5. Le détour par la matière consiste dans l’idée que la matière peut être dans une certaine mesure une image des choses non matérielles qui s’expriment à travers elle. En la percevant, la matière nous donnerait ainsi un accès à d’autres choses, non matérielles. 234 peut-être bien que ce qui est matériel (à savoir la combinatoire finie) porte également déjà en soi une image du conceptuel, de sorte que seulement celui-ci puisse être effectivement représenté (ou plus exactement facilement représenté). En d’autres termes : La vérité est ce qui a l’expression symbolique la plus simple et la plus belle. (Ce qui signifie que la combinatoire finie contient déjà une « image de Dieu »). [X,18] La première phrase souligne que la perception des concepts est distincte de la perception sensible. Il pourrait donc sembler étrange de penser que cette dernière puisse être utile à la première, tant la nature des manifestations que chacune d’elles suscite en nous est différente, et plus fondamentalement encore, tant la nature des entités que l’on perçoit à travers chacune d’elles est différente. Pourtant Gödel affirme bien que la perception des concepts à travers une manifestation sensible, c’est-à-dire à travers la perception d’une entité sensible, matérielle, qui les représente, devient plus claire. Il s’agit en l’occurrence des symboles ou des mots, qui sont des entités réelles, sensibles et matérielles. Il n’est donc pas question d’affirmer que les choses réelles du monde sont ontologiquement plus fondamentales que les concepts, qui seraient des abstractions des choses réelles. Mais tout au contraire, la thèse de la primordialité des concepts objectifs de la pensée de Dieu, qui donnent aux choses réelles leur signification en s’appliquant à elles, apparaît en filigrane. Les concepts semblent imprimer leur action dans toutes les strates des choses réelles concrètes (au sens de Gödel), y compris les plus basses comme les entités purement matérielles, si bien que ces choses à leur tour représentent les concepts objectifs. Les symboles sont même plus facilement représentables pour nous que les concepts logiques en intension – qui pourtant sont également dans le réel puisqu’ils sont des Seienden – parce que justement, étant matériels, ils sont perceptibles par les sens. Ce qui est matériel apparaît comme un support pour la perception conceptuelle. D’autant plus que, selon la fin de la remarque, les symboles représentent les concepts objectifs, mais les règles de la combinatoire finie sont elles aussi à l’image des règles objectives d’application (et de combinaison) des concepts ; si bien que la beauté de l’expression symbolique reflète la vérité, et nous dit quelque chose des relations conceptuelles objectives. Non seulement le réel, en tant qu’il contient une manifestation matérielle des choses est un support pour la perception conceptuelle, mais d’une façon plus générale encore il l’est pour la pensée conceptuelle subjective et nos connaissances conceptuelles : 235 La nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose. (Nous ne pouvons pas diriger notre attention [98] directement sur les concepts. Ceuxci sont d’une certaine façon « derrière » nous.) (XIV, 97-98) Notre perception des concepts requiert une image sensible, en l’occurrence les mots ou les symboles, parce que nous ne pouvons pas les percevoir directement mais seulement à travers les choses réelles. Nous avons besoin d’un intermédiaire pour percevoir les concepts objectifs qui sont « derrière » nous. Le terme « derrière » fait probablement référence à l’allégorie platonicienne de la caverne selon laquelle les concepts sont derrière nous, et nous ne voyons que des ombres sur les murs, métaphore du monde sensible. Les symboles sont des ombres sur les choses réelles qui nous indiqueraient, comme des flèches, la direction vers laquelle nous tourner. Cette nécessité est probablement une conséquence du fait que nous sommes ancrés dans le réel, alors que les concepts sont fondés objectivement dans la pensée de Dieu qui ne nous est pas directement accessible. Que la matière nous donne un accès à des entités qui ne sont pas matérielles, autrement que l’expérience sensible occasionne nos perceptions conceptuelles, est une idée développée à travers ce que Gödel appelle le « détour par la matière » que nous examinerons plus loin dans la section 3.3.5. Pour l’instant nous soulignons simplement que les Seienden ont d’un côté, dans le réel, une existence accompagnée d’une forme matérielle. De l’autre côté, ils ont une essence dans la conscience de Dieu, essence que nous sommes capables de saisir à travers des concepts subjectifs. Enfin, il faut noter que la manifestation matérielle des choses dans le réel a probablement un rôle à jouer dans notre saisie conceptuelle des choses. 3.3.2 Le conceptuel dans la conscience de l’homme versus le conceptuel en Dieu Dans la remarque [XI, 16-18], suivant immédiatement la première distinction entre réel et conceptuel, Gödel précise qu’il faut distinguer deux plans conceptuels différents : la conscience de l’homme, incluse dans la hiérarchie des Seienden, et la conscience de Dieu. En tant que Seienden, la première conscience se distingue de la seconde par ce que Gödel appelle l’Einbettung, c’est-à-dire l’inscription, l’ancrage ou encore l’enchâssement des monades dans le monde. L’Einbettung se comprend dans le cadre de sa monadologie d’inspiration leibnizienne : elle exprime l’idée que les monades sont des points de vue sur le monde dont les changements de perception sont réglés par un principe d’harmonie. 236 La distinction de nature des deux consciences a pour conséquence une différence de nature des concepts existant respectivement dans chacun de ces deux niveaux conceptuels. D’un côté les concepts dans la conscience de l’homme ont besoin, pour s’actualiser, du langage et des symboles, ce qui est anticipé par la remarque [XIV, 97-99] citée dans la section précédence, mais qui est d’avantage mis en évidence par la façon dont Gödel conçoit le couple Sinn-Bedeutung. De l’autre côté, les concepts objectifs sont indépendants de tout langage. La conscience de l’homme au regard de la conscience de Dieu : l’Einbettung dans le monde Dans le cadre de sa monadologie d’inspiration leibnizienne, Gödel conçoit la distinction entre conscience de Dieu et conscience de l’homme comme une différence de point de vue. Toute monade est un point de vue du monde, lié à ce que Gödel appelle l’« Einbettung in der Welt », un enchâssement dans le monde qui dépend des actions des monades. En l’occurrence l’homme se distingue des autres types de Seienden car l’action qui le caractérise est la capacité de connaître les choses. En l’occurrence l’homme ne les connaît qu’à travers la perception de la représentation du monde qui est en lui, ce qu’exprime la notion d’Einfühlung. Dans le cahier XIV, Gödel introduit la notion de point de vue pour parler des deux types de conscience : « En particulier, il pourrait y avoir deux points de vue, le subjectif (du point de vue des choses, par Einfühlung)167 et l’objectif (du point de vue de Dieu) » (XIV, 8). Gödel distingue le point de vue objectif de Dieu du subjectif des choses dans le monde – dont la conscience de l’homme fait partie. La notion de point de vue peut être saisie en un sens leibnizien. Elle serait alors attachée à celle de position dans le monde, c’est-à-dire au fait que les monades (les Seienden non-conceptuels pour Gödel) sont plus proches de certaines monades que d’autres. La notion de point de vue pour les choses du monde est ainsi liée à celle d’Einbettung, qui suggère un ancrage ou un enchâssement des monades dans le monde. Gödel parle, dans une remarque qui fait directement référence à l’harmonie préétablie de Leibniz, de « la position de chaque individu dans le monde » comme « son "enchâssement [Einbettung]", c'est-à-dire le devoir qu'il a à accomplir » (XI, 59); ou encore il affirme que la 167 Nous préférons laisser le terme en allemand. Nous pourrions le traduire par « identification » ou par « empathie ». Le premier terme met l’accent sur le processus par lequel nous connaissons les choses (voir cidessous l’analyse plus détaillée de la notion d’Einfühlung), c’est-à-dire véritablement en s’identifiant aux autres, mais il ne souligne pas suffisamment l’idée que cette identification se fait au niveau des perceptions. Le second terme vient de l’anglais « empathy » introduit spécifiquement dans le but de traduire « Einfühlung ». Il est introduit au début du XXe siècle comme un concept psychologique. Il rend probablement mieux compte du fait que le processus se déroule sur le plan de nos perceptions, mais pourrait ne pas mettre suffisamment l’accent sur l’idée d’identification au sens de Gödel, c’est-à-dire d’une identification qui ne serait pas seulement psychologique mais aussi logique (Gödel parle de la possibilité de « devenir un » avec ce que l’on connaît). 237 raison des modifications des perceptions dépend (au moins en partie) des « "lois de la nature" (i.e. en dernière instance de l'"enchâssement [Einbettung]" dans un environnement d'autres monades) » (XI, 63). Chaque Seiende non-conceptuel occupe une position particulière dans le monde qui détermine les relations qu’il entretient avec les autres Seienden. Cette position est une instance des lois de la nature car les relations entre les monades dépendent du choix du meilleur des mondes possibles. Or, ce choix ne dépend pas des lois logiques, mais de la volonté de Dieu de créer le meilleur des mondes possibles. En s’actualisant, la monade « accomplit son devoir », c’est-à-dire qu’elle agit suivant une cause finale. En agissant et en pâtissant, la monade prend une position particulière dans le monde, dans « l’environnement des autres monades » qui elles aussi agissent et pâtissent, leurs actions s’harmonisant selon les lois de la nature, lois insufflées par la volonté divine. Ainsi chaque monade est inscrite dans le monde, a une position particulière qui dépend de l’action des autres monades de proche en loin. La monade est alors un point de vue particulier du monde, une représentation du monde qui devient confuse dans les régions les plus éloignées. Mais l’Einbettung se distingue selon les types de monades, plus précisément selon l’activité caractérisant chaque type de monade : « La différence [d’un esprit par opposition aux animaux et aux atomes] apparaît donc comme une différence dans la façon d’être inscrit [Einbettung] dans le monde (soit [une différence quant à] la situation dans laquelle ils se trouvent) et non dans leur essence » (X, 83). L’Einbettung d’une monade dépend de ses actions. Or son activité dépend à son tour du type de monades auquel elle appartient, dans la mesure où chacun de ces types est caractérisé par une activité spécifique. La deuxième notion importante introduite par Gödel et qui se comprend également dans le cadre de sa monadologie est l’Einfühlung (identification à quelqu’un d’autre). Plus exactement, elle se rattache à la possibilité pour une monade de connaître le monde, et s’applique donc tout particulièrement pour la conscience de l’homme : En ce sens chaque connaissance d'objets extérieurs est une « Einfühlen ». C'est dans cette mesure que l'on « devient » tout [64] dans la connaissance (ou que l'on devient "un" avec tout ce que l'on connaît). C'est la différence entre connaître et faire l'expérience.43 Mais le connaître est également une façon de faire l'expérience, et par cela même intervient dans la connaissance une différentiation entre « sujet » (qui a la connaissance) et « objet » (le connu). Le sujet est ce que l'on est vraiment, l'objet est ce que l'on « devient » simultanément à travers l'acte de connaissance. 43 C'est le fait d'« avoir » quelque chose. 238 [XI, 63-65] La connaissance d’objets extérieurs est une Einfühlung. Par objets (Objekte) il faut comprendre les objets que nous visons, qui sont extérieurs à nous, mais qui peuvent être des concepts, comme des choses non-conceptuelles. Par ce procédé d’ Einfühlung, on s’identifie aux objets visés par la connaissance. On « devient » « un » avec tout ce que l’on connaît. Les termes « un » et « tout » signifient que nous formons une unité avec l’objet de connaissance, une unité qui ressemble alors à celle de l’individu. Les objets de connaissance sont des parties de nous, mais pas au sens d’un simple avoir comme cela se produit avec les sensations qui nous viennent de l’expérience, c’est-à-dire pas comme une simple adjonction d’une nouvelle partie, mais bien plus comme une partie organique qui s’intègre dans la structure de notre être. Le devenir fait appel à la modification des monades, à un changement de perception, à une modification de la représentation du monde que les monades renferment. L’objet de connaissance pourrait donc modifier la représentation qu’une monade a en elle et qui dépend du point de vue qu’elle revêt. Or ce point de vue lui-même répond à l’Einbettung de la monade dans le monde qui découle en quelque sorte de son essence. Gödel affirmerait-il que la l’objet de connaissance va jusqu’à modifier l’essence de la monade qui le connaît ? Probablement pas dans la mesure où le sujet est « ce que l’on est vraiment ». Serait-ce que la modification de notre représentation du monde consiste à la rendre plus claire, sans la modifier essentiellement ? La question n’est pas tranchée ici. Les notions d’Einbettung et d’Einfühlung précisent la caractérisation de la conscience de l’homme comprise comme point de vue objectif. D’une part, l’idée d’enchâssement dans le monde s’explique par le fait que nous sommes dans le réel et que notre connaissance se développe dans le réel. D’autre part, en conséquence du premier trait caractéristique, la connaissance du point de vue subjectif n’est possible qu’à partir d’une représentation du monde, en l’occurrence celle qui nous est propre, en fonction de notre point de vue monadique. Plus encore, la connaissance étant une modification de notre représentation, elle implique une perception de notre représentation. Par la caractérisation même qu’en donne Gödel, la notion de point de vue subjectif semble renfermer l’idée du réel comme intermédiaire entre nos concepts et le monde objectif des concepts. D’un autre côté, le point de vue de Dieu incarne l’idéal de connaissance ; connaissance du monde d’un Etre hors du monde (Dieu) qui n’est pas ancré dans le réel, et donc aussi connaissance directe, sans intermédiaire. L’Einbettung dans le monde a une autre conséquence sur notre façon de 239 connaître les choses. Par son ancrage dans le monde, notre pensée est temporelle, contrairement à celle de Dieu, atemporelle. Les concepts subjectifs et les concepts objectifs La différence de nature des deux types de conscience (de l’homme et de Dieu) conduit à une différence entre concepts subjectifs et concepts objectifs. Les deux consciences sont capables de former des concepts en combinant les concepts primitifs, et de générer une connaissance conceptuelle du monde. Si d’un côté Gödel affirme que Dieu crée le monde ainsi que les idées (les possibles) (XI, 103), cela ne l’empêche pas de soutenir que tout esprit, y compris le nôtre et pas uniquement celui de Dieu, « crée des concepts dans la mesure où il combine les éléments de la pensée » (IX, 58). Le point de vue subjectif, comme le point de vue objectif, sont capables de former des concepts. Cependant leur différence de point de vue est à l’origine d’une différence entre les concepts que nous formons et les concepts objectifs. Les indices d’une distinction entre les deux figurent en divers endroits des Max-Phil. Gödel peut parler de « concepts humains » (IX, 47), de concepts « au sens anthropologique » par opposition aux concepts « au sens objectif » (IX, 13). Dans le cahier XI, il parle de concepts « psychologiquement primitifs », par opposition aux concepts « logiquement (objectivement) primitifs » (XI 147). Gödel ne s’arrête pas sur ce point dans la remarque [XI, 16-18], parce qu’il s’intéresse alors bien plus à la distinction entre le conceptuel (en général, objectif et subjectif) et le réel. Il s’agit pourtant d’une question importante soulignée à de nombreuses reprises dans les MaxPhil. Elle est par exemple le point de départ de la remarque [XIV, 97-99] : « nous ne pouvons pas diriger notre attention sur les concepts. Ceux-ci sont d’une certaine manière « derrière » nous. » En fait cette question revient dans l’ensemble des cahiers IX à XIV, et nous nous proposons d’examiner deux passages représentatifs de la distinction entre concepts subjectifs et concepts objectifs, le premier correspond à la remarque [XI, 146-147], le second est extrait de la remarque [IX, 85-87] : Remarque Philosophie : Une manière d'appréhender une chose de façon inadéquate est de simplement voir sa description et non la chose elle-même. Relèvent de cela l'appréhension par analogie, et peut-être aussi l'appréhension par les seuls mots (car la chose [dans l’appréhension par les seuls mots] est ce qui se comporte comme les symboles). Ce qui n’est pas susceptible d’une description adéquate, est psychologiquement un concept primitif. Mais il y a par ailleurs des concepts psychologiquement primitifs 240 que nous voyons clairement, et qui sont en même temps aussi des concepts logiquement (objectivement) primitifs. [XI, 146-147] Deux caractéristiques émergent : (1) la formation des concepts subjectifs s’appuie sur le langage, formel (avec les symboles et la combinatoire finie) ou non (langage naturel), et (2) il est possible que nos concepts ne correspondent pas aux concepts objectifs, ou du moins une correspondance partielle. Selon la première remarque notre appréhension conceptuelle des choses (connaissance des choses) ne se fait qu’indirectement à travers des mots ou des symboles. Gödel parle en effet d’une manière d’appréhender les choses. La notion d’appréhension est large, sans doute plus large que celle de connaissance, et ne renferme pas uniquement l’idée de saisie conceptuelle, mais probablement aussi l’appréhension par les sens. La notion de description justement, comme nous l’avons souligné précédemment (infra, 232-233), se distingue de la définition purement conceptuelle en ce qu’elle contient également des manifestations sensibles (ensemble de sensations). Nous n’appréhendons pas les choses de façon directe, mais seulement à travers leur description, c’est-à-dire à travers l’ensemble des manifestations conceptuelles ou sensibles qu’elles suscitent en nous. Cette remarque est au coeur de la distinction entre le réel et le conceptuel, qui se différencient par le genre de perception auquel ils sont attachés en nous et par la question de l’Einbettung de la conscience de l’homme dans le réel. Puisque nous sommes ancrés dans le réel, nous ne pouvons appréhender les choses qu’à travers la représentation du monde qui est en nous. Or cette représentation monadique est apparemment indissociable de l’ensemble des manifestations de nos perceptions, manifestations sensibles et conceptuelles, et les conceptuelles sont occasionnées par les sensibles. Lorsque l’on appréhende une chose, on ne le fait donc pas directement mais toujours par le biais de l’ensemble des manifestations provenant de nos perceptions. Nous les connaissons encore moins directement, puisque notre perception conceptuelle est occasionnée par l’expérience sensible ; en l’occurrence lorsque les choses que nous voulons appréhender et connaître sont les concepts objectifs, nous ne les percevons peut-être qu’à l’occasion de la perception de symboles et du langage en général. Les termes « inadéquate » et « adéquate » font-ils référence à l’analyse leibnizienne ? La question est ouverte. Dans ce cas « inadéquate » pourrait signifier l’incapacité de parvenir jusqu’aux éléments les plus simples de l’idée (du concept) de la chose que l’on appréhende par l’intermédiaire d’une description. Il est possible que cette appréhension ne nous procure pas une connaissance précise des concepts objectifs. Gödel donne en exemple l’appréhension 241 par analogie et l’appréhension par les seuls mots. Il n’est d’ailleurs pas exclu que la seconde soit un cas particulier de la première. L’appréhension par analogie est une appréhension indirecte d’une chose à travers une entité qui est de nature différente, mais qui est susceptible de se comporter, au moins sous un certain aspect, comme la chose que l’on cherche à appréhender. Ainsi comme le souligne la parenthèse, la chose que l’on appréhende par les mots se comporte comme les symboles. Par « chose » nous pouvons au moins comprendre tout ce qui est un Seiende et qui existe dans le réel.168 En particulier, si nous appréhendons les concepts logiques par les mots, il faut admettre qu’ils se comportent comme les symboles. Une telle possibilité est déjà envisagée dans la section précédente (infra, 234-235) avec les remarques [XIV, 97-99] et [X, 18]. Le langage formel et les règles de la combinatoire finie sont à l’image de celles des combinaisons de concepts complexes à partir des simples dans l’espace objectif des concepts. Dans ce cas, les symboles et la combinatoire sont à l’image des concepts objectifs, mais cette image n’est pas adéquate car elle est bien distincte des concepts objectifs dont elle est image et donc ne rend compte que de certains de leurs aspects. Une appréhension adéquate serait une appréhension qui n’a pas d’intermédiaire, tel que le langage par exemple, et qui saisirait directement la chose. Gödel pense-t-il l’homme capable d’une telle appréhension – adéquate –, ou bien n’estelle réservée qu’à Dieu ? A partir des années 1960, s’appuyant sur l’exemple de la définition de procédure mécanique de Turing, Gödel pense que nous sommes capables de nous détacher du langage pour en découvrir le concept précis, objectif. Mais à l’époque du Russell paper et de l’écriture des Max-Phil, rien n’est moins sûr. S’inscrivant dans un cadre leibnizien, il n’est pas impossible qu’il ne nous pense pas capables de saisir les concepts indépendamment du langage dans lequel nous les pensons, à l’instar de l’affirmation forte de la « nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle » (XIV, 97). En tous cas, il semble au moins affirmer qu’il n’y a pas d’appréhension adéquate des concepts par « les seuls mots » ; pour l’être, elle doit donc s’accompagner d’une perception des concepts, c’est-à-dire qu’elle doit se tourner vers le monde objectif des concepts et non uniquement vers le réel (en l’occurrence vers une manifestation purement sensible). La deuxième partie de la remarque [XI, 146-147] indique alors la possibilité que les deux mondes des concepts (subjectif et objectif) ne correspondent pas tout à fait, ne serait-ce 168 Gödel utilise « Sache » et non « Ding ». Marque-t-il une différence profonde entre ces deux termes ? Ding peut changer de sens suivant les contextes, voir la note 124 (infra, 192). Sache est peut être plus général, indiquant peut-être qu’il est possible que l’on puisse appréhender des faits et non pas uniquement des Seienden. 242 que par l’ordre de connaissance. La notion d’adéquation apparaît plus vraisemblablement en lien avec la notion d’adéquation leibnizienne : « Ce pour quoi il n'existe pas de description adéquate, est psychologiquement un concept primitif ». Ce qui est primitif de notre point de vue est ce qui ne peut pas être décomposé en élément plus simples, ce qui n’a pas d’élément. Or une description est un complexe. 169 Un concept primitif, simple, n’est donc pas appréhendable par une description, mais probablement directement par une perception conceptuelle, ce qui pourrait également expliquer notre capacité à voir « clairement » certains concepts qui sont de notre point de vue primitifs. Si le terme « clair » (klar) renvoie à la notion leibnizienne de clarté des idées, il s’agit en effet de quelque chose que nous pouvons percevoir et reconnaître sans analyser. Cependant la fin de la remarque affirmant l’existence de concepts psychologiques primitifs qui sont aussi des concepts primitifs objectifs, sous-entend qu’il arrive encore plus souvent qu’il n’y ait pas une telle correspondance et que nos concepts primitifs ne soient pas des concepts primitifs de l’espace objectif des concepts. Une telle différence dans l’ordre des connaissances en Dieu et pour l’homme peut probablement s’expliquer du fait que, même si nous n’appréhendons pas la chose par une description, mais seulement par une perception conceptuelle, cette perception est néanmoins occasionnée par l’expérience. Ainsi, nous percevons tout de même les concepts dans des complexes. Même si aucune description ne décrit un concept primitif, nous les percevons tout de même dans des descriptions de choses plus complexes. C’est une hypothèse qui peut être soutenue par la remarque [XIV, 97-98], dans laquelle Gödel affirme : « Les concepts ne nous sont pas du tout donnés directement, mais seulement à travers des descriptions ». L’ordre de nos connaissances semble dépendre de nos perceptions et donc de la position que nous occupons dans le monde, de notre Einbettung. Nous percevons les concepts dans des complexes, descriptions qui prennent source dans la représentation du monde qui est en nous et dans notre action. Ce que nous percevons comme primitif, peut ne pas correspondre aux primitifs en Dieu, parce que la primitivité de nos concepts dépend de notre point de vue, différent de celui de Dieu. Nos concepts primitifs ne sont donc pas les plus simples absolument, ou encore ils ne sont pas absolument inanalysables, mais sont ceux que nous percevons et saisissons en 169 Qu’entend Gödel par « description » ? Parle-t-il d’une description par les mots ou d’une description, en un sens plus général, comme représentation des choses et comme elle apparaît dans la remarque [IX, 24-25] (infra, 234-235) ? Puisqu’il parle de l’appréhension des choses par les mots, il faut sans doute privilégier le premier cas. Mais la description par les mots doit probablement reposer sur nos descriptions comme représentations (Vorstellungen). 243 premier, et donc ceux à partir desquels nous pourrons saisir de nouveaux concepts. Gödel développe une analogie, d’inspiration leibnizienne, pour mieux faire entendre le contraste subsistant entre l’ordre des connaissances et l’ordre objectif des concepts. Il s’agit de l’analogie avec « le ciel étoilé et les lignes qu’on y trace » [X, 2], c’est-à-dire les constellations.170 Les concepts subjectifs sont aux concepts objectifs ce que les constellations, ou lignes que nous traçons dans le ciel, sont aux relations réelles entre les étoiles. Gödel poursuit l’analogie ainsi : Remarque (grammaire) : Les étoiles les plus brillantes (les concepts les plus distincts) ne semblent pas être les plus grosses (les plus fondamentaux d’un point de vue objectif), mais ces derniers sont atteints par construction à partir des plus distincts (une voie, par exemple [empruntée par] le nominalisme). [X, 3] Gödel compare les concepts objectifs primitifs – qu’il appelle également « concepts fondamentaux » – aux étoiles les plus grosses. De notre point de vue, lorsque nous percevons les concepts objectifs, il se produit quelque chose de semblable à notre perception des étoiles dans le ciel. Certaines étoiles nous paraissent plus brillantes que d’autres et nous les percevons donc plus distinctement que les autres, mais ce qui nous apparaît ne correspond pas à la réalité objective. Les étoiles les plus grosses sont celles qui objectivement renvoient plus de lumière, les plus brillantes objectivement. Mais suivant notre place dans l’univers et la distance qui nous sépare des étoiles, des étoiles plus petites nous paraissent plus brillantes que d’autres pourtant plus grosses, du simple fait que, plus proches d’elles, nous sommes plus en mesure de les percevoir. Il en est de même avec les concepts objectifs et la façon dont nous les percevons. Les concepts qui d’un point de vue objectif sont les plus simples, au fondement de tous les autres concepts (ceux à partir desquels les autres peuvent être formés), ne sont pas ceux que nous percevons avec le plus de distinction. Les concepts que nous percevons le plus distinctement dans un premier temps sont susceptibles d’être des concepts complexes. Mais il faut insister, il ne s’agit que d’une première saisie des concepts objectifs, car dans un second temps grâce à l’analyse des concepts complexes ainsi perçus nous pouvons retrouver les concepts fondamentaux objectifs qui, d’une façon ou d’une autre, sont contenus dans les complexes. 170 Gödel parle de la Scientia generalis de Leibniz comme d’une Cynosura Notionum (constellation des notions), expression utilisée par Leibniz lui-même dans Historia et comendatio linguae characteristicae universalisi quae simul sit ars inveniendi et judicandi. (GP VII 284-289) ; constellation à laquelle toutes les notions devaient être ramenées. 244 De même, nous construisons à partir des premiers concepts perçus d’autres concepts subjectifs. Nous construisons nos propres concepts subjectifs, formons des liaisons conceptuelles à partir de la façon dont nous percevons les concepts objectifs, comme les lignes que nous traçons dans le ciel à partir de la façon dont nous y percevons les étoiles, formant ainsi des constellations. Un deuxième passage des Max-Phil va encore plus loin dans la distinction entre concepts subjectifs et concepts objectifs, en suggérant la possibilité que ce qui est vrai de notre point de vue ne le soit pas du point de vue de Dieu : Il y a tout le conceptuel en-dehors de la sphère de notre volonté. Est-il pensable que dans la sphère de la volonté de Dieu et donc dans l'autre monde nos axiomes ne soient plus valables pour les concepts logiques qui y sont présents ? [IX, 86] Le terme de « sphère de la volonté de Dieu » est problématique dans la mesure où Gödel parle des concepts objectifs, dont les relations ne dépendent pas de la volonté de Dieu, mais de son entendement, distinguant ainsi les lois logiques nécessaires des lois de la nature s’appliquant au monde actuel. Mais, l’affirmation de la différence entre les deux points de vue est forte, puisqu’elle impliquerait une différence dans les vérités impliquées par chacun d’eux. Il est également remarquable que de notre point de vue, la vérité soit exprimée par des axiomes, c’est-à-dire par des énoncés d’un langage donné qui expriment ou décrivent les concepts. Une autre caractéristique se dessine concernant le point de vue subjectif. La façon dont Gödel saisit les concepts s’articule autour de différentes notions : la description, la définition, les symboles, les concepts comme objets de connaissance (en nous) et les concepts objectifs. Selon notre interprétation de la remarque [IX, 24-25] (infra, 232-233), la description est l’ensemble des manifestations sensibles et conceptuelles. Elle pourrait être également une description par les mots exprimant cet ensemble de manifestations. La définition, quant à elle, est propre aux manifestations conceptuelles et trouve sa source dans les perceptions conceptuelles. Les concepts objectifs se distinguent tout à la fois de nos concepts, des descriptions ainsi que de nos définitions et des symboles. Mais quelle est l’articulation entre définition, langage et concepts subjectifs au cœur de notre processus de connaissance ? A quel moment les symboles jouent-ils un rôle ? Interviennent-ils dans la description de la chose que l’on cherche à connaître, appartiennent-ils à la description ou bien y sont-ils ajoutés, telles les ombres sur le mur de la caverne dans l’allégorie platonicienne ? A moins qu’ils ne soient 245 plutôt du côté de la définition, auquel cas la définition se réduit-elle à une combinaison symbolique ou à une expression symbolique ? D’autre part, le concept subjectif n’est-il rien d’autre qu’une définition du concept objectif auquel il correspond ? Peut-être pas. Dans le cas des primitifs, Gödel affirme qu’il n’existe pas de description, c’est-à-dire pas de manifestation sensible, pas non plus de manifestation conceptuelle complexe, c’est-à-dire pas de définition. Dans la conscience de l’homme, les concepts primitifs seraient alors le résultat d’une perception conceptuelle simple qui n’admet pas de définition. Mais, ne pourrait-il pas y avoir une perception des concepts, même complexes, sans passer par une définition ? Auquel cas les concepts subjectifs seraient bien distincts des définitions. En analysant, le couple Sinn-Bedeutung, Crocco met en évidence la différence entre définition et concept subjectif (infra, 141-144). Suivant son hypothèse, les concepts subjectifs et les définitions ne coïncident pas, même si ces dernières sont indispensable dans notre saisie des concepts. Les définitions sont liées au langage et aux symboles, elles sont le moyen par lequel nous actualisons nos concepts subjectifs. La définition, au contraire de la description, pourrait être un moyen que Gödel qualifierait d’adéquat pour saisir les concepts. La description serait un des moyens par lequel nous appréhendons un concept, mais un moyen qui n’est pas adéquat car renfermant également un ensemble de sensations. Ainsi, les concepts subjectifs ne se réduisent pas à des entités linguistiques, ils apparaissent comme des éléments de la pensée (concepts primitifs) ou des combinaisons de ces éléments (concepts complexes) (Crocco forthcoming). En cela, la nature des concepts subjectifs et leur formation (des complexes à partir des simples) sont à l’image de l’espace objectif de Dieu. Mais ils s’en distinguent également, probablement en raison de la nature de la conscience dans laquelle ils existent, puisqu’alors l’ordre de formation (ordre de connaissance) n’est pas le même. En témoigne le fait que les primitifs dans la pensée de l’homme ne sont peut-être pas les primitifs de la pensée de Dieu et nos vérités ne sont peutêtre plus valables dans l’espace objectif des concepts. Une des raisons des limites propres à la connaissance conceptuelle subjective et que nous avons besoin du support du langage pour percevoir les concepts. Or le langage, affirme Gödel est un mode d’appréhension inadéquat des concepts, car il n’en est qu’une représentation. 246 3.3.3 Conclusion sur les trois niveaux d’existence L’analyse des distinctions entre les trois niveaux d’existence nous permet de dresser un premier schéma ontologique : Seienden conceptuels Seienden nonconceptuels Les concepts logiques les plus simples, Essences possibles, Existence ainsi que leurs liaisons permises par le comprenant celles qui objective (dans la concept fondamental d’application (qui est sont actualisées, conscience de un concept logique simple) ou esti comprises comme Dieu) des combinaisons des concepts simples Existence Concepts primitifs (qui, dans un premier Définitions ou subjective (dans temps, ne sont pas les mêmes que les descriptions ; Sinn de la conscience de concepts primitifs objectifs) et leurs combinaison de l’homme) combinaisons. concepts. (1) en extension : l’ensemble des objets Existence réelle (dans le monde) La chose décrite par les instanciant, en l’occurrence les l’essence, en objets mathématiques l’occurrence les (2) en intension : les concepts logiques monades. apparaissent eux-mêmes directement dans le monde comme éléments le structurant, comme liaisons entre les choses (3) à travers les symboles et les mots. Au regard du tableau présenté ci-dessus, une deuxième difficulté apparaît concernant la place que devraient y occuper le temps et l’espace. Ils semblent que nous devions les compter parmi les Seienden conceptuels. Plusieurs indices convergent vers cette conclusion. Il paraît peu probable que Gödel les considère comme des choses individuelles. Gödel adopte explicitement une posture relativiste envers ces entités ; il est d’ailleurs étonnant que Gödel les présente comme des Seienden. Probablement sont-ils conçus, à l’instigation de la théorie leibnizienne, comme le champ des relations entre les monades. L’espace et le temps résultent 247 véritablement de la possibilité d’action des monades. Même s’il reste surprenant de les voir comme des Seienden, en raison de leur dépendance ontologique, le fait qu’ils soient liés à un domaine de possibilités et de relations tend à les comprendre comme quelque chose de conceptuel. D’autre part, Gödel les range parmi les concepts métaphysiques (infra, 41-42). Ce ne sont sans doute pas des concepts primitifs, le concept fondamental dont ils découleraient serait celui de cause. En fait, il n’est pas impossible que ces concepts soient purement subjectifs, nous permettant de saisir d’une façon qui nous est propre une forme de causalité (infra, 89-90). Par conséquent, si nous dressons le schéma de la triple existence pour ces deux entités, nous obtenons : Existence réelle Existence subjective Existence objective Relations entre monades, Concepts d’espace et de Concept de cause possibilités d’actions temps, qui ne sont alors que des aspects du concept objectif de cause Le schéma ontologique obtenu à partir de la théorie de la triple existence des Seienden doit être confronté à une autre conception ontologique forte soutenue par Gödel, en particulier à ce qu’il appelle la « quadripartition » des choses, qui traverse également l’ensemble des textes inédits. Dès lors, il est déterminant pour donner tout son crédit à la théorie de la triple existence, de vérifier que le schéma ontologique qu’elle autorise sur les Seienden, choses actuelles, n’est pas en contradiction, et donc en concurrence dans la pensée de Gödel, avec le cadre ontologique plus général qui inclut tous les possibles. 3.3.4 La quadripartition des choses : le possible et l’actuel La hiérarchie des Seienden, accompagnée de l’idée d’une triple existence, offre un cadre métaphysique dans lequel se dessine un premier schéma ontologique entre concepts (subjectifs et objectifs) et choses non-conceptuelles. Mais deux autres distinctions ontologiques, plus fondamentales, sont à l’œuvre dans sa pensée, traversant l’ensemble des Max-Phil. Elles sont plus larges, car contrairement au cadre métaphysique qui se concentre sur les Seienden, c’est-à-dire sur ce qui existe actuellement dans le monde, elles touchent l’être. En l’occurrence il s’agit d’une quadripartition entre le possible et le réel, l’état de choses et la chose, qui elle-même reposerait sur une distinction plus fondamentale entre l’un 248 et le multiple. Ces distinctions apparaissaient en filigrane dans notre analyse des Seienden et de leur triple existence, il est donc important de souligner qu’elles ont fait l’objet d’une étude plus précise pour Gödel et qu’elles forment un tableau dans lequel s’insère la triple existence des Seienden. La quadripartition figure essentiellement dans les cahiers IX et X, 171 mais nous en trouvons encore des traces dans le cahier XIV. 172 La remarque dans laquelle Gödel la développe de façon plus systématique se trouve dans le cahier IX : Remarque (philosophie) : la classification la plus élevée des objets est celle entre unité et multiplicité. Les unités sont ensuite classifiées : Possible Réel Etat de choses Chose La différence entre possibilité et réalité a beaucoup de niveaux. La différence entre possibilité et réalité se rapporte aussi aux concepts : il est possible que A pense A possède (vraiment) une capacité de pensée. C'est ainsi que la possibilité « neutre » de ceci est d'une certaine façon localisée. N'en est-il pas de même dans le cas des réalités ? Avec cela, en même temps (dans l'exemple) le passage de la possibilité à la possibilité psychologique. La construction de la science repose vraisemblablement sur le fait que les possibilités sont déterminées et localisées. Les concepts de disposition correspondent aussi à la possibilité. Mais en un certain sens chaque concept désigne quelque chose de possible (plus précisément une chose possible) – (les concepts physiquement non-contradictoires désignent une chose physiquement possible) – mais c'est quelque chose de réel, tout comme un état de choses possible est quelque chose de réel, mais qui désigne quelque chose de non-réel ? Un fait possible est quelque chose de tout à fait semblable à une chose purement possible. Contre cela : la 171 Plus précisément dans les remarques [IX, 66-67], [X, 41] et [X, 45-47]. Dans la remarque [XIV, 77-78], Gödel reprend les couples à l’origine de la quadripartition, qu’il considère alors toujours comme les couples d’opposés fondamentaux d’un point de vue ontologique. 172 249 possibilité des faits correspond au concept sous lequel cette chose tombe. [IX, 66-67] Gödel opère une première distinction, entre unité et multiplicité. Il semblerait que seule l’unité a de l’être. La pure multiplicité, sans unité pour la saisir, est informe. La notion d’unité est précisée dans la remarque [XII, 100-101] (infra, 213-214) dans laquelle Gödel pose deux types de « rassemblement », le premier purement mathématique qui est un rassemblement extérieur, le second, conceptuel, qui est structurel. Dans le second cas il possible de parler de totalité organique, dont la liaison entre les parties primes sur les parties elles-mêmes, contrairement aux unités mathématiques qui ne supposent pas d’interconnexion entre leurs parties (infra, 217). Ces unités se partagent suivant quatre catégories données dans un tableau à double entrées, suivant les couples possible-réel et état de choses-chose. Le réel doit faire référence au monde actuel, le possible quand à lui doit faire référence à l’ensemble des possibles dans l’entendement de Dieu, c’est-à-dire comme espace objectif des concepts. On retrouve ainsi une distinction à l’œuvre dans la triple existence des Seienden, entre conscience (conceptuel) et réel, mais elle ne s’applique plus aux seuls êtres actualisés. Le couple état de choses-chose doit certainement reprendre une distinction dans les unités proposées dans [XII, 100-101]. S’agit-il de la distinction entre unités mathématiques et unités conceptuelles, ou des deux unités « structurelles », c’est-à-dire conceptuelles ? La deuxième alternative est plus cohérente, d’une part parce qu’il est peu probable que les unités mathématiques aient une existence possible, d’autre part parce que les états de choses comme les choses ont besoin d’une unité structurelle assurée par des liaisons conceptuelles. L’état de choses correspond à l’application d’un concept à une chose (« choses + concepts = états de choses » (ibid.)). La chose correspond à l’application de concepts à d’autres concepts, générant ainsi des concepts compliqués (« plusieurs concepts mis ensemble = concepts compliqués » (ibid.)), jusqu’à former les essences de choses individuelles « concrètes » qui ne peuvent pas s’appliquer à d’autres choses (concepts ou choses). La distinction entre chose et état de choses relance la discussion autour du couple essenceaccident. Telles que nous venons de les décrire, les essences de choses concrètes sont des concepts qui pourraient être compris comme des concepts complets au sens de Leibniz. Dans ce cas le concept qui s’applique à une chose (dans un état de choses) peut-être compris comme une relation entre choses concrètes, relation basée sur l’essence de la chose. Gödel souligne cette conception leibnizienne de l’état de choses à la fin de la remarque [XI, 100250 101], et c’est une question qu’il reprend dans le cahier X.173 Cependant il n’est pas non plus impossible qu’il révise la conception leibnizienne et que l’état de choses soit pour lui la manifestation de l’actualisation d’une propriété accidentelle à partir d’un ensemble de possibles compatibles avec l’essence d’une chose (XIV, 5) voir (infra, 227), ce que Gödel appelle un « potentiel » propre à chaque individu. La suite du texte présente la notion de disposition qui pourrait être liée à celle de potentialité et qui soutiendrait alors notre hypothèse. Le fait que la différence entre réalité et possibilité a beaucoup de niveaux pourrait se rapporter à la triple existence des Seienden, ou du moins à l’existence réelle et l’existence conceptuelle des Seienden. Il ajoute l’existence dans la conscience de l’homme, en prenant l’exemple des concepts (simples et de leurs combinaisons) sur lequel s’applique la distinction entre réalité et possibilité. Les concepts logiques s’actualisent dans la pensée de l’homme dont ils sont les organes de connaissance. Ils sont alors dans le réel parce que notre conscience existe elle-même dans le réel. Les concepts logiques sont alors également nos éléments de pensée et les articulations de notre pensée (à travers les combinaisons). Mais d’une façon générale, les concepts logiques sont les organes d’action de toutes les choses individuelles du monde (infra, 207). La conséquence pourrait bien en être que certains possibles soient eux-mêmes plongés dans le réel : « c'est ainsi que la possibilité « neutre » de ceci est d'une certaine façon localisée ». L’idée d’une localisation du possible rappelle celle de position dans le monde. Le terme « neutre » pourrait être rattaché à une absence de détermination. La possibilité « neutre » serait donc liée à un individu (lui-même ayant une position dans le monde). Elle pourrait être l’ensemble de possibles compatibles avec son essence (potentiel), parmi lesquels l’individu lui-même, par sa propre volonté et force d’action, choisit ceux qu’il désire et les actualise. Cependant, cette possibilité neutre est à la fois localisée et déterminée, contredisant peut être l’hypothèse d’un potentiel. La contradiction peut disparaître au regard de la notion de disposition et de la construction des sciences. Les lois de la nature, liées au choix du meilleur des mondes possibles, contraignent l’ensemble des possibles dans le réel. Mais sous cette contrainte, un potentiel (ensemble de possibles non déterminés) reste présent. La potentialité s’opposerait alors à la disposition de l’individu. La disposition est une contrainte qui délimite la potentialité de l’individu et qui se rattache à l’essence de l’individu (à sa nature) ; l’essence ne pouvant être modifiée sous peine de modifier l’ordre du monde – sans quoi une explication 173 Notamment dans [X, 79-85], consacrée à Leibniz. 251 scientifique du monde ne serait pas possible, car celle-ci présuppose que l’ordre du monde suit une certaine rationalité. L’hypothèse suggérée quand au rapport entre potentiel et disposition, n’est bien qu’une hypothèse qu’il faudrait examiner à travers des thèmes tels que l’action, la volonté, la force et l’harmonie. La fin de la remarque questionne les rapports entre essence et existence au cœur de ceux entre réalité et potentialité pour les choses concrètes (au sens de Gödel). Toutes les essences de choses concrètes ne sont pas actualisées, mais toutes tendent à exister, si bien que Gödel peut parler de ce qui tombe sous un concept individuel possible non actualisé : « le concept d'une chose existe, au sens fort, comme la chose elle-même, quand elle existe ; mais même pour des choses qui n'existent pas mais sont possibles, ce qui tombe sous le concept sans être actualisé, a une existence "faible" » (IX, 10). Ce qui tombe sous un concept possible a une existence faible, parce qu’elle n’appartient pas au monde réel, mais existe bien tout de même. Son existence est alors probablement liée à un monde possible non actualisé. Le possible est lié au principe logique de non-contradiction, et dans la mesure où ce principe est respecté pour la formation d’une essence, cette essence, même non actualisée, aurait pu l’être, c’est-àdire qu’elle est « physiquement possible ». Le principe de non-contradiction leur confère de droit une existence (faible). D’autre part, que les possibles soient pensés par Dieu leur confère de fait une réalité. Ils sont alors des éléments de la pensée, des entités réelles, désignant des objets non réels. Ce qui se produit pour les choses est également valable pour les états de choses. Lorsqu’ils sont actualisés, Gödel les appelle des faits. La distinction entre état de choses et fait est précisée dans une remarque du cahier XII : Remarque (Philosophie) : « Etat de choses » signifie, au contraire de « fait », un état de choses possible. On dit par exemple : l'état de choses qu'elle décrit n'est pas réel, la relation de cause à effet est réelle entre deux faits ; au contraire la fonction de vérité n'existe qu'entre des états de choses (ou entre deux descriptions des faits), en tout cas entre deux choses purement conceptuelles (qui n'appartiennent pas au monde réel). Néanmoins elle a la particularité de ne rien ajouter à la description du monde (à condition qu'on comprenne par monde le réel par opposition au conceptuel). Une possibilité pourrait être un concept sous lequel exactement p et non-p (vu comme fait) tombe. [XII, 81] La notion d’état de choses se rapporte au possible, tandis que celle de fait se rapporte au monde réel. La vérité se place, avec les états de choses, du côté du possible, c’est-à-dire dans 252 les lois logiques nécessaires qui sont données par le principe de non-contradiction. La vérité se rattache donc aux relations conceptuelles dans l’entendement de Dieu. 174 Les états de choses sont des descriptions de faits, comme les essences sont des descriptions de choses, rappelant la relation de description ou de représentation (Abbild) entre réel et conceptuel de [XI, 16-18]. Dans ce cas, les états de choses possibles et non actualisés peuvent prétendre à la même existence faible que les choses possibles non actualisées. La vérité n’ajoute rien à la description du monde parce qu’elle se situe en amont de l’acte de création, dans l’entendement de Dieu. La dernière phrase pourrait faire référence à la notion de potentialité selon laquelle une propriété et sa négation peuvent toutes deux être compatibles avec l’essence d’un individu. Mais Gödel parle précisément de possibilité et non de potentialité. On peut envisager qu’il n’exclut pas une sorte de potentialité pour les essences non actualisées et seulement possibles. Dans ce cas, la notion de potentialité serait vraiment spécifique pour désigner le possible dans le réel, attaché aux individus actualisés. L’analyse de la remarque [IX, 66-67] complète ainsi le tableau posé par Gödel au début de la remarque et laissé vide. Nous proposons les quatre catégories suivantes : Possible Etat de chose Chose Réel Etats de choses Faits (possibles) Concepts Les choses elles- Essences mêmes dans le (possibles) monde La triple existence des Seienden est compatible avec la quadripartition, elle ne couvre simplement pas tout ce qui est décrit par cette dernière, en venant préciser la ligne liée aux choses, parmi lesquelles se trouvent les Seienden. Le possible est divisible en deux niveaux conceptuels, subjectif et objectif, et le réel correspond à l’existence réelle des Seienden. La quadripartition augmente donc la théorie de la triple existence en rendant compte des états de choses, c’est-à-dire de ce qui dans le cadre leibnizien correspond à des relations. La façon dont Gödel les conçoit n’apparaît pas de façon claire, mais il semble se distinguer du cadre leibnizien en introduisant les notions de potentialité et de disposition qui pourraient probablement inclure dans le schéma métaphysique de Gödel une sorte d’existence du 174 Par cette affirmation on trouve les prémices de la définition des vérités analytiques qui sont vraies en vertu des concepts qu’elles contiennent. 253 possible dans le monde réel lui-même ; et ce dans le but d’échapper au déterminisme leibnizien. 3.3.5 Conclusion sur la triple existence des Seienden : de la métaphysique à l’ontologie La hiérarchie des Seienden constitue un schéma métaphysique, un cadre qui se conçoit comme une monadologie d’inspiration leibnizienne. A travers la triple existence des Seienden, nous comprenons que le cadre métaphysique dévoile une ontologie. Elle nous donne les premières distinctions ontologiques laissant supposer un cadre ontologique plus large, précisé par la quadripartition des choses. Les premières grandes distinctions opérées à travers la triple existence sont celles entre concepts et choses non-conceptuelles et entre conceptuel et réel. La première précision apportée par la quadripartition est l’élargissement du schéma ontologique à tous les concepts possibles, à toutes les essences possibles, et non pas uniquement à celles des Seienden, c’est-à-dire aux concepts logiques et essences actualisées. La quadripartition précise ainsi les frontières du monde objectif des concepts. Tous les concepts complexes, y compris les essences de choses concrètes sont des combinaisons générées à partir des simples et du concept d’application. On pourrait alors supposer que toutes les essences possibles sont comprises « en puissance » dans les concepts logiques, primitifs qui se déploient suivant les règles objectives de combinaisons (déterminées par le concept d’application) pour engendrer les concepts complexes. D’autre part, la quadripartition conforte l’hypothèse de la distinction entre la conscience de l’homme et la conscience de Dieu, ainsi que celle qui en découle entre les concepts subjectifs et les concepts objectifs. Le possible est réel dans la mesure où il est pensé par la conscience de l’homme, elle-même ancrée dans le réel. Ainsi, les concepts logiques et leurs combinaisons correspondent aux éléments et à des articulations de la pensée ; de la pensée de Dieu mais également de la pensée de l’homme. Mais du point de vue subjectif, les concepts logiques et leurs combinaisons (l’espace des possibles) sont indirectement ancrés dans le réel, en vertu de la nature même de la conscience de l’homme, qui est un Seiende. De ce point de vue, ils sont liés à la représentation symbolique formelle ou linguistique (par des mots). Mais les concepts subjectifs ne sont pas eux-mêmes ces expressions linguistiques qui les représentent, et néanmoins ne peuvent pas être saisis indépendamment d’elles, c’est-à-dire sans le support matériel des symboles ou des mots. 254 Le rôle exact que jouent les symboles n’est pas encore clairement explicité, mais de nouveaux éléments pourront être apportés à la lumière de l’examen des relations entre les niveaux d’existence, réel, subjectif et objectif, présentées dans la remarque [XI, 16-18]. Pour l’heure, notons que les concepts subjectifs se forment dans la conscience de l’homme qui luimême, en tant que Seienden et qu’individu réel, est enchâssé dans l’ordre du monde. La pensée de l’homme, la façon dont il peut saisir les concepts logiques, ne peut se faire sans le biais de la représentation qu’ils ont du monde et le point de vue qui est déterminé par leur Einbettung. Nous percevons donc les concepts dans des complexes, en l’occurrence dans des descriptions comprises comme ensembles de manifestations sensibles et conceptuelles ; ce qui a pour conséquence que l’ordre de nos connaissances n’est pas le même que l’ordre des concepts dans le monde objectif des concepts. En admettant qu’il n’y ait pas une correspondance parfaite entre nos concepts et les concepts objectifs, une brèche est alors ouverte, laissant la place à l’incomplétude, . La différence entre les deux ordres de concepts explique pourquoi nous ne connaissons toujours pas les « vrais » concepts primitifs, ceux-là mêmes qui fonderaient une théorie des concepts ainsi qu’une métaphysique satisfaisantes. L’homme est donc pris dans le réel et ne peut percevoir les concepts qu’à l’occasion de l’expérience, c’est-à-dire qu’à l’occasion de l’ensemble de ses perceptions, y compris sensibles. Les manifestations conceptuelles, qui nous viennent de la perception conceptuelle et qui dirigent notre attention vers le monde objectif des concepts, sont alors prises ou mêlées à des manifestations sensibles, qui nous viennent de la perception sensible et qui dirigent notre attention vers le réel. Dans ce contexte, les symboles peuvent apparaître comme des guides pour isoler les manifestations conceptuelles des manifestations sensibles, telles les ombres sur les murs de la caverne dans l’allégorie platonicienne. Mais ils sont eux-mêmes des entités sensibles matérielles, donc réelles, qui sont à l’origine de certaines limitations. Par ailleurs, la différence entre la conscience de Dieu et la conscience de l’homme qui se comprend par l’Einbettung de l’homme dans le monde, alors que Dieu est au-dessus du monde, suggère la nature temporelle de la pensée de l’homme s’opposant à la nature atemporelle de l’entendement divin. Or cette temporalité pourrait elle aussi être à l’origine de certaines limitations dans notre connaissance. Le réel se présente comme un intermédiaire entre la conscience de l’homme et la conscience de Dieu, il détermine également la nature de la conscience de l’homme. De lui dépend notre accès au monde objectif des concepts, mais également certaines limitations à 255 l’origine de l’incomplétude (Unvollkommenheit).175 Ce rôle intermédiaire du réel tout comme l’incomplétude qui lui est liée, apparaît donc plus distinctement à la lumière des relations entre les trois niveaux d’existence. Un dernier point mérite d’être souligné pour conclure sur la triple existence des Seienden ; il concerne l’influence leibnizienne du cadre dans lequel s’inscrit la pensée de Gödel. L’idée que le possible (les concepts logiques et leurs combinaisons) correspond aux éléments de la pensée et aux articulations de la pensée, aussi bien en Dieu que dans la conscience de l’homme, peut probablement être rattachée à la distinction entre les idées in mente Dei et les idées in mente homini, suggérée par Mugnai et Nachtomy, et reprise par Crocco pour éclairer les notions gödeliennes de Sinn et de Bedeutung, ainsi que d’intension et d’extension. Il est vrai que Gödel admet, conformément à ce qui semble être le cas pour Leibniz, que les possibles ont une réalité ne serait-ce que parce qu’ils sont pensés par Dieu ; et Gödel ajoute également une réalité dans le monde réel parce qu’ils sont pensés dans la conscience de l’homme qui est elle-même réelle. Mais Gödel pourrait se distinguer de Leibniz, car la réalité qu’il accorde aux concepts logiques dépasse cette affirmation. En tant que Seienden, ils ont une existence indépendante de toute conscience. Dans sa vision animiste des concepts, Gödel les conçoit comme des « esprits » séparés, serviteurs de Dieu et de l’homme (Crocco forthcoming). Ce qui pourrait encore les relier à la conscience est l’idée qu’ils sont des « organes » de la conscience. Le deuxième point sur lequel on peut envisager une modification du cadre leibnizien concerne les rapports entre essence et accident. Gödel pourrait réviser ces deux notions à travers celles de potentialité et de disposition qui semblent jeter dans le monde réel un ensemble de possibles non actualisés, lié à un individu et à son essence, laissant probablement une place à la liberté des esprits dans le monde. Cette hypothèse est soutenue par les remarques que l’on trouve dans (Wang 1996, 309) sur la séparation du monde entre « wish and fact » (remarque 9.4.1) qui constitue la signification du monde. 175 Nous traduisons le terme Unvollkommenheit par incomplétude et non par imperfection, car il est lié à la question de l’incomplétude mathématique, c’est-à-dire vraiment à l’idée de quelque chose de non achevé, qui n’est pas complet. Ce que Gödel qualifie d’unvollkommen dans les Max-Phil est la source de l’incomplétude mathématique. Les phénomènes d’incomplétude dans le cadre de la métaphysique ont quelque en chose de commun avec le phénomène d’incomplétabilité des mathématiques décrit dans la Gibbs lecture. Voir section 3.6. 256 3.4 Les relations entre les trois niveaux d’existence Les trois niveaux d’existence, le réel, la conscience de l’homme et la conscience de Dieu, sont dans des relations d’expression : relation de « réalisation », relation de « représentation » (Abbildung) ou « description », et relation de « présentation » (Darstellung). De ces trois relations émerge de façon plus précise l’idée que le réel, qui exprime d’une certaine façon le monde objectif des concepts, et dans lequel la conscience de l’homme s’inscrit, est l’intermédiaire entre les deux consciences. Mais se dessine également une conséquence du fait que nous ne sommes capables de saisir les concepts objectifs que par le biais du réel : l’incomplétude de nos connaissances. Le réel, et toutes les choses qu’il renferme, revêtent un caractère incomplet, y compris notre conscience dont l’existence est alors temporelle et dont toute action implique une temporalité. Cette conséquence sera d’avantage explicitée à travers la section 3.6. Dans cette partie nous nous attacherons plus spécifiquement à la possibilité de cette entre-expression des niveaux d’existence, autorisant l’hypothèse d’une connaissance humaine à l’image de celle de Dieu. Nous pouvons avoir un accès au monde objectif des concepts, et prétendre atteindre la véritable connaissance, grâce au réel qui exprime le monde des concepts et au monde des concepts qui se reflète dans le réel. La première tâche consiste à préciser les trois relations données par Gödel dans la remarque [XI, 16-18] afin de comprendre en quoi le réel exprime le monde objectif des concepts et inversement. L’idée de la conscience de l’homme à l’image de celle de Dieu, doit également aider à confirmer le rôle intermédiaire du réel. La seconde tâche est de comprendre l’origine de la possibilité d’une entre-expression entre réel et conceptuel, en l’occurrence il s’agit du principe d’harmonie préétablie et de l’idée d’un détour par la matière. Dans le réel, toutes les choses non matérielles ont une manifestation matérielle qui reflète la chose dont elles sont la manifestation et que l’on peut percevoir par les sens. Tous les Seienden ont une telle manifestation dans le réel, y compris les concepts logiques avec les symboles. Les lois mécaniques des manifestations purement matérielles reflètent, grâce au principe d’harmonie préétablie, les lois de la nature qui règlent l’action des choses qui sont de niveaux différents. Ainsi, la combinatoire finie reflète les lois logiques du monde objectif des concepts. Enfin, nous pourrons préciser le rôle des concepts dans notre connaissance grâce à l’analyse de la 257 remarque [XIV, 97-99].176 Les symboles nous aident à saisir les concepts objectifs que nous percevons dans des descriptions complexes qui nous viennent de l’expérience. 3.4.1 Réalisation, représentation ou description, présentation Dans la remarque XI 16, après avoir décrit les trois niveaux d’existence des Seienden, Gödel esquisse différentes relations entre le réel et le conceptuel.177 Il ne précise alors pas s’il parle du conceptuel subjectif ou objectif, ou il en parle d’une façon générale, incluant les deux niveaux. Nous privilégierons cette dernière possibilité. Car si nous excluons d’emblée le troisième niveau, objectif, nous risquons de trop restreindre le propos de Gödel. La section précédente nous a montré que la distinction entre subjectif et objectif, loin d’être négligeable, est tout au contraire primordiale. Par ailleurs, le choix de comprendre les relations entre le réel et le conceptuel en général, incluant les deux niveaux, offre une interprétation incontestablement plus féconde, soutenue par un certain nombre de passages des Max-Phil abordant ce point. Comme le souligne la section 3.1.3, Gödel mentionne trois relations présentes entre le réel et le conceptuel, du moins utilise-t-il trois termes différents pour en parler, les trois se rapprochant de l’idée de relation d’expression. La première est la relation de réalisation (Realisierung) : le réel est la réalisation du conceptuel. La seconde est la relation de représentation (Abbild) ou de description (Beschreibung), selon laquelle le conceptuel est une image ou une description du réel, sauf dans le cas des concepts logiques. Enfin, la troisième est une relation de présentation (Darstellung) selon laquelle le réel est une présentation – incomplète – du conceptuel. De nouveau, à l’examen de ces relations, le statut particulier des concepts logiques ressort, étant donné que les trois rapports entre réel et conceptuel se modifient dans leur cas. D’ailleurs, Gödel traite les deux cas séparément, quand bien même les relations décrites semblent aller dans le même sens. En consacrant une nouvelle section portant sur les relations entre les différents niveaux d’existence, nous souhaitons préciser les questions soulevées en 3.1.3 au regard de l’analyse réalisée en 3.2, concernant les concepts logiques compris comme Seienden, et de l’examen plus approfondi des distinctions entre ces trois niveaux, proposé en 3.3. 176 177 Nous n’avions pour l’instant qu’effleurer les rapports entre symboles et concepts subjectifs (infra, 235). Voir la section 3.1.3. 258 Relation de réalisation La relation de réalisation est envisagée selon les deux cas ; Gödel commence par les concepts logiques en affirmant que « la combinatoire et la sémantique sont la réalisation de la logique ». Nous supposons que la sémantique soit un aspect du langage qui repose sur les objets mathématiques, en tant qu’aspect extensionnel de la logique et en tant que ces objets sont liés au réel (ils peuvent être compris comme des choses concrètes au sens de Gödel).178 La combinatoire renvoie aux symboles et à la combinatoire finie. Les symboles sont ce qui nous aide à isoler les manifestations conceptuelles prises dans l’ensemble de nos perceptions, y compris sensibles (infra, 241-242). Gödel n’explicite pas le fait que les concepts logiques en intension se trouvent également dans le réel, si ce n’est qu’ils « apparaissent » dans le monde. Ils peuvent au moins y apparaître en intension en tant qu’organe d’action des choses réelles. Ensuite seulement, dans la phrase suivante, Gödel parle de tous les autres Seienden, et en fait de toutes les choses non-conceptuelles puisqu’il inclut Dieu,179 en affirmant que l’« on doit distinguer l’espace du concept d’espace, Dieu du concept de Dieu ». Le concept d’une chose non-conceptuelle est objectivement une essence, subjectivement l’appréhension de cette essence par des concepts subjectifs (infra, 231) et (infra, 240-246). D’un point de vue logique l’essence est effectivement considérée comme un concept complexe. L’analyse de ce passage ne nous apporte rien de plus que les conclusions auxquelles nous a conduit la distinction entre les trois niveaux d’existence des Seienden et nous nous reportons donc à ce que nous avons déjà établi alors dans la section précédente. Cependant une question relative à la relation de réalisation subsiste. Elle concerne la raison pour laquelle Gödel traite bien distinctement le cas des concepts logiques d’un côté et celui de tous les autres Seienden de l’autre, alors même que dans les deux cas la relation semble identique, c’est-à-dire que le réel est toujours considéré comme la réalisation du conceptuel. Les concepts logiques sont d’une nature profondément différente de celle des autres choses, et si Gödel affirme pour ce dernier cas que « la même chose se trouve à un plus haut degré de « réalisation » dans le réel que dans le conceptuel [IX, 76-77] (infra, 233), le pourrait-il dans le cas des concepts logiques ? Il est probable que non. Si le niveau dans lequel une chose non-conceptuelle a sa plus haute « réalisation » est le réel, il est possible que dans le cas des concepts logiques ce niveau soit celui objectif, de la conscience de Dieu. Par « plus haut degré de réalisation », peut-on entendre le niveau dans lequel le Seiende est le moins 178 Voir (Infra, 217). Dieu est un objet non-conceptuel, mais n’est pas un Seiende étant donné qu’il n’est pas dans le monde, et plus exactement qu’il n’a pas de corps. 179 259 limité ? Une chose non-conceptuelle serait moins limitée en étant actualisée qu’en ne l’étant pas, car son essence ne s’exprimerait pleinement qu’en étant réalisée dans le monde. Au contraire, un concept logique est moins limité dans l’entendement de Dieu que dans le réel, c’est-à-dire là où il peut exprimer toutes les liaisons conceptuelles qui lui sont permises d’exprimer, d’entrer dans toutes les liaisons conceptuelles dans lesquelles il lui est possible d’entrer. L’existence des concepts logiques dans la conscience de Dieu serait également moins limitée que leur expression à travers des symboles, qui ne rendent peut-être pas pleinement compte de l’ensemble des liaisons conceptuelles objectivement possibles. La relation de réalisation n’a donc pas les mêmes conséquences pour tous les Seienden, en l’occurrence en fonction des choses non-conceptuelles ou des concepts logiques. Relation de représentation ou de description La seconde relation, de représentation ou de description, ne suit pas le même sens dans le cas des concepts logiques que dans celui des Seienden de niveau supérieur. En effet si pour ces derniers les concepts ne sont que de simples représentations (descriptions) des choses réelles, dans le cas des concepts logiques c’est le langage, incluant le formalisme, c’est-à-dire la réalisation de la logique dans le réel, qui n’est qu’une simple représentation des concepts logiques. Gödel renvoie ici de façon assez vague « aux niveaux supérieurs » des Seienden, sans véritablement dire qu’il s’agit de tous les Seienden à partir de l’espace et du temps, comme il le fait pour la relation de réalisation. Probablement est-ce parce que plus les Seienden sont proches de Dieu dans l’échelle, plus leur existence réelle est riche et complexe, ils peuvent par exemple être pris dans un plus grand nombre de connexions contingentes : « Aucune donnée sensible ne peut être pleinement appréhendée conceptuellement (elles sont d’une complexité infinie) » [X, 62]. Le fait que le sensible ne peut être appréhendé pleinement en raison de sa complexité infinie, renvoie sans doute bien plus aux limites de notre point de vue subjectif, qu’au point de vue objectif. Dieu est capable d’une analyse infinie, il connaît même les choses dans toute leur infinité, sans avoir besoin de les analyser. La différence entre l’essence d’une chose et la chose elle-même se trouve sur un autre niveau : il s’agit alors d’une différence entre possible et actuel. La seule « complexité » qui n’est pas saisie par les essences est la nature propre aux choses du monde, c’est-à-dire que les essences ne peuvent que décrire leur activité, mais pas véritablement la vivre. Les essences n’ont pas d’expérience du monde. Mais cette différence ne signifie pas que Dieu ne connaît pas pleinement les choses et qu’il ne peut pas les décrire toutes complètement. 260 Ainsi, de notre point de vue, il est plus difficile de saisir la chose par une simple représentation conceptuelle ; d’une part parce que nos concepts ne sont probablement pas assez précis pour le faire, car nous sommes des êtres finis incapables d’analyser l’enchaînement infini de tous les contingents. D’autre part parce que la chose réelle est un être matériel dont la représentation dépend également de ce que nous en percevons par les sens. Il y a toujours, semble-t-il, quelque chose, propre au réel, qui échappe à la sphère conceptuelle, et ce y compris d’un point de vue objectif (infra, 179-180). Le réel est « le plus haut degré de réalisation » de la chose non-conceptuelle, ce qui se comprend également par la présence de l’action et de la volonté, qui sont certes en accord avec l’essence de la chose, mais qui n’existent pas à proprement parler dans l’essence, qui ne sont pas mise en œuvre dans la sphère conceptuelle, mais seulement dans le réel : « Non seulement les choses ont une essence, mais aussi des propriétés (en particulier des capacités et des forces), c'est à dire non seulement la chose a une essence, mais également ce qui se trouve dans la chose » (XII, 56). Gödel décrit l’existence de propriétés propres aux choses réelles qui ne se trouvent pas dans l’essence, en l’occurrence il doit sans doute parler de certaines capacités et forces, ces dernières étant pour Gödel assimilables à la volonté et à ce qui permet de réagir. Nous pouvons par exemple penser à la douleur ou au plaisir. Peut-être sont-ils dans une certaine mesure déterminés par notre essence, mais ils sont bien ressentis par la chose elle-même et ne se trouvent pas en tant que tels dans l’essence. Dans l’essence ne se trouve pas de sensations, ni de perceptions ou de changements de perceptions. Peut-être seulement dans le cas des concepts logiques, l’action se trouve-t-elle au niveau de l’existence objective. Ainsi, même dans l’entendement de Dieu, l’essence des choses n 'est qu’une simple représentation ou description des choses réelles. C’est en ce sens que nous devons les comprendre comme de simples « ombres » [IX, 76-77] et [IX 71]. Elles sont « la pensée de Dieu avant la création, enfin un « plan » de la chose » [IX, 76-77]. Dans le cas des Seienden non-conceptuels, le réel et le conceptuel se trouvent dans un rapport analogue à celui figurant entre une pièce de théâtre écrite et jouée. Comme nous l’avons suggéré dans la section 3.1.3, les deux sont dans ce double rapport de description et de présentation : la pièce écrite est une description, une trame, que doit respecter le jeu des acteurs, mais le jeu des acteurs nous fait véritablement sortir de l’écriture pour rendre la pièce « vivante ». Il est également susceptible d’ajouter un certain nombre de nuances que nous ne pouvons pas saisir par le seul texte. En cela, la pièce jouée est une présentation – parmi d’autres présentations possible – de la pièce écrite. Une remarque du cahier XI exprime ce double rapport entre le réel et le conceptuel : 261 (D'après le principe selon lequel la réalité surpasse toujours ce qui est présent dans la nature de la chose : à celui qui joue bien, vient aussi la bonne carte.) Dans un certain sens la réalité surpasse le royaume des idées. En même temps elle montre ce qui est dans les idées, comme dans un verre grossissant (en particulier aussi nos erreurs). [XI 47-48] Le dicton choisi par Gödel donne une lumière toute particulière à la distinction entre essence et chose réelle, dans la continuité de notre analogie avec la pièce de théâtre. L’essence (la pièce écrite) serait comme les cartes que nous avons entre les mains, la chose réelle (la pièce jouée) correspond à ce que nous en faisons. Il est tout à fait remarquable de voir à quel point ce dicton est anti déterministe. Peu importe que notre jeu soit bon ou mauvais, ce n’est pas tant les cartes que nous avons en notre possession qui déterminent notre victoire ou notre défaite, mais bien notre capacité à en tirer le plus grand profit. Un bon joueur saura profiter de toutes cartes qui lui sont données ; aussi, pour lui, toutes les cartes sont en un sens bonnes. La façon dont nous agissons dans le monde, conduite par notre volonté, qui désire voir s’actualiser un état possible du monde parmi l’ensemble des possibles,180 est comparable à la façon dont nous menons notre jeu à partir d’un ensemble donné de cartes. C’est ce en quoi consiste la liberté des substances du monde et qui fait que la réalité dépasse le royaume des idées objectives. Mais « en même temps elle [la réalité] montre ce qui est dans les idées », elle en est une présentation, ce qui peut être développé à travers la dernière relation. Relation de présentation Dans la section 3.1.3, nous soulignions plus spécifiquement le caractère « incomplet » de la relation de présentation. La première hypothèse, expliquant ce caractère, serait que le réel élimine les possibles en actualisant à chaque instant un seul état possible du monde, et donc un seul état possible de chaque substance, à l’image de la pièce de théâtre jouée qui n’est qu’une présentation possible parmi d’autres de la pièce écrite, dépendant de certains choix du metteur en scène, du jeu des acteurs, etc. Cette première hypothèse peut être précisée par la notion de potentiel. L’essence d’une substance du monde renferme tout son potentiel, c’est-àdire tout ce qui peut lui arriver, mais toutes ces propriétés et relations possibles ne sont pas actualisées. La substance serait donc en ce sens incomplète par rapport à son essence, parce qu’en tant que chose actualisée elle exprime moins de propriétés (possibles) que ce que son essence contient. La deuxième hypothèse, qui n’est pas incompatible avec la première, est liée 180 Notre interprétation suppose celle concernant l’existence pour Gödel d’un ensemble de possibles rattaché à l’essence d’un individu, et qui, par l’actualisation de cet individu, se trouve plongé dans le monde réel, sous la forme de ce que Gödel appelle le « potentiel » d’un individu. 262 à l’idée que l’incomplétude tire son origine de « l’existence du péché » [XI, 16-18] et de « nos erreurs » [XI, 47-48]. Cette forme d’incomplétude serait imputable à l’homme, et plus exactement à sa propre nature incomplète se manifestant par un caractère temporel. Contrairement à Dieu, être atemporel, nous ne percevons et concevons les choses qu’à travers la succession des différents instants, et notre action, ainsi que ce que nous créons, n’est produit qu’à travers cette même succession. Par conséquent, ni notre connaissance, ni notre action ne sont complètes, c’est-à-dire globales et achevées. D’où également la possibilité de l’erreur, puisque nous n’avons qu’une connaissance partielle du monde, et que notre action n’est pas pleinement éclairée. L’idée du réel comme présentation incomplète des concepts est donc susceptible de renfermer deux formes d’incomplétude : du réel lui-même qui ne présente qu’une partie de tous les possibles et de l’homme, être réel ancré dans le monde, revêtant un caractère temporel, manifestation de ses propres limites par rapport à Dieu.181 Dans le cas des concepts logiques, c’est leur réalisation dans le réel (le langage et les symboles) qui est tout à la fois image (description) et présentation incomplète de leur existence conceptuelle, ce qui est probablement dû au fait, déjà souligné plus haut (infra, 259260), que les concepts ont leur plus haut degré de réalisation dans l’entendement de Dieu et non dans le réel. Puisque les concepts logiques sont les concepts exprimant l’ensemble des possibles, le réel ne nous en présente qu’une partie. Même si les symboles rendent compte des concepts en intension, et sont en cela des images du conceptuel, sommes-nous capables de voir grâce à eux l’ensemble des cas auxquels nous pouvons appliquer les concepts logiques sans se tromper ? Il semble bien que non du fait de la double incomplétude propre au réel. L’exemple le plus symptomatique, mentionné par Gödel en [XI, 16-18], est celui du concept d’autoréflexivité, pour lequel nous ne pouvons que constater l’impossibilité de son application dans certains cas, en l’occurrence dans le paradoxe logique impliqué par le concept de concept qui ne s’applique pas à soi-même, sans véritablement comprendre l’origine de cette impossibilité. 3.4.2 La conscience de l’homme à l’image de la conscience de Dieu La remarque XI 16-18 étant axée sur la distinction du réel par rapport au conceptuel, n’explicite pas la relation entre le niveau subjectif et le niveau objectif. Elle ne peut que nous laisser supposer que les deux ont quelque chose de commun, puisque Gödel en parle d’une façon générale, mais n’offre aucun détail. Il est possible de dégager de nouveaux indices à 181 Voir section 3.6. 263 partir d’autres passages des Max-Phil. Le premier est que Gödel s’attache à l’idée théologique de Dieu créant l’homme à son image. Toutes les créatures sont à leur façon à l’image de Dieu,182 mais les hommes sont ceux qui lui ressemblent le plus car ils sont doués de raison, ce qui les poussent à connaître les choses comme Dieu. L’homme prend une place particulière dans le royaume des créatures de Dieu, parce qu’il partage avec lui certains traits que nous ne retrouvons pas chez les animaux. Plus spécifiquement Gödel parle de la capacité de réflexion (infra, 196-197), apparaissant à la source de la justice et de la raison, dont seraient également dépossédés les animaux. Gödel exprime la ressemblance entre l’homme et Dieu comme une forme d’identification dans une remarque du cahier XI : Philosophie : Représentation [Vorstellung] embrouillée = grand nombre de représentations [Vorstellungen] faibles ? Liberté de l'homme ≡ être au même niveau que Dieu (≡ posséder la raison) ? ≡ refléter soi-même et ses actions. Question : Est-il impossible de se connaître soi-même sans concepts ? [XI, 60, 1] La première question est probablement relative aux représentations qui sont en nous, du fait que nous sommes un point de vue du monde. Notons que Gödel utilise le terme Vorstellung pour parler des représentations qui sont en nous, dans le contexte de sa monadologie. 183 Vorstellung se distingue donc de la relation de représentation pour laquelle Gödel emploie de préférence le terme Abbild. L’identification à Dieu, exprimée ici sous la forme d’une équivalence, spécifique à l’homme, consiste dans la possession de la raison et la réflexion de soi ainsi que de ses propres actions (autoréflexion). La question suivante semble poser la nécessité des concepts pour la connaissance. Se connaître soi-même semble engager la possibilité de toute connaissance, puisque c’est à travers sa propre essence que nous pouvons percevoir conceptuellement les choses du monde. Mais cette théorie, qui repose sur l’Einfühlung, implique que nous ne pouvons pas uniquement nous connaître nous-mêmes uniquement à travers nos perceptions sensibles. Plus fondamentalement, se connaître soi- 182 Voir [XI, 43] et [XII, 118]. Voir (Wang 1996, 291-292) dans la remarque 9.1.8, où Gödel parle des représentations du monde dans les monades comme des Vorstellungen : « it is an Leibnizian idea that monads are spiritual in the sense that they have consciousness, experience, and drive on the active side, and contain representations (Vorstellungen) on the passive side ». 183 264 même peut signifier connaître sa véritable nature, c’est-à-dire son essence. Or la connaissance de n’importe quelle essence, y compris la nôtre, est une connaissance conceptuelle. La question est alors de savoir dans quelle mesure nos concepts subjectifs sont susceptibles d’être des images des concepts objectifs. Sont-ils directement des images de l’espace objectif, auquel cas nous pourrions supposer une forme d’innéisme ? Ou bien ne le sont-ils qu’indirectement, du fait par exemple de notre propre essence, que nous pouvons peut-être percevoir grâce à notre capacité de réflexion ? Gödel évoque la possibilité de quelque chose qui serait en nous avant même toute perception sensible : Philosophie : Le système de l'harmonie préétablie n'est qu'une extension du fait incontestable que nous avons en nous des idées qui sont en accord avec le monde réel, avant toute perception des sens (car autrement nous ne pourrions jamais nous orienter dans le monde), et du fait que cela est beaucoup plus essentiel que les perceptions des sens pénétrant en nous depuis l'extérieur par « influxus realis ». [XI, 36] Nos concepts sont à la fois à l’image du conceptuel en Dieu, mais aussi du réel ; et ce, non pas parce que nous formons nos concepts par abstraction à partir des choses réelles que nous percevons, mais par un principe plus fondamental que l’harmonie préétablie. Il doit s’agir du principe qui accorde l’action de toutes les monades entre elles. Or pour Gödel cet accord est déterminé par l’action des concepts logiques qui choisissent les choses auxquelles ils s’appliquent. Ils déterminent l’essence des choses et de ce fait leurs actions dans le monde. Ils sont alors là avant toute perception sensible, avant l’actualisation des essences comprises comme des combinaisons de ces concepts simples. Lorsque les essences s’actualisent, les concepts logiques deviennent des organes d’action. En l’occurrence pour la conscience de l’homme ils deviennent les articulations de la pensée. Les concepts logiques nous sont donc donnés à travers notre essence. En vertu de notre capacité de perception, il nous est donc possible de les percevoir à travers notre propre essence. Serait-il alors possible pour nous de percevoir directement les concepts logiques sans passer par le réel ? Ce n’est pas évident, dans la mesure où il est probable que nous ne percevions notre essence qu’à travers notre expérience, c’est-à-dire qu’à travers une perception de nous-mêmes, revenant à percevoir les concepts logiques à travers une image de nous-mêmes : « Par quoi se distingue la perception de moi-même de celle d’autres choses, si elle aussi ne consiste que dans la présence d’une image ? » (X, 33). Nous avons une pensée conceptuelle mais qui ne se déploie pas comme celle de Dieu et 265 qui ne mobilise pas non plus les mêmes moyens. 184 L’analyse conceptuelle d’un concept d’individu est une analyse infinie, dont seul Dieu est capable. Enfin, même si les concepts et leurs liaisons ne dépendent pas du réel, nous ne pouvons les connaître qu’à travers le réel, et donc seulement à travers nos perceptions. Les symboles et les mots apparaissent alors comme un support nécessaire pour délimiter nos manifestations conceptuelles. Dans la pensée de Gödel, le réel figure véritablement comme intermédiaire entre le niveau subjectif et le niveau objectif. Ce point, développé par Gödel d’une façon générale à travers l’idée de détour par la matière, suppose une harmonie entre ce qui est matériel et ce qui, au contraire, est « spirituel », c’est-à-dire propre à l’esprit, puis d’une façon plus spécifique – comme cas particulier – entre les symboles et les concepts objectifs. Ce qui est matériel est véritablement ce qui nous rend accessible le niveau supérieur, objectif. 3.5 Rôle intermédiaire des symboles entre les concepts subjectifs et les concepts objectifs Par son ancrage dans le monde le réel, la conscience de l’homme n’a d’accès au monde objectif des concepts qu’à travers ses propres perceptions. Les essences (concepts objectifs) des choses se reflètent dans le monde, car le réel est une présentation du conceptuel. Le réel exprime le conceptuel objectif, et il le fait de différentes façons selon chaque rang des Seienden qui suit ses propres lois d’action. Gödel évoque ce phénomène à la fin de la remarque [XI, 16-18].185 Par la représentation (Vorstellung) que nous avons du monde, nous percevons les choses sensibles, matérielles. Bien que de nature différente des manifestations conceptuelles qui produisent la connaissance, ce sont elles qui occasionnent la perception conceptuelle. Le réel est ainsi l’intermédiaire entre nous et le monde objectif des concepts. Derrière cette idée se cache celle de détour par la matière. Gödel défend l’idée que dans le réel, ce qui n’est pas de nature matérielle est toujours lié à une manifestation matérielle, avec laquelle elle se trouve dans un rapport d’entre-expression. La manifestation matérielle est perceptible par les sens, et du fait qu’elle reflète quelque chose de ce dont elle est la manifestation, elle nous en donne un accès. Grâce à la possibilité d’un détour par la matière, nous pouvons saisir et 184 185 Voir la section 3.3.2. Voir la section 3.1.3 266 connaître des choses que nous ne pouvons pas percevoir directement. En particulier ce détour vaut pour saisir les concepts logiques par le biais de leur manifestation sensible, les symboles. Mais l’idée de détour par la matière se fonde sur le principe d’harmonie préétablie leibnizien qui accorde les lois d’action propres à chaque rang des Seienden, et notamment celles de l’âme et du corps. Grâce à ce principe, à partir de la perception des monades inférieures, nous sommes capables de saisir quelque chose des monades supérieures. Or Gödel en appliquant l’idée de détour par la matière au cas des concepts et des symboles qui les représentent, altère le principe d’harmonie préétablie. Les concepts logiques en tant que Seienden, ne sont pas supérieurs à la matière. D’autre part, ce que nous visons dans le cas des concepts logiques, ne sont pas tant leur apparition dans le réel, en tant qu’organe d’action des monades, que les concepts tels qu’ils existent dans la conscience de Dieu. Le détour par la matière, dans ce cas, ne doit pas correspondre à un rapport d’expression entre des choses réelles, mais entre des choses qui sont sur différents niveaux d’existence, en l’occurrence entre Dieu et le monde. Les premiers éléments susceptibles de nous aider à comprendre l’idée de détour par la matière dans le cas des concepts et des symboles, porte d’abord sur l’idée générale de détour de la matière. Il s’agit alors de voir comment cette idée prend source dans le principe leibnizien d’harmonie préétablie, pour ensuite s’intéresser à la façon dont Gödel l’applique aux concepts et aux symboles. Ce qui est visé à travers le détour par les symboles sont les concepts logiques primitifs que nous percevons encore plus indirectement que les essences, car nous ne les percevons qu’à travers ces essences, concepts complexes. L’explication du détour par la matière, l’examen plus spécifique du cas des symboles dans notre saisie des concepts logiques, doit nous permettre de mieux cerner la thèse exposée par Gödel dans la remarque [XIV, 97-99] : « la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose. (Nous ne pouvons pas diriger notre attention directement sur les concepts. Ceux-ci sont d’une certaine façon "derrière" nous.) » (infra, 236). 3.5.1 Détour par la matière et harmonie préétablie Que le réel joue le rôle d’intermédiaire entre le niveau objectif et le niveau subjectif, et d’une façon plus générale encore que les trois niveaux soient dans des relations mutuelles d’expression ou d’image, est permis grâce à l’idée d’harmonie, que Gödel reprend explicitement de Leibniz. Gödel reconnaît les deux formes d’harmonie leibnizienne, une 267 première entre toutes les substances du monde permettant l’accord des réactions des différentes monades, la seconde entre les monades matérielles (ou corporelles) et les esprits.186 Nous en trouvons des traces dans l’ensemble des Max-Phil : dans le cahier X, à l’occasion d’une remarque intitulée « Remarque (philosophie) : Leibniz » [X, 42-44] Gödel reprend la notion d’harmonie préétablie. Il l’a reprend également de façon implicite dans une autre remarque intitulée « Remarque sur Leibniz » [X, 59-62], en discutant de l’accord entre les propriétés propres à l’âme et les formes matérielles dans lesquelles ces propriétés s’expriment. La notion d’harmonie préétablie figure également dans le cahier XI, à nouveau à l’occasion de références à Leibniz, par exemple en (XI, 28-29), faisant du corps « l'hôte "convenable" […] de l'âme », et de la matière « une image de l’âme ». Gödel distingue bien les deux types d’harmonie, puisque par exemple, toujours dans le cahier XI, il parle de « la concordance des différentes substances (harmonie) [qui] est d'après Leibniz une des preuves les plus fortes de l'existence de Dieu » (XII, 98), il n’utilise alors pas la notion d’harmonie préétablie, mais simplement d’harmonie, la première étant exclusivement réservée à l’accord corps-âme, matière-esprit. Gödel comprend l’harmonie préétablie comme ce qui permet d’établir une correspondance entre les monades de différents niveaux, monades purement matérielles et monades spirituelles. Ainsi le monde supporte deux types d’évènements en fonction de ces deux types de monades : les phénomènes spatio-temporels qui dépendent directement des monades matérielles.187 les phénomènes spirituels dépendant des âmes et des esprits. Mais, bien que distincts, ils ne se déroulent pas totalement de façon séparée. L’enchaînement des évènements spatio-temporels n’est pas indépendant de celui des évènements spirituels et inversement. L’harmonie préétablie doit nous permettre de voir le monde selon deux strates dont le déroulement coïncide ; en d’autres termes, l’harmonie entre les monades inférieures (les corps), c’est-à-dire le fait qu’à un actus coïncide une passio dans un autre corps, concorde avec l’harmonie des monades supérieures (âme), c’est-à-dire qu’à la satisfaction du désir de certaines coïncide la non satisfaction du désir d’autres monades, ou encore qu’à la volonté triomphante des unes coïncide la volonté affaiblie des autres. Les deux types d’évènements, se déroulant simultanément, sont alors comme deux aspects différents du monde. 186 Le terme « esprit » au lieu de « monade spirituelle » offre l’avantage de la généralité en incluant également les concepts logiques, que Gödel qualifie bien d’esprits (IX, 53), mais qu’il ne considère pas pour autant comme des monades ou des substances du monde. 187 Ce sont les corps, entités purement matérielles, qui accomplissent les actions et qui pâtissent. Ainsi, ce sont eux qui rendent possible les relations entre substances, à savoir les relations spatio-temporelles. 268 Ainsi, comme Gödel l’affirme à la fin de la remarque [XI 16-18], le monde dans sa totalité peut être expliqué suivant l’un ou l’autre des deux aspects, ce qu’il souligne également dans le cahier X : L'harmonie préétablie permet un grand nombre de connexions différentes, isolées et conformes aux lois, dont une est la description purement mécanique de la nature. Celle-ci repose sur le fait que ce qui se produit dans les monades de genre inférieur ne dépend, dans ces monades, que des événements précédents. Comme en général tout ce qui se produit dans une monade dépend seulement de ce qui s'est déjà produit en elle. [43] De la même manière la description sociologique, sans référence à des processus matériels, doit être vraisemblablement privilégiée dans le but [d’établir] d’autres connexions. [X, 42-43] Les deux harmonies d'inspiration leibnizienne, mentionnées au début de cette section et telles qu’elles sont présentées ici par Gödel, sont concevables comme deux harmonies transversales : horizontalement, une harmonie réglant l’accord des monades d’un même niveau, verticalement une harmonie réglant l’accord entre monades de différents niveaux. En un sens, chaque niveau ne semble pas contenir plus d’évènements qu’un autre. La totalité du monde consisterait alors dans une même succession d’évènements concevable différemment suivant le niveau de monade considéré. Le grand nombre de connexions dont parle Gödel doit, suivant notre interprétation, correspondre aux différentes strates188 de monades, qui bien que distinctes et isolées les unes des autres, sont toujours « conformes aux lois ». Le fait qu’elles soient distinctes et isolées indique que chaque niveau de monade dépend de son propre principe d’harmonie (horizontale). Le fait qu’elles soient conformes aux lois pourraient signifier, ou bien que chacune d’elles suit une harmonie propre à son niveau, suit des lois qui lui sont propres, ou bien qu’au-delà de ces principes horizontaux qui les distinguent, elles dépendent de lois communes, c’est-à-dire dans ce cas que les harmonies horizontales suivent des principes plus fondamentaux encore, à savoir ceux de l’harmonie préétablie (verticale). Le 188 Il doit y avoir autant de strates différentes qu’il y a de niveaux de monades. En de nombreux endroits des Max-Phil, Gödel s’arrête plus particulièrement sur les corps matériels et le niveau des âmes, mais il en considère d’autres. Dans la remarque ci-mentionnée, il parle d’une description sociologique du monde. Il ordonne les sciences en fonction des êtres qu’elles prennent comme objet d’étude, et plus précisément en fonction du niveau de ces êtres : « L’ordre des sciences selon leur dignité est donc : logique, mathématique, jurisprudence?, physique, biologie, psychologie, histoire, théologie » (X, 47). L’ordre des sciences suit sensiblement celui des Seienden donné dans la remarque [XI 16-18]. La physique prend comme objets les relations spatio-temporelles, la biologie s’intéresse au vivant (qui aurait sans doute déjà une âme), la psychologie à la conscience individuelle, l’histoire à ce que l’on pourrait appeler la conscience collective et la théologie prend comme objets les consciences supérieures qui n’ont peut-être pas besoin d’être matérialisées (celles des anges). 269 monde, réglé par les différents principes d’harmonie, serait alors comme une symphonie, dans laquelle chaque instrument joue sa propre partition tout en suivant le schéma plus général du tout. Les strates du monde correspondant à des niveaux distincts de monades seraient comme chaque instrument qui, bien que s’exprimant indépendamment des autres, s’y trouve mêlé pour former l’harmonie de la symphonie. Notons que les remarques sur l’harmonie préétablie comportent une ambiguïté du fait que Gödel peut parler, en ce qui concerne la manifestation matérielle, aussi bien de la matière que du corps. Les rapports entre materia prima, materia seconda, matière et corps, sont encore flous, et probablement pourraient-ils être clarifiés à la lumière d’un examen plus spécifique des Max-Phil. Pour l’instant, nous soulignons la présence de ces notions dans les remarques de Gödel, elles viennent sans aucun doute de ses lectures leibniziennes dans la mesure où nous les trouvons dans les remarques consacrées à Leibniz. Mais il faudrait encore évaluer dans quelle mesure il se les approprie et peut faire varier la façon dont il faut les entendre. De prime abord, il semble tout de même que Gödel distingue bien la notion de corps de la notion de matière. La première fait référence à quelque chose de matériel, mais qui a une forme, une unité, probablement produite par l’âme. Le corps est une totalité organisée, tandis que la matière est informe, elle n’a pas d’unité organique. Peut-être que la notion de « forme matérielle » peut être identifiée à celle de corps. Lorsque Gödel parle de détour par la matière, il doit donc probablement parler d’une matière déjà formée, en accord avec l’âme (monade supérieure), et donc de quelque chose qui se rapproche plus de la notion de corps. Ces formes sont celles, sensibles, que nous pouvons percevoir par les sens. L’expression « détour par la matière » apparaît dans le cahier X, dans les deux remarques déjà mentionnées ([X, 42-44] et [X, 59-62]), la première explicitant en quel sens il faut l’entendre, la seconde s’attachant bien plus au rôle, indispensable pour le point de vue subjectif, d’un tel détour : La matière est un être réel (ou plus précisément une multiplicité de tels êtres), en l'occurrence l’être du niveau le plus bas, et si nous connaissons son mouvement, ses tensions, etc., nous connaissons en quelque sorte ses pensées (ses représentations [Vorstellungen]). Et d’ailleurs, il n’est pas rare que (à partir) des sensations ([par] un détour par la matière) nous aboutissions immédiatement à des pensées propres aux êtres supérieurs. (X, 42) 270 L’idée de détour par la matière suggère que ce qui se produit à des niveaux différents est dans un certain rapport, et qu’il est possible à partir de ce que nous percevons dans l’un de ces niveaux de déduire ce qui se produit dans l’autre. En l’occurrence, en percevant les mouvements de la matière, par exemple le mouvement du corps d’un individu, nous pouvons en déduire quelque chose de « ses pensées (représentations) », c’est-à-dire quelque chose qui se situe dans l’âme et l’esprit de cet individu. Plus exactement nous accédons à ces Vorstellungen, c’est-à-dire aux représentations qui sont en lui, dues à l’Einbettung de cet individu dans le monde et exprimant son essence. Or, il n’y a qu’un pas pour parler de la possibilité d’une Einfühlung, c’est-à-dire d’une identification à quelque chose d’extérieur à nous, processus à l’origine de la connaissance des choses (infra, 237-240). L’idée de détour par la matière suggère que nous pouvons percevoir quelque chose de l’essence d’une chose en en percevant la manifestation matérielle, sensible. Nous pouvons donc percevoir quelque chose du monde objectif des concepts. En effet, nous aboutissons aux pensées propres aux êtres supérieurs. Le terme « pensée » est aussi lié aux concepts logiques qui, en s’actualisant, deviennent des organes de la pensée. Au sens propre : le monde sensible peut être nécessaire : 1. pour des raisons pratiques, ou bien 2. pour des raisons théoriques30 (c'est-à-dire [pour] l’identification [Identifizierung] de notre place dans le monde ou des propriétés du monde, propriétés d’une part que nous ne pouvons pas déterminer a priori, car nous ne pouvons pas si profondément pénétrer l'essence de Dieu, et d’autre part que nous ne pouvons pas déduire à partir de la révélation). Il serait même possible qu’un certain état de choses purement conceptuel ne puisse être établi en pratique qu’à travers un détour par des [états de choses] sensibles. Ce cas se produit toujours lorsqu'on utilise des symboles. 30 C'est-à-dire [comme] complément de notre incomplétude a/ dans l’être, b/ dans le fait de connaître. (X, 62) Gödel complète l’idée de détour par la matière suggérée par la remarque précédente. Il n’explicite pas ce qu’il entend par les raisons les pratiques qui rendent nécessaire le monde sensible mais s’arrête plus spécifiquement sur les secondes, les théoriques, c’est-à-dire sur des raisons liées à notre capacité de connaître les choses. Nous pouvons percevoir les concepts à travers notre propre essence (infra, 207), exactement comme Dieu connaît les choses à travers 271 sa propre essence, par ses éléments de pensée et articulations de pensées, qui dans le cas de Dieu se confondent avec les concepts logiques et leurs combinaisons. Si nous avions la même puissance d’action que Dieu, nous pourrions connaître à priori l’ensemble des possibles, des concepts objectifs, sans faire appel à l’expérience sensible. Cependant nous n’avons pas la même faculté de connaissance que lui, car nous sommes ses créatures, certes créées à son image, mais enchâssées dans le monde. Nous ne pouvons « pénétrer » notre essence qu’à travers nos perceptions, c’est-à-dire qu’à partir de notre Einbettung, position dans le monde. Nous ne le pouvons qu’indirectement par nos représentations du monde, et donc par le monde sensible et l’Einfühlung aux choses. A la fin de la remarque, Gödel affirme qu’« il serait même possible qu’un certain état de choses purement conceptuel ne puisse être établi en pratique qu’à travers un détour par des [états de choses] sensibles », excluant la possibilité d’une perception directe des concepts. Notons tout de même qu’il n’exprime pas quelque chose dont il soit sûr, mais qu’il estime être une conséquence inévitable de la théorie de la perception d’inspiration leibnizienne. Dans ce cas, cette conséquence est-elle directement imputable à la conception leibnizienne ? Gödel y adhère-t-il pleinement et la reprend-il ? Ou bien constitue-t-elle pour lui un obstacle à la bonne façon de rendre compte de notre saisie des concepts, auquel il faut remédier ? La question doit être vue à la fois à la lumière d’une étude plus approfondie des thèses leibniziennes, ainsi que d’une étude plus approfondie du tournant husserlien lui-même. Comme Crocco le suggère, le tournant husserlien peut trouver son origine dans la volonté de détacher la perception conceptuelle du langage (infra, 144-145). Dans les années 70, l’exemple de la définition des machines de Turing, indépendante du langage, et qui nous donne le concept précis de processus mécanique, devient plus prégnant. En tout cas, dans les Max-Phil, à l’époque de l’écriture du Russell paper, Gödel semble attaché à l’idée que ce détour par matière s’opère dans le cas de notre saisie des concepts logiques (et de leurs combinaisons) à travers les symboles (langage). Pour conclure sur cette remarque, Gödel annonce à travers la note 30, l’idée que la nécessité du monde sensible est liée à notre incomplétude. Il donne alors deux formes d’incomplétude : dans l’être (im Sein), et dans notre connaissance. Il n’est pas aisé, là encore – au vu du peu d’indices que nous laisse Gödel dans la remarque elle-même autour de cette notion – de bien cerner la notion de Sein. Mais il est probable, qu’elle fasse référence à quelque chose de général, et nous pouvons penser à l’être dans le monde. Quelque soit le niveau d’être considéré, lorsque cet être existe dans le réel (c’est-à-dire qu’il est un Seiende) il 272 revêt une forme d’incomplétude. Etre dans le réel, signifierait être incomplet. L’incomplétude liée à notre connaissance serait imputable à la perception indirecte que nous avons des choses, parce que nous sommes dans le réel. L’interprétation proposée est soutenue par celle que nous avons donnée de la relation incomplète de présentation (infra, 262-263). Le réel est une présentation incomplète du réel, ce qui se voit à partir de l’existence du péché. Nous en avions déduit que l’incomplétude était double : l’une présente à tous les niveaux de Seienden, et l’autre propre à l’homme. Cette double incomplétude se retrouve dès lors que nous examinons la notion de temps qui en est une manifestation. 3.5.2 Les symboles, un détour matériel pour saisir les concepts logiques L’application de l’idée de détour par la matière dans le cas des concepts par le biais des symboles et du langage, ne va pas de soi. Elle sort du cadre initial dont Gödel la tire, cadre fixé par l’harmonie préétablie de Leibniz, entre des monades de niveaux différents. Certes, Gödel modifie le cadre métaphysique de la monadologie en introduisant les concepts dans la hiérarchie des Seienden, et, se faisant, distingue la notion de Seiende de celle de monade. On peut donc effectivement s’attendre à ce que l’application du détour par la matière nécessite quelques aménagements dans le cas des concepts à travers les symboles. Mais il y a une autre difficulté, provenant également du fait que les concepts logiques sont des Seienden, mais n’impliquent pas les mêmes raisons. Car en effet, si Gödel les introduit dans la hiérarchie des Seienden, il les pense toujours comme des Seienden distincts des autres. Les concepts logiques semblent renfermer une spécificité qui les sépare des choses non-conceptuelles. Cette distinction semble être à l’œuvre pour comprendre comment le détour par la matière peut s’appliquer dans leur cas. Les lois qui se rattachent aux concepts logiques sont celles de la logique, de l’entendement de Dieu, qui sont à l’origine de l’ensemble des possibles, c’est-à-dire des essences. Les concepts logiques n’apparaissent dans le réel qu’à travers les faits et les actions des choses. Ils sont donc pris dans des complexes, qu’eux-mêmes ne nous percevons qu’indirectement puisque seulement à travers nos représentations du monde. La connaissance des concepts logiques primitifs est donc doublement indirecte : (1) par la perception de représentations (Vorstellungen) et (2) par une analyse des complexes (essences comme concepts complexes) perçus par le biais de nos représentations. Probablement le détour par la matière joue-t-il un rôle dans (1), et plus spécifiquement dans (2), avec le besoin d’un support 273 matériel pour l’analyse des concepts complexes, support qui permettrait d’isoler les concepts simples. Les lois de combinaison des symboles (combinatoire finie) reflètent la structure du monde des concepts, comme Gödel l’affirme dans [X, 18] (infra, 234-235). Il y a quelque chose dans leur agencement matériel qui exprime l’ordre des concepts objectifs et qui doit nous permettre de notre point de vue de retrouver les plus simples : « les symboles, bien qu'ordonnés spatialement et temporellement, ont une tendance à rendre de façon adéquate le domaine non-spatial et non-temporel des idées » (XI, 137-138). L’ordre temporel et spatial dans lequel se combinent les symboles exprime l’ordre de combinaison des concepts objectifs, bien que cet ordre ne dépendent ni du temps ni de l’espace, puisque les concepts sont atemporels. L’ordre des symboles est temporel et spatial dans la mesure où ceux-ci s’écrivent l’un à côté de l’autre, et requièrent la notion de succession. Une remarque du cahier X souligne l’importance des combinaisons dans notre apprentissage de la logique, c’est-à-dire pour notre connaissance des concepts, et révèle que du point de vue objectif ces combinaisons dépendent de leur ordre spatio-temporel : Remarque (Grammaire) : Comment devons-nous construire la logique, si on l’expose à quelqu’un dont on suppose qu’il ait tout oublié, si ce n’est ce qu’il est explicitement supposé comprendre ? Nous devons supposer qu’il connaisse des concepts pris séparément (tout, ensemble, ~, ε, ∙). Mais cela ne suffit pas. Il doit aussi comprendre ce que l’on entend par une composition de ces concepts. L’essence de ces objets (concepts) consiste dans leur capacité à former des compositions, de telle sorte que nous ne pouvons pas les comprendre ([les] connaître) sans aussi comprendre les compositions.1 Ou bien la possibilité illimitée de la composition repose-t-elle simplement sur le fait qu’il s’agit d’objets « centraux », qui sont alors en relation avec tout ? Il est bien vrai que nous pouvons bien construire à partir des mêmes concepts fondamentaux (par exemple, ~ ε et ε ~, le dernier signifiant « est faux ») des compositions manifestement différentes en vertu de leur sens, et d’autre part, qu’au moins deux compositions différentes peuvent en effet être construites à partir de deux symboles différents (en l’occurrence en les mettant dans un ordre différent.) Il semble donc qu’il faille également expliquer à celui qui connaît la signification des concepts fondamentaux, certaines conventions qui lui permettent de comprendre les propositions sur ces concepts. – A moins que la combinaison dans le temps ne soit quelque chose de déterminé [2] (en supposant que des concepts puissent être 274 combinés dans le temps), lorsque le premier concept est vu « à la lumière » du second (ou étant modifié par le second) ? (af serait alors la bonne désignation.) Le second est dans le sujet, le premier est l’objet. Passé et présent correspondent en quelque sorte à : objet et sujet, mais aussi : objet et prédicat, et enfin : chose et modification. L’écoulement du temps consiste dans le fait que le sujet a toujours de nouveau un autre contenu, et le but est que nous apprenions quelque chose, ce qui ne se produit que si ce contenu devient un objet. « L’application » est alors véritablement l’opération fondamentale de la connexion. Le temps est-il la forme de la pensée ? (En opposition à la forme des relations logiques objectives.) 1 En particulier, par le biais de l’analyse d’un concept en ses éléments, les concepts logiques forment le « ciment » qui les tient ensemble. En ce sens ils sont le « formel », à savoir la structure des éléments. [X, 1-2] Gödel vise à établir les conditions de possibilité de la logique de notre point de vue : quels sont les prérequis de la connaissance conceptuelle ? Gödel se place de notre point de vue, subjectif, et non dans l’espace objectif des concepts, bien que la tâche donnée se fonde sur l’idée que la logique subjective est à l’image de la seconde, et que sa correction est due à ce qu’elle renferme une structure commune à celle-ci. Notamment, lorsqu’il affirme que « l’essence de ces objets (concepts) consiste dans leur capacité à former des compositions », il ne parle pas uniquement des concepts subjectifs mais d’un caractère propre aux concepts tels qu’ils sont dans l’espace logique objectif et que l’on doit retrouver à notre niveau. D’autre part, nous devons prendre en compte que notre connaissance conceptuelle n’est pas immédiate, contrairement à celle de Dieu, et nécessite des processus cognitifs que nous devons interroger pour améliorer ce que Gödel appelle notre « perception » des concepts. Rappelons que la logique visée par Gödel et qu’il interroge ici, est une logique intensionnelle, une logique des concepts, telle la Scientia Generalis de Leibniz. Cette logique consiste en concepts fondamentaux et en opérations de combinaison de ces concepts, permettant d’en générer de nouveaux à partir des premiers. Par conséquent, pour une telle logique, les prérequis sont (1) de connaître les concepts fondamentaux « pris isolément », mais aussi essentiellement (2) de comprendre la façon dont les concepts peuvent être combinés. L’opération de combinaison est en effet au cœur de la logique des concepts. Une des questions fondamentales pour la comprendre est de savoir comment, alors même que chaque concept a son propre sens, il peut aussi, en étant pris dans 275 une combinaison, participer à générer un sens189 nouveau, en l’occurrence celui du concept complexe, résultant de la combinaison. Plus particulièrement encore, Gödel souligne l’importance de l’ordre des concepts dans les combinaisons pour le sens du concept complexe résultant de ces combinaisons. Ainsi il n’y a jamais une seule manière de combiner des concepts, et pour chacune de ces différentes manières nous obtenons un concept complexe différent avec un sens différent. Gödel donne l’exemple des concepts de négation et d’esti ; avec ces deux concepts deux complexes peuvent être générés : ~ ε et ε ~, c’est-à-dire « n’est pas » et « est non ». D’autres exemples peuvent être apportés pour éclairer la différence de sens entre des complexes dont les éléments sont les mêmes, mais combinés dans un ordre différent. Prenons les concepts de quantificateur universel et de négation : ~ et ~ : le premier signifie « non pour tout » (et sa signification se rapproche alors de « quelque » et donc d’un quantificateur existentiel), alors que le second signifie « aucun » et conserve toute sa portée universelle. L’ordre spatio-temporel des symboles a une influence sur leur sens, c’est-à-dire qu’à une différence d’ordre au niveau des symboles, correspond une différence de concepts. La différence ne se retrouve pas uniquement au niveau objectif, mais également au niveau des concepts subjectifs. Nos concepts s’expriment aussi dans les symboles et leur ordre se retrouve dans celui des symboles. Dans la suite du texte, Gödel avance une première hypothèse supposant que le rapport entre l’ordre dans lequel les éléments sont combinés et le sens de la combinaison soit un rapport fixé par convention.190 Mais une autre hypothèse avancée, bien plus en phase avec une position réaliste envers les concepts, affirme que « la combinaison dans le temps soit quelque chose de déterminé ». Cette hypothèse est en effet bien plus cohérente avec le réalisme conceptuel de Gödel, puisqu’elle suggère que le rapport entre l’ordre des concepts et le sens de la composition ne dépend pas de nous. Le sens du complexe résultant de l’ordre dans lequel les concepts sont combinés dépendrait donc des concepts, et le fait qu’un concept puisse être « vu à la lumière », c’est-à-dire puisse être modifié par un autre concept, en fonction de leur place respective dans la combinaison, est une caractéristique essentielle des concepts qui ne dépend pas de nos constructions. C’est donc en vertu de la nature des 189 La notion de sens (Sinn) peut renvoyer à la notion de concept subjectif, entendue comme une sorte de Sinn des concepts objectifs (infra, 141-144). Cependant, dans le contexte de cette remarque, elle peut aussi être comprise en un sens plus usuel, et simplement parler du sens comme ce que nous comprenons à travers la combinaison. Dans les deux cas, il s’agit de concepts en intension appartenant à la pensée de l’homme. 190 Il s’agit du point de vue constructiviste, défendu par Carnap et auquel Gödel s’oppose, car rejette l’idée que les mathématiques n’aient aucun contenu, et soient réductibles à des règles, purement syntaxiques, de manipulation des symboles. 276 concepts que, dans une combinaison, leur sens est modifié par le concept qui les suit. Les symboles reflètent donc quelque chose des concepts objectifs, mais ce quelque chose est également présent dans notre pensée. La question serait de savoir si l’ordre des symboles dépend strictement des concepts objectifs, auquel cas l’ordre de nos concepts serait calqué sur celui des symboles ; ou bien si nos concepts jouent également un rôle dans la façon dont les symboles peuvent s’agencer. Chacune des combinaisons que nous formons renferme des relations conceptuelles qui ne dépendent pas de nous, mais des concepts eux-mêmes, c’est-à-dire des concepts tels qu’ils sont dans l’espace objectif. A chaque fois que nous voyons un concept « à la lumière » d’un autre concept, nous en découvrons un nouvel aspect qui nous aide à le saisir de mieux en mieux, à mieux saisir sa place dans le ciel constellé des concepts.191 Or, selon ce que Gödel affirme, cette modification d’un concept par un autre en raison de l’ordre dans lequel ils sont combinés, requiert le temps. La notion d’ordre renferme celle de succession. Il ne s’agit pas seulement d’un ordre spatial, du fait que sur la feuille de papier tel symbole soit écrit avant un autre, mais bien d’un avant et d’un après temporels ; il s’agit de l’ordre dans lequel nous les percevons et au vu de la fin du texte, cet ordre est bien temporel. Gödel précise ce qu’il entend par « le premier concept est vu à la lumière du second » en donnant une suite de couples analogues à celui, ordonné, formé par deux concepts d’une combinaison : passé et présent, objet [objekt] et sujet, objet [Gegenstand] et prédicat, chose et modification. Le premier de ces couples indique immédiatement un ordre temporel, et préfigure déjà les liens entre temps et incomplétude. En effet si nous combinons les concepts dans le temps, cela signifie également que nous ne saisissons pas un complexe immédiatement dans sa totalité, mais seulement dans le temps, en saisissant l’une après l’autre les modifications opérées par chacun des éléments sur les précédents. Nous serions donc incapables de considérer l’ensemble des éléments d’une combinaison dans sa totalité mais seulement l’un après l’autre. Le sens de la combinaison ne nous apparaît que lorsque nous avons appliqué un par un tous les concepts qui la composent. La dernière interrogation de Gödel, accompagnée des parenthèses, porte sur l’origine de cette nécessité d’appréhender les concepts, et plus particulièrement les concepts complexes, 191 Voir (infra, 244). Pour illustrer la notion d’espace logique ou d’espace objectif des concepts, Gödel évoque souvent cette analogie avec le ciel constitué d’étoiles en relation les unes avec les autres dans des constellations. Nous la retrouvons dans plusieurs remarques du cahier X: « L’analogie avec le ciel étoilé et les lignes qu’on y trace est fructueuse » (X, 2), en (X, 11-12) Gödel parle du « ciel des concepts » et reprend l’idée de voir une chose « à la lumière » d’un concept, et en (X, 67-68) il emploie les termes de « cynosura notionum » (la constellation polaire) pour désigner le système formé par les concepts de la physique newtonienne. 277 dans une suite temporelle. Est-elle imputable à la nature même des concepts, ce qui signifierait que même les concepts objectifs requièrent ce processus temporel et en un sens existeraient dans le temps, ou bien est-elle imputable à notre esprit qui ne peut appréhender les concepts que par ce biais ? Il semble que la réponse de Gödel à cette question soit sans ambiguïté la seconde possibilité – bien qu’il conserve un point d’interrogation. Ainsi l’application des concepts dans le temps marquerait profondément la distinction entre les concepts objectifs et les concepts subjectifs. Les relations logiques objectives ne sont pas dans le temps, ce n’est que de notre point de vue subjectif, qu’elles peuvent être saisies autrement que dans une succession temporelle. Les symboles sont alors un bon support pour notre saisie des concepts objectifs car (1) ils expriment (dans une relation d’Abbild et de Darstellung) les concepts objectifs ; mais (2) ils le font dans une forme que nous pouvons saisir, puisqu’ils reflètent aussi la nature temporelle de notre esprit. Gödel présente sa réponse sous forme d’interrogation, sans doute parce qu’elle doit être soutenue par une conception du temps spécifique dont nous devons encore interroger la nature. Les remarques [XI, 16-18] et [XIV, 97-99] nous renseignaient déjà sur le rôle intermédiaire du réel dans notre saisie des concepts, c’est-à-dire entre les concepts subjectifs et les concepts objectifs, ainsi que sur le caractère incomplet, à la fois du réel et de notre esprit par rapport à l’espace objectif. La remarque [X, 1-2], que nous venons de commenter, nous indique alors qu’il y a une différence profonde entre concepts subjectifs et concepts objectifs : les premiers requièrent le temps, les seconds sont hors du temps. Nous ne pouvons pas saisir immédiatement un complexe mais seulement par étapes en suivant l’ordre dans lequel les éléments sont combinés. L’incomplétude du niveau subjectif serait donc étroitement liée au temps. Mais contrairement à ce que suggère Gödel, le temps pourrait aussi bien être la forme du réel par le biais duquel nous percevons les concepts objectifs, et non celle de notre esprit. Il serait alors la manifestation de l’incomplétude du réel et non de l’incomplétude de notre esprit. Cette hypothèse est tout aussi envisageable que la sienne, en fait cela dépend essentiellement de la façon dont nous concevons le temps. Si nous défendons une conception objective, alors le temps est la forme de la réalité, tandis que si, comme Gödel, nous défendons une conception subjective, alors le temps est la forme de la pensée. Cependant, même si, comme le pense Gödel, la réalité n’est pas temporelle, il n’empêche que le réel renferme une forme d’incomplétude dont héritent les symboles. Mais que penser de leur nature « spatio-temporelle » si le temps n’a aucune réalité objective ? Selon Gödel les deux formes d’incomplétude liées respectivement à notre pensée (notre point 278 de vue subjectif) et au réel, ont probablement une origine commune. Plus exactement la première, liée à notre pensée, serait une conséquence de la deuxième. En effet pour Gödel le temps n’existe pas objectivement, mais il est fondé sur le concept de succession causale. Nous saisissons les relations de cause à effet comme des successions temporelles. Comme dans le cas des mathématiques, la question de l’incomplétude est liée aux rapports entre la conscience de l’homme et la réalité, qui se comprennent à travers la notion de temps (infra, 89-90). Mais avant d’en arriver à la question de l’incomplétude et du temps, et maintenant que nous avons précisé l’idée de détour par la matière appliquée aux symboles et aux concepts logiques, il est possible de mieux cerner le rôle des symboles dans la pensée conceptuelle. 3.5.3 La nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle subjective La question de la nécessité des symboles pour la connaissance conceptuelle est spécifiquement développée dans la remarque [XIV, 97-99]. Elle entre dans le détail des liens exposés dans la remarque [XI, 16-18], et la thèse défendue dès le début de la remarque correspond bien à l’idée que les concepts objectifs sont réalisés dans le réel, (1) par leurs instances, (2) par la structure du monde et (3) par des symboles, et que, de notre point de vue, c’est à travers le réel, donc, que nous avons un accès aux concepts objectifs. L’articulation entre ces trois réalisations des concepts logiques dans le monde avec le point de vue subjectif est au cœur de cette remarque. Notre première tâche est de comprendre plus en détail cette thèse, à la lumière des trois niveaux d’existence des concepts suggérés dans la remarque [XI, 16-18]. Gödel semble examiner deux façons dont nous pouvons « fixer » les concepts : la première à travers leurs instances, c’est-à-dire à travers les objets réels ; la seconde, également à travers le monde réel, mais cette fois à travers sa structure conceptuelle. L’objectif de Gödel est alors de montrer que dans les deux cas nous ne pouvons fixer le concept sans l’usage des symboles. Dans les deux cas, le rôle de ces entités est primordial. Philosophie : la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose. (Nous ne pouvons pas diriger notre attention [98] directement sur les concepts. Ceux-ci sont d’une certaine façon « derrière» nous.) Par conséquent nous devons dans un premier temps représenter [abbilden] les concepts par des choses physiques, pour en faire des objets de connaissance. Plus précisément un concept (intensionnellement) devrait être fixé à travers un objet concret plus une direction de l’attention. (Les concepts sont 279 également donnés comme des objets, mais seulement avec d’autres [choses], non séparément.) Mais cela ne convient pas pour le traitement [des concepts] : 1. Car cela est trop complexe, 2. Car ce sont deux choses et ces deux choses sont hétérogènes, tandis que le concept est une chose à gagner d’une certaine manière à partir de ces deux, 3.car, à partir de l’acte de détermination, l’objet est non essentiel et arbitraire (4. car la direction de l’attention est quelque chose de subjectif, que nous pouvons mal reconnaître). Le mot (bien qu’il ne soit pas le concept lui-même) n’a pas ces quatre désavantages. En particulier 3 est éliminé du fait que le mot soit appris comme le « bon » mot. L’essentiel est que, lorsque les symboles tiennent lieu de concepts, au moins [99] l’univocité soit accordée. C’est-à-dire, les concepts nous sont certes donnés, mais pas comme des objets isolés et séparés. Les symboles oui. La possibilité de se représenter [vorstellen] le même concept de différentes manières1 rend impossible de le comprendre comme un objet. Les concepts ne nous sont pas du tout donnés directement, mais seulement à travers des descriptions. Peut-être, le fait de voir un sens (par exemple, du fait que le sens de la juxtaposition soit compris2) dans les combinaisons de mots (c’est-à-dire de représentations convenables d’un type déterminé) est une capacité spécifique ou bien vient du fait que les mots ont un effet spécifique sur l’attention, qui est de la diriger d’une manière ou d’une autre dans l’espace des concepts. (C’est-à-dire : la raison nous est accessible seulement à travers les mots). 1 et que ces différentes représentations soient totalement égales en droits (ce qui peut-être complique la décision) 2 ou le sens de « concept » ou la «relation de sens » Attention au changement de transcription. Elle est bien plus intelligible. , sens de la juxtaposition = sens du concept ou = relation de sens [XIV, 97-99]192 La thèse défendue par Gödel y est introduite d’emblée : « la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle est une conséquence du fait que conceptuellement nous ne voyons qu’une chose. (Nous ne pouvons pas diriger notre attention directement sur les concepts. Ceux-ci sont d’une certaine façon "derrière" nous.) ». Pour rendre ce passage compréhensible, nous devons le mettre en parallèle avec les trois niveaux d’existence des Seienden. Ici, 192 Gödel donne le quatrième inconvénient « 4. car la direction de l’attention est quelque chose de subjectif, que nous pouvons mal reconnaître » dans une note de bas de page, que nous préférons introduire directement dans le corps du texte, entre parenthèses, pour une meilleure lisibilité de la remarque. 280 « pensée conceptuelle » se rapporte au niveau subjectif de la conscience de l’homme. Les concepts que nous sommes susceptibles de voir et qui sont « "derrière" nous », se rapportent au niveau objectif, c’est-à-dire que les concepts dont on parle ici sont des entités indépendantes de nous, dans l’espace de tous les possibles, au niveau de la conscience de Dieu. Enfin, nous avons les choses qui, elles, vont correspondre au niveau réel, à la réalisation des concepts dans le monde. La réalisation d’un concept dans le monde réel peut se faire à travers ses différentes instances, c’est-à-dire à travers les objets auxquels ce concept s’applique. Dans le cas des concepts logiques, l’aspect extensionnel repose probablement sur les unités mathématiques, voir (infra, 160-161) et (infra, 211-212). Mais les concepts sont aussi dans le monde en tant qu’entités intensionnelles, comme structure du monde. Si nous admettons ces distinctions de niveau d’existence, alors nous pouvons penser que Gödel s’occupe d’une question relative à la théorie de la connaissance, en accord avec son réalisme. En effet, si les concepts sont des entités objectives, indépendantes de nous, comment pouvons-nous avoir une connaissance conceptuelle ? La réponse à cette question exige de mettre en relation les trois niveaux. Gödel l’exprime dès le début de sa remarque : « conceptuellement nous ne voyons qu’une chose ». Dès la première phrase, Gödel met en place les trois relations fondamentales pour la constitution de nos connaissances. Il met en jeu notre perception (« nous voyons ») à la fois des concepts objectifs, mais aussi des choses concrètes. Pour être plus précis, il pose le statut intermédiaire des choses réelles dans notre perception des concepts objectifs. Regardons plus en détail ces liens entre les trois niveaux d’existence des concepts. Quelles sont ces choses sur lesquelles nous pouvons voir les concepts ? Deux possibilités s’offrent à nous : les objets auxquels les concepts s’appliquent, comme instances, et les concepts eux-mêmes pris dans les liaisons conceptuelles de la structure du monde. Les deux possibilités ont en commun que ces choses correspondent à quelque chose de réel, puisque nous n’avons de perception que des choses réelles ; en tenant compte du fait que pour Gödel les concepts logiques se réalisent dans le réel, sans cependant être réduits à cette réalisation puisqu’ils forment essentiellement l’espace de tous les possibles. Les concepts logiques sont dans le monde, mais ne se réduisent pas à cette réalisation. Il faut bien distinguer les choses, dont parle Gödel ici, des concepts objectifs – dont ces choses sont la réalisation dans le monde réel. Ainsi, trois relations peuvent être dégagées : i) notre perception semble n’être possible qu’à partir des choses réelles, réalisées dans le monde, ii) notre rapport indirect à l’espace objectif des concepts, puisque nous ne voyons que leurs réalisations dans le réel, rejoignant 281 l’idée que notre perception conceptuelle est occasionnée par l’expérience. Mais alors il faut supposer une troisième relation, sans laquelle (ii) ne serait pas possible : iii) une relation entre le monde réel et l’espace objectif des concepts. Le réel apparaît comme un intermédiaire entre nous et l’espace objectif, il doit donc nous offrir une représentation adéquate des concepts – suffisamment adéquate pour que nous puissions à partir de lui avoir une connaissance de ces entités abstraites – ce qui implique une relation entre le réel et le niveau objectif. Ensuite, le fait que « nous ne pouvons pas diriger notre attention directement sur les concepts » confirme et précise (ii) : nous ne pouvons avoir un accès qu’indirect à l’espace objectif des concepts, car notre attention ne peut pas être directement dirigée vers eux. L’affirmation de la perception indirecte des concepts confirme alors également (i) et (iii) : notre attention ne peut être dirigée que vers le réel, mais si le réel nous donne tout de même un accès au niveau objectif, c’est qu’il entretient des rapports avec ce niveau objectif. Nous ne voyons donc les concepts que par le biais du réel. Cette interprétation est cohérente avec la remarque [XI, 16-18], dans laquelle Gödel affirme déjà que les concepts logiques sont aussi réalisés dans le monde réel. Cependant, Gödel se concentre sur la différence objectif-subjectif en montrant que nous n’avons pas un accès direct aux concepts objectifs, qui sont « "derrière" nous ».193 et que, de ce fait, nous avons besoin du réel comme intermédiaire. Ce rôle du réel semble être confirmé dans la phrase suivante : « Par conséquent nous devons dans un premier temps nous représenter [abbilden] les concepts par des choses physiques, pour en faire des objets de connaissance ». Plusieurs points concernant ce passage attire notre attention. En premier lieu, le zunächst (« d’abord ») nous laisse penser qu’il y a des étapes dans le processus de connaissance des concepts. Avant d’en faire des objets de connaissance (Objekten), il faut se les représenter (abbilden) à partir des choses physiques. Gödel exprime déjà le fait que cette représentation à travers des choses physiques ne suffit pas à en faire des objets de connaissance. Ce ne serait qu’une première étape, nécessaire mais non suffisante. Par « choses physiques », Gödel fait-il référence (i) aux choses du monde comme instances de concept (comme extensions de concept) et comme faits structurés par les concepts, ou (ii) aux symboles qui représentent également les concepts et qui sont également des êtres réels ? L’interprétation (i) renvoie au fait qu’on ne voit les concepts qu’à travers le réel. L’interprétation (ii) renvoie au fait que les symboles sont nécessaires à la pensée conceptuelle. La première interprétation (i) est à privilégier au regard de la suite du texte, et 193 Gödel fait probablement référence à l’allégorie platonicienne de la caverne (infra, 245). 282 notamment par rapport à l’idée de saisir les concepts à travers « l’objet concret plus la direction de l’attention », dans laquelle les symboles ne jouent encore aucun rôle. Gödel semble d’abord considérer (i), c’est-à-dire semble considérer une fixation des concepts sans l’aide des symboles, afin d’en voir les limites. C’est ensuite, par le constat de ces limites, que Gödel introduit les symboles. Le terme abbilden semble faire référence à une représentation des concepts formée par notre esprit (Gödel dit bien « nous devons représenter ») sur la base de ce que nous voyons dans (ou sur) les choses physiques, c’est-à-dire dans le réel. Dans le contexte, elle se rattache à notre point de vue. Mais elle doit être distinguée de la représentation au sens de Vorstellung. Les Vorstellungen sont des représentations en nous, liées à notre expérience et à notre point de vue dans le monde (notre Einbettung), (infra, 237-240). Le verbe abbilden fait-il référence à la relation d’Abbild présentée dans le remarque [XI, 16-18] ? Elle désignerait alors l’idée d’une expression entre des niveaux différents. Gödel examine ensuite comment le réel peut jouer ce rôle d’intermédiaire entre nous (niveau subjectif) et les concepts (niveau objectif), comment nous pouvons « fixer » les concepts à travers le réel. Il suppose alors que nous avons deux façons d’opérer cette « fixation », en fonction des deux types de réalisations des concepts dans le monde. D’une part à travers les objets dits « concrets » qui doivent probablement être compris comme les individus réels tombant sous les concepts abstraits – ce sont les éléments des extensions des concepts. D’autre part, nous pouvons fixer les concepts à travers la structure conceptuelle du monde, c’est-à-dire dans des liaisons conceptuelles. Gödel démontre alors dans un premier temps l’insuffisance de ces deux premiers intermédiaires, ces choses réelles comme objets ou comme faits, pour souligner ensuite l’intervention nécessaire d’autres entités réelles, à savoir les symboles ou les mots. Pour montrer cette nécessité, dans le premier cas (fixation à travers les objets) Gödel propose un raisonnement par l’absurde. Dans le deuxième cas (fixation des concepts à travers des faits) il montre que cette nécessité semble relever d’un simple constat : les concepts nous apparaissent dans des faits, dans des liaisons conceptuelles dont nous ne pouvons les extraire sans les mots. Première hypothèse : nous fixons le concept à travers « l’objet concret + une direction de l’attention » Gödel engage donc l’analyse de la première hypothèse : Plus précisément un concept (intensionnellement) devrait être fixé à travers un objet concret plus une direction de l’attention. (Les concepts sont 283 également donnés comme des objets, mais seulement avec d’autres [choses], non séparément.) Ce qui nous intéresse, pour la connaissance, c’est le concept pris du point de vue intensionnel et non extensionnel. Connaître un concept, c’est donc le connaître intensionnellement. Gödel propose alors une première hypothèse pour la théorie de la connaissance : nous fixons le concept (son intension) à travers « l’objet concret plus une direction de l’attention ». En quoi consiste cette première étape ? Il s’agirait d’une visée intentionnelle du concept sur les objets concrets qui l’instancient, c’est-à-dire à travers son extension. Nous pourrions donc fixer les concepts, les poser comme objets de connaissance, par abstraction à partir des individus réels. Dans la parenthèse, Gödel mentionne déjà la deuxième manière dont nous pourrions fixer les concepts. Nous pouvons les voir sur des objets, mais aussi les voir eux-mêmes, sans considérer leurs instances. Mais même dans ce cas, ils ne nous sont pas donnés séparément, nous les voyons dans la structure qu’ils forment avec les autres choses, c’est-à-dire qu’ils nous apparaissent dans des liaisons avec d’autres choses.194 Comme Gödel le dit plus loin, nous les saisissons alors à travers des descriptions. Mais il reviendra sur cette seconde manière de fixer les concepts dans la seconde partie du texte. En ce qui concerne la première hypothèse, Gödel procède par un raisonnement par l’absurde : que se passe-t-il si nous ne considérons que « objet concret plus direction de l’attention » ? Nous constatons que c’est insuffisant pour fixer les concepts, car une telle méthode nous conduirait à quatre inconvénients faisant obstacle à la détermination des concepts. Gödel peut alors envisager un nouvel « ingrédient », qui lui seul sera véritablement déterminant dans la fixation des concepts (au moins déjà pour la première hypothèse) : les mots. Quels sont les inconvénients à ne considérer que « objet concret plus direction de l’attention » ? Gödel en énumère quatre : 1. « Car cela est trop complexe » : Gödel doit estimer que l’opération de fixation des concepts doit être plus simple. Il est possible que l’étape consistant à diriger notre attention sur les instances des concepts constitue une représentation (Abbild) relevant d’un processus psychologique plus complexe que ce que Gödel envisage pour la véritable fixation des concepts. 194 Les faits consistent en l’application d’un concept à une chose, voir la remarque [XII, 100-101] sur les différents types de « rassemblements ». Les faits font partie des unités structurelles, fondées sur l’application d’un concept. Les rassemblements structurels s’opposent aux rassemblements réalisés de l’extérieur, comme ceux extensionnels (infra, 213-215). 284 2. « Car ce sont deux choses et ces deux choses sont hétérogènes, tandis que les concepts sont à gagner d’une certaine façon à partir des deux ». Les deux choses correspondentelles à l’objet concret et à une direction de l’attention ? Si c’est le cas, Gödel veut dire qu’elles ne forment pas vraiment une unité. Or cette unité est requise par le concept qui, objectivement, est une entité à part entière. Cependant Gödel ne rejette pas ces deux « ingrédients », puisqu’il dit que « les concepts sont à gagner d’une certaine façon à partir d’eux ». Mais ils ne peuvent pas, à eux deux, fixer pleinement un concept. Ils ne suffisent pas à produire une pensée conceptuelle, même s’ils sont présents dans le processus qui aboutit à une telle pensée. 3. « Car à partir de l’acte de détermination, l’objet est non essentiel et arbitraire ». Il y a encore une indécision dans la transcription allemande ; à la place de « aus dem Determinieren », nous pourrions avoir : « unserem Determinieren » ou bien encore « aus dem determinierten ». Les deux premières transcriptions possibles mettraient l’accent sur l’acte de détermination lui-même, compris comme ce qui fixe les concepts de notre point de vue ; et dans notre hypothèse de départ, cet acte de détermination serait l’Aufmerksamkeitsrichtung (direction de l’attention). Le troisième met plutôt l’accent sur le résultat de cet acte intentionnel – cet acte étant toujours la direction de l’attention suivant notre hypothèse de départ. En tout cas ces trois interprétations ont en commun que la relation entre l’acte de détermination, en l’occurrence la direction de l’attention ou acte intentionnel, et l’objet visé est inessentielle et arbitraire. L’objet visé est arbitraire et inessentiel relativement à l’acte qui le vise. 4. En note de bas de page : « car la direction de l’attention est quelque chose de subjectif, que nous pouvons mal reconnaître ». La direction de l’attention est quelque chose qui, en effet, dépend entièrement de nous. La difficulté pointée par Gödel peut être expliquée par la nature temporelle de notre conscience. Elle vise les objets dans le temps, différents aspects du monde à différents instants. Elle-même est sujette à des variations dans la succession des instants. Dès lors, nous pouvons avoir du mal à la reconnaître parce que précisément sa nature temporelle – subjective – la rend variable, même pour nous. Non seulement les objets qu’elle vise sont d’une grande diversité et, en tant qu’objets spatio-temporels, sont variables à travers les différents instants du monde, mais, tout comme eux, elle est elle-même variable. Le temps et la subjectivité sont étroitement liés pour Gödel, nous retrouvons ce lien dans le cahier X, dans lequel il se demande : « peut-être le miracle du temps est-il la connaissance d’être soi-même 285 en même temps "plusieurs" et "un" ? » (X, 45). Sans entrer dans le détail de cette citation, elle montre que le temps est la manifestation de cette possibilité d’être à la fois plusieurs, donc de pouvoir varier, d’être soumis à des changements, et en même temps d’être un. Nous pouvons comprendre le fait que la direction de l’attention, subjective, soit « quelque chose que nous pouvons mal reconnaître ». Gödel ne nous dit pas que nous ne pouvons pas du tout la reconnaître, mais seulement mal la reconnaître. Suivant la citation du cahier X, nous nous connaissons également comme « un », il faut alors admettre que quelque chose permet de conserver une continuité dans la variation, et donc une certaine reconnaissance à travers l’écoulement du temps. Il nous est possible de reconnaître la direction de l’attention, mais cela n’est pas quelque chose d’évident. Le problème soulevé par Gödel dans ce point, est sans doute que, même si nous pouvons reconnaître la direction de l’attention (ce n’est pas quelque chose d’impossible), cette reconnaissance ne permet pas une stabilité suffisante dans la diversité et dans la variation des instants pour fixer les concepts, entités immuables dans le temps, parce qu’essentiellement atemporelles. Conclusion relative à la première hypothèse : la nécessité des mots A partir du constat de ces quatre inconvénients, Gödel propose une nouvelle théorie qui fait appel aux mots. Ce sont eux qui nous permettraient de voir les concepts. Gödel précise bien que le mot n’est pas le concept lui-même, c’est-à-dire n’est pas cette entité intensionnelle qui est l’objet de notre connaissance, mais c’est grâce à lui que nous pouvons voir cette entité et la poser comme objet de connaissance (la distinction entre le signe et ce qu’il désigne est un thème récurrent dans les Max-Phil). Dans la note 13 de la remarque [XI, 16-18], Gödel l’affirmait déjà en note : « la langue (formalisme) est aussi une représentation du domaine des idées logiques », dans ce passage il parle bien d’une relation de représentation (Abbild) entre langage et concepts. Le mot ne présente pas les quatre inconvénients auxquels aboutissent l’objet concret plus la direction de l’attention. Par conséquent, il doit être moins complexe que le couple formé par ceux-ci, constituer une véritable unité, requise pour rendre compte des concepts. Enfin, il doit être objectif, afin de nous permettre de le reconnaître, et par conséquent de reconnaître le concept qu’il désigne, à tout instant – on peut supposer que les mots doivent nous permettre de dépasser les variations de l’écoulement du temps. Le premier inconvénient est évité, puisqu’en effet, pour fixer les concepts, nous n’avons plus affaire à un couple (qui implique de prendre en compte les relations entre ses éléments), mais à une seule entité, qui 286 doit donc entretenir avec les concepts une relation de représentation plus simple que ce couple ne peut le faire. Pour la même raison, c’est-à-dire du fait que nous n’avons affaire qu’à un seul type d’entités et non plus un couple de choses hétérogènes, nous pouvons nous représenter l’unité du concept, et ainsi le deuxième inconvénient est également évité. L’unité des concepts est exprimée dans celle des symboles. Le quatrième point est éliminé, parce qu’en effet les mots et les symboles sont des entités réelles, hors de nous, qui en ce sens peuvent être considérées comme non subjectives. Ils ne sont peut-être pas objectifs au même sens que le sont les concepts, c’est-à-dire qu’ils ne se situent pas dans l’espace objectif des idées, mais sont objectifs dans la mesure où, tout de même, ils ne dépendent pas de nous. Ce sont des entités que nous sommes capables de reconnaître à chaque instant, et qui sont donc en quelque sorte plus « stables » pour représenter les concepts. Notre direction de l’attention, étant subjective, est soumise à la variation temporelle. Les symboles, étant réels, sont eux aussi dans l’espace-temps, mais sont sans doute moins sujets aux variations. Précisément leur rôle est de remédier aux variations en « fixant » ce qui est commun à la diversité des objets. Gödel s’arrête plus particulièrement sur l’élimination du troisième inconvénient : « en particulier 3 est éliminé du fait que le mot soit appris comme le « bon » mot ». Le « bon » mot doit probablement être celui qui exprime correctement l’ordre des concepts. A partir de deux combinaisons qui ont les mêmes symboles comme parties, mais qui sont placés dans un ordre différent, comme ~ et ~, il faut que ces deux combinaisons reflètent leur différence et renvoient bien à des concepts différents. Plus précisément, il faut que dans l’ordre des symboles, c’est-à-dire dans leur structure qui repose sur une succession spatio-temporelle, se reflète la structure des concepts objectifs. Une fois que nous avons fixé les concepts primitifs par des symboles simples, les différentes façons d’agencer les symboles entre eux, doit suivre la façon dont les concepts primitifs peuvent se combiner pour donner de nouveaux concepts, si bien que les combinaisons de symboles correspondent de façon non arbitraire aux combinaisons de concepts. Cet accord est permis, car les lois de la matière sont en harmonie avec celle des concepts. Le troisième inconvénient est alors éliminé, car l’acte de détermination du concept ne dépendant alors plus d’un processus d’abstraction à partir des individus réels, mais de cet accord objectif de la matière avec les concepts qui est préalable à tout acte psychologique de saisie des concepts, préalable au réel lui-même. En affirmant que « l’essentiel est que, lorsque les symboles tiennent lieu de concepts, au moins l’univocité soit accordée », Gödel précise une caractéristique de ce qu’il entend par le « bon » mot. Il s’agit de l’univocité qui apparaît comme un réquisit nécessaire pour que le 287 mot puisse opérer la fixation des concepts. Il est clair que si nous ne respectons pas cette univocité, le mot ne peut pas être en mesure de représenter l’unité d’un concept, puisqu’alors il serait susceptible de dénoter plusieurs concepts objectivement distincts, ou, si plusieurs mots désignent un même concept, nous pouvons remettre en cause leur légitimité et leur capacité à représenter l’espace objectif des concepts. Nous supposons également que la présence d’ambiguïtés est susceptible de complexifier (et par là aussi de fausser) la relation symboles-concepts. L’univocité comme réquisit pour fixer les concepts à travers les mots, fait appel à un langage idéal. En effet, le langage ordinaire est loin d’être exempt d’ambigüités, et si, comme le souhaite Gödel, nous voulons développer une théorie des concepts, nous devons éliminer les mauvais usages du langage, nous devons l’améliorer afin de mieux saisir les concepts. D’ailleurs, envisager de sortir du langage ordinaire pour développer une langue parfaite n’est pas nouveau : que ce soit chez Leibniz ou chez Frege, par exemple, nous retrouvons l’idée d’une langue universelle qui reprend la structure logique, le noyau logique, de toute langue, et dans laquelle tous les mauvais usages seraient éliminés. Pour Frege, ce passage d’une langue ordinaire à une langue idéale – une Begriffsschrift – n’est pas quelque chose qui se fait spontanément. En effet, il parle de cercle vertueux : plus nous affinons notre analyse logique, plus nous affinons le langage et l’épurons de toutes les ambiguïtés qu’il peut contenir, et plus nous améliorons notre langage, plus nous affinons notre analyse, etc.195 Gödel s’inscrit alors dans cette veine.196 L’idée que chaque mot soit appris comme le « bon » mot reprend donc celle d’une langue parfaite (universelle), dans laquelle en effet chaque mot (ou symbole) correspond à un et un seul concept (objectif). « C’est-à-dire, les concepts nous sont certes donnés, mais pas comme des objets isolés et séparés. Les symboles oui. » Gödel résume ici le rôle joué par les mots et les symboles, rôle qui ne peut pas être rempli par le couple objet concret et direction de l’attention : il s’agit bien de fixer les concepts, au sens de les appréhender comme des entités à part entière, détachés des objets qui les instancient. Le processus, formé par le couple objet concret et direction de l’attention, est bien une des manières par lesquelles les concepts nous sont donnés ; c’est-àdire que les concepts sont susceptibles d’être eux-mêmes des objets intentionnels visés par notre attention sur les objets réels, mais que notre attention ne suffit pas à nous les faire saisir 195 Voir « Que la science justifie le recours à une idéographie » dans (Frege 1971). Gödel expose en (X, 77) l’idée de dictionnaire avec des nombres dans lequel serait exposée une langue universelle, capable de traduire toutes les autres langues, et ce du fait que les concepts y seraient fixés par les nombres « une bonne fois pour toute ». 196 288 indépendamment des objets sur lesquels nous les voyons. Seuls les symboles nous donnent l’unité ainsi qu’une forme d’objectivité permettant de dépasser toutes ces instances, de dépasser donc l’extension, pour nous faire voir le concept dans son intension, séparément de l’ensemble des objets auxquels il s’applique. Mais nous ne pouvons pas en rester là, car Gödel ne souhaite pas réduire le concept à une sorte d’abstraction à partir des individus. Voir les concepts à travers les objets et la direction de l’attention est une possibilité (Gödel ne la rejette pas), mais ce n’est pas la seule ; les concepts ne pourraient pas être considérés comme des entités objectives s’ils n’étaient que des abstractions à partir des individus. Pour Gödel, les concepts ont une réalité objective, indépendante de nous et ont également une réalisation dans le monde, ce qui rend effectivement possible pour nous de les voir sur les objets concrets. Mais leur nature est bien plus profonde qu’une simple abstraction, c’est la seconde possibilité envisagée dans le texte, mentionnée déjà au début de la remarque : nous pouvons les voir dans le monde autrement que sur les objets, en l’occurrence avec d’autres concepts, dans la structure du monde ; et dans ce cas nous les voyons comme des intensions. Mais même alors, nous ne les voyons pas directement, là encore l’usage des symboles s’avère être nécessaire. Deuxième façon de fixer les concepts : à travers des descriptions. La conclusion à laquelle Gödel aboutit lors de l’examen de la première possibilité est tout à fait valable pour la seconde. Même dans le cas où nous voyons les concepts comme entités intensionnelles, et non à travers leurs instances parmi les individus réels, ils ne nous sont pas donnés séparément. Gödel le dit au début du texte : même alors, ils nous sont donnés avec « d’autres [choses] », car nous ne devons les « extraire » des liaisons –constituant la structure conceptuelle du monde – dans lesquelles ils nous apparaissent. Ainsi, nous ne voyons pas un concept, mais une liaison de concepts, voire plusieurs liaisons d’un même concept avec d’autres concepts : « La possibilité de se représenter [vorstellen] le même concept de différentes manières rend impossible de le comprendre comme un objet ». Avec en note : « et que ces différentes représentations [Vorstellungen] soient totalement égales en droit (ce qui complique la décision) » Il est important de noter que Gödel modifie son vocabulaire, il n’utilise plus « abbilden » mais « vorstellen », ce qui semble confirmer que Gödel évoque alors une autre possibilité, qu’il ne parle plus du couple « objet concret et direction de l’attention ». Il s’agit des représentations liées à notre expérience, à nos perceptions et à notre point ce vue. 197 Nous avons la capacité de nous identifier aux autres choses pour saisir leur essence, dans laquelle 197 Voir (infra, 171) et (infra, 263-264). 289 apparaissent les concepts logiques (infra, 238-239). Dans nos représentations, les concepts logiques apparaissent en tant qu’ils s’appliquent aux choses (qu’ils les choisissent). Ainsi, nous ne percevons pas un concept logique, mais différents complexes dans lequel une application de ce concept est présente. Autrement dit par le biais de nos représentations, nous percevons différentes instances de l’application d’un même concept logique. Nous ne percevons pas un concept logique tel qu’il est dans le monde objectif des concepts, c’est-àdire dans l’ensemble des relations conceptuelles dans lesquelles il est pris. Nous percevons seulement quelques aspects particuliers de l’application de ce concept. Le réel ne nous présente pas l’ensemble des relations conceptuelles dans lesquelles il entre, et donc ne nous permet pas de connaître sa position précise dans l’espace objectif des concepts, dans l’ordre objectif des concepts. Gödel insiste bien sur le « un », c’est-à-dire insiste sur le fait de pouvoir saisir le concept comme une unité bien déterminée. Nous le pouvons d’autant moins que, comme le souligne la note de bas de page, les différentes représentations que l’on en a sont totalement égales en droits. Au moins trois questions se posent par rapport à cette note : que signifie qu’elles soient égales en droit ? Quelle décision cela complique-t-il ? Et enfin en quoi cela la complique-t-elle ? La première question peut se décomposer ainsi : i/ que signifie qu’elles soient totalement égales, et ii/ qu’elles le soient en droit (ce qui implique peut-être qu’elles ne le soient pas de fait) ? Qu’elles soient totalement égales signifie qu’il n’y en a pas une qui soient à privilégier par rapport aux autres. Chaque représentation d’un concept nous donne une liaison de ce concept avec d’autres concepts, chacune donne des liaisons différentes, nous donne un aspect différent d’un même concept. S’il y en avait une à privilégier, ce serait celle susceptible de nous décrire l’essence même, dans sa totalité, du concept. Mais une telle description ne semble pas exister, puisqu’il nous est impossible de comprendre –de cette façon – le concept comme « un objet », en insistant sur le « un ». Dans la mesure où ces représentations ne nous parlent que d’aspects différents, nous ne pouvons pas (objectivement) dire qu’un de ces aspects est plus important qu’un autre. Vraisemblablement, si on se place dans l’espace objectif des concepts, tous ces aspects sont aussi importants les uns que les autres, car de ce point de vue on ne peut pas les penser séparément les uns des autres, on ne le pourrait que par « abstraction ». Selon notre interprétation, le « en droit » renvoie à l’espace objectif des concepts. À ce niveau d’existence, les concepts sont des entités à part entière dont on ne peut penser les différents aspects séparément d’eux que par abstraction. De ce point de vue, nous pouvons 290 dire que tous les aspects d’un même concept sont égaux. Rien ne devrait nous permettre d’en privilégier un. Mais du côté des faits il n’y a peut être pas une telle égalité. Peut-être pouvonsnous chercher une solution en considérant les différentes descriptions du monde suggérées dans le cahier (X, 43) (description mécanique, description sociale, etc., voir (infra, 269)). Plusieurs descriptions du monde sont possibles en fonction des êtres dont on veut rendre compte : êtres purement matériels, êtres vivants, les anges. Chaque type d’êtres aspire à une description du monde en fonction de sa propre nature. Plusieurs descriptions du monde sont donc possibles, en fonctions des relations et des propriétés étudiées. De la même manière, nous pourrions sans doute décrire un concept de différentes façons en fonction des relations qu’il entretient avec d’autres concepts ; et chacun de ces aspects peut être utilisé et privilégié pour des buts différents. Quelle est la décision qui est alors compliquée par le fait que ces représentations soient totalement égales en droit ? Cette décision est surement celle qui nous permettrait de choisir une de ces représentations comme celle qui nous donnerait le concept comme un objet. Il s’agirait peut-être de choisir, parmi l’ensemble des représentations possibles d’un même concept (à partir des faits du monde), celle qui représente le mieux ce concept. Le fait que toutes les représentations d’un même concept soient égales en droit, complique en effet un telle décision, car, suivant notre analyse en 1/, nous voyons bien qu’aucune d’entre elles n’est à privilégier. Si aucune d’entre elles n’exprime véritablement l’essence même du concept qu’elle représente, du moins peuvent-elles représenter des propriétés essentielles. Mais aucune ne peut représenter l’ensemble de son essence (et encore il n’est pas certain que toutes les représentations d’un concept nous donnent des propriétés essentielles ; elles peuvent aussi nous donner seulement des propriétés nécessaires). A nouveau, ce sont les mots qui ultimement nous permettent de fixer les concepts. Notre simple perception des choses réelles ne suffit pas : « les concepts ne nous sont pas du tout donnés directement, mais seulement à travers des descriptions. » Dans le contexte de nos représentations (Vorstellungen), les descriptions sont des ensembles de manifestations sensibles et conceptuelles (infra, 232-233). Nous nous représentons les concepts à travers les faits réels, mais c’est par les descriptions, c’est-à-dire des combinaisons de mots, que nous les fixons, que nous les identifions dans la structure dans laquelle ils nous sont donnés. Ainsi nous pouvons isoler les concepts les uns des autres en les nommant. Encore une fois le mot nous permet de considérer le concept comme une entité à part entière, déterminée. Ici il ne s’agit pas de dépasser le niveau extensionnel pour aller vers l’intensionnel. Il semble que nous 291 sommes déjà dans une lecture intensionnelle des concepts, mais que nous ne parvenons à délimiter chaque entité, chaque concept, que par les mots. Sans eux, nous n’avons pas une « vision » claire de ces limites. Les mots nous permettent véritablement de distinguer les concepts les uns des autres dans notre représentation floue, où ils sont tous liés les uns aux autres. Dans une description, les concepts sont toujours en relation avec d’autres concepts, mais ils sont distinctement identifiés. Nous constatons alors, que la nécessité de respecter l’univocité est tout aussi importante dans ce cas que dans le premier : si nous n’avons pas l’univocité, les ambiguïtés nous empêchent de distinguer clairement les concepts les uns des autres. Sans cela, les symboles ne pourraient pas être ces ombres sur le mur de nos représentations du réel qui délimitent nos manifestations conceptuelles (c’est-à-dire les différentes applications d’un concept que nous percevons dans nos représentations) et en font des unités. Peut-être que nous voyons déjà quelque limite relative à la fixation des concepts par les mots : nous permettent-ils vraiment dans ce cas de comprendre le concept comme « un » objet ? En un sens oui, puisqu’ils les identifient, nous sommes alors capables de comprendre que toutes nos représentations d’un même concept sont bien des aspects d’un même concept, se rapportent bien à un même concept. Mais cependant, nous voyons bien qu’ils ne nous permettent pas encore de dépasser la multiplicité de ces représentations : nous avons toujours différentes descriptions d’un même concept, sans en avoir une globale qui nous permettrait de saisir l’essence même de ce concept. Crocco (dans (Crocco 2012), ainsi que la version préparatoire de 2008) propose que les différents axiomes exprimés dans le langage soient différents Sinnen pour nos concepts (infra, 144-145). Toutefois, que nous voyons les concepts à travers leurs instances ou que nous les voyons en un certain sens plus directement mais ensembles, liés, la conséquence est la même : si nous nous contentons de diriger notre attention vers les choses réelles – objets concrets ou faits impliquant la structure logique du monde – nous ne pouvons ni fixer les concepts ni, par conséquent, les prendre comme objets de connaissance. En d’autres termes, direction de l’attention et objet intentionnel (que ce soit un objet concret ou un ensemble de concepts mutuellement liés dans les faits) ne constituent pas l’opération de fixation des concepts. Même s’ils nous les donnent, au sens où à partir d’eux nous pouvons nous les représenter, ils ne suffisent pas à en faire à proprement parler des objets de connaissance. Seuls les mots et les symboles nous donnent l’unité, ainsi qu’une forme d’objectivité, nécessaires d’une part pour dépasser la diversité des objets concrets, et d’autre part pour comprendre un concept 292 comme « un objet » en l’identifiant, en le fixant et l’isolant des autres concepts auxquels il est lié. La dernière interrogation de Gödel dans cette remarque soutient cette nécessité des mots dans notre pensée conceptuelle : Peut-être, le fait de voir un sens (par exemple, du fait que le sens de la juxtaposition soit compris) dans les combinaisons de mots (c’est-à-dire de représentations [Vorstellungen] convenables d’un type déterminé) est une capacité spécifique ou bien vient du fait que les mots ont un effet spécifique sur l’attention, qui est de la diriger d’une manière ou d’une autre dans l’espace des concepts. (C’est-à-dire : la raison nous est accessible seulement à travers les mots). Cette dernière phrase concerne sans doute plus le deuxième cas que le premier (objet concret plus direction de l’attention). En effet Gödel parle de combinaisons de mots faisant référence aux descriptions, donc aux concepts liés à d’autres concepts. La première question relative à cette interrogation serait : quel est ce fait de voir un sens dans les combinaisons de mots ? Il s’agit de ce que nous comprenons à travers les combinaisons, c’est-à-dire un concept subjectif. Dans la première parenthèse et dans la note de bas de page qui les accompagne, Gödel précise ce qu’il entend par « sens » (Sinn). C’est le sens de la juxtaposition, c’est-à-dire la juxtaposition de mots qui eux-mêmes ont un sens, en l’occurrence un concept. Ce sens de la juxtaposition est lui-même ou bien le sens d’un concept ou bien la relation de Sinn. La transcription n’est pas certaine ici, mais ce dont Gödel parle doit, dans tout les cas, concerner la possibilité de voir un sens à travers un complexe, en l’occurrence une combinaison de termes qui ont eux-mêmes leur propre sens. Cette possibilité renvoie à la première remarque du cahier X, [X, 1-2], dans laquelle Gödel insiste sur le fait que pour comprendre la logique, il ne suffit pas de connaître les termes indépendamment les uns des autres, il faut également connaître leurs combinaisons (les façons dont nous pouvons les combiner). C’est l’essence de la logique : comprendre des concepts complexes par le biais de concepts plus simples, c’est-àdire en effet la possibilité de comprendre les liaisons entre concepts. Nous sommes capables de donner une unité à un ensemble de termes donnés, en cela une combinaison n’est pas qu’une simple multiplicité de symboles, elle se rapproche vraisemblablement plus d’une structure ordonnée, comme le souligne la remarque [XII, 100-101]. Gödel précise ce qu’il entend par « mot », en spécifiant que les mots sont des combinaisons de représentations (Vorstellungen) convenables (gehörige) d’un type déterminé. 293 Jusqu’à présent nous avons interprété Vorstellung comme un terme s’inscrivant dans la notion de point de vue monadologique et comme ce qui renferme les manifestations qui nous viennent de l’expérience, c’est-à-dire des perceptions sensibles et conceptuelles. Sous la condition de cette acception du terme Vorstellung, il est possible de donner une interprétation cohérente au passage qui nous concerne ici. Les mots seraient ce qui délimite l’ensemble des manifestations conceptuelles dans nos représentations. Les manifestations conceptuelles, qui nous viennent de la perception de concepts, sont en effet prises dans un ensemble de manifestations, dans « représentations d’un une diversité de manifestations, type déterminé » doivent y compris sensibles. Les probablement correspondre aux manifestations conceptuelles. Cette interprétation serait également cohérente avec l’idée des concepts qui sont « derrière », entendue comme une référence à l’allégorie platonicienne de la caverne. L’ombre des mots isole et encercle ces représentations convenables de l’ensemble de nos représentations. Une autre différence entre faits, objets d’un côté et symboles de l’autre doit être soulignée. Les trois sont des entités réelles, appartenant au monde réel, et sont également tous les trois en relation avec le monde objectif des concepts. Cependant, il est probable que Gödel accorde un statut différent aux symboles. Ce sont vraisemblablement les seuls à pouvoir prétendre être une Abbilden (représentation au sens d’une expression), dans le réel, des concepts logiques (entités objectives intensionnelles). La note 13 de la remarque [XI, 16-18] annonçait sans doute déjà cette conséquence : au niveau des concepts logiques, seuls les symboles et le langage sont mentionnés comme Abbilden de l’espace objectif des concepts. Les symboles et les mots sont les seuls à exprimer l’unité des concepts logiques ; les objets concrets et les faits ne le peuvent pas. Les objets concrets correspondent à la diversité (extensionnelle) des individus particuliers qui instancient les concepts. Les faits correspondent à la diversité (intensionnelle) des instances de l’application des concepts. Des trois réalisations des concepts logiques dans le réel, le langage (formel ou non) est la seule qui exprime non seulement leur unité, mais aussi leur ordre. La dernière question posée par Gödel ne semble pas concerner le fait que les mots saisissent l’unité des concepts, mais se pose plutôt sur la relation de Sinn. Quand nous percevons une combinaison de symboles, chacun d’eux ayant un sens qui leur est propre (car chacun d’eux délimite un ensemble de manifestations conceptuelles données dans nos Vorstellungen), nous voyons un nouveau sens, en l’occurrence celui de la combinaison. Autrement dit, Gödel se demande à qui ou à quoi est imputable ce phénomène. Est-ce une 294 capacité propre à l’homme ? Nous aurions en nous quelque chose qui nous permet d’identifier le complexe de symboles à partir du sens de ses éléments. Ou bien est-il imputable aux symboles (mots) eux-mêmes, c’est-à-dire que c’est eux qui nous montrent (en les exprimant) les relations conceptuelles objectives. Plusieurs indices, dégagés au long de notre analyse des Max-Phil, penchent en faveur de la seconde alternative, soutenus par la thèse affirmée dès le début de la remarque – de la nécessité des symboles dans la pensée conceptuelle – et à laquelle fait directement écho la dernière parenthèse. La conséquence de la seconde alternative est que « la raison nous est accessible seulement à travers les mots ». La raison peut faire référence à l’entendement de Dieu, mais aussi à la nôtre, au sens où peut-être nous ne pourrions pas l’exercer sans les symboles ; dans les deux cas suggérant que l’accès au monde des concepts n’est possible pour nous que par l’intermédiaire des concepts. Une des affirmations les plus fortes soutenant la conclusion de cette remarque est celle rencontrée dans le cahier X, [X, 18], selon laquelle « la combinatoire finie contient déjà une "image de Dieu" ». Les concepts non seulement expriment l’unité des concepts en intension, mais aussi leur ordre, leur liaison, c’est-à-dire ce qui en fait des unités structurelles organiques. Conclusion La seule perception des concepts ne suffit pas à nous donner une connaissance des concepts, ni même à nous donner une Abbild de nos propres concepts, et donc encore moins des concepts objectifs. Notre perception des concepts perçoit les concepts à travers les faits (plus exactement à travers nos Vorstellungen des faits du monde). Par elle, nous percevons les instances de l’application des concepts dans le monde. Nous percevons bien quelque chose du concept en intension, mais sous la forme d’une pure multiplicité. Les concepts sont donc nécessaires (1) pour dégager les manifestations conceptuelles qui nous viennent des perceptions conceptuelles, des manifestations sensibles (venant de la perception par les sens), et (2) pour unifier et reconnaître comme un le concept en intension dans la diversité des manifestations conceptuelles. Remarquons que nous avons également besoin des symboles pour reconnaître et identifier l’unité de l’extension des concepts à travers la diversité de ses instances. Faut-il penser que les extensions de concepts sont données à partir des manifestations sensibles de nos représentations, en contraste avec les concepts qui nous sont donnés à partir des manifestations conceptuelles ? Ou bien un tel partage est-il trop radical dans la mesure où une extension est tout de même déterminée par un concept ? La question est ouverte, il apparaît seulement ici que les symboles jouent également 295 un rôle dans l’unité des extensions, et donc probablement dans notre développement des mathématiques. Les symboles reflèteraient donc aussi les deux aspects des concepts, extensionnel et intensionnel. Les seuls faits et objets concrets ne donnent lieu qu’à des multiplicités de manifestations, insuffisantes à rendre compte – et donc à exprimer – les concepts. Notons que dans le deuxième cas se rajoute l’idée que ne donnant lieu qu’à des extensions, c’est-à-dire des unités qui ne sont pas organiques ou structurelles (car elles sont de l’ordre des unités mathématiques), elles ne peuvent encore moins prétendre exprimer les concepts en intension. Les symboles nous donnent non seulement l’unité de nos concepts subjectifs, car dans la mesure où ils les isolent de nos perceptions sensibles, ils marquent les ombres sur le mur de nos Vorstellungen. Mais ils donnent également leur unité structurelle objective, à travers l’unité formée par leurs combinaisons : ils nous montrent donc quelque chose du monde objectif des concepts. La remarque [XIV, 97-99] complète alors la [X, 1-2] commentée dans la section précédente, 3.5.2. L’ordre spatio-temporel des symboles, qui s’écrivent l’un après l’autre, et que nous percevons l’un après l’autre, nous fait voir un concept « à la lumière » d’un autre concept. Donc, dans leur succession matérielle (sur le papier) et temporelle (dans nos perceptions, donc dans notre esprit), les symboles nous montrent quelque chose de l’ordre des concepts objectifs. Les symboles apparaissent alors véritablement comme les intermédiaires entre les concepts subjectifs et les concepts objectifs, entre la conscience de l’homme et la conscience de Dieu. En effet, ils délimitent nos concepts (subjectifs) dans nos Vorstellungen, et ce faisant, les frontières qu’ils dessinent nous orientent vers le monde objectif des concepts. Il est également possible de préciser la relation d’Abbild, présentée dans la remarque [XI, 16-18] entre le conceptuel et le réel dans le cas des concepts logiques. Le langage est une Abbild, à la fois des concepts objectifs et des concepts subjectifs. 3.5.4 Conclusion sur le rôle intermédiaire des symboles entre la conscience de l’homme et la conscience de Dieu A travers les différentes relations entre le réel et le conceptuel décrites dans la remarque [XI, 16-18], se dégage le rôle intermédiaire du réel entre le conceptuel subjectif et le conceptuel objectif, et plus spécifiquement dans le cas des concepts logiques, le rôle intermédiaire des symboles. Les concepts logiques se réalisent dans le réel dans les individus, dans les faits, mais aussi dans les symboles. Les symboles sont à la fois des Abbilden et des Darstellungen des concepts logiques dans le réel. Ces deux relations entre les symboles 296 (entités réelles et matérielles) ne sont possibles qu’en vertu d’un accord entre les lois de la matière et les choses d’autres niveaux, comme l’enseigne le principe d’harmonie préétablie que Gödel étend au cas des concepts logiques et à leurs trois niveaux d’existence. Ce que nous ne pouvons pas saisir directement nous le saisissons à travers les manifestations matérielles des choses dans le réel. L’accord des lois permet à la matière de refléter les lois des autres niveaux. En l’occurrence, les symboles et leurs agencements (combinaisons) qui se manifestent spatio-temporellement reflètent les concepts objectifs et leur ordre dans l’espace objectif. Ainsi, les symboles, bien que matériels, sont « déjà une "image de Dieu" ». L’interprétation que nous proposons nous invite alors à penser que les symboles ne sont des images de Dieu, du conceptuel objectif, que dans leur agencement, dans leur ordre. En revanche, l’unité qu’ils désignent est un concept subjectif, délimité dans le champ de nos Vorstellungen. On a une correspondance un à un entre concepts subjectifs primitifs et symboles, et ce n’est que lorsque nous combinons ces concepts subjectifs entre eux par le biais des symboles qui leur correspondent, que ces symboles nous montrent quelque chose des concepts objectifs. Ainsi, le fait qu’un symbole simple désigne tel ou tel concept primitif dépend de notre point de vue. Mais une fois ces primitifs fixés, toute notre analyse des concepts complexes dépend des liaisons que l’on peut faire avec les symboles, et du fait, cette fois-ci objectif, que ces liaisons génèrent de nouveaux concepts. C’est probablement dans leur capacité à nous montrer les liaisons conceptuelles objectives que Gödel fondait l’espoir de trouver les bons concepts primitifs, c’est-à-dire tels qu’ils correspondent aux concepts primitifs objectifs.198 Il reste à déterminer le problème de l’incomplétude, du fait que le réel, et donc aussi bien les symboles qui sont matériels que notre conscience qui y est inscrite, n’est qu’une présentation (Darstellung) incomplète du monde objectif des concepts. Ainsi trois formes d’incomplétude sont probablement liées à notre connaissance : 1. les concepts logiques (en intension) sont pris dans les faits du monde qui n’expriment qu’une partie de l’ensemble des relations conceptuelles, car dans le réel les concepts ne s’appliquent qu’aux choses actuelles, et leurs actions sont donc restreintes par les lois de la nature (infra, 203). Nous n’avons donc que certaines instances de leur application, et non l’ensemble des relations dans lesquelles ils entrent dans le monde des concepts. 198 Nos concepts primitifs ne correspondent pas de prime abord aux concepts primitifs objectifs, parce que nous ne percevons les concepts que dans des complexes, voir (infra, 241). 297 2. La nature matérielle des symboles. Ils représentent (abbilden) les concepts, objectifs comme subjectifs, et ne le peuvent que de façon limitée car sont eux-mêmes des entités réelles et matérielles. En cela, ils ne peuvent donc peut-être pas saisir complètement le domaine de la logique. Notons, qu’à ce niveau pourrait être rapportée la distinction entre les processus mécaniques de démonstration, qui se rapportent exclusivement aux symboles, et les processus de démonstration subjectifs, dont l’homme est capable. En vertu de leur nature, l’expression des symboles est spatio-temporelle, tandis que les relations conceptuelles objectives sont hors du temps et de l’espace. 3. La nature de notre entendement dépend également du fait que nous sommes ancrés dans le monde réel. Notre pensée est donc temporelle, nous ne pouvons saisir les relations causales que dans des successions temporelles, ce qui peut être également la source de certaines limitations. Les limitations (1) et (2) sont probablement accentuées par (3), puisque nous percevons le réel, déjà incomplet en soi, dans une certaine temporalité. Pour comprendre l’ensemble de ces limitations et leur origine – peut-être commune –, il faut examiner les rapports entre incomplétude et temps. Pour conclure sur le rôle intermédiaire des symboles dans la pensée conceptuelle, nous souhaitons soulever une question relative à leur nécessité. Gödel distingue bien les symboles des concepts subjectifs, qui ne semblent pas se réduire aux symboles. En effet, les concepts subjectifs sont également fondés sur des perceptions conceptuelles occasionnées par notre expérience. Mais, Gödel affirme en même temps que nous serions incapables de saisir les concepts sans le support des symboles (qui les expriment). Pourrait-il alors penser que le point de vue subjectif, et toutes les procédures de démonstration dont il soit jamais capable, se réduisent au point de vue mécanique (matériel) des symboles, c’est-à-dire à des procédures strictement mécaniques de démonstration ? La position défendue par Gödel, telle que nous l’interprétons, contraste avec celle de la Gibbs lecture (infra, 86-87). Il faudrait examiner à travers les Max-Phil, si Gödel envisage quelque chose comme une possibilité d’aller au-delà de ce que nous montrent les symboles. 298 3.6 Incomplétude et temps : le réel et le point de vue subjectif Les sections précédentes, consacrées à l’analyse des questions liées au réalisme conceptuel dans les Max-Phil, tendent à montrer comment nous pouvons avoir une connaissance d’entités qui sont indépendantes de nous et de nos définitions. Mais en même temps, elles soulignent le fait que nos concepts subjectifs ne sont pas une image parfaite du monde objectif des concepts, mais une image incomplète. Cette conclusion concorde avec celle de l’état de l’art des écrits publiés de Gödel. En effet, elle est cohérente avec le Russell paper, où Gödel affirme que, pour développer une théorie des concepts, nous devons améliorer notre connaissance des concepts primitifs, clarifier leur signification, rejoignant ainsi le fait que nos concepts primitifs ne correspondent pas toujours aux concepts primitifs objectifs. Elle est également cohérente avec la Gibbs lecture, où Gödel explicite les phénomènes d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques, qui certes sont liés aux objets mathématiques (les unités mathématiques et leurs combinaisons), mais que l’on pourrait contourner en développant de façon satisfaisante la voie logique de résolution des paradoxes (plus particulièrement avec la théorie des concepts en intension) ; ce dont nous ne sommes pas encore capables. L’incomplétude liée à notre connaissance des concepts peut prendre source dans trois niveaux différents, dans la nature générale du réel, puis (ce qui en découle) dans la nature des symboles (qui sont des entités réelles, mais plus spécifiquement encore matérielles), et dans la nature de la conscience de l’homme (qui est également réelle et qui semble également revêtir une spécificité : sa temporalité). Le temps n’est donc peut-être pas la seule source d’incomplétude, du fait que, selon Gödel, il n’est pas objectif et ne caractérise pas le réel. Bien plus, il pourrait être une manifestation subjective de ce qui caractérise le réel, en l’occurrence sa structure causale. Ainsi le temps n’existe que de notre point de vue, comme la façon dont nous appréhendons les relations causales du monde. Les trois sources de l’incomplétude ne sont probablement pas exclusives, et peuvent trouver une même origine, métaphysique et théologique, 199 dans l’acte de Création. Ensuite, à travers la question du temps, il est question de préciser la nature de notre point de vue subjectif. 199 Gödel ne distingue pas métaphysique et théologie, dans la mesure où la métaphysique serait pour lui la bonne religion. Pour développer ses recherches métaphysiques, Gödel oscille entre la philosophie (en s’aidant du point de vue de certains auteurs, comme Leibniz pour le plus illustre) et la théologie qui éclaire la pensée philosophique par les indices laissés par la révélation. 299 Par ailleurs, indépendamment des résultats des sections précédentes, l’analyse du temps constitue un parfait exemple de l’agencement « kaléidoscopique » des remarques des MaxPhil. Ne serait-ce qu’au seul regard du cahier X,200 nous constatons la variété des angles sous lesquels Gödel examine la notion de temps. Il l’interroge à travers des remarques philosophiques, théologiques et physiques. Parmi les premières se distinguent clairement deux approches. La première, métaphysique, questionne la raison de notre incomplétude (temporalité) qui doit être liée à l’acte de Création révélé par la théologie. La deuxième, épistémologique, interroge la façon dont pouvons comprendre le temps. Elle essaie de préciser le concept de temps compris de notre point de vue subjectif, en lien avec les résultats scientifiques de son époque. Les deux ont pour but d’expliquer le rôle du temps dans notre connaissance. Le cahier X contient sept remarques directement en rapport avec la question du temps : - [X, 7-8] : remarque métaphysique qui touche à l’incomplétude dans le réel comprise comme la forme d’une insatiabilité. Le point d’attaque de Gödel pour développer l’idée d’insatiabilité est biologique. Le vivant est insatiable, il est toujours en besoin de complétion (nourriture, etc.), besoin qui le pousse à agir et qui le met en mouvement. - [X, 12-13] : remarque théologique qui permet de faire le lien (par analogie) entre l’insatiabilité biologique décrite dans [X, 7-8] et l’incomplétude des créatures de Dieu, et plus précisément de l’homme à partir du péché originel. Le péché originel modifie l’état de l’homme, qui devient incomplet et agit continuellement pour toujours se rapprocher de Dieu. Son action vise à atteindre ce qui lui manque : la connaissance et la morale telles qu’elles sont en Dieu. Son besoin de complétion (moral et cognitif) le pousse à agir, le plongeant ainsi dans le réel. - [X, 13-15] : remarque physique dans laquelle le temps n’est pas central, mais qui est interrogé tout de même en rapport avec l’action (mouvement) des électrons. - [X, 22-23] : remarque philosophique qui s’attache à l’explication de l’écoulement du temps pour nous. La façon dont nous pensons le temps dépend de nos possibilités 200 Le cahier X est dans l’annexe A. Nous nous arrêtons plus spécifiquement sur ce cahier, car il contient un grand nombre de remarques sur le temps, suffisamment éclairantes pour notre propos, et présente l’avantage d’avoir une transcription allemande et une traduction française finalisées, dont la publication est en cours. Deux autres cahiers comportent un nombre de remarques non négligeable sur le temps : les cahiers IX et XIV. L’interprétation que nous proposons ici, essentiellement sur la base du cahier X, devra être questionnée au regard des nombreuses autres remarques sur le temps de ces deux cahiers. Mais les remarques du cahier X sur cette question supportent déjà une interprétation cohérente et éclairante pour l’analyse de la notion de concept dans les Max-Phil. 300 d’actions. Le passé est ce sur quoi nous ne pouvons plus agir, le futur ce sur quoi nous pouvons agir. La façon dont nous comprenons le temps de notre point de vue, comme un écoulement asymétrique, avec le passé d’un côté et le futur de l’autre, s’ancre dans notre « je »201 présent (lui-même ancré dans le monde) et les possibilités d’action à partir de notre « je » présent. Gödel achève la remarque par une alternative : soit le temps est premier par rapport à notre « je » et dans ce cas il est la cause des différences de possibilités d’actions entre passé et futur : soit notre « je » est plus fondamental que le temps et il faut alors penser que le temps est une conséquence de nos possibilités d’actions. Le premier cas supporte une conception objective du temps, le second une conception relativiste et subjective. Gödel ne tranche et réserve sa réponse pour la remarque suivante. - [X, 23-24] : remarque philosophique liée à la précédente (elles se suivent dans le cahier X). Elle approfondie l’alternative posée entre une conception objective et une conception subjective du temps. Elle interroge leurs conséquences respectives quant à la réalité du temps et à ses rapports avec notre point de vue. Gödel tend à défendre la conception « einsteino-kantienne », mais en lui préférant la notion leibnizienne du sujet à la conception transcendantale kantienne qui place le « je » en quelque sorte audessus du monde et non dans une Einbettung. - [X, 45-47] : remarque philosophique qui fait le lien entre l’ensemble des remarques du temps, des différents aspects examinés. L’objectif de Gödel à travers cette remarque est plus précisément d’établir le lien entre notre nature temporelle, ses causes métaphysiques et théologiques, et ses conséquences dans notre connaissance. Gödel expose les raisons de notre temporalité. Le temps est l’instrument que Dieu nous accorde pour connaître non seulement le monde, mais plus encore les vérités du monde objectif des concepts, et nous permettre de s’élever à lui. Le temps est alors « l’expression de notre incomplétude » causée par le péché originel, mais aussi ce qui nous sort de cet état incomplet. - [X, 58-59] : Gödel reprend les distinctions opérées dans la remarque [X, 22-23] pour comprendre en quoi le temps se différencie de l’espace. Il met ainsi en exergue l’idée de succession temporelle, ainsi que ses caractéristiques, telles qu’offrir la possibilité d’être à la fois un et multiple, du fait que je me trouve à la fois dans le passé et dans le présent. La question est également soulevée dans la remarque [X, 45-47]. 201 Le « je » doit être compris dans le cadre de la monadologie, comme le sujet d’actions et de passions, sujet substantiel support d’une succession de perceptions, et ancré dans le monde. 301 Nous pourrions également y inclure la remarque [X, 1-2], qui se rapporte plus directement à la logique de notre point de vue, mais qui inclut des considérations sur le temps, puisqu’elle suggère déjà l’idée que le temps est en jeu dans notre appréhension des concepts, du moins dans notre saisie des concepts à travers leur expression matérielle (symboles et mots). Gödel affine encore cette hypothèse en se demandant si la nature temporelle ne serait pas plutôt liée à notre propre pensée et à la façon dont elle peut appréhender la succession matérielle des symboles. La remarque [X, 1-2] questionne implicitement une double incomplétude liée au réel, qui se donne dans l’idée de succession, succession matérielle des symboles et succession temporelle dans la pensée. Les remarques plus directement relatives à la nature exacte du temps sont laissées de côté pour une autre étude. Elles méritent d’être examinées au regard des travaux de Gödel en physique, et des remarques plus spécifiquement physiques des Max-Phil. Une telle étude s’éloignant trop de notre sujet de réflexion, nous nous limitons aux remarques développant les rapports entre temps, incomplétude et connaissance. Dans le but de clarifier le rôle du temps dans notre appréhension des concepts, il semble toutefois essentiel de se rappeler de la conception relativiste et subjectiviste défendue par Gödel. Le temps est fondé par le sujet perceptif, ancré dans le monde. Ce sont les modifications du point de vue, les changements de perceptions qui fondent le temps, et non l’inverse. Soulignons que cette conception du temps est intégrée au cadre métaphysique que Gödel se donne, à savoir une monadologie d’inspiration leibnizienne. Pour rester dans notre problématique, nous nous concentrerons essentiellement sur les remarques métaphysiques, en lien avec la connaissance subjective. Plus exactement nous nous intéresserons à deux aspects : (1) la cause de l’incomplétude dans le réel qui se manifeste dans notre conscience par la nature temporelle de notre pensée, en examinant plus spécifiquement les remarques [X, 7-8] et [X, 12-13] et (2) les raisons de notre nature temporelle et son rôle dans notre point de vue subjectif, avec la remarque [X, 45-47]. 3.6.1 L’incomplétude dans le réel et le temps comme manifestation de l’incomplétude du point de vue subjectif Les remarques [X, 7-8] et [X, 12-13] mettent en exergue la nature essentiellement incomplète des choses réelles, que Gödel explique par l’idée d’insatiabilité. Les choses réelles agissent pour atteindre un état de complétion, pour combler un manque. Les choses agissent 302 pour atteindre un nouvel état toujours plus complet. Elles modifient ainsi leur point de vue, passe d’une perception à l’autre (appétition), et sont alors en mouvement. Etre réel est équivalent à être incomplet. La remarque [X, 7-8] l’explique d’un point de vue biologique, suggérant que cela vaut pour tous les réels. La remarque [X, 12-13] spécifie l’incomplétude pour le cas de la conscience de l’homme en s’appuyant sur la religion révélée. La théologie révèle en effet la cause de notre incomplétude, le péché originel. Gödel exprime alors le fait que, dans notre cas, la « chute originelle » correspond à « une chute dans "l’existence temporelle" ». Gödel présente le phénomène d’incomplétude propre au réel à travers l’idée d’insatiabilité qu’il emprunte à la biologie. L’incomplétude est conçue comme ce qui caractérise un perpétuel besoin de complétion et donc une suite perpétuelle d’actions et de modifications de l’être, visant à satisfaire un manque. Cette insatiabilité insuffle ainsi le mouvement des choses réelles : Remarque (philosophie) : La vie est manifestement une structure incomplète qui de ce fait attire la matière de l’extérieur (à savoir oxygène, carbone, hydrogène, acides aminés) et qui est assimilée par la structure. La nouvelle structure exerce manifestement toujours une « force de dissociation » sur elle-même, de telle sorte que l’urée et l’acide carbonique sont dégagés. Se produit-il un perfectionnement de la structure originelle à travers tout cela ? (Notre corps se dégrade toujours et seul l’entendement5 s’améliore.) Tout cela montre que la vie est en perpétuel perfectionnement à travers quelque chose qui ne génère aucun état de complétude accompli. Mais n’y aurait-il aucune nourriture qui rassasie une fois pour toute ni aucun souffle [8] qui rende toute respiration superflue ? La fin de tout mouvement, aussi bien dans la mort que dans l’état de complétude, est la ressemblance entre Dieu et le Diable. 5 Ou est-ce le cerveau ? [X, 7-8] Deux premières caractéristiques sont attribuées à la vie : (1) elle est une structure et (2) qui plus est, une structure incomplète. La notion de structure renvoie à la division des unités en rassemblements venant de l’extérieur et en rassemblements structurels, dont les liaisons entre les parties priment sur les parties. Dans ce dernier cas il s’agit d’une unité organique. La vie serait donc une telle unité, impliquant une liaison entre ses parties. Dans la remarque [X, 303 5-6],202 Gödel explique la notion de structure dans le cadre de la chimie. Il parle d’une force intrinsèque qui donne l’unité de la structure : force qui non seulement maintient les éléments ensemble, mais aussi force de répulsion qui éloigne les « intrus » et les empêche de pénétrer la structure. La vie est une structure qui plus est incomplète « qui de ce fait attire la matière de l’extérieur (à savoir oxygène, carbone, hydrogène, acide aminé) et celle-ci est assimilée par la structure.» L’incomplétude de la structure est due à sa perméabilité qui s’explique par un manque. Il faut alors admettre que la force – permettant l’unité de la structure – n’accomplit pas correctement sa fonction répulsive. Elle ne protège pas la structure des « intrus », qui alors la pénètrent. La structure est ainsi modifiée, par l’assimilation de ces intrus. Les intrus deviennent alors de nouveaux éléments intégrés aux liaisons organiques de la structure. Mais la force n’exerce plus non plus suffisamment correctement sa deuxième fonction de maintient des éléments ensemble : « La nouvelle structure exerce manifestement toujours une "force de destruction" sur elle-même, de telle sorte que l’urée et l’acide carbonique sont dégagés ». L’assimilation de matière entraîne une nouvelle force, « force de dissociation » de la structure sur elle-même. La force de cohésion de la structure ne peut plus s’exercer correctement à cause de l’assimilation de nouveaux éléments, et s’oppose alors à elle une force de dissociation. L’opposition entre les deux forces manifeste le besoin de conserver un certain équilibre : pour préserver l’unité malgré l’assimilation de nouveaux éléments, il faut que d’autres éléments soient rejetés. En cela il y a dissociation puisque perte d’éléments qui ne peuvent plus être maintenus dans l’unité de la structure. L’incomplétude au niveau biologique dénote l’incapacité du vivant à se maintenir en vie de façon autonome ; les êtres vivants ont besoin de se nourrir, de respirer, ainsi que d’uriner, etc. Le vivant ne peut donc pas correspondre à une structure close sur elle-même, mais à une structure qui est en perpétuel besoin de complétion, à laquelle il manque toujours quelque chose ; manque qu’il lui faut combler. La structure du vivant n’est donc pas quelque chose d’immuable ou de statique, elle est en quelque sorte en mouvement perpétuel à travers ce processus d’assimilation et de rejet. L’incomplétude du vivant implique donc une mise en mouvement qui se traduit par une succession d’états différents (modifiés par le rejet ou l’assimilation d’éléments), dont le moteur est la satisfaction de certains besoins. Gödel interroge alors la possibilité d’un perfectionnement à travers ce mouvement, c’est-à-dire la possibilité d’atteindre un état complet, dans lequel aucune insatiabilité ne se 202 Voir l’annexe A. 304 manifesterait : « se produit-il un perfectionnement de la structure originelle à travers tout cela ? (Notre corps se dégrade toujours et seul l’entendement s’améliore.) ». La parenthèse distingue alors deux réponses possibles, selon que l’on considère le corps matériel – auquel se rapporte l’insatiabilité biologique – ou l’entendement. Dans le premier cas la réponse est négative : il n’y a pas de perfectionnement, au contraire il y a une dégradation du corps. D’un point de vue biologique, le mouvement de complétion n’aboutit pas à un état parfait. En revanche, l’entendement, partie non matérielle du vivant – en l’occurrence la conscience –, s’améliore. Gödel n’affirme pas qu’il peut prétendre à un état absolument complet, mais au moins s’en approcher. Sans doute le peut-il parce qu’au contraire du biologique, il serait capable d’assimiler de nouveaux éléments sans en rejeter d’autres, si bien qu’il peut véritablement combler son manque, sans en générer un nouveau. La note de bas de page propose une alternative. L’entendement pourrait être conçu comme quelque chose de matériel, ne dépendant que du fonctionnement mécanique du cerveau. Cette alternative rejoint une possibilité envisagée par Gödel dans la Gibbs lecture, lorsqu’il se demande si notre esprit peut se réduire au cerveau qui se comprendrait comme une machine de Turing.203 Mais si l’entendement se réduit au cerveau, alors il doit être soumis à la même insatiabilité liée aux corps matériels, et donc ne peut sans doute pas prétendre à une amélioration (infra, 86-87). Mais cette seconde alternative est écartée par Gödel : « Tout cela montre que la vie est en perpétuel perfectionnement à travers quelque chose qui ne génère aucun état de complétude accompli ». L’entendement, conçu comme une entité immatérielle liée à un corps, entraîne un perfectionnement, mais un perfectionnement qui n’aboutit jamais à un état absolument complet, c’est-à-dire à un état dans lequel plus aucune insatiabilité ne survient. On peut se demander pourquoi Gödel ne parle pas plus largement de l’âme, au lieu de parler uniquement de l’entendement propre à l’homme. Il ne faut pas exclure qu’il puisse penser à l’âme qui donne l’unité organique des corps. Il est également possible qu’il ait voulu insister sur la capacité de se perfectionner propre à l’entendement qui serait plus forte que celle de l’âme (qui est inférieure à la conscience dans la hiérarchie des Seienden). Aussi Gödel signifie-t-il peut-être que nous n’atteignons jamais un état absolument complet à cause de notre corps, mais que l’entendement, pourrait l’atteindre en lui-même s’il n’était pas lié à un corps. Sans doute est-ce ce que la question suivante suggère : « Mais n’y aurait-il aucune nourriture qui rassasie une fois pour toute ni aucun souffle [8] qui rende toute respiration 203 Voir la note 13 de la Gibbs lecture (Gödel 1995e, 309). 305 superflue ? ». Gödel se demande ce qu’il se passerait si les corps matériels et biologiques pouvaient atteindre un état de totale complétion grâce à une nourriture qui rassasierait une bonne fois pour toutes et une respiration qui rendrait tout souffle inutile et qui nous comblerait. La conséquence d’une parfaite complétion serait qu’il n’y aurait plus de mouvement, puisque nous n’aurions plus à agir pour combler nos manques : « La fin de tout mouvement, aussi bien dans la mort que dans l’état de complétude, est la ressemblance entre Dieu et le Diable ». Or l’absence de mouvement ne peut être assimilable qu’à deux états : (1) la mort que Gödel associe au Diable (au néant) et (2) à Dieu, l’être parfait. Donc le vivant et tout ce qui se trouve dans le monde (entre le néant et Dieu) sont rattachés à un corps matériel, et donc sont essentiellement incomplets. Or cette incomplétude est liée à notre statut de créature de Dieu, comme en témoigne la remarque [X, 12-13] : Remarque (Théologie) : Dieu a créé les choses de telle sorte qu’elles puissent à leur tour à nouveau « créer » quelque chose. (En fin de compte tout agir consiste en cela.) Peut-être que la chute originelle consiste dans le fait [13] qu’elles ne restent pas dans l’état dans lequel Dieu les a originellement créées. (Cela signifie qu’elles n’ont pas voulu de cet état, mais [attendaient] « quelque chose de mieux » ;9 ce mieux qu’elles finissent bien par atteindre lorsque les temps prendront fin.) La chute originelle serait ainsi une chute « dans l’existence temporelle » à cause de l’insatiabilité. Les choses ne se satisfont effectivement pas de ce qu’elles créent elles-mêmes, etc. Chaque création d’une nouvelle chose s’accompagne de la destruction de l’ancienne. 9 C’est-à-dire de plus. [X, 12-13] La remarque reprend la remarque [X, 7-8] dans la mesure où nous retrouvons l’idée d’incomplétude à travers ce besoin, propre aux choses créées, de quitter l’état originel dans lequel Dieu les a créées. Dès l’instant où elles quittent cet état originel, elles entrent en mouvement, elles ne sont plus des structures « stables », « immuables », mais des structures en besoin de complétion. Dans cette remarque, Gödel explique l’origine métaphysique et théologique de l’incomplétude des choses. Nous comprenons peut-être un peu mieux pourquoi le mouvement dans lequel se trouve le vivant entraîne un perfectionnement : les choses créées sont dotées d’une certaine volonté, et, d’elles-mêmes, veulent atteindre quelque chose de mieux, à savoir la perfection à l’image de laquelle elles ont été créées. Par rapport à la remarque [X, 7-8], 306 Gödel explicite alors le lien entre le temps et ce mouvement perpétuel vers la perfection. Toutes les choses agissent pour satisfaire un manque, les mettant ainsi en mouvement. Mais seul le péché originel, imputable uniquement à la conscience de l’homme, est véritablement à l’origine de l’existence temporelle. La vision de la Création, reprise à la théologie par Gödel, est en adéquation avec le cadre leibnizien. Dieu n’intervient pas à chaque instant du monde, il donne le premier mouvement qui permet au monde et à toutes les choses créées de se mettre d’eux-mêmes en mouvement. Les créatures de Dieu ont donc leur propre mouvement, intrinsèque, qui tend à participer au meilleur des mondes possibles, et qui témoigne de la volonté, animant chaque créature, à rendre compte de la perfection de Dieu en cherchant perpétuellement à s’en rapprocher. Ainsi « Dieu a créé les choses de telle sorte qu’elles puissent à leur tour à nouveau "créer" quelque chose » et qu’« en fin de compte tout agir consiste en cela ». Cette idée de créatures créées à l’image de Dieu se trouve aussi chez Leibniz. Pour que le monde créé soit le meilleur possible, les choses qui le composent doivent pouvoir agir, c’est-à-dire créer de nouvelles choses. Dans la parenthèse, Gödel affirme qu’agir ou avoir un effet dans le monde revient à créer quelque chose. N’oublions pas cette vision leibnizienne de l’acte de création divin qui permet la plus grande diversité, à partir des lois les plus simples : le monde ne serait pas aussi parfait si les créatures n’étaient pas elles-mêmes à l’image de Dieu, et par conséquent si elles ne pouvaient ni agir, ni être douées d’une volonté propre (moteur de l’action). Selon cette vision ce sont les esprits qui se rapprochent le plus de cette perfection, par leur capacité à connaître les vérités logiques, mathématiques et morales – reflétant ainsi dans le monde l’entendement et la volonté de Dieu. La référence à la chute originelle vise tout particulièrement le cas de l’homme qui se distingue des animaux par le péché originel lui octroyant la conscience : « Peut-être que la chute originelle consiste dans le fait qu’elles ne restent pas dans l’état dans lequel Dieu les a originellement créées ». La chute originelle symbolise un changement d’état pour l’homme. En l’occurrence, elle doit symboliser la prise de conscience de son état d’incomplétude. Dès lors qu’il en prend conscience, l’homme est chassé du jardin d’Eden, dans lequel ses besoins vitaux étaient satisfaits (nourriture en abondance, etc.) pour les satisfaire par lui-même. Mais la conscience lui donne la capacité de connaître le monde, des lois qui l’ordonne, lois mécaniques de la nature, lois morales, mais aussi lois logiques de la pensée. Sans doute alors, ce qui distingue l’insatiabilité de l’homme de celle des animaux est qu’elle n’est pas uniquement matérielle, mais aussi spirituelle, en lien avec son besoin de connaître le monde. 307 D’ailleurs, n’a-t-il pas besoin de connaître le monde pour satisfaire par lui-même son insatiabilité biologique ? 204 De ce fait, la chute originelle symbolise peut-être encore plus fortement une volonté de quitter l’état initial dans lequel Dieu nous a créé, c’est-à-dire de quitter cet état incomplet pour se rapprocher de la perfection (de Dieu). La conséquence de la chute originelle est une mise en mouvement. Mais cette mise en mouvement n’est plus uniquement biologique, elle est également spirituelle, du fait que les créatures (en l’occurrence l’homme) veulent « quelque chose de mieux ». La volonté d’atteindre un état de perfection ne peut venir que de la conscience de sa propre incomplétude et imperfection. Nous voulons toujours « plus », c’est-à-dire que nous voulons toujours de mieux en mieux combler cette incomplétude pour nous rapprocher toujours plus de Dieu. Cependant ce mouvement vers la perfection n’est-il pas pour nous qu’asymptotique ? Même si nous nous en rapprochons – dans la remarque [X, 7-8], Gödel parle bien d’un perfectionnement – du fait que nous sommes essentiellement incomplets, l’atteindrons-nous jamais ? N’existera-t-il pas toujours une distance entre nous et l’être purement positif, absolument parfait et complet ? En fait nous pourrions l’atteindre « à la fin des temps ». Que signifie l’expression « fin des temps » ? Signifie-t-elle que le monde luimême prendrait fin ? Ou bien que notre existence dans le monde prendrait fin ? Dans la remarque [X, 7-8], la fin de tout mouvement est caractérisée par la mort ou l’état complet. La vie après la mort est un thème présent dans les discussions avec Wang. Gödel croyait en l’existence d’une vie après la mort qui serait parfaite (Wang 1996, 316-317).205 Dans les deux cas, la fin des temps signifie que nous ne sommes plus des êtres réels, car nous n’avons plus besoin d’agir pour satisfaire notre insatiabilité, et donc nous ne sommes plus en mouvement. 204 On peut notamment penser à une science comme la médecine, qui vise à améliorer et maintenir le bon fonctionnement du corps. Mais toutes les sciences visent à leur manière à expliquer par des lois (par la raison) le monde, et à permettre des prévisions et donc aussi à améliorer notre existence dans ce monde. 205 Dans la remarque 9.4.17, au 5e point : « The world in which we live is not the only one in which we shall live or have lived », dans la Remarque 9.4.19 : « the world (including the relationships of people) as we know it is very imperfect. But life as we know it may not be the whole span of the individual. Maybe it will be continued in another world where there is no sickness or death and where all marriages are happy and all work (every career) is enjoyable. There is no evidence against the transmigration of the soul. If there is a soul, it can only unite with a body which fits it, and it can remember its previous life. There are many techniques to train memory. A very imperfect life of seventy years may be necessary for, and adequately compensated for by, the perfect life afterwards » et dans la remarque 9.4.20 : « our total reality and total existence are beautiful and meaningful –this is also a Leibnizian thought. We should judge reality by the little which we truly know of it. Since that part which conceptually we know fully turns out to be so beautiful, the real world of which so little should also be beautiful. Life may be miserable for seventy years and happy for million years : the short period of misery may even be necessary for the whole ». 308 Ce n’est qu’après avoir lié notre incomplétude à la chute originelle que Gödel introduit la notion de temps : « la chute originelle serait ainsi une chute "dans l’existence temporelle" à cause de l’insatiabilité ». Tel que Gödel l’exprime ici, le temps semble bien être la conséquence de notre prise de conscience, et donc aussi de notre volonté de modifier notre état. Dès cet instant, nous nous modifions, nous agissons et créons dans le seul but d’atteindre un nouvel état toujours meilleur que le précédent. Nous sommes alors en mouvement perpétuel à cause de notre « insatiabilité », c’est-à-dire de notre éternelle insatisfaction. Même lorsque nous parvenons à un nouvel état, celui-ci, bien que meilleur que le précédent, ne sera jamais complet, ce qui nous pousse à atteindre un nouvel état, etc. Le temps ne serait donc qu’une conséquence de cette succession perpétuelle de nouveaux états, conséquence de notre incomplétude et de la conscience de notre incomplétude. Ainsi, nous ne sommes pas incomplets parce qu’existant dans le temps, mais c’est parce que nous sommes incomplets que nous avons une nature temporelle. La remarque annonce ainsi une position relativiste et subjectiviste du temps. Le temps ne prime pas sur l’existence subjective, au contraire il y trouve son fondement. Gödel explicite ensuite la notion d’insatiabilité qu’il reprend manifestement de la remarque [X, 7-8] : « Mais ce que les choses créent elles-mêmes, elles ne s’en satisfont pas etc. Chaque création d’une nouvelle chose s’accompagne de la destruction de l’ancienne ». Il utilise le même vocabulaire que dans la remarque précédente. Dans [X, 7-8], Gödel traite de l’incomplétude sur un plan strictement biologique : l’insatiabilité et la destruction sont constitutifs d’un processus, d’un mouvement biologique. Mais la notion d’incomplétude s’applique tout autant à l’esprit qu’au corps vivant, et le mouvement qui en est la conséquence est tout à fait analogue au processus biologique. L’incomplétude relative au vivant se comprend par le fait que nous ne pouvons pas rester en vie de façon autonome, nous avons besoin d’assimiler de la matière extérieure à nous (nourriture, oxygène, etc.) et de rejeter de la matière qui est en nous vers l’extérieur (urée, acide carbonique). Ce sont tous ces processus nous reliant à notre environnement qui permettent notre maintien en vie. Qu’en est-il de l’incomplétude relative à l’esprit ? Premièrement, elle ne concerne pas tout le vivant, mais seulement une partie, en l’occurrence l’homme. Deuxièmement, l’homme a conscience de son propre état d’incomplétude. Nous pouvons alors supposer que le mouvement dans lequel entre l’esprit pour pallier cette incomplétude est lui-même conscient. C’est sans doute la première différence à noter avec le mouvement purement biologique : les processus contribuant à notre maintien en vie sont quasi inconscients, comme la respiration 309 qui se fait d’elle-même sans que l’on y pense. En ce qui concerne la nourriture, le processus est sans doute d’avantage conscient parce que les êtres doivent la trouver – la chute originelle implique notamment pour l’homme de subvenir à ses besoins par lui-même –, mais la digestion (le processus même d’assimilation de la matière extérieure dans la structure vivante, pour reprendre les termes de [X, 7-8]), est un automatisme inconscient. Le mouvement propre à l’esprit est, lui, probablement conscient, dans la mesure où, lorsque l’esprit – qui par définition pour Gödel est une conscience – crée ou agit, il sait ce qu’il fait, il a conscience de ce qu’il fait (infra, 197). C’est ce qui le distingue des animaux, et notamment ce qui fait, sans doute, que l’homme, par rapport aux animaux, aurait même conscience des processus vitaux dont il dépend (étant lui-même un être vivant avant d’être un esprit). En cela, la chute originelle de l’homme lui permet de s’élever au dessus des créatures du monde et d’être plus proche de Dieu. Mais en quoi consiste plus précisément cette incomplétude de l’esprit, qui se manifeste par le besoin et la volonté de créer de nouvelles choses, à l’image de la création divine ? Gödel ne nous dit rien quand à la nature des choses créées, il nous dit simplement qu’elles participent à un mouvement perpétuel de l’esprit, mouvement de création et de destruction pour laisser la place à de nouvelles créations. Nous pouvons cependant supposer, puisqu’il s’agit de choses créées par l’esprit, qu’elles sont relatives à notre capacité à connaître. A travers l’établissement de connaissances, constituant un ensemble toujours plus parfait, nous cherchons à nous rapprocher d’une sorte de connaissance parfaite, idéale, telle que Dieu pourrait en avoir de toutes choses. A travers les remarques [X, 7-8] et [X, 12-13], Gödel vise à expliquer, d’un point de vue métaphysique, la distinction entre l’incomplétude du réel, de la matière jusqu’au vivant, et l’incomplétude propre à l’homme, liée à sa conscience et à sa capacité de connaissance. Les deux trouvent d’une part une explication commune, à savoir une forme d’insatiabilité, d’autre part une cause commune, à savoir l’acte de Création. Toutes les créatures sont incomplètes, ce qui les met en mouvement. Le réel est donc la manifestation de l’incomplétude des créatures de Dieu, il est mouvement (actions et réactions qui visent à satisfaire une insatiabilité). L’homme participe de cette forme d’incomplétude puisqu’il est un être vivant. Cependant, l’homme possède également une capacité qui lui est toute particulière. Il doué d’une conscience. Par conséquent, contrairement aux animaux et aux autres choses réelles, il est conscient de son incomplétude et il veut plus, à savoir il veut atteindre un état toujours plus parfait. C’est par la conscience que se dessine une vision optimiste du 310 mouvement. La conscience arrache l’homme à son état initial, pour atteindre un état meilleur, dans lequel il serait moins imparfait. Aussi l’incomplétude de l’homme se distingue de celle des autres choses. Le mouvement qu’elle impulse n’est pas mécanique, et pourrait impliquer une réelle complétion contrairement à celui mécanique et biologique qui implique une dégradation. La structure de l’esprit serait donc perfectible. Enfin, l’incomplétude de la conscience n’est pas à proprement parler réelle, mais temporelle. Son mouvement qui tend à l’amélioration de sa structure, à travers la succession de ses différents états, permet la manifestation d’un écoulement temporel. Le temps repose sur la conscience que nous avons de nous-mêmes, sur la capacité de réflexion, c’est-à-dire de percevoir nos perceptions. Les différents instants correspondent à nos différentes perceptions que nous pouvons percevoir dans notre perception présente. Le passé est l’ensemble des perceptions dans lesquelles je ne peux plus agir, le futur celles dans lesquelles je peux encore agir. L’écoulement asymétrique du temps et la succession des instants se donnent par notre capacité à mettre en relation chacune de nos perceptions avec notre « je » présent, c’est-à-dire avec notre capacité d’agir qui dépend de notre état présent. 206 Notons que le temps requiert également la diversité des perceptions, sans quoi il n’y aurait pas d’instants différents à saisir dans une même succession, en cela il est aussi une conséquence de notre nature commune aux autres choses réelles. Le temps dépend essentiellement de la conscience, il est donc une manifestation du point de vue subjectif et de notre réflexion. Il doit donc être déterminant dans notre connaissance et dans la façon dont nous appréhendons les choses. 3.6.2 Temps, incomplétude subjective et connaissance La section précédente établit la cause métaphysique de notre incomplétude, qui est la chute originelle, et en dévoile la nature. Notre incomplétude est temporelle, car la conscience de nos perceptions rend l’écoulement du temps possible. Dans la remarque [X, 45-47], Gödel nous en donne les raisons : le temps sert notre capacité à connaître les choses, et plus exactement le monde des possibles. Sans le temps (qui est en quelque sorte la manifestation de l’exercice de notre conscience), nous ne pourrions appréhender l’ensemble des possibles : Remarque (philosophie) : Pourquoi nous réjouissons-nous lorsque quelque chose d’agréable se trouve dans le futur et non dans le passé, alors qu’aucun des deux n’est réel ? Les différents instants sont différentes valeurs de vérité 206 La conception du temps dégagée ici est soutenue par les remarques [X, 22-23] et [23-24], dont nous avons proposé un résumé plus haut (infra, 301). 311 assimilables aux quatre [dimensions] : possibilité, réalité, etc. Comment saiton véritablement que le temps s’écoule réellement (dans une conception analogue [46] du temps et de l’espace, le maintenant serait distingué intrinsèquement comme l’est l’ici, en l’occurrence comme le je), c’est-à-dire que les « je » futurs et passés sont identiques avec mon je actuel ? La perception d’un vécu pourrait être une illusion. Mais ne perçoit-on pas aussi immédiatement « l’écoulement » du temps ? (Cela pourrait tout aussi bien être une illusion). Le miracle du temps n’est-il pas la connaissance d’être soi-même à la fois « plusieurs » et « un » ? Ce qu’il y a de miraculeux dans le temps est « qu’il s’écoule ». Il n’y a rien d’analogue pour l’espace. Différentes conceptions de la nature du temps : 1. Le temps est une expression et un instrument de la miséricorde de Dieu. 2. Il est le moyen par lequel Dieu provoque [le fait] inconcevable que p et ~p soient tous les deux vrais, et l’inconcevabilité de « l’écoulement » du temps est l’expression du fait que ce miracle dépasse notre capacité de compréhension (dans son état actuel). Il ne sert à rien de dire : p est vrai « au regard » d’un instant et ~p au regard d’un autre, car les instants ne sont en effet rien d’autre que ce au regard de quoi quelque chose peut être vrai. C’est-à-dire qu’ils sont des valeurs de vérité, en d’autres termes un mode ou une forme de l’être ou de la réalité, ou de la vérité. 3. Il est le moyen de rendre le casus irrealis saisissable par les sens et hautement perceptible [47]. (D’où le « si » qui a une signification tout autant temporelle que conditionnelle.) Par conséquent le temps n’est pas nécessaire pour des êtres qui saisissent assez distinctement les idées in abstracto. 4. Il est pour nous la forme appropriée de l’existence vu qu’il consiste en une destruction et une reconstruction continuelles (tout particulièrement en raison des contradictions qui nous sont inhérentes), en l’occurrence aussi longtemps que nous ne nous sommes pas « convertis ». 5. Il est l’expression de notre incomplétude du fait qu’il nous manque ce qui véritablement nous revient (privation). Le principe de non-contradiction ne vaut pas non plus dans le domaine des possibilités, et cela implique la conception selon laquelle le temps représente une série de possibilités nous apparaissant de manière illusoire comme des réalités (d’où 312 également le caractère contradictoire et inconcevable de l’écoulement [du temps] et de la distinction du maintenant). 6. Le temps est une forme de l’existence plus élevée que le simple être des concepts, à savoir la forme du « vivant » (en un certain sens même la matière vit), ce qui n’exclut pas qu’il y ait une forme encore plus élevée, en l’occurrence celle des anges qui, sous un certain angle, est encore semblable à celle des concepts. L’ordre des sciences selon leur dignité est donc : logique, mathématique, jurisprudence?, physique, biologie, psychologie, histoire, théologie. [X, 45-47] En reprenant la conception subjective et générale du temps développée dans les remarques [X, 22-23] et [23-24], Gödel en donne des aspects plus spécifiques qui dégagent les implications du temps sur notre point de vue. Dans la première partie du texte, Gödel reprend la conception générale du temps. Le temps découle de notre conscience, ainsi que de notre nature réelle commune aux autres choses. Car en effet, il requiert non seulement la conscience qui perçoit l’ensemble de nos perceptions et les rattache à notre « je » présent, c’est-à-dire en fait une unité, mais aussi la diversité de nos perceptions, sans quoi il n’y aurait pas d’instants différents. A partir de cette conception générale, Gödel en explicite différents aspects. Il parle de différentes « conceptions », mais en l’occurrence elles ne sont pas exclusives les unes des autres et découlent toutes de celle introduite au début de la remarque. Le premier aspect reprend la remarque [X, 12-13] liant notre incomplétude au péché originel. Le second aspect concerne le temps comme moyen par lequel nous pouvons penser les possibles du monde objectif des concepts. Le troisième aspect pourrait être le pendant négatif de l’aspect précédent ; le temps serait peut-être le moyen de saisir le casus irrealis, c’est-à-dire probablement les faits irréalisables. Le quatrième supporte l’idée que le temps est la meilleure façon de saisir la forme de l’existence des choses dans le réel. Le cinquième aspect exprime le fait que le temps est la clé pour saisir la distinction entre l’entendement de Dieu (point de vue objectif) et l’entendement de l’homme (point de vue subjectif). Enfin le sixième pourrait expliquer que nous saisissons les autres êtres réels, leur mouvement et donc aussi les lois qui les gouvernent, en fonction de notre temporalité. L’interprétation en est ambigüe, mais si celle que nous proposons est correcte, elle pourrait éclairer le lien entre notre incomplétude et la nécessité des symboles pour saisir les concepts objectifs. 313 Conception subjective et générale du temps Gödel reprend l’idée de l’écoulement asymétrique du temps et ce qui en constitue la nature générale : « Pourquoi nous réjouissons-nous lorsque quelque chose d’agréable se trouve dans le futur et non dans le passé, alors qu’aucun des deux n’est réel ? ». Gödel donne l’exemple d’une situation dénotant une asymétrie entre le passé et le futur. Nous ne les considérons pas de la même manière, nous ne leur accordons pas le même statut, puisqu’en effet pour un fait similaire, comme celui représentant quelque chose d’agréable, nous n’avons pas la même réaction lorsque celui-ci se trouve dans le passé ou dans le futur. Pourtant, nous pourrions les appréhender de la même manière, puisque après tout, que ce soit un fait passé ou un fait futur, les deux sont irréels. Ce qui pourrait les distinguer est que nous ne leur accordons pas la même valeur de vérité : « Les différents instants sont différentes valeurs de vérité assimilables aux quatre [dimensions] : possibilité, réalité, etc. ». Si le présent est ce que nous considérons comme réel, à quelle modalité correspondent le passé et le futur ? Gödel fait référence à la quadripartition des choses en objets et états de choses, en réels (effectifs) et possibles (conceptuels) (discutée dans la section 3.3.4). L’opposition qui nous intéresse ici est celle entre possible et réel, le réel étant ce qui est effectif et le possible ce qui est conceptuel, dans la mesure où ce qui est possible est ce qui est seulement pensé ou pensable. Le réel pourrait alors être le présent, moment où l’action se réalise, le passé et le futur pourraient être des possibles, mais en un sens différent. Si le réel est bien réservé au présent, la question est de savoir si le passé et le futur peuvent être tous deux considérés comme possibles. Il semble que oui, mais qu’ils diffèrent dans la mesure où le passé est un ensemble de possibles déjà réalisés, donc qui sont des perceptions que l’on peut rattacher à notre perception présente ; tandis que le futur est un ensemble de possibles non réalisés, non vécus et donc dont nous n’avons pas encore de perceptions. De notre point de vue, plus exactement de notre « je » présent (actuel) et réel, les instants passés et les instants futurs sont deux types de possibles dont la valeur de vérité n’a pas la même modalité. Ainsi, le futur renferme l’idée de potentialité (infra, 227) et (infra, 251-252). Il est possible de parler de potentiel, car l’ensemble des possibles ouverts est tout de même déterminé et limité par la position actuelle de chaque chose du monde, ainsi que de leur capacité d’action. Le futur ne renferme pas tous les possibles, mais dépend de l’état présent du monde. La conséquence du point de vue de notre « je » présent est que même si nous savons 314 qu’un seul ensemble d’états de choses sera effectivement réalisé et constituera le monde à l’instant suivant, notre incapacité à savoir quel est celui qui sera effectivement réalisé nous permet de le penser comme un simple ensemble possible parmi tant d’autres. De notre point de vue le futur est indéterminé, et notre ignorance vis-à-vis de la réalisation des faits futurs nous permet de nous y projeter, c’est-à-dire d’envisager la possibilité d’agir (et de pâtir). Ainsi, le futur n’est pas clos, contrairement au passé. Le passé constitue un ensemble d’états de choses déjà réalisés. Du point de vue de notre « je » présent, ces états de choses sont en quelque sorte déterminés puisqu’ils correspondent à des perceptions que nous pouvons connaître grâce à notre conscience. Contrairement au futur, nous ne pouvons pas y projeter notre action, puisque l’action est déjà réalisée. Ainsi, nous avons plus de raisons de nous réjouir d’un fait agréable futur que d’un fait agréable passé : nous n’avons ni la capacité d’agir, ni la capacité de pâtir relativement à un fait passé, contrairement à un fait futur. Mais ce statut particulier des faits passés et futurs, faisant du seul présent ce qui est réel, nous amène à la question de la réalité de l’écoulement du temps. Qu’est-ce qui légitime, de notre point de vue, le fait de considérer l’écoulement du temps comme une réalité et non comme une fiction ou une illusion ? Plus exactement, avons-nous raison de percevoir le temps comme quelque chose qui s’écoule réellement ? Comment sait-on véritablement que le temps s’écoule réellement (dans une conception analogue [46] du temps et de l’espace, le maintenant serait distingué intrinsèquement comme l’est l’ici, en l’occurrence comme le je), c’est-à-dire que les « je » futurs et passés sont identiques avec mon je actuel ? L’écoulement implique une certaine continuité entre les différents instants, et la continuité ne peut être conçue qu’à travers quelque chose donnant l’unité de ces instants multiples ; ce quelque chose ne peut être que le « je », c’est-à-dire le sujet de tous les instants considérés comme des perceptions différentes. La question devient alors : le « je » peut-il vraiment nous garantir la réalité de l’écoulement du temps ? Si le « je » peut constituer une telle garantie, il unit alors les différents instants (perceptions) et les inscrit dans une continuité. Mais alors il faut que le « je » soit le même dans tous ces instants, comme un repère « fixe » à travers la succession d’instants différents. Dans les instants vécus par un même individu, le « je » est identique. Cela veut dire que si nous percevons l’écoulement du temps comme quelque chose de réel, c’est que nous avons conscience dans le présent – instant réel – d’avoir vécu des instants passés et que nous vivrons des instants futurs. Il faut donc être conscient de nos perceptions (et nos possibilités de 315 perceptions). C’est à partir de, et avec, notre « je » présent, le seul instant véritablement réel, que nous relions tous les instants passés et futurs (instants irréels). La conscience que nous avons de ces instants irréels (seulement possibles) est, elle, bien réelle puisqu’elle appartient au présent. Ainsi, la conscience (ou perception de nos perceptions) présente nous permet de croire dans le fait que notre « je » appartient à ces instants irréels, exactement comme il appartient maintenant à l’instant présent, et de croire donc en une continuité (unité) entre le passé et le présent, entre le présent et le futur possible à venir. Mais, Gödel émet une objection qui pourrait remettre en question la conception qu’il vient de donner : « la perception d’un vécu pourrait être une illusion ». Il serait également possible que les perceptions que notre conscience perçoit ne se soient jamais produites, et n’appartiennent pas à notre vécu, mais plutôt à quelque chose comme notre imagination. Gödel suggère alors une réponse : « mais ne perçoit-on pas aussi immédiatement "l’écoulement" du temps ? ». L’écoulement du temps dépend de la conscience, c’est-à-dire d’une perception interne, qui serait alors immédiate. Gödel pourrait-il vouloir dire que l’écoulement du temps ne dépend pas du fait que ce que nous considérons comme des faits passés se sont réellement produits ou non ? Nous percevrions donc toujours le temps quand bien même nous n’aurions aucune perception du réel, aucun vécu réel ; par exemple même si nous étions seulement dans un rêve ? Gödel souligne alors une nouvelle objection : la conscience, c’est-à-dire la perception de nos perceptions pourrait également être une illusion, et dans ce cas l’écoulement du temps ne serait lui aussi qu’une illusion. Pour sortir de ce qui manifestement, est une impasse pour lui, Gödel parle alors de « miracle du temps » : « le miracle du temps n’est-il pas la connaissance d’être soi-même à la fois "plusieurs" et "un" ? ». Il est donc difficile de justifier que notre conscience soit garante de l’écoulement du temps. A la fin de la remarque, Gödel insiste sur l’écoulement comme spécificité du temps, et qui le distingue de l’espace : « ce qu’il y a de miraculeux dans le temps est "qu’il s’écoule". Il n’y a rien d’analogue pour l’espace ». Le temps est la possibilité d’être à la fois « un » et « multiple », « un » dans l’unité que forme la succession autour du « je » actuel, et « multiple » dans la diversité des perceptions qu’il embrasse. Il n’y a pas une telle unité pour les différents espaces que nous occupons. C’est-à-dire que si nous sommes capables de nous reconnaître dans des instants différents, nous ne le sommes pas pour des lieux différents. Il ne peut pas exister d’individu occupant deux lieux distincts. En fait nous pouvons l’imaginer, mais toujours uniquement à travers des instants différents, et dans ce cas la question n’est pas 316 spatiale, mais là encore temporelle. Il n’y a donc d’écoulement possible que pour le temps et non pour l’espace. Si Gödel parle de miracle du temps, c’est que la possibilité pour nous de le percevoir comme quelque chose qui s’écoule n’est pas encore élucidée. Il propose alors différentes conceptions du temps en accord avec celle, générale, d’écoulement du temps comme conséquence de l’unité des différents instants liés au « je » présent par la conscience. Les six conceptions du temps proposées, en sont différents aspects, sans doute utiles à l’élucidation de ce qui reste pour nous un miracle. Première conception Le premier aspect qui découle de la conception générale est que le temps « est une expression et un instrument de la miséricorde de Dieu ». Gödel revient ici à l’explication théologique, plus exactement à la référence de la chute originelle dans la remarque [X, 12-13]. Pourquoi le temps serait-il un instrument de la miséricorde de Dieu ? La chute originelle, qui est une chute dans l’existence temporelle, et qui peut être saisie comme punition du péché originel, reste quelque chose de positif. Elle correspond à un nouvel état pour l’homme qui prend conscience de lui-même. La prise de conscience est la recherche d’une perfection à atteindre. La chute originelle est une mise en mouvement de l’homme. Elle ancre dans le réel qui est en perpétuel mouvement. L’homme est donc pris dans la multiplicité des perceptions. Mais, Dieu étant miséricordieux, il lui donne aussi la possibilité de sortir de cette pure multiplicité par cette même conscience qui l’y a plongé et qui se manifeste par le temps. C’est la conscience qui nous permet de connaître notre « je » dans nos différents instants vécus. C’est elle qui nous permet de trouver une unité au-delà de la succession des instants. Deuxième conception Il s’agit d’une conception du temps relative à notre point de vue et plus particulièrement à notre connaissance. Le temps se présente comme le seul moyen pour nous d’appréhender le conceptuel (le possible) : Il est le moyen par lequel Dieu provoque [le fait] inconcevable que p et ~p soient tous les deux vrais, et l’inconcevabilité de « l’écoulement » du temps est l’expression du fait que ce miracle dépasse notre capacité de compréhension (dans son état actuel). Il ne sert à rien de dire : p est vrai « au regard » d’un instant et ~p au regard d’un autre, car les instants ne sont en 317 effet rien d’autre que ce au regard de quoi quelque chose peut être vrai. C’est-à-dire qu’ils sont des valeurs de vérité, en d’autres termes un mode ou une forme de l’être ou de la réalité, ou de la vérité. Le fait que p et non-p207 soient tous les deux vrais en même temps est inconcevable car contradictoire, mais son inconcevabilité est propre à notre point de vue. Le seul moyen pour nous de le rendre concevable est de penser la vérité de p et de non-p comme appartenant à des instants différents, c’est-à-dire de les penser dans le temps. Tous les deux peuvent être vrais, mais pas dans un même instant. Dieu peut les penser ensemble, il peut voir et concevoir tous les possibles simultanément. De notre point de vue, nous ne pouvons les envisager que dans la succession des instants, que dans le temps. La question relève alors du temps comme manifestation de nos limites cognitives. Pourquoi l’écoulement du temps serait pour nous inconcevable ? Il l’est parce qu’il relève pour nous d’un miracle que nous ne savons expliquer, et dont les causes et les raisons précises dépassent notre entendement. Nous ne comprenons pas précisément comment il parvient à nous aider à saisir l’ensemble des possibles, à connaître l’espace objectif des concepts. Gödel souligne ensuite ce qui semble être une explication accessible à notre point de vue, mais qui reste insuffisante : « Il ne sert à rien de dire : p est vrai "au regard" d’un instant et ~p au regard d’un autre, car les instants ne sont en effet rien d’autre que ce au regard de quoi quelque chose peut être vrai ». La seule explication que nous puissions formuler est circulaire. Nous pouvons dire que le temps nous permet de saisir l’ensemble des possibles parce chaque possible, y compris ceux contradictoires, peut être considéré comme vrai si nous percevons chacun d’eux dans des instants différents. Mais nous n’expliquons alors une cause par ses effets : la variété des instants est le résultat du fait que certaines choses sont vraies dans des perceptions différentes. Le temps est lié à notre mode d’être (notre conscience), ou bien à la réalité que nous percevons, c’est-à-dire le mouvement des réels, ou bien à la vérité, c’est-à-dire à l’espace des possibles. En posant ces trois alternatives Gödel remet-il en doute la subjectivité du temps ? Peut-être explicite-t-il les trois niveaux en jeu dans notre perception des concepts : notre conscience, le réel et la conscience de Dieu. La difficulté serait de comprendre comment ces trois niveaux s’articulent. 207 « p » peut probablement désigner une propriété (un concept) ou une relation conceptuelle (un état de choses). 318 Troisième conception Le temps serait « le moyen de rendre le casus irrealis saisissable par les sens et hautement perceptible ». Une ambigüité pourrait survenir sur la façon dont Gödel comprend le casus irrealis. Il peut faire référence au conditionnel irréel (présent ou passé). Le casus irrealis exprime un état de choses qui ne se réalise pas (ou ne s’est pas réalisé) parce que les conditions pour qu’il le soit ne sont (n’étaient) pas réunies. Il concerne donc le possible lié à la notion de potentiel. En ce sens, il ne s’agit pas du possible dans l’entendement de Dieu, mais du possible lié à notre ancrage dans le monde ; il est le pendant négatif du potentiel. Il pourrait être le possible que l’on est capable de percevoir en se tournant vers le passé, tandis que le potentiel est le possible que l’on perçoit en se tournant vers le futur. Ainsi, le « si », marquant les conditions de réalisation, peut être compris de notre point de vue car il se rattache à un ensemble de perceptions correspondant à des instants. Les conditions dans lesquelles un état de choses aurait pu se réaliser, ou pourrait actuellement se réaliser, mais qui ne sont pas elles-mêmes réalisées, peuvent être perçues. Probablement le peuvent-elle exactement comme nous sommes capables de voir l’ensemble des possibles, mais en ajoutant un lien avec nos perceptions qui donnent une connaissance de ce qui s’est effectivement passé, ou de ce qui se réalise effectivement. Pour cette raison, Gödel précise que pour des êtres qui saisissent directement les choses in abstracto, c’est-à-dire sans recourir à la perception mais directement au monde des essences et de tous les possibles, le conditionnel marqué par le « si » n’est pas nécessaire à leur connaissance des choses. Nous n’en avons besoin que dans la mesure où nous percevons les possibles par le truchement de nos perceptions, et donc du temps. Le casus irrealis pourrait également être une référence plus spécifique, théologique, à l’idée que Dieu n’aurait pas pu s’incarner si l’homme n’avait pas péché et n’avait pas chuté dans l’existence temporelle. Cependant, saisir le casus irrealis compris en ce sens spécifique, revient à saisir un cas particulier du casus irrealis général de la grammaire. Quatrième conception Gödel revient à une conception plus théologique du temps, qui explique en quoi le temps est la forme d’existence qui nous est le plus appropriée : « il est pour nous la forme appropriée de l’existence vu qu’il consiste en une destruction et une reconstruction continuelles (tout particulièrement en raison des contradictions qui nous sont inhérentes), en l’occurrence aussi longtemps que nous ne nous sommes pas "convertis" ». Les cycles continuels de destructions et de reconstructions correspondent à une véritable mise en 319 mouvement, une succession d’états, constitutive de l’existence des êtres réels. La caractérisation de l’existence réelle des choses renvoie à la remarque [X, 7-8] (infra, 303). Gödel affirme alors que le temps est donc pour nous la forme la plus appropriée de l’existence. De quelle existence parle-t-il ? De l’existence des êtres réels qui se caractérise par la succession d’états ? Mais dans ce cas, Gödel affirmerait que le réel est lui-même temporel, et que toutes les choses réelles sont temporelles. Une autre solution se trouve dans le « pour nous ». Le temps serait donc bien lié à notre point de vue, c’est-à-dire à la façon dont appréhendons les choses. Par conséquent, ce n’est que de notre point de vue qu’il est la forme que prend l’existence des choses réelles. Nous percevons le mouvement des choses réelles, la succession de leurs différents états, comme une succession temporelle de différents instants. La seconde interprétation est plus cohérente avec la conception générale du temps proposée par Gödel au début de la remarque. La seconde question se rapporte au fait que le temps est la forme la plus appropriée. Gödel dégage deux raisons à cela. Tout d’abord il est à l’image du mouvement perpétuel dans lequel sont plongées les choses réelles en vertu de leur insatiabilité. Dans le temps, les instants se succèdent, et la présence d’un nouvel instant détruit en quelque sorte le précédent qui devient irréel. Le temps exprime donc les cycles de destructions et de reconstructions des choses dans le réel. Ensuite, Gödel évoque une raison propre à notre point de vue, en l’occurrence une raison liée à nos contradictions internes. Nous rejoignons à nouveau l’idée que nous sommes incapables de saisir certains possibles en les considérant ensemble, embrassés dans un même regard. Nous ne pouvons les saisir qu’en les percevant dans différents instants. Il en est certainement de même pour les différents états d’une même chose que nous percevons. Nous ne pouvons les saisir qu’à travers différents instants qui les séparent pour ne pas faire apparaître de contradictions. Gödel ajoute à la fin de la quatrième conception que nous avons besoin du temps pour saisir les choses que nous percevons, « aussi longtemps que nous ne sommes pas "convertis" ». L’hypothèse que nous formulons concernant cette affirmation doit être approfondie et vérifiée par l’examen plus attentif d’autres remarques des Max-Phil, notamment de [IX, 50-51] et [XIV, 94]. Mais il est possible qu’elle soit liée à la chute originelle. Nos actions, en raison de nos péchés, ont une « puissance négative » du fait que notre âme est mauvaise (XI, 50-51). Il est possible que tant que notre âme reste mauvaise, nous ne puissions avoir de connaissance des choses qu’à travers une pensée temporelle. La notion de conversion exprime alors peut-être l’idée que nous quittons l’exercice de notre 320 volonté et de notre conscience, qui n’est capable d’une connaissance parfaite ni du monde, ni des vérités logiques, ni de la morale (c’est-à-dire du bien et du mal), pour aller vers l’obéissance à Dieu. Il pourrait alors s’agir d’un état de grâce ou encore du salut de l’âme. La quatrième conception du temps annonce alors les deux suivantes. D’une part, percevoir le mouvement des êtres réels (Seienden) sous une forme temporelle nous permet de nous rendre compte de leur différence et de les connaître ; non seulement eux, mais aussi et surtout les lois qui les gouvernent respectivement (sixième conception). D’autre part, elle interroge le rapport entre notre point de vue qui ne peut saisir les choses qu’à travers le temps, et le point de vue de Dieu qui n’a pas besoin du temps, rejoignant également la conclusion de troisième conception. Toutes deux convergent vers la cinquième conception. Cinquième conception Elle s’arrête plus précisément sur le fait que le temps est au cœur de ce qui distingue notre entendement (et nos connaissances) de celui de Dieu (et du monde des concepts objectifs) : Il est l’expression de notre incomplétude du fait qu’il nous manque ce qui véritablement nous revient (privation). Le principe de non-contradiction ne vaut pas non plus dans le domaine des possibilités, et cela implique la conception selon laquelle le temps représente une série de possibilités nous apparaissant de manière illusoire comme des réalités (d’où également le caractère contradictoire et inconcevable de l’écoulement [du temps] et de la distinction du maintenant). La cinquième conception reprend la précédente en mettant l’accent sur notre incomplétude qui se manifeste par le temps. Gödel affirme explicitement ce qui restait plutôt tacite dans les remarques [X, 1-2] et [X, 12-13] : le temps est l’expression de notre incomplétude. Cette conception articule alors l’explication théologique présentée en [X, 12-13], relative à notre insatiabilité et donc au fait qu’il nous manque quelque chose, et la théorie de la connaissance qui suppose que nous ne pouvons appréhender les choses, réelles ou possibles, qu’à travers une succession d’instants distincts. Le passage débute avec l’origine métaphysique de notre incomplétude, pour ensuite montrer que le principe de contradiction nécessaire à notre façon de connaître les choses, qui est à la fois inhérent à notre incomplétude et qui requiert le temps, n’est pas propre au domaine des possibilités (Dieu) mais bien à notre point de vue. Par cette conception, Gödel explicite l’indissociabilité du temps et de l’incomplétude au niveau de la conscience de l’homme. Le temps est « l’expression » de notre incomplétude, il 321 en est donc la manifestation, et en quelque sorte la conséquence nécessaire. Notre incomplétude est un besoin de complétion pour atteindre un état absolu de perfection. Le manque, propre à la conscience, est compris comme l’incomplétude de nos connaissances. Mais Gödel va plus loin en affirmant qu’il s’agit du besoin d’être complété pour parvenir à un état « qui nous revient effectivement ». Pourquoi l’état de complétude nous reviendrait-il, nous serait-il dû ? Est-ce l’état visé par Dieu, pour l’homme, en lui administrant le temps, c’est-à-dire la possibilité de percevoir ses perceptions (réflexion propre à la conscience), comme le moyen de connaître les choses et ainsi de sortir de la pure multiplicité des états du monde ? Rien n’est certain sur ce point. Toutefois, l’insatiabilité de notre conscience est bien liée à une incomplétude de nos connaissances, qui se manifeste par notre appréhension temporelle des choses, possibles comme réelles. Nous sommes incapables de nous représenter tous les possibles ensemble, nous sommes limités par le principe de contradiction qui ne devrait pas valoir dans le domaine objectif des concepts (connaissance complète des choses par leur essence à partir des concepts les plus simples – logiques – et leurs lois de combinaison). Du point de vue de Dieu, en tant que possibles, p et non-p sont tous les deux vrais. Nous sommes incapables de comprendre cela, il nous faut, pour l’affirmer, les inscrire dans des instants différents. Or cela revient à nous les imaginer comme des faits concrets, à les penser comme s’ils étaient réels. Les appréhender dans une suite temporelle revient à les considérer comme des réels, à ne les voir que comme des réalisations possibles du monde et non comme de pures idées. Ainsi, en appréhendant les possibles à travers un écoulement temporel, « ils nous apparaissent de manière illusoire comme des réalités ». De manière illusoire en effet, car leur vraie nature est idéelle, les possibles ne sont pas des êtres réels, concrets, mais des idées, des êtres abstraits ; toutefois, en les envisageant ainsi, nous nous les représentons faussement comme des êtres concrets, du moins nous les traitons comme tels. Notre connaissance des choses, en d’autres termes notre pensée conceptuelle dont il est question en [XIV, 97-99], est indissociable de notre nature perceptive. Gödel revient alors à la question sur laquelle s’achève la conception générale du temps dans la première partie de la remarque. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de comprendre le temps et d’en garantir la légitimité à partir de notre conscience ? Gödel suggère que nous en sommes incapables du fait de la particularité de notre point de vue, du fait que nous sommes incapables de saisir ensemble (en un même instant) tous les possibles, de même que tous les différents états d’une chose et du monde. Comprendre l’écoulement du monde, 322 dépasser sa seule perception, exige de pouvoir se reconnaître à la fois – en un même instant – comme « un » et « multiple », ce dont nous serions capables uniquement à travers différents instants. Si notre interprétation est correcte, vouloir comprendre (connaître) l’écoulement du temps, de notre point de vue, impliquerait une circularité car pour le comprendre nous devons l’utiliser. Nous sommes incapables de dépasser cette circularité, à moins de sortir du temps, de ne plus en dépendre. Sixième conception La dernière conception proposée par Gödel est susceptible d’affirmer que notre façon d’appréhender les choses dans des successions temporelles, si elle est appropriée dans le cas des choses non-conceptuelles, elle l’est sans doute moins pour les concepts logiques et leurs combinaisons. Cependant l’hypothèse dans laquelle nous nous engageons dépend d’un choix d’interprétation qui peut être sujet à caution, bien que cohérent avec notre analyse de la quatrième conception, de la conception générale du temps, ainsi qu’avec le rejet d’un temps objectif de la part de Gödel : Le temps est une forme de l’existence plus élevée que le simple être des concepts, à savoir la forme du « vivant » (en un certain sens même la matière vit), ce qui n’exclut pas qu’il y ait une forme encore plus élevée, en l’occurrence celle des anges qui, sous un certain angle, est encore semblable à celle des concepts. L’ordre des sciences selon leur dignité est donc : logique, mathématique, jurisprudence?, physique, biologie, psychologie, histoire, théologie. Le point de départ de notre analyse de ce passage est l’interprétation que l’on peut donner à l’affirmation « le temps est une forme de l’existence ». Gödel considère-t-il une conception du temps tout autre que celles proposées jusqu’alors ? En l’occurrence considèret-il l’éventualité que le mouvement des choses dans le réel (leur existence réelle) soit luimême temporel ? Une telle éventualité serait alors compatible avec une conception objectiviste du temps. Le temps serait réel, il serait le mouvement de toutes les choses du monde. Cela n’impliquerait pas nécessairement qu’il soit plus fondamental que le mouvement, mais au moins qu’il soit objectivement fondé sur le mouvement réel des choses, et non uniquement dans la conscience de l’homme. Il y aurait encore un moyen de rendre cette conception conciliable avec l’idée d’un temps subjectif, en élargissant la notion de subjectivité au point de vue de toutes les monades, et non pas uniquement de l’homme. Toutes les monades, par la modification de leur 323 perception, peuvent impliquer le temps, qui dépendrait alors des perceptions des choses et donc en un sens d’une subjectivité (des points de vue particuliers des choses). Le temps dépendrait donc du passage d’une perception à l’autre dans les monades. Ce sont les modifications de perception qui seraient la cause du temps. Mais plusieurs objections nous conduisent à écarter l’une et l’autre de ces deux possibilités, et nous engagent à considérer que le temps est l’apanage du point de vue subjectif de la conscience de l’homme : 1. Dans la première partie de la remarque, la conception générale du temps affirme que l’écoulement du temps n’est possible que par la capacité de percevoir nos perceptions ; capacité de réflexivité propre à la conscience. Cette conception générale est soutenue par les remarques [X, 22-23] et [X, 23-24]. 2. Le principe de contradiction impliqué par le temps n’est utile que pour la connaissance, c’est-à-dire encore une fois que pour la conscience subjective. Les animaux qui n’accèdent pas à la connaissance n’en ont pas besoin. 3. Dans les conversations avec Wang, Gödel distingue le concept de temps objectif, qui correspond en fait au concept de cause, de notre concept du temps, propre à la façon dont nous saisissons les relations causales réelles (infra, 89-92). Le mouvement des choses dans le monde, la succession de leurs différents états se comprend donc sans doute en termes de causalité, que de notre point de vue nous saisissons dans des successions d’instants. Par conséquent, nous soutenons l’idée que le réel n’est temporel que de notre point de vue, parce que nous lui appliquons notre propre perception, parce que nous ne pouvons le saisir qu’à travers notre nature temporelle. Mais il n’est pas objectivement temporel. Le principe de non-contradiction vaut peut-être aussi pour le réel, dans la mesure où dans un état particulier du monde ne peuvent pas se réaliser des propriétés contradictoires, par exemple dans un état réalisé un individu ne pas être chauve et non-chauve. Mais alors ce principe se comprend en termes de causalité, dans la succession causale des états du monde, et non temporelle. Ainsi, lorsque Gödel parle du temps comme de la forme d’existence des choses, nous pouvons, à l’instar de ce que nous suggérions dans la quatrième conception, penser qu’il s’agit de la forme que prend leur existence dans notre conscience, dans la façon dont nous les appréhendons et dont nous les connaissons, à travers nos perceptions. Dans ce cas, la sixième conception reprend la quatrième. Nous sommes capables de connaître tous les Seienden, leurs mouvements, grâce à notre appréhension temporelle. Nous pouvons comprendre ce qui les 324 distingue, c’est-à-dire comprendre les différences inhérentes à leur capacité d’agir, et également comprendre rationnellement les lois propres à chaque type de capacité d’action. Nous accédons ainsi à leur essence respective, telle que Dieu les pense. De la reconnaissance des différentes lois propres à chaque Seiende et à leur capacité d’action respective, résultent les différentes descriptions possibles du monde, et les différentes disciplines (domaines de savoir) en fonction du type de Seiende que nous appréhendons. Cependant la sixième conception met en relief une singularité dont ne fait pas mention Gödel dans la quatrième conception : le cas des concepts logiques, qui n’ont pas le même être que celui des choses non-conceptuelles. Les choses non-conceptuelles, y compris la matière, ont en commun d’être vivants. Le terme « vivant » est placé entre guillemets, probablement parce qu’il est élargi à la matière. Ainsi le phénomène d’insatiabilité et d’incomplétude du biologique décrit en [X, 7-8] (dans la section 3.6.1) est étendu à toutes les choses nonconceptuelles. La matière est alors également en mouvement (sans doute grâce à la materia secunda), en l’occurrence mouvement purement mécanique. Cela signifie que les concepts logiques, même en s’appliquant aux choses réelles et en apparaissant en intension dans le monde, ne sont pas en mouvement. Le phénomène d’insatiabilité et d’incomplétude ne les concerne pas. Probablement est-il possible de faire le lien avec la possibilité d’action qui leur est inhérente, telle que nous la décrivons dans la section 3.2.1. Les concepts sont les seuls Seienden à agir directement sur les choses, sans intermédiaire (ce sont eux les intermédiaires entre les choses, qui accordent leurs réactions). Nous supposions alors qu’il fallait comprendre le fait qu’ils ont en face d’eux tout l’univers, toutes les choses réelles et aussi sans doute tous les possibles, comme une conséquence de leur action directe, immédiate. L’application des concepts ne s’opère pas en autant d’états successifs qu’il y a de choses auxquelles ils s’appliquent. Ils s’appliquent à toutes les choses, sans considération d’instants différents. Il est cependant vrai qu’en s’appliquant aux choses réelles, les concepts sont tout de même soumis aux lois de la nature et sont donc restreints dans leur application. De ce fait, dans le réel, le possible devient un potentiel, c’est-à-dire un ensemble de possibles, déterminé par la position actuelle des choses dans le monde, et probablement est-il aussi contraint au principe de non-contradiction, c’est-à-dire au fait qu’en un même état du monde une chose et son contraire ne peuvent pas être réalisés ensemble. Mais du point de vue objectif, les concepts s’appliquent à tous les autres concepts sans contrainte, et donc ne présupposent pas une quelconque succession d’états pour agir, et donc pas non plus de mouvement. 325 Or, la quatrième conception du temps affirme que le temps est la forme la plus appropriée pour appréhender les choses réelles, parce que la succession des différents instants exprime au mieux la succession des différents états des choses. Le temps est donc la forme la plus appropriée pour appréhender le mouvement, et donc n’est plus du tout approprié pour l’appréhension des concepts logiques. En effet, ces derniers ne manifestent aucun mouvement, si ce n’est celui que leur imposent les lois de la nature lorsqu’ils apparaissent dans le monde. Les concepts logiques n’apparaissent que de façon restreinte dans le réel, qui ne présente208 pas leur véritable nature, n’impliquant aucun mouvement. Ils ne peuvent alors qu’être également saisis de façon limitée par notre entendement dont la temporalité est conçue pour saisir le mouvement des choses réelles.209 La dernière hypothèse que nous soumettons, en conséquence de l’interprétation donnée de la sixième conception, est relative au rôle des symboles. Ne peut-on pas voir ici la raison de la nécessité des symboles pour la pensée conceptuelle ? Non seulement ils fixent l’unité des concepts dans la diversité de nos perceptions, c’est-à-dire qu’ils nous permettent de les identifier dans notre représentation du réel alors qu’ils sont pris dans nos perceptions des mouvements des choses (dans notre perception des modifications de perceptions des choses) ; mais ils expriment les concepts de telle sorte que nous réussissons à les saisir par notre appréhension temporelle. Leur écriture matérielle est quelque chose que nous pouvons saisir à travers une succession temporelle. L’interprétation que nous proposons des six « conceptions » du temps présentées par Gödel tend à montrer qu’il s’agit bien de six aspects de la conception générale donnée en début de remarque. Les six sont impliquées par l’idée générale que la conscience est ce qui garantit et fonde l’écoulement du temps, parce qu’elle nous procure la capacité de nous reconnaître comme « un » et « multiple » à la fois. Concernant la première conception, le temps comme instrument de la miséricorde de Dieu renvoie à l’origine métaphysique du temps – donnée en [X, 12-13] – qui n’est autre que la chute originelle. Or la question du péché concerne essentiellement l’homme et la conscience de son état incomplet. La miséricorde de Dieu se manifeste par notre nature temporelle, miracle qui repose sur la capacité d’action de la conscience. Le temps est ce qui permet de nous améliorer, de combler le manque inhérent à notre état initial. C’est donc 208 Nous pouvons songer ici au fait que le réel est une présentation (Darstellung) incomplète des concepts. Nous saisissons le mouvement des choses réelles, c’est-à-dire leurs variations de perceptions en s’identifiant à elles par l’Einfühlung. 209 326 encore le miracle du temps qui nous nous permet de connaître l’ensemble des possibles, ainsi que les contrefactuels (conception 2 et 3). La conscience qui permet de nous reconnaître comme « un » et « multiple » est aussi à l’origine de notre capacité à s’identifier aux autres choses réelles (Einfühlung). Le temps compris dans la conception générale de Gödel est donc le meilleur moyen pour nous d’appréhender l’existence réelle des choses, car il rend possible l’expression (et donc l’identification sous un certain aspect) de leur mouvement (conception 4). La cinquième conception met en évidence que la nature temporelle de notre conscience marque ce qui distingue notre point de vue de celui objectif de Dieu. Le plus remarquable étant que notre conscience ne peut pas comprendre sa propre nature, son propre fonctionnement, puisqu’elle ne peut pas comprendre le miracle du temps dont elle est pourtant à l’origine. La conscience ne peut pas se reconnaître comme ce qui se reconnaît comme « un » et « multiple » à la fois. Or cette conséquence n’est pas sans rappeler les limitations internes des machines de Turing, qui sont incapables de rendre compte de leur propre fonctionnement car elles ne peuvent pas générer une règle générale pour décider des propositions (Gödel 1995e, 309‑310). Enfin, la dernière conception pourrait soutenir l’idée que le temps n’est pas la forme appropriée pour saisir les concepts, dont l’existence ne se réduit pas à quelque chose en mouvement. Elle pourrait du même coup préciser le rôle du langage qui nous donne les concepts dans une forme que nous pouvons appréhender suivant une succession temporelle. La remarque [X, 45-47] est le point de rassemblement de toutes les remarques du cahier X sur le temps, elle lie les interrogations métaphysiques, épistémologiques et celles propres à la théorie de la connaissance. Elle montre que le temps comme manifestation de notre incomplétude est le point d’articulation de ces trois pôles autour de la question de notre saisie des concepts logiques. 3.6.3 Conclusion : temps et incomplétude au cœur des rapports entre réel, subjectif et objectif A travers d’une part la conception générale (épistémologique) du temps, et d’autre part les considérations quant à l’origine métaphysique du temps et ses conséquences du point de vue de notre connaissance, Gödel vise à préciser aussi bien la nature du temps que la nature du point de vue subjectif qui se distingue de l’existence réelle ainsi que de l’existence objective. Plusieurs distinctions, à l’œuvre dans [X, 7-8] et [X, 12-13] et reprises dans [X, 4547], sont en effet indispensables pour comprendre les rapports entre les trois niveaux 327 d’existence donnés en [XI, 16-18], mais plus spécifiquement encore entre symboles, concepts objectifs et concepts subjectifs, dégagés dans la section précédente (3.5). Selon notre interprétation, le temps est subjectif. Il est une conséquence de l’activité de la conscience. Grâce à elle, nous sommes capables de percevoir nos perceptions. La diversité de nos perceptions est ainsi saisie dans une seule perception actuelle. En se reconnaissant comme « un » et « multiple » à la fois, nous pouvons alors ordonner nos perceptions dans une succession temporelle, par rapport à notre état et notre agir actuels. Le temps est donc intrinsèquement lié à notre conscience et à son activité propre. L’existence réelle n’est alors pas objectivement temporelle, mais causale. Ce n’est que de notre point de vue qu’elle devient temporelle, dans notre perception. Par ailleurs, le temps est se qui nous distingue du point de vue de Dieu. Il est l’expression de l’incomplétude de notre connaissance, du fait qu’il nous est impossible d’embrasser tous les possibles dans un même regard, mais seulement à travers des perceptions différentes. Nous ne pouvons pas saisir les concepts objectifs autrement qu’en se les représentant dans des instants différents. Or les concepts n’ont pas une nature qui se prête à une telle saisie. Ils sont essentiellement atemporels car complets (au sens de Gödel et non de Leibniz). 210 Ils n’ont pas d’insatiabilité contrairement aux choses non-conceptuelles. Ils se localisent dans l’entendement de Dieu, de ce fait ils ne reçoivent objectivement aucune limitation. Seule leur apparition dans le réel est restreinte. Deux conclusions émergent de notre interprétation, susceptibles d’apporter des éléments substantiels pour préciser le réalisme conceptuel de Gödel : 1. Le rôle des symboles. Ils seraient un support matériel, réel et approprié pour faire le lien entre les concepts objectifs et les concepts subjectifs, car ils se donnent sous une forme saisissable par notre pensée temporelle, tout en exprimant l’unité organique essentielle aux concepts objectifs. 2. Il est dès lors envisageable de questionner la possibilité d’un état incomplet pour les objets mathématiques qui ne sont pas conceptuels, qui ont une existence réelle (et probablement uniquement une existence réelle), quoiqu’ils se distinguent des autres choses réelles non-conceptuelles. L’insatiabilité peut-elle s’appliquer dans le cas des unités mathématiques et de leurs combinaisons ? Ne pourrait-on pas saisir le processus itératif de génération des ensembles (dans le cadre de la théorie des 210 C’est-à-dire que les concepts ne sont pas dans un état d’insatiabilité. Affirmer qu’ils sont complets dans le cadre gödelien ne signifie pas qu’ils le sont au sens de Leibniz, car ils peuvent s’appliquer à une pluralité de choses. 328 ensembles) comme un phénomène d’insatiabilité ? La voie mathématique de résolution des paradoxes rejette l’idée qu’un concept soit présupposé pour former un ensemble. Seuls les éléments le sont. On part d’éléments primitifs que l’on peut rassembler dans des ensembles. Ces nouveaux ensembles sont à leur tour des éléments que l’on peut rassembler pour former des ensembles d’ensembles, etc. La seule restriction étant qu’un ensemble ne peut prendre comme élément uniquement des ensembles de rangs strictement inférieurs. En respectant cette unique restriction, il est possible de poursuivre indéfiniment le processus de génération étape par étape des ensembles. Ce processus n’est pas sans rappeler les cycles de destructions et de reconstructions propres à l’existence des choses non-conceptuelles dans le réel, cycles qui sont la manifestation de leur insatiabilité et donc de leur incomplétude. La seule différence serait que chaque nouvelle étape générée par le processus itératif d’ensembles ne détruise pas les ensembles générés aux étapes précédentes, mais les complète. Le mouvement – si l’on peut dire – propre aux mathématiques témoignerait d’une perfectibilité (complétion). 3.7 Conclusion : comment l’interprétation du cadre métaphysique issu des Max-Phil alimente le réalisme conceptuel de Gödel Dans la remarque [XI, 16-18], Gödel pose un cadre métaphysique général qui reprend la monadologie leibnizienne. Dès la présentation de la hiérarchie de ce que Gödel appelle les Seienden, nous comprenons que sa conception se démarque des thèses leibniziennes. Le statut des concepts, apparenté à celui des monades (ou en termes gödeliens, de choses nonconceptuelles), tranche avec le statut des idées chez Leibniz. Celles-ci ne sont que des entités mentales, et n’ont de réalité qu’en ce qu’elles sont pensées par un sujet, l’homme ou Dieu ; mais elles n’ont aucune existence réelle. L’influence du cadre leibnizien est assumée (notamment par des références directes à l’auteur), mais ne s’y inscrit pas pleinement, tout particulièrement en affichant un réalisme conceptuel plus fort.211 Les concepts logiques sont des Seienden et partagent alors des caractéristiques communes à toutes les autres choses réelles. Notamment, il faut admettre qu’ils aient une 211 Il est possible d’interpréter la réalité que revêtent les idées dans la pensée de Dieu comme une forme de réalisme, voir (infra, 144-145). 329 existence dans le réel. Mais en même temps Gödel continue de leur prêter un statut particulier, dénotant de celui de l’ensemble des autres Seienden. Ils occupent le premier rang et Gödel d’une part est conscient qu’en les introduisant dans la hiérarchie, il modifie le cadre leibnizien dont il s’inspire, et d’autre part les traite toujours de façon différente que les autres Seienden, comme s’il s’agissait toujours d’un cas à part. Gödel leur accorde donc un statut en continuité avec les autres choses, bien qu’en même temps il les distingue franchement. La démarche de Gödel vise probablement à soutenir la primauté du monde des concepts sur le monde réel, dans une forme d’animisme des concepts (IX, 55) ; et donc également une primauté des concepts objectifs sur les concepts subjectifs, puisque la conscience de l’homme est ancrée dans le réel. Non seulement il peut ainsi soutenir la primauté des concepts sur le réel et sur notre conscience, mais aussi expliquer que notre conscience est capable de les saisir et de les connaître. 3.7.1Nature des concepts L’analyse des Max-Phil que nous avons conduite à partir des questions soulevées par la remarque [XI, 16-18] est certes hypothétique, car doit être vérifiée avec un plus grand nombre de remarques sur l’ensemble des cahiers et croisée avec d’autres thèmes ; mais elle montre qu’il est possible de donner une interprétation cohérente des thèses défendues par Gödel, en l’occurrence autour du réalisme conceptuel. Ainsi des éléments de réponses sont susceptibles d’éclairer les différentes questions relatives au réalisme conceptuel : sur la nature des concepts, sur les rapports entre unités mathématiques, concepts et choses non-conceptuelles, entre concepts objectifs, concepts subjectifs et symboles, et enfin sur le problème de l’incomplétude. En filigrane apparaît une théorie de la connaissance qui repose sur une théorie de la perception, supposant les rapports ou imbrications entre perception conceptuelle et perception sensible. Les concepts logiques, bien que constituant fondamentalement le monde objectif des concepts (de tous les possibles), ont aussi une existence réelle. Or, être dans le réel c’est être doué d’une capacité de réaction, et Gödel leur en accorde une : celle de s’appliquer aux choses (concrètes ou abstraites, pour former respectivement des états de choses ou des essences). Leur action se donne dans l’-relation (relation de liaison conceptuelle, esti). Les concepts d’application et d’esti sont les plus fondamentaux car du premier dépend l’action des concepts, du second le résultat, c’est-à-dire une unité structurelle ou organique, dont seul les concepts sont capables. La présence d’une structure est donc la manifestation de l’action des 330 concepts. Ainsi en s’appliquant aux choses et en déterminant leur essence, au moins les concepts logiques primitifs apparaissent dans le monde comme la structure du monde.212 Ils sont garants des relations (accords) des choses du monde entre elles, de leurs liaisons. Les concepts sont dans toutes les essences, tous les concepts complexes, ils en sont les éléments ultimes, et lorsque les essences composant le meilleur des mondes possibles s’actualisent, les concepts logiques deviennent leurs organes d’action, liant les choses entre elles dans le réel lui-même. Les choses n’agissent que par leur intermédiaire. On ne peut alors pas prétendre saisir la signification du monde sans saisir d’abord les concepts logiques et leurs lois de combinaison. Le terme « primitif » qui les qualifie prendrait donc son sens dans cette conception des concepts logiques comme ce dont découlent tous les possibles et toutes les actions des choses du monde. Gödel semble accorder un statut particulier aux concepts logiques, que n’ont pas les concepts complexes. Il faudrait s’assurer que les concepts logiques sont bien les concepts les plus simples. Mais les concepts complexes (essences) sont des combinaisons de concepts simples, c’est-à-dire probablement des concepts logiques primitifs. Tout concept abstrait (qui peut encore s’appliquer à une diversité de choses), ou chose concrète (qui ne peut plus s’appliquer à une diversité de choses, mais seulement à un individu particulier) est un complexe compris comme une combinaison de simples. Le rôle intermédiaire des concepts simples est déjà présent dans le cas des concepts complexes, avant même d’apparaître dans les choses du monde réel. Les concepts complexes n’agissent déjà plus directement sur les choses. Il ne s’y applique que par l’intermédiaire des simples qui les composent, qui les ont préalablement choisis. La question n’est pas clairement tranchée sur ce point. Gödel propose une alternative qu’il n’écarte pas totalement : de la combinaison des concepts simples résulte une capacité d’action qui serait la somme de celles des simples. Les concepts complexes pourraient donc agir sans l’intermédiaire des simples. L’incertitude relative à l’action des concepts complexes pourrait avoir une incidence sur la façon dont ils figurent dans l’espace objectif des concepts. N’y sont-ils présents qu’indirectement, en quelque sorte en puissance à partir des concepts logiques et des lois de combinaisons ? Ou bien l’espace objectif contient-il toutes les essences possibles indistinctement ? Il n’est pas impossible que Gödel privilégie la première alternative. 212 Nous constatons que dans l’ensemble des remarques sur lesquelles porte notre analyse, Gödel ne précise pas toujours qu’il parle uniquement des concepts logiques, simples ou primitifs, laissant ainsi ouvert la question de la différence de statut entre les concepts logiques et les autres concepts (complexes), même si les remarques [XI, 16-18] et [IX, 52-58] semblent privilégier une telle distinction. 331 Les essences de choses non-conceptuelles sont-elles assimilables aux notions des monades, propres à la philosophie de Leibniz, qui renferment tout ce qui arrivera jamais aux monades qu’elles déterminent ? Il est probable que Gödel s’en distingue pour éviter une forme trop forte de déterminisme. Notre hypothèse serait que l’essence d’un individu, selon Gödel, et donc de toute chose non-conceptuelle, ne renfermerait pas toutes les propriétés que l’on pourrait jamais lui attribuer, mais seulement celles déterminant ce que Gödel appelle son « caractère ». En d’autres termes, la notion d’essence ne renfermerait que les propriétés déterminant sa capacité à réagir (agir et pâtir). En choisissant les choses auxquelles ils s’appliquent, les concepts déterminent leur capacité d’action. Lorsque les choses s’actualisent, ils deviennent leurs organes d’action. Ils ne déterminent pas ce qui se réalise à chaque nouvel état du monde, mais seulement ce que chaque chose est capable ou non de faire, en accord avec la capacité d’action des autres choses. Les concepts logiques, formant l’essence des choses réelles, garantissent que chaque chose agit en accord avec les lois de la nature imposées par le choix du meilleur des mondes possibles. L’existence des concepts logiques dans le monde comme capacité d’action des Seienden, détermine les lois générales du mouvement de chacun d’eux, et l’ensemble de ces lois particulières (ne s’appliquant respectivement qu’à un seul Seiende) est en accord avec les lois de mouvement propre à chaque type de Seienden, et enfin avec les lois de mouvement les plus générales du monde, celles de la nature et du meilleur des mondes possibles. En ce sens les concepts logiques capables d’être actualisés, sous la forme d’organes d’action se substitueraient aux principes leibniziens d’harmonie. Ainsi, l’essence détermine les lois du mouvement de la chose dont elle est l’essence. Elle détermine la nature de ses perceptions et de ses modifications de perception, c’est-à-dire sa structure perceptive. Mais elle ne semble pas déterminer le contenu de nos perceptions et ce que nous choisissons de faire. De cette manière, le réel est toujours plus riche et plus complexe que le monde objectif des concepts, impliquant probablement qu’il est possible de connaître une chose par la perception sensible et non pas uniquement par la perception conceptuelle (par exemple les couleurs, etc.). Contre notre interprétation il serait possible d’affirmer qu’en déterminant les lois de mouvement d’un Seiende particulier, l’on pourrait encore dire que l’essence détermine chaque modification de sa perception, en accord avec chaque modification de perception des autres choses. Les lois de mouvement inscrites dans l’essence d’une chose la détermineraient alors 332 entièrement, si bien que nous retrouvons le même déterminisme impliqué par la monadologie leibnizienne. Mais il est peu probable que cette seconde interprétation soit cohérente avec la pensée de Gödel. Tout d’abord, elle est trop déterministe. Gödel défend bien l’idée d’un accord entre les choses du monde, sans quoi le monde ne serait qu’un chaos informe dont aucune connaissance ne serait possible. Mais il semble accorder une importance toute particulière au problème de la liberté des esprits, et à la volonté des choses comme moteur d’action. Ensuite, les notions de disposition et de potentiel que nous n’avons pas examinées plus avant, semblent justement laisser une place à la volonté et aux choix propres aux choses de réaliser un état possible du monde parmi d’autres. Les essences pourraient simplement restreindre l’ensemble des possibles propres à chaque chose et à chaque état du monde. Les notions de disposition et de potentiel sont encore floues, mais sont probablement une des clés pour comprendre la notion d’essence de choses non-conceptuelles chez Gödel. Les concepts logiques, les plus simples, primitifs, à l’origine de toutes les essences, c’est-à-dire de toutes les lois d’action (de mouvement) des choses – du particulier au plus général (individus, types de Seienden, monde) – animent le monde réel. Les concepts logiques sont alors les organes d’actions, intermédiaires entre les choses ; ils permettent au monde de tenir ensemble. Ils sont la liaison, le ciment des faits et du monde. Ils constituent l’unité organique du monde, et, en obéissant aux lois de la nature, ils lui donnent sa signification. La question des concepts fondamentaux de la philosophie, qui ne sont pas traités par Gödel dans le cadre métaphysique que nous avons étudié, pourrait être en lien avec la restriction de l’application des concepts logiques par les lois de la nature et la façon dont ceux-ci apparaissent dans le monde. Les concepts philosophiques fondamentaux sont ceux capables de rendre compte de la signification du monde. Ils présupposent donc bien les concepts logiques, mais doivent expliquer les lois de la nature auxquelles les concepts logiques se contentent d’obéir. La dernière question en lien avec la nature des concepts, concerne ce qui les distingue des unités mathématiques. Dans la remarque [XI, 16-18], une ambiguïté subsiste pour savoir si Gödel introduit bien les unités mathématiques et leurs combinaisons dans le rang se rapportant aux concepts logiques. Mais en ayant suivit cette interprétation que nous jugions plus cohérente, nous parvenons à plusieurs conclusions quant aux rapports entre concepts logiques et unités mathématiques : 333 1. Les objets mathématiques appartiennent au réel, et probablement uniquement au réel. 213 Ils n’ont pas à proprement parler d’essence, parce qu’ils n’ont pas d’existence conceptuelle. En fait, objectivement ils se rapportent aux concepts logiques. Ils ne sont donc qu’un aspect, en l’occurrence extensionnel, des concepts logiques dans le réel. Mais les unités mathématiques ne sont pas elles-mêmes des Seienden, seuls les concepts logiques en sont. Seul l’aspect intensionnel des concepts est tourné vers le monde objectif des concepts ; l’aspect extensionnel est profondément attaché au réel. Les unités mathématiques complexes (ensembles) n’ont pas de liaison entre leurs éléments, elles ne sont pas des structures organiques.214 2. En même temps, les unités mathématiques se distinguent des autres choses nonconceptuelles, car elles ne se différencient les unes des autres que numériquement. Là encore on pourrait penser qu’elles n’ont pas une essence propre, puisqu’elles ne sont des individus qu’en un sens faible. La conception des unités mathématiques ainsi dégagée reprend les conversations de Gödel avec Wang, dans lesquelles elles apparaissent comme des cas limites d’objets spatio-temporels. Elles sont dans le réel, « à côté des autres choses ». Notre hypothèse présente l’avantage de mettre en relief les rapports entre extension et intension dans le cadre métaphysique donné en [XI, 16-18], à travers les rapports et distinctions entre concepts logiques et unités mathématiques. 3.7.2 Connaissance des concepts : rapports entre réel, subjectif et objectif A travers l’examen des trois niveaux d’existence des Seienden se met en place l’idée que n’avons sans doute pas un accès direct aux concepts objectifs du fait de notre Einbettung in der Welt. Le monde objectif des concepts est l’ensemble des concepts possibles, ou au moins des concepts simples et des règles de combinaison. Le réel correspond à la réalisation des essences composant le meilleur des mondes possibles. En se réalisant, toutes les choses ont une manifestation sensible, matérielle. Notre point de vue se trouve entre les deux, il est 213 Au sens large où notre conscience appartient également au réel et où nous pouvons percevoir ces objets et en avoir une connaissance. 214 Il est alors remarquable de voir que les ensembles ne sont pas déterminés par la liaison de leurs éléments, mais qu’ils entrent eux-mêmes dans une structure ordonnée, en l’occurrence la structure impliquée par le concept itératif d’ensemble. Ce qui voudrait dire que leur être n’est pas conceptuel, mais que leur génération dépend de quelque chose de conceptuel. Chaque étape du processus itératif de la formation des ensembles suit une loi précise, saisie par le concept itératif d’ensemble. 334 celui d’une conscience qui à la même nature conceptuelle que la conscience de Dieu (une pensée conceptuelle). De ce fait notre point de vue est tourné vers le monde objectif des concepts. Mais notre conscience est aussi réelle, elle est prise dans le monde, liée à un corps. Elle est donc également tournée vers le réel. Elle est en mouvement ; mouvement qui se manifeste par la nature temporelle de notre pensée. La double direction de notre attention, sur le réel et sur le monde des concepts, se traduit par une double capacité de perception, sensible et conceptuelle. La perception des concepts ne se fait qu’à travers la diversité de nos représentations (Vorstellungen), et par notre identification aux autres choses, c’est-à-dire finalement à travers la diversité de nos manifestations sensibles et conceptuelles confondues. La connaissance conceptuelle des choses (de leur essence) se fait à travers leur manifestation sensible, à travers la perception de leur mouvement dans la matière. Grâce à l’accord des lois entre les différents niveaux de Seienden, nous percevons l’essence des choses à travers la perception sensible de leur manifestation matérielle dans le monde. De façon sous-jacente, apparaît l’idée que nos perceptions conceptuelles n’ont lieu qu’à l’occasion de l’expérience. Par conséquent notre appréhension des concepts doit surmonter la diversité de nos perceptions conceptuelles prises dans la diversité de nos perceptions sensibles. La difficulté est augmentée du fait de la nature temporelle de notre pensée, inappropriée pour saisir ce qui n’est essentiellement pas en mouvement. Les concepts logiques se déploient, s’appliquent (agissent) sans avoir besoin de se mouvoir. Selon notre interprétation, plusieurs sources de limitation et d’incomplétude sont susceptibles d’être en jeu dans notre connaissance des concepts logiques : 1. Nous ne les percevons qu’à travers l’essence des choses, que nous percevons déjà indirectement à partir de nos représentations du monde. 2. Le réel ne contient pas en lui-même l’ensemble de toutes les applications possibles des concepts logiques, mais seulement les instances soumises aux lois de la nature. Le réel n’est donc pas une présentation complète des concepts logiques objectifs dont découlent tous les possibles. 3. Lorsque nous percevons ces instances d’application des concepts logiques, nous les percevons dans leur diversité, sans unité, et dans une forme temporelle inappropriée. Les symboles jouent alors un rôle essentiel pour palier ces manques. Ils nous permettent de dépasser la diversité pour saisir l’unité des concepts, et ce sont des entités matérielles qui tout à la fois sont capables d’exprimer les liaisons conceptuelles (les lois de combinaisons de 335 concepts), et de se laisser saisir dans la forme temporelle de notre pensée. Les symboles constituent le pont indispensable entre les concepts objectifs et les concepts subjectifs. Mais sont-ils suffisants pour nous permettre de dépasser la double incomplétude, liée à la nature du réel et de la conscience subjective ? Suffisent-ils à nous faire atteindre une connaissance complète des concepts objectifs ? Ou du moins suffisent-ils à nous permettre d’établir une théorie satisfaisante des concepts ? Pouvons-nous, par leur biais, atteindre une connaissance suffisante des concepts primitifs et des règles de combinaisons pour établir une axiomatique échappant aux paradoxes intensionnels ? Une réponse positive n’est pas évidente au seul regard de notre analyse, car les symboles sont eux-mêmes matériels et doivent être soumis à la même forme d’incomplétude inhérente à toutes choses réelles. 336 Conclusion L’objectif général visé à travers cette analyse des Max-Phil, nous l’avons dit, est de montrer que ces textes renferment une pensée philosophique cohérente, à partir de laquelle se dégagent des positions propres à Gödel. Il n’est ni un historien de la philosophie, ni un simple amateur éclairé. La pensée qu’il y développe fait l’objet d’une véritable recherche, en lien avec ses affirmations exposées dans les publications, notamment celles de 1944 et 1951 qui couvrent la période d’écriture des cahiers examinés, de même que dans ses conversations avec Wang, ainsi que ses travaux scientifiques. Nous sommes partis de l’hypothèse que le réalisme conceptuel à une place centrale dans la philosophie de Gödel, et qu’il soulève des questions spécifiques ne trouvant pas de réponse claire et explicite dans les écrits publiés. Ainsi, nous souhaitions montrer que les Max-Phil et le cadre métaphysique qui s’en dégage sont susceptibles de pallier ce défaut. Les Max-Phil permettent de préciser les termes des questions propres au réalisme conceptuel, et d’apporter des éléments de réponse. En retour, ce problème particulier émanant des textes publiés nous a servi de fil conducteur dans l’analyse des Max-Phil, sans quoi nous aurions été confrontés au risque d’un éparpillement, rendant impossible la mise en évidence des soubassement d’un système philosophique. Nous avons ainsi limité l’étendue de nos recherches, ne couvrant et n’interrogeant qu’une infime partie de l’ensemble des remarques que renferme la série. Cette restriction nécessaire nous expose certes à l’incertitude de ce que peuvent encore dévoiler les Max-Phil, qui pourraient potentiellement mettre à mal notre interprétation. Mais nous sommes conscients de ce risque inhérent à notre démarche. Le fait est que peu de travaux d’interprétation ont été réalisés sur ces textes, essentiellement parce qu’ils ne sont actuellement pas publiés. L’essentiel des travaux réalisés sont liés au projet ANR, auquel nous sommes également rattachés. Bon gré mal gré, ils font office de premiers pas en terre inconnue, avec toutes les difficultés que cela implique. Cependant, même si nous n’avons pas suffisamment de recul sur l’ensemble des MaxPhil pour pouvoir prétendre développer plus que de simples hypothèses sur une partie aussi restreinte, nous avons montré, sur cette partie, la possibilité de faire des liens entre les remarques, signes d’une pensée structurée et d’une certaine cohérence. Non seulement les 337 remarques se font-elles écho à l’intérieur des Max-Phil, mais également font-elle écho aux positions défendues par Gödel dans les écrits publiés et dans les conversations avec Wang. Un des moyens de vérifier la cohérence de notre interprétation, et donc celle des MaxPhil, est l’éclairage que notre analyse apporte sur la problématique qu’elle s’est donnée comme fil conducteur. Il nous est possible, à partir d’elle, de proposer un certain nombre de précisions, et de décliner un certain nombre d’aspects propres aux questions liées au réalisme conceptuel. Pourquoi Gödel privilégie-t-il la voie logique de résolution des paradoxes russelliens ? Pourquoi défend-il un réalisme conceptuel et non pas uniquement un réalisme mathématique ? De quoi les concepts arrivent-il à rendre compte que les objets mathématiques ne peuvent pas ? Qu’est-ce qui pousse Gödel à penser que le projet leibnizien n’est pas utopique au regard des avancées scientifiques du début du XXe siècle ? Comment peut-il expliquer que nous pouvons appréhender les concepts objectifs qui sont indépendants de nos définitions et constructions ? Non seulement nous pouvons les appréhender, mais aussi améliorer la connaissance que nous en avons, suffisamment du moins pour espérer développer une théorie satisfaisante des concepts en intension. Par théorie satisfaisante, entendons qui rende suffisamment compte des concepts objectifs pour établir les concepts primitifs et leurs règles de combinaison, et éviter les paradoxes intensionnels. L’ensemble de ces questions constituent une zone d’ombre autour du réalisme conceptuel. A partir de l’état de l’art de cette position philosophique dans les publications, se dégagent trois grandes lignes de problèmes à éclaircir : 1. Les rapports entre mathématiques et logique, exigeant une mise au point sur la nature respective des concepts et objets mathématiques. 2. Les rapports entre concepts subjectifs, concepts objectifs et procédure mécanique. 3. L’idée d’incomplétude, et plus spécifiquement le rapport entre l’incomplétude liée à notre connaissance des concepts et le phénomène d’incomplétabilité des mathématiques. En arrière-plan, se profile la question des raisons qui poussent Gödel à se tourner vers Husserl. La période pré-husserlienne souligne un cadre leibnizien explicite et pourtant peu compris, comme le souligne Crocco. Quelle place et quelle influence prend-il dans la pensée de Gödel ? Est-il possible d’identifier plus précisément les raisons qui l’entrainent à chercher une méthode de clarification des concepts chez Husserl ? Ces raisons sont-elles imputables au cadre leibnizien ? Crocco défend l’idée qu’elles sont plus spécifiquement liées à la trop forte 338 dépendance au langage de notre saisie des concepts dans laquelle l’engage le cadre leibnizien. Quel éclairage peut apporter notre interprétation ? Quatre points apparaissent essentiels et sont susceptibles de soutenir la nouvelle perspective insufflée par Crocco dans la lecture des écrits publiés de Gödel : 1. la nature des concepts logiques compris comme des Seienden, 2. l’incomplétude liée au réel dans lequel est pris notre point de vue 3. le rôle intermédiaire des symboles, entités réelles matérielles, pour notre saisie des concepts objectifs 4. L’influence des thèses leibniziennes, omniprésente dans la pensée philosophique de Gödel, sans toutefois que cette influence ne se traduise par une pleine adhésion. Tout d’abord, la compréhension des concepts comme Seienden offre un fondement métaphysique et justifie le recourt au réalisme conceptuel. Mais elle explique également la primauté donnée par Gödel à la voie logique de résolution des paradoxes sur la voie mathématique. Seule une théorie des concepts en intension est susceptible de soutenir son projet métaphysique. La signification du monde ne peut pas nous être décrite par des unités qui ne seraient pas structurelles, c’est-à-dire dont les parties ne sont pas interconnectées. Autrement dit, elle ne peut pas être saisie par des unités mathématiques. La signification du monde est donnée par l’action des concepts sur les choses réelles, par leur application aux choses. Elle ne peut donc être saisie qu’en ne tenant compte de l’unité structurelle du monde, c’est-à-dire qu’en ne tenant compte des concepts en intension et de leurs règles d’application (combinaisons). La question du réalisme conceptuel est donc bien distincte de celle du réalisme mathématique et la négliger revient à négliger une partie des intentions de Gödel, à l’œuvre notamment dans le Russell paper. Il n’est pas anodin que Gödel parle alors de concepts et classes, et qu’il vise une théorie imprédicative des concepts. Les concepts en intension ont un rôle essentiel à jouer dans notre connaissance, plus fondamental encore que celui des ensembles et de la logique extensionnelle. Le deuxième point éclairant tout particulièrement la question du réalisme conceptuel tel qu’il se présente dans les écrits publiés de Gödel est l’incomplétude liée au réel. Toutes les choses réelles sont dans un état d’incomplétude, d’insatiabilité, qui les meut. La question ouverte par cette conception du réel porte sur les conséquences qu’elle peut avoir sur les mathématiques, et sur la possibilité de clarifier d’avantage le rapport entre logique et mathématiques. Les unités mathématiques ont certes une nature différente des autres choses réelles, du fait qu’elles n’ont qu’une individuation numérique, mais elles sont bien réelles. 339 Dans ce cas ne pourrait-il pas y avoir une incomplétude propre aux objets mathématiques, à l’origine du processus d’inépuisabilité et d’incomplétabilité des mathématiques exposé dans la Gibbs lecture ? La notion d’ensemble déployée dans la voie mathématique de résolution des paradoxes ne présuppose que l’opération « ensemble de ». On peut générer un ensemble sans présupposer de concepts, simplement en rassemblant de l’extérieur des objets, sans que ceux-ci ne soient pris dans une quelconque liaison. La seule restriction étant qu’un ensemble ne peut collecter que des éléments déjà là, l’ensemble ne présuppose donc que l’existence de ses éléments et ne peut être élément de lui-même. Le processus d’appréhension des ensembles étape par étape, le passage d’un rang au rang supérieur, est saisi par le concept itératif d’ensemble. Or un tel processus, infini, que rien ne restreint en dehors de l’interdiction de l’autoréférence, est comparable au mouvement des choses dans le réel, cycle perpétuel de destructions et de reconstructions, passage d’un état à un autre, dû au caractère incomplet de l’état dans lequel se trouvent les choses. La seule différence notable est que le passage d’un rang à un autre dans la formation des ensembles n’implique pas la destruction des ensembles générés précédemment. La structure des ensembles se donne à nous d’une manière certes incomplète, mais perfectible. Contre cela, la voie logique défend la détermination des ensembles par un concept. Pour exister, un ensemble présuppose un concept. 215 Selon cette conception des ensembles, le rassemblement extérieur des unités mathématiques peut trouver son origine dans des unités structurelles, c’est-à-dire dans le monde objectif des concepts. Ainsi en reprenant l’idée leibnizienne d’inversion entre les calculs en intension et en extension (infra, 138), Gödel pourrait espérer rendre compte des mathématiques par une théorie des concepts en intension, la même qui soutiendrait son projet métaphysique, d’une façon telle que l’on puisse contourner le problème du phénomène d’inépuisabilité des mathématiques. Nous pourrions atteindre les vérités mathématiques, qui dépendent d’ailleurs des concepts qu’elles contiennent suivant la définition de l’analycité donnée par Gödel, directement par les concepts de la logique en intension. En effet, l’analyse des Max-Phil met en lumière un avantage que présentent les concepts logiques et que n’ont pas les unités mathématiques, susceptible d’expliquer pourquoi il nous 215 Notons que Gödel est alors bien conscient de la différence entre les classes et les ensembles, et les distingue dès 1947 dans le Cantor paper. S’il est convaincu que tous les ensembles peuvent être donnés par un concept, il admet que tous les concepts ne donnent pas lieu à des ensembles, puisque les ensembles ne supportent pas l’autoréférence. Les classes sont pour Gödel les extensions de concepts, y compris des concepts qui s’appliquent à eux-mêmes ; auquel cas les classes ne sont que des « façon de parler ». 340 serait possible d’échapper au phénomène d’inépuisabilité grâce à une théorie des concepts en intension. Les concepts logiques ne revêtent pas l’état incomplet dans lequel se trouvent les choses dans le réel. Certes leur apparition dans le monde est restreinte par les lois de la nature, mais cela n’enlève rien au fait qu’ils agissent avant tout hors du monde. Ils forment l’essence de tous les possibles avant l’actualisation du meilleur des mondes. Leur action n’est donc pas limitée, et doit être complète, c’est-à-dire qu’ils doivent être capables de déployer et d’embrasser l’ensemble de toutes leurs applications possibles, dans ce qui correspondrait – de notre point de vue – à un seul et unique instant. Dans ce cas une connaissance suffisante des concepts, nous permettant d’établir une théorie satisfaisante, pourrait nous donner la connaissance des objets mathématiques, tout en évitant le problème d’inépuisabilité, auquel nous sommes actuellement confrontés, et qui implique le système infini non clos des axiomes de la théorie des ensembles. Mais il nous faudrait alors sortir du champ des mathématiques. Pour aller un peu plus loin dans la même voie, et si notre hypothèse concernant la nature des objets mathématiques se vérifie, peut-être serait-il également explicable que seules les mathématiques renferment ce processus d’inépuisabilité. Les Max-Phil nous ont montré que chaque science est la description du monde suivant le point de vue d’un type spécifique de Seiende (purement mécanique avec la matière, biologique avec le vivant, psychologique avec la conscience de l’homme, etc.). Or seules les mathématiques portent sur des objets qui ne sont pas des Seienden. Ce constat ne pourrait-il pas faire une différence ? Tous les Seienden ont une triple existence, dans le réel, mais également conceptuelle. Ils ont une essence qui est fondamentalement une combinaison de concepts logiques. Ce qui voudrait dire que dans cette existence ils sont complets. Les Seienden seraient donc complètement saisissables par leur essence. Or les unités mathématiques sont les seules choses qui n’ont pas cette existence et qui ne peuvent pas se décrire comme une combinaison de concepts logiques. La question qui s’impose alors est : notre point de vue subjectif sera-t-il jamais capable d’atteindre une connaissance complète des concepts objectifs ? Les Max-Phil, et essentiellement l’analyse de la cinquième conception du temps donnée dans la remarque [X, 45-47], jette un sérieux doute sur cette possibilité qui tranche avec l’optimisme dont fait preuve Gödel dans les textes publiés. Au contraire, notre incapacité à dépasser ce que Gödel appelle le « miracle » de l’écoulement nous rapproche bien plus d’une machine de Turing incapable de comprendre son propre fonctionnement. 341 Si Gödel distingue effectivement les concepts subjectifs des symboles qui les expriment et de leurs lois purement mécaniques de combinaison, il n’empêche qu’il accorde à ces derniers un rôle très fort, suggérant que nous serions incapables de saisir les concepts objectifs autrement qu’à travers eux. Or les symboles, en tant qu’entités réelles, sont sans doute également soumis au phénomène d’incomplétude propre à toutes les choses du réel. Comment Gödel pouvait-il à fois penser que nous pouvions améliorer notre perception des concepts, en tout cas suffisamment pour atteindre une théorie satisfaisante des concepts, et penser que nous sommes en quelque sorte soumis à la nécessité des symboles pour y parvenir ? La seule réponse plausible serait que Gödel ne prétende pas que nous visions une connaissance complète des concepts, mais seulement suffisante pour éviter les paradoxes intensionnels. Mais la recherche des concepts primitifs ne revient-elle pas à rechercher une connaissance complète des concepts, dans la mesure où tous les concepts possibles peuvent être ramenés aux seuls concepts logiques dont ils sont des combinaisons ? Peut-être alors que cette recherche n’implique pas de voir tous les aspects des concepts logiques, toutes leurs combinaisons possibles, mais uniquement ceux qui nous éviteraient les paradoxes et nous donneraient les bonnes lois de combinaisons. Enfin, le dernier point qui nous permet de faire le lien avec les textes publiés de Gödel concerne le cadre leibnizien, explicitement revendiqué dans le Russell paper, et qui apparaît en filigrane dans notre analyse des Max-Phil. Son influence n’est donc pas à négliger dans l’interprétation de ses positions philosophiques, comme le souligne le travail de Crocco déjà éclairant sur ce point. L’interprétation de Mugnai et de Nachtomy sur la distinction entre idées in mente homini et idées in mente Dei est éclairante pour comprendre comment Gödel a pu être influencé par Leibniz dans les rapports entre conscience de l’homme et conscience de Dieu, ainsi qu’entre concepts subjectifs et concepts objectifs. Gödel accorde aux concepts logiques une existence dans le réel, comme organe d’action – pas uniquement organe de notre conscience, mais probablement de toutes les choses réelles, sans quoi ces choses ne seraient pas liées entre elles. Ce faisant, Gödel manifeste sa volonté de modifier le cadre leibnizien pour le rendre compatible avec son réalisme conceptuel. L’analyse que nous proposons n’est qu’un point de départ, qui a besoin d’être complété par un élargissement des remarques couvertes, en la croisant avec d’autres thèmes, par exemple la physique pour le temps. Elle doit également être complétée par une étude leibnizienne plus profonde et plus spécifique, qui pourrait mieux cerner l’influence exacte de 342 Leibniz sur la pensée de Gödel. Enfin il faudrait encore croiser l’influence de Leibniz avec celle d’autres auteurs comme Frege et Russell. Même si des doutes et des incertitudes subsistent quant à l’interprétation que nous proposons, celle-ci vise à souligner que derrière la forme kaléidoscopique que prend la structure des Max-Phil, sous la diversité et l’éparpillement apparent du contenu des remarques se cache une unité. Elle comporte en effet des liaisons entre les thèmes et les questions abordées, les références à d’autres auteurs, qui s’imbriquent pour atteindre un objectif philosophique général. Les remarques des Max-Phil convergent vers la recherche des concepts primitifs de la logique, des concepts philosophiques fondamentaux, c’est-à-dire vers la mise en place d’une métaphysique comme science générale du monde, dans laquelle s’inscrivent les descriptions particulières de toutes les sciences, et qui donne un sens à l’ensemble de notre savoir. Nous avons tenté de montrer que les Max-Phil reprennent effectivement les questions liées au réalisme conceptuel de Gödel, soulevées dans ses publications. Mais plus encore, notre analyse tend à montrer qu’ils sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse à ces questions. Le cadre philosophique rigoureusement développé dans les Max-Phil contient certaines clés de résolution, même s’il reste inachevé. Il ne faut donc peut-être pas s’attendre à trouver toutes les réponses, ni même à trouver un système philosophique clos sur lui-même, mais la poursuite de l’analyse des Max-Phil pourrait modifier profondément le paysage des études gödeliennes. 343 Abréviations Gödel : IX : Max-Phil IX: 18 November 1942-11 March 1943, German transcription by Engelen, Eva-Maria, via Crocco Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”). X : Max-Phil X: 12 March 1943-27 January 1944, German transcription by Dawson Cheryl, revision by Rollinger Robin, second revision by Engelen, Eva-Maria, via Crocco Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”). XI : Max-Phil XI: 28 January 1944-November 1944, German transcription by Dawson Cheryl, revision and complements by Rollinger Robin, second revision and complements by Engelen, Eva-Maria, via Crocco Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher : from logic to cosmology”). XII : Max-Phil XII: 15 November 1944-5 June 1944, German transcription by Engelen, Eva-Maria, via Crocco Gabriella (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”). XIV : Max-Phil XIV: 1946-?, archives Gödel, German transcription by Dawson C., revision by Rollinger R., retranscription by Eva-Maria Engelen, via Crocco G. (overall direction of the project “Kurt Gödel philosopher: from logic to cosmology”). 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London: Cambridge University Press. 349 Index rerum Action, 48, 51, 54, 59, 163, 179, 194, 195- concept itératif d'ensemble, 5, 27, 34, 44, 208, 214-215, 220, 227, 235, 237-238, 54-55, 67, 69-74, 80-83, 85, 89-90, 93, 243, 248, 251-252, 257, 259, 261, 263- 95, 103, 112, 119-120, 125, 127, 133- 268, 272-273, 297, 300-301, 303, 307, 134, 147, 160, 334, 340 310, 314, 320, 325-326, 330-333, 339, connaissance des, 2, 27, 46, 100, 147, 341-342 150-151, 169, 190, 273-274, 282, 295, Analycité, 67, 79, 96-97, 105-107, 109, 299, 335, 338 110, 120-124, 126, 129, 131, 133, 138, d'individu, 173, 180, 182-183, 186, 191, 158, 221, 340 231, 266 Animisme, 164, 201, 206, 226, 330 logiques, 41-42, 47, 54, 100, 102-103, Axiomatique, 2, 34, 41, 45, 56, 72, 74, 80- 136, 149, 155, 157-178, 180-193, 84, 86, 94, 104, 141, 144, 147, 151, 336 198-199, 201, 205-212, 214-215, 218- Bedeutung, 135-136, 138-139, 141-144, 221, 223-224, 226, 228, 231-232, 237, 246, 256 234-235, 242, 245, 247, 251, 254-260, Cantor paper, 3, 9, 11, 65, 67, 69-70, 73, 263, 265, 267-268, 271-275, 279, 80, 96, 99, 104, 114-115, 121, 130, 146, 281-282, 290, 294, 296-297, 323, 150, 158, 340 325-327, 329-335, 339-342 Cause, 41, 48, 51, 53, 54, 58, 90, 92, 100, monde des, 5, 78-79, 92, 96, 103, 106- 115, 119, 151, 163, 165, 194, 196-197, 108, 110, 112, 116, 150-151, 157, 163, 199, 200, 226, 234, 238, 248, 252, 279, 165-168, 170, 173, 177, 180, 182-183, 288, 301-306, 309-311, 318, 324 186-187, 190, 207, 212, 220, 228-229, Characteristica universalis Voir Leibniz 232, 239, 242, 254-255, 257, 266, 271, Chute originelle, 303, 306-311, 317, 320, 274, 290, 294-297, 299, 301, 313, 321, 330, 332, 334-335, 340 326 Voir aussi Péché originel objectifs, 46, 48, 104, 107-109, 120, 122, Combinaisons Voir Unité mathématique et 124, 129-133, 142-144, 146-147, 150- Concepts logiques 151, 162, 168, 170, 175, 177, 182, Concepts 350 187-188, 190, 192, 220, 224, 234-237, Démonstration, 37, 53, 64, 71, 74, 76, 80- 240-242, 244-246, 248, 254-255, 257- 81, 84-88, 94-95, 103-104, 107-108, 110, 258, 265-266, 272, 274, 276-279, 113, 176-177, 298 281-282, 287, 295-297, 313, 321, 328, Déterminisme, 226, 254, 332-333 330, 334, 336, 338-339, 341-342 Einbettung, 223, 236-239, 241, 243, 255, philosophiques, 41-42, 46-47, 53, 164, 167, 187, 191, 208, 333, 343 271-272, 283, 301, 334 Einfühlung, 170, 223, 237-239, 264, 271- primitifs, 2, 5, 41, 45-46, 61, 88, 102, 272, 326 105, 110, 113, 117, 137, 149, 153, Ensembles, 16, 27, 33-34, 37, 53-54, 64, 164, 191, 233, 240, 243-244, 246-248, 67, 69-71, 74, 79-82, 88-92, 94-97, 102- 255, 287, 297, 299, 336, 338, 342-343 103, 111-112, 115, 123-130, 132, 134- subjectifs, 46, 48, 107, 133, 150-151, 135, 137, 139-141, 145, 147, 149, 159- 154, 165-166, 170, 175, 182, 188-190, 161, 177-178, 209, 210-220, 255, 291- 224, 236, 240-241, 244-246, 254-255, 292, 328, 334, 339-341 258-259, 265-266, 275-276, 278, 293, ensemble vide, 160-161, 209, 212, 216- 296-299, 328, 330, 336, 338, 342 217, 220 Connaissance conceptuelle, 169, 234, 240, primitifs, 160 246, 265, 275, 279, 281, 335, Voir aussi Connaissance des concepts singleton, 160-161, 209, 212, 216-217 Espace, 34, 42, 53, 57, 79, 92, 102, 119, 155, 157, 166, 168-169, 172-174, 176, Conscience de Dieu, 155, 168-176, 179, 189, 222- 178, 185, 189, 192-195, 198-199, 208- 224, 236-237, 247, 254, 255, 257, 259, 210, 212-213, 215, 219, 222, 228, 231- 260, 263, 267, 281, 296, 318, 335, 232, 242-243, 246-248, 250, 254, 259- 342 260, 265, 274-275, 277-278, 280-282, 287-288, 290, 293-294, 297-298, 301, de l'homme, 168-171, 17-175, 180, 182- 312, 315, 316, 318, 331 183, 188-189, 222-224, 236-239, 241, 246-247, 251, 254-257, 263, 265-266, Essence, 142-143, 162-164, 181-183, 190, 279, 281, 296, 299, 303, 307, 324, 193-194, 197-198, 200-205, 207-210, 330, 34-342 212, 214, 219-222, 224-229, 231, 234, 236, 238-239, 247, 250-256, 259-262, Constructivisme nominaliste, 43, 55, 61, 264-267, 271, 273-275, 289, 290-293, 121 319, 322, 325, 330-335, 341 Création, 53-54, 76-78, 98, 161, 225-226, 253, 261, 306-307, 309-310 351 Extension, 69, 71, 73, 80, 89, 95, 110-111, 271-272, 277-278, 297-304, 306-313, 122, 128, 135-141, 144, 158, 160-161, 321, 325, 327-330, 335-336, 338-339, 172-174, 198, 202, 207, 218-220, 232, 342, Voir aussi Insatiabilité 247, 256, 265, 284, 289, 295, 334, 340 Formalisme, 155, 174, 180, 260, 286, Voir Indécidabilité, 73, 81, 82 Insatiabilité, 163, 300, 302-310, 320-322, aussi Symboles 325, 328, 339 Gabelsberger (sténographie), 4, 10, 12, 17- Intension, 5, 7, 33, 54, 56, 77, 95, 110-111, 19, 21, 23, 25, 29-30, 33, 35-36, 38-39, 134-141, 143-144, 147, 149-151, 158, 51-52, 59, 156 166, 170, 173-174, 178, 180-181, 186, Géométrie, 89 188, 209, 212, 219, 220-221, 230, 232, Gibbs lecture, 5, 16, 19, 24, 27, 32, 46, 54- 235, 247, 256, 259, 263, 276, 284, 289, 295-297, 299, 325, 334, 338-341 55, 61, 65, 70, 74, 76, 78, 80, 87, 88, 91, 93-94, 96-98, 105, 107, 114, 116, 119, Intuition mathématique, 68, 98-104, 110, 113, Voir aussi Perception des concepts 121, 124, 126, 130, 134, 142, 146, 150, 170, 177, 256, 298-299, 305, 340 Langage Voir Symboles Harmonie, 155, 162, 184, 186, 226-227, 236-237, 252, 257, 265-270, 273, 287, Liaison conceptuelle, 163, 218, 245, 250, 297, 332 Hiérarchie des ensembles, 89, 161, 209, 220 260, 281, 283, 297, 330, 335 Liberté, 162, 197, 227, 256, 262, 333 Lois des Seienden, 154, 157, 159, 162-164, de la nature, 200, 204, 209, 221, 238, 166-167, 169, 175, 185, 188, 190-192, 245, 251, 257, 297, 325-326, 332-333, 194-196, 199, 204, 207-210, 231, 236, 335, 341 248, 254, 273, 305 logiques, 166, 221, 238, 245, 253, 257, Idéalisme transcendantal, 32, 46, 62, 93, 98, 116, 118 307 lois de l’entendement de Dieu, 166, Voir In mente Dei, 135, 138, 142, 144, 162, 169, 192, 256, 342 aussi Lois logiques Machine de Turing, 74, 82, 85-87, 91, 119, In mente homini, 135, 138, 142, 144-145, 126, 162, 169, 256, 342 Incomplétude, 2, 5, 16, 27, 44, 54-55, 74- 177, 305, 341, Voir aussi Mécanique Materia prima, 194-195, 198, 209, 212- 75, 80-86, 93, 112, 126, 151, 154, 163, 213, 270 Voir aussi Leibniz 177, 182-183, 188, 190, 255-257, 263, 352 Materia secunda, 195, 325, Voir aussi 320-327, 329, 332-333, 335, 340, Voir Leibniz aussi Incomplétude Matière, 155, 157, 159, 163, 170, 185, Multiplicité, 140, 163, 195, 209, 212-213, 192-196, 198-199, 204, 206, 210, 225, 217, 220, 249-250, 270, 292-293, 295- 228, 232, 234, 236, 257, 266-268, 270- 296, 317, 322 273, 279, 287, 297, 303, 304, 309-310, Nachlass, 3, 4-5, 8, 9, 10-12, 14, 16, 18-24, 313, 323, 325, 335, 341 détour par la, 236, 266-267, 270-271, 26, 28, 30, 32, 35-38, 40, 46-47, 146 Objectivité, 54, 67-68, 74, 77-79, 87, 90- 273 91, 94, 97, 107, 116, 119, 125, 129, 133, Mécanique, 27, 34, 53-54, 75, 81-82, 8489, 91, 94, 96-97, 102, 112-113, 146, 136, 145-146, 207, 209, 221, 289, 292 Objets 151, 176, 183, 195, 242, 269, 272, 291, mathématiques, 5, 43, 45, 67-68, 70, 75- 298, 305, 311, 325, 338, 341, Voir aussi 79, 87, 89, 91, 94-97, 100, 104, 109- Machine de Turing 115, 119-120, 124, 136, 140, 145, 147, Métaphysique, 2, 5-8, 20, 26-27, 33-34, 149-151, 157-163, 167, 174, 177-178, 39-40, 42, 45, 53, 54, 59, 61, 76, 94, 110, 180, 182-183, 187-189, 191-192, 198, 116-117, 123, 145, 149, 152, 154, 162- 209-211, 215-216, 220-221, 247, 259, 163, 167, 171, 173, 187-188, 190, 216, 299, 328, 334, 338, 340-341 spatio-temporels, 79, 92, 102, 104, 161, 218-222, 248, 253-256, 273, 299, 300- 183, 187, 209-210, 285, 334 302, 306, 310-311, 321, 326-327, 329, 333-334, 337, 339-340, 343 Optimisme rationaliste, 2, 27, 46, 48, 97, 107, 109-110, 112, 114, 149 Monade, 41, 45, 162-163, 166-167, 184186, 190, 192-196, 203, 205, 207, 216- Passion, 196, 301 217, 226, 228, 236-239, 247-248, 264- Péché originel, 162, 300, 301, 303, 307, 313, 317 265, 267-270, 273, 323-324, 329, 332 centrale (Dieu), 162 Perception des concepts, 27, 46, 67, 68, 97-99, 101- Monadologie Voir Métaphysique monde possible, 41-42, 116, 164, 166, 180, 104, 107, 109-110, 113, 116-117, 119, 182, 203, 221, 228, 238, 251, 252, 307, 122, 129-130, 133, 136, 149-150, 177, 331-332, 334 190, 223, 229-236, 241-243, 245-246, 255, 266, 272, 281-282, 295, 298, 318, Mouvement, 1, 41, 179, 186, 195, 270-271, 330, 332, 335, 342 300, 303-304, 306-311, 313, 317-318, 353 sensible, 67-68, 78, 98, 99-102, 105, 114-116, 121-122, 124-126, 130, 134- 109-110, 112, 116, 129, 229-235, 255, 135, 137-141, 144-146, 148, 150, 152- 264-265, 294, 296, 330, 332, 335 153, 158-159, 166, 169, 181, 209, 216, Physique, 1, 10, 27, 31-32, 34-35, 37, 50- 221, 242, 272, 299, 339, 342 51, 53-54, 56, 64, 66, 68, 70, 77, 78, 90, Scientia Generalis, 275, Voir aussi Leibniz 94, 97-99, 104-110, 116-117, 124, 136, Sémantique, 69, 114, 131, 141, 155, 173- 147, 155, 162, 184-186, 195, 200-201, 205-206, 220, 229, 269, 277, 279, 282- 174, 176-177, 180, 259 Signification du monde, 41, 46, 48, 94, 110, 283, 300, 302, 313, 323, 342 Preuve ontologique de l’existence de Dieu, 164, 187, 215, 221, 256, 331, 333 Sinn, 135-136, 138-139, 141-145, 156, 237, 18, 20, 27-28, 35, 179 Principe de non-contradiction, 252-253, 246-247, 256, 276, 293-294 Structure du monde, 41, 74, 90, 166, 201, 312, 321, 324-325 Questionnaire Grandjean, 1, 24, 28, 44, 64- 220, 274, 279, 281, 289, 331 Symboles, 59, 81, 85, 106, 113, 148, 151, 66, 92-93 153, 175-177, 180, 183, 186, 188, 190, Réalisme aristotélicien, 54-55, 61, 77-78, 223-224, 229, 231, 234-237, 240-242, 83, 106, 116 245-247, 254-255, 257-260, 263, 266- Relation 267, 271-274, 276-280, 282-283, 287- Abbildungsrelation, 142-143 288, 292-299, 302, 313, 326, 328, 330, d'application de concepts, 54, 123, 165, 335, 336, 339, 342 206, 212, 250 Temps, 1, 2, 16, 22, 24-26, 34-35, 38-39, de présentation, 180-181, 258, 262 42-45, 50-51, 53-54, 67, 79, 83, 85, 89- de réalisation, 176, 178-179, 258- 260 92, 102, 104, 107, 112, 115, 117, 119, de représentation, 179-181, 286 147, 155, 157, 166, 169, 172-173, 182, Représentation, 142, 155, 157, 168, 171, 185, 192-194, 198-199, 204, 208, 210, 174-176, 179, 180-181, 184-186, 188, 212, 215, 219-220, 225, 227, 230, 234, 190, 197, 204-205, 207, 218-219, 223, 241, 244, 247-249, 260, 262, 273-274, 237-239, 241, 243, 246, 253-255, 257- 276, 277-278, 279, 282-283, 285-286, 258, 260-261, 264, 266, 270, 271-273, 298-302, 306-309, 311-324, 326-328, 280, 282-284, 286-287, 289, 290-295, 330, 334, 341, 342 335 Théorie des concepts, 2, 5, 7, 31, 33, 34-35, Russell paper, 1, 2, 3, 5, 9, 11, 31, 35, 43- 39-42, 45, 53, 61, 65, 67-68, 70, 89, 99, 45, 64-69, 79, 93, 95-99, 102, 105, 107, 110-111, 113, 115-116, 120, 137, 140, 354 145, 149-150, 152, 161, 164, 166, 181, structurelle, 250, 284, 295-296, 330, 190, 218, 221, 255, 288, 299, 336, 339- 339-340, 341 conceptuelle Théorie des modèles, 115, 128-129, 132, Voir aussi Unité Vérités mathématiques, 1, 5, 6, 44-45, 64, 176-177, Voir aussi Sémantique 67, 70, 74, 78-79, 83-84, 86-88, 94, 96, Unité 98, 103-104, 106-107, 109, 111, 120- conceptuelle, 213, 234, 250 121, 123-124, 126, 131, 133-134, 136, mathématique, 155, 160-161, 178, 209- 158, 177, 221, 340, Voir aussi Analycité 213, 215, 217, 219, 250, 281, 296, Vie, 3, 12, 14, 16, 22, 26-27, 29, 36, 40, 42, 299, 328, 330, 333-334, 339-341 155, 157, 159, 162, 170, 185, 192, 196, organique, 196, 303, 305, 328, 333, Voir 206, 303-305, 308-309 aussi Unité structurelle 355 Index nominum Aristote, 51, 53, 56, 201 Kennedy, 9, 16, 46, 62, 66, 76, 93, 97, 114, 117-118 Audureau, 31, 36, 93 Brentano, 51, 53 Kreisel, 21 Brouwer, 19, 51, 53 Leibniz, 2, 19, 27, 31-32, 35, 42-43, 45, 51, Carnap, 3, 18, 24, 31-32, 43, 51, 53, 61-62, 53, 56, 59, 62, 67, 69, 89, 95, 102, 111, 66, 76-77, 93, 98, 100-103, 134-138, 117-119, 134-135, 137-139, 142, 144, 145, 153, 276 148-149, 155, 162, 166, 169, 173, 181, Chihara, 68, 114, 115 183-186, 191, 192-198, 207, 209, 213- Crocco, 1, 7, 8, 10-11, 20, 31, 33, 36, 43, 214, 219, 222, 225, 227-228, 237, 244, 47-50, 53, 56-58, 67, 69-70, 79, 93, 95, 250-251, 256, 267, 270, 273, 275, 288, 100, 110, 114, 116, 123, 130, 134-135, 299, 307, 328-329, 332, 342-343 137-146, 148, 150, 152, 160, 209, 215- Maddy, 63- 64, 114-115 220, 228, 230, 232, 246, 256, 272, 292, Martin, 7, 37, 96, 114-115, 120-134, 145, 150 338-339, 342 Dawson, 2, 4, 10-11, 13-14, 16, 17, 20-25, 28-30, 32, 33, 35-37, 39, 46, 51-52, 59 Mates, 117, 135, 349 Nachtomy, 135, 138, 142, 146, 169, 256, 342 Descartes, 51, 53 Engelen, 20, 35-36, 43, 46-50, 53, 56-59, Mugnai, 37, 135, 138, 142, 146, 169, 256, 342 152, 156 Feferman, 4, 11, 13, 21-24, 30-32 Meinong, 158 Frege, 51, 53, 58, 69, 88, 122, 135-138, Parsons, 22-23, 44, 62, 65-69, 73-74, 79, 92-93, 96-97, 100-104, 114, 117, 119, 142, 211, 288, 343 130, 135, 139 Hermite, 74, 78, 87 Hilbert, 19, 44, 61, 81 Platon, 51, 53, 56 Hintikka, 116 Plotin, 163 Husserl, 3, 18, 19, 32, 35, 36, 46, 62, 66, Potter, 115 93, 97, 98, 118, 144, 146, 148, 338 356 Russell, 1-3, 5, 9, 11, 24, 31, 35, 43-45, 51, 53, 64-69, 79, 88, 93-99, 102, 105, 107, 111, 114-116, 121-122, 124, 126-127, 130, 134-135, 137-142, 144-146, 148, 150, 152-153, 158-160, 166, 169, 181, 209, 216, 221, 242, 272, 299, 339, 342343 Tait, 64, 114-115 Thomas d’Aquin, 51, 162 Tieszen, 36, 46, 62, 68, 93, 97, 114, 117119 Van Atten, 32, 36, 46, 62, 68, 76, 93, 97, 114, 116-118 Wang, 1-7, 10-11, 13-22, 24, 26-33, 35, 37-38, 40-42, 44-48, 51-52, 58, 69, 72, 78-79, 81, 88-91, 93-95, 97, 100-101, 103104, 107, 109-111, 114, 116, 119, 123, 134-135, 138-141, 146, 154, 159-161, 168169, 171, 173-174, 178, 184, 199, 203, 208-209, 211, 215-216, 218, 220-221, 226, 230, 256, 264, 308, 324, 334, 337-338 357 Annexes Avertissements La transcription allemande est le résultat d’une série de séminaires de travail : Max-Phil IX : Première ébauche de transcription de Cheryl Dawson pour les pages 27, 80-83 Première transcription complète et finalisée de Eva-Maria Engelen, sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Paula Cantù, Eva-Maria Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten. Max-Phil XI : Transcription de Cheryl Dawson Première révision de Robin Rollinger Seconde révision de Eva-Maria Engelen, sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Paula Cantù, Eva-Maria Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten. Max-Phil XII : Transcription d’Eva-Maria Engelen, sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Eva-Maria Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten, Paula Cantù. Max-Phil XIV : Transcription partielle de Cheryl Dawson Révision partielle de Robin Rollinger Révision des pages 1 à 46, et des pages 48 à 71 par Horst et Sigrid Grimm (les pages 22 à 35 ne sont pas encore transcrites) Dernière révision par Eva-Maria Engelen sur la base des discussions entre Gabriella Crocco, Eva-Maria Engelen, Robin Rollinger et Mark van Atten, Paula Cantù. 358 Les traductions françaises ont également été réalisées à la suite de séminaires de travail (infra, 36). La traduction du cahier X est finalisée. La traduction des cahiers IX, XI et XII, revue et corrigée une première fois par Bertrand Granier, et à laquelle nous avons apporté quelques corrections, n’est pas encore finalisée. 359 A. Max-Phil X A.1 Traduction française Kurt Gödel Max-Phil X Traduction française de Amélie Mertens et Gabriella Crocco. Note des traducteurs: Nous avons conservé certaines des mises en forme adoptées dans la transcription allemande du manuscrit. Nous avons souligné le texte lorsqu’il l’était dans le manuscrit en Gabelsberger. Nous avons choisi de mettre en caractères gras le texte souligné deux fois ; cette mise en forme signifie que Gödel a tout particulièrement relu ces passages, comme il l’écrit lui-même dans le Max IX. Nous avons mis en gras et souligné le texte lorsque celui-ci était souligné trois fois dans le manuscrit. Les mots écrits en caractères latins par Gödel (et non en Gabelsberger) sont en italique dans la traduction comme dans la transcription allemande. Les notes de bas de page sont celles de Gödel, les notes de fin de texte celles des traducteurs. Enfin, dans le manuscrit, Gödel écrit « Df » pour « Definition » en allemand, mais pour simplifier la lecture du texte nous avons préféré noter directement « définition ». Nous nous éloignons cependant de la mise en forme adoptée dans la transcription allemande sur certains points, d’une part parce que nous nous devions de laisser la juste trace de notre travail de traduction dans le texte, car celui-ci est bien différent de celui de la transcription en allemand ; d’autre part par souci de produire un texte aussi lisible que possible pour notre lecteur, nous ne pouvions laisser la marque simultanée de ces deux étapes de notre travail. La traduction française s’appuyant sur la transcription allemande, nous renvoyons donc directement le lecteur au texte allemand pour les modifications du texte original imposées par le travail de transcription, et donnons dans la traduction française la priorité aux modifications qui lui sont propres. Ainsi, nous n’avons pas conservé la différence entre les parenthèses ( ) et les crochets droits [ ] utilisées par Gödel dans le manuscrit, car il ne nous a pas semblé qu’il en fasse un usage significativement différent. Nous employons les premières pour toutes les parenthèses employées par Gödel, et les seconds pour nos propres insertions dans la 360 traduction, indispensables à la bonne compréhension du texte. Les accolades { } sont utilisées, comme dans la transcription allemande, pour les notes de Gödel écrites en marge. En revanche, afin de ne pas alourdir le texte final, nous n’avons pas signalé systématiquement l’ensemble des ajouts que Gödel a directement insérés dans le texte. Pour ces insertions nous renvoyons le lecteur à la transcription allemande. De même nous ne signalons pas les insertions réalisées lors du travail de transcription ; seules celles de la traduction française sont notées. D’autre part, si la différence entre la ponctuation adoptée par Gödel lui-même et celle introduite lors de la transcription est signalée dans le texte allemand, elle n’apparaît plus dans la traduction française, car nous avons dû modifier la ponctuation originale. Toutes ces modifications – de ponctuation ou d’insertion – n’ont pour seul but que d’éclairer le sens du texte et n’ont été introduites que lorsqu’elles nous semblaient indispensables à sa bonne lecture, sans toutefois, nous l’espérons, en dénaturer le contenu. 361 Kurt Gödel [030096] 12. III. 1943 – 27. I. 1944 Max X p. 28 Solution de l’antinomie par la substitution de l’existence d’un ensemble m par un kuplet d’ensembles de telle sorte que x ε m ≡ φ (x). Octobre 45 [1] Remarque (Grammaire) : Comment devons-nous construire la logique, si on l’expose à quelqu’un dont on suppose qu’il a tout oublié, hormis ce qu’il est explicitement censé comprendre ? Nous devons supposer qu’il connaît des concepts pris séparément (tout, ensemble, ~, εi, ∙ii). Mais cela ne suffit pas. Il doit aussi comprendre ce que l’on entend par une composition de ces concepts. L’essence de ces objets (concepts) consiste en leur capacité à former des compositions, de telle sorte que nous ne pouvons pas les comprendre ([les] connaître) sans également comprendre les compositions1. Ou bien la possibilité illimitée de la composition repose-t-elle simplement sur le fait qu’il s’agit d’objets « centraux », qui sont alors en relation avec tout ? Il est vrai que nous pouvons bien construire à partir des mêmes concepts fondamentaux (par exemple, ~ ε et ε ~, le dernier signifiant « est faux ») des compositions manifestement différentes en vertu de leur sens, et d’autre part, qu’au moins deux compositions différentes peuvent en effet être construites à partir de deux symboles différents (notamment quand elles sont mises dans un ordre différent.) Il semble donc qu’il faille également expliquer à celui qui connaît la signification des concepts fondamentaux certaines conventions qui lui permettent de comprendre les propositions sur ces concepts. – À moins que la combinaison dans le temps ne soit quelque chose de déterminé [2] (en supposant que des concepts puissent être combinés dans le temps), lorsque le premier concept est vu « à 1 En particulier, par le biais de l’analyse d’un concept en ses éléments, les concepts logiques forment le « ciment » qui les tient ensemble. En ce sens ils sont le « formel », à savoir la structure des éléments. 362 la lumière » du second (ou étant modifié par le second) ? (af serait alors la bonne désignation.) Le second est dans le sujet, le premier est l’objet. Passé et présent correspondent en quelque sorte à : objet et sujet, mais aussi à : objet et prédicat, et enfin à : chose et modification. L’écoulement du temps consiste en ce que le sujet a toujours un nouveau contenu, et le but est que nous apprenions quelque chose, ce qui ne se produit que si ce contenu devient un objet. « L’application » est alors véritablement l’opération fondamentale de la connexion. Le temps est-il la forme de la pensée ? (En opposition à la forme des relations logiques objectives.) Remarque (grammaire) : La combinaison de certains symboles (concepts) forme (ou décrit ?) un nouveau concept, dans d’autres cas, un état de choses possible. Dans ce dernier cas il est réellement décrit, car il n’a pas besoin d’exister. En voyant l’une des choses à la lumière de l’autre, nous percevons soit une troisième chose soit le fait que dans la direction dans laquelle nous regardons, il n’y a rien. L’analogie avec le ciel étoilé et les lignes qu’on y trace est fructueuse. [3] Remarque (grammaire) : Les étoiles les plus brillantes (les concepts les plus distincts) ne semblent pas être les plus grosses (les plus fondamentaux d’un point de vue objectif), mais ces derniers sont atteints par construction à partir des plus distincts (une voie, par exemple [empruntée par] le nominalisme). Mais une fois que nous les avons construits, peut-on continuer à construire à nouveau sans faire intervenir la psychologie ? Cela semble impossible en raison de la nécessité d’utiliser des symboles et des images complémentaires. Mais n’en est-il pas ainsi seulement parce que les concepts fondamentaux actuels ne contiennent pas encore le concept proprement fécond ? Remarque (grammaire) : Ce que nous « percevons » (immédiatement), lorsque nous avons démontré une proposition P, c’est : « si mes souvenirs sont fiables et si les symboles sur le papier le sont aussi, alors la proposition, décrite par P en vertu de mes conventions sur la symbolique utilisées jusqu’à présent, est vraie », ou en fait seulement : « j’ai démontré P », ou [encore] : « j’ai exécuté une chaîne de déductions correctes 2 , qui aboutit à la proposition désignée par P ». On peut en déduire que si ma mémoire fonctionne bien (durant la déduction), alors la proposition désignée par P est correcte. 2 Ou qui me semblent correctes ? Alors les déductions prises individuellement ne sont plus du tout objet et leur correction ne l’est pas non plus. 363 [4] Question : Peut-on conclure à partir de ce que nous percevons immédiatement : La proposition désignée par P est correcte ? Ou bien avons-nous besoin en plus de faire des hypothèses sur la fiabilité des souvenirs ? La question est : Par un souvenir, percevons-nous seulement que nous avons un souvenir, ou percevons-nous la chose elle-même ? [La question se pose tout autant] dans le cas de la perception d’états de choses abstraits. Chaque jugement a alors comme prémisse : « si mes perceptions sont correctes ». Cela explique la possibilité de l’erreur. Ou bien ne percevonsnous que des images ? Remarque (philosophie) : Analogie entre physique et sociologie : électrons = hommes, noyaux = femmes, force électrique = amour sexuel, force magnétique (c’est-à-dire force entre des électrons en mouvement) = vie professionnelle, force chimique = social life, force de gravité = religion et philosophie, molécule = famille, corps = partis politiques (éventuellement organisation plus petite comme la franc-maçonnerie), inertie = inertie, c’est-à-dire la force psychique qui s’oppose à toute forme d’activité. Analogie : force de gravité : inertie = Dieu : Diable. La force de gravité régit le ciel et cherche à anéantir toute multiplicité. (Elle ne cesserait que si toute la matière était concentrée en un point3). L’activité professionnelle ne concerne que les hommes. Il y a beaucoup moins d’espèces différentes d’hommes que [d’espèces différentes] de femmes. Fait également partie des forces chimiques : adhésion, cohésion. Qu’est-ce que la chaleur ? Une agitation vaine qui ne consisterait qu’en une inertie ? Lumière = un effet de l’amour et de l’activité professionnelle ? La lumière n’est en fait rien de physique, l’identité de couleur n’est pas non plus [5] une propriété physique. Remarque (Philosophie) : Du fait qu’il n’existe aucun état réel dans lequel la force ne cesse, le concept newtonien de force signifie d’une certaine façon un « effort sans visée », tandis que par exemple la force chimique cesse lorsque le lien s’est établi (c’est-à-dire qu’une certaine « complétude » est atteinte). Remarque (Philosophie) : Pour expliquer la connexion des corps rigides, peut-être doit-on admettre que les couples et les triplets exercent également une force. (Les couples seraient 3 [6] La différence entre une et absolument aucune chose semble bien être infime. 364 donc si loin d’être de simples « fictions », ils auraient même une réalité physique.) Les couples agiraient d’autant plus fortement que les deux parties sont plus proches (c’est-à-dire qu’ils auraient une plus grande réalité physique), à savoir qu’un couple agirait généralement de façon répulsive. (Il s’oppose à l’intrusion d’une [6] troisième [partie], car celle-ci en effet le détruirait (les couples ont donc un instinct de conservation.)) Peut-être explique-t-on de cette manière la présence de forces d’attraction et de répulsion, lesquelles sont effectivement nécessaires pour la structure des corps rigides. De même, de telles lois sur la conservation de la structure et de la masse ne peuvent-elles pas être considérées comme des « états de complétude » de la structure de l’affinité chimique ? Et peut-être même explique-t-on ainsi les conditions quantiques du fait que seules certaines structures « complètes » sont réalisées (en l’occurrence celles dans lesquelles se trouve un maximum de relations entre les parties). {En haut : Philosophie = religion.} Remarque : Apparemment ma vie se déroule suivant certaines phases, à savoir 1920-27, 28-36, 37 – jusqu’à maintenant iii , dans lesquelles certaines expériences et certains problèmes reviennent, en l’occurrence concernant les femmes, la profession, la vie sociale, la vie religieuse 4 (= philosophie). C’est-à-dire : S’agit-il toujours d’occasions manquées de connaître ce qui est vrai à l’aide de l’un de ces quatre domaines d’action ? Comment, à la suite d’erreurs contraires, se produisent les échecs dans les phases successives ? [7] Remarque (théologie) : La bonne profession de foi n’est peut-être ni la grecque ni la romaine, mais doit contenir « propter filium » au lieu de filioque ? Et peut-être que d’une façon générale l’église grecque se borne à ce qui est inconditionnellement bon. L’église catholique ajoute aussi certaines choses, qu’on ne peut pas dire directement, dans une forme plus enjolivée. Par conséquent, une meilleure foi [serait] : la grecque + une certaine modification de (la catholique iv la grecque). Remarque (philosophie) : La vie est manifestement une structure incomplète qui de ce fait attire la matière de l’extérieur (à savoir oxygène, carbone, hydrogène, acides aminés) et qui est assimilée par la structure. La nouvelle structure exerce manifestement toujours une « force 4 L’art et la culture générale en font également partie. 365 de dissociation » sur elle-même, de telle sorte que l’urée et l’acide carbonique sont dégagés. Se produit-il un perfectionnement de la structure originelle à travers tout cela ? (Notre corps se dégrade toujours et seul l’entendement5 s’améliore.) Tout cela montre que la vie est en perpétuel perfectionnement à travers quelque chose qui ne génère aucun état de complétude accompli. Mais n’y aurait-il aucune nourriture qui rassasie une fois pour toute ni aucun souffle [8] qui rende toute respiration superflue ? La fin de tout mouvement, aussi bien dans la mort que dans l’état de complétude, est la ressemblance entre Dieu et le Diable. Remarque (Philosophie) : Cas où une structure finie s’implique elle-même : calcul des propositions avec une axiomatique. Remarque (Grammaire) : La conception frégéenne selon laquelle la même chose (en l’occurrence le Vrai) est analysée de différentes manières à travers différents jugements, est elle-même développée par Frege dans le cadre de sa conception de [la notion de] « fonction » : on analyse le même fait de différentes manières 6 en considérant dans le même énoncé différentes [entités prises] comme sujet. Remarque (Grammaire) : Selon Frege un concept est un état de choses dans lequel un élément est pensé comme étant « variable ». Remarque (Grammaire) : Le sens psychologique de a (b a) ( = « si ») est : rester attaché à un jugement une fois qu’il a été prononcé même si quelque chose de nouveau est trouvé. [9] Lorsqu’on est conduit à détruire une ancienne connaissance par une nouvelle, il y a une certaine tendance psychologique à ne pas admettre [cette destruction] comme une rétractation de fait. (« Alors cela n’a pas été pensé ».) Remarque (Grammaire) : Les variables apparentes (dont il n’y avait vraisemblablement aucune trace avant Frege) constituent l’âme du calcul logique, à savoir dans la mesure où l’opération xˆ autorise le calcul sur n’importe quelle fausse unité (pour peu qu’elle soit définissable), tandis que les autres opérations (par exemple la formation de couples) ne l’autorisent que dans certains cas. La deuxième chose introduite par Frege est le concept de « règles formelles d’inférences ». 5 6 Ou est-ce le cerveau ? Par exemple : actif, passif, donner, recevoir. 366 Remarque (philosophie) : La fonction (le but) de la lumière est la représentation, c’est-à-dire que le monde des corps physiques (mis à part la vie) serait essentiellement le même sans lumière, seulement nous ne pourrions pas le percevoir. – (C’est pourquoi l’existence de substances susceptibles d’être photographiées semble d’une certaine manière « intentionnelle ».) – D’où les énergies extrêmement faibles impliquées dans les processus optiques. [10] Remarque (phys<ique>) : Si on admet que les électrons et les quanta de lumière sont des « événements » (mais tels que chaque événement a une structure, c’est-à-dire n’est pas un point mathématique), alors on pourrait tenter d’expliquer l’origine de ces « événements » par une instabilité de la structure de l’espace (materia prima) et par la tendance de chaque petite perturbation à se constituer automatiquement en organisme entier d’un tel événement (de la naissance jusqu’à la mort). Alors, comme dans le cas de tous les phénomènes d’instabilité de ce type, la statistique doit entrer en jeu. Les perturbations elles-mêmes doivent être causées par des « forces » émanant d’événements électroniques présents à un instant7. Remarque (physique) : Deux conceptions du monde à quatre dimensions. Ou bien 1. comme quelque chose d’existant de façon rigide ou bien 2. avec une surface à trois dimensions, qui s’y « meut » (en d’autres mots [un monde] qui n’a effectivement que trois dimensions). [11] Remarque (Grammaire) : La proposition φ(x) n’est-elle qu’une combinaison du concept φ et de la chose x, ou bien est-elle une combinaison de φ, x et ε ? Autrement dit : 1. Le concept ε est-il un constituant de chaque état de choses de ce type ? 2. Est-il nécessaire pour comprendre la proposition (c’est-à-dire pour percevoir son sens) de diriger l’attention sur φ, x et ε, ou bien suffit-il [de la diriger sur] φ et x ? On ne peut pas dire : Si la réponse est positive il se produit alors une régression à l’infini parce que le concept ε doit bien à nouveau y apparaître. [On ne peut pas le dire] car [il suffit que] l’attention soit dirigée une [seule] fois sur lui pour que l’affaire soit réglée. Il est vrai que la forme des états de choses semble ainsi se perdre à l’infini, à moins de dire que ε2 (x ε1 y) est de la même forme (c’est-à-dire a la 7 Sans doute la lumière peut-elle être simplement le champ probable pour l’examen de ces « événements ». 367 même structure) que ε1 (x y), c’est-à-dire que ε est une structure qui se contient elle-même. (La question est la même que : Si la forme est un élément des choses, alors une nouvelle forme apparaît contenant l’ancienne comme élément [et] étant en cela différente de la première. La chose a-t-elle donc deux formes différentes ?) Et pour cette raison le processus s’arrête. Du point de vue psychologique cette conception signifie que nous ne voyons rien de nouveau (dans le ciel des [12] concepts) lorsqu’on regarde une chose « à la lumière » d’un concept, à moins de regarder une chose et un concept « à la lumière » de ε (ou de la vérité). Le fait que l’on puisse également combiner les concepts avec les choses par un autre moyen que le ε, va en faveur de cette conception. Mais lorsque je dis : combiner a avec b par le biais de ε, la chose est alors univoque. Remarque (philosophie) : Si la volonté des hommes n’est pas réellement dirigée à vivre certaines expériences, mais plutôt vers la réalisation de quelque chose dans le monde extérieur, alors, en principe, leur propre mort n’est pas quelque chose qui ne serait pas voulu, par exemple dès que ce qui est voulu dans le monde extérieur est obtenu ainsi 8. Est-ce en ce sens que doit être interprétée la mort de Moïse ? Ou bien, dans ce cas, la mort signifie-t-elle seulement que tout mouvement s’arrête en lui et que d’une certaine manière il « se fige » à la vue de la Terre promise ? Remarque (Théologie) : Dieu a créé les choses de telle sorte qu’elles puissent à leur tour à nouveau « créer » quelque chose. (En fin de compte tout agir consiste en cela.) Peut-être que la chute originelle consiste dans le fait [13] qu’elles ne restent pas dans l’état dans lequel Dieu les a originellement créées. (Cela signifie qu’elles n’ont pas voulu de cet état, mais [attendaient] « quelque chose de mieux » ; 9 ce mieux qu’elles finissent bien par atteindre lorsque les temps prendront fin.) La chute originelle serait ainsi une chute « dans l’existence temporelle » à cause de l’insatiabilité. Les choses ne se satisfont effectivement pas de ce qu’elles créent elles-mêmes, etc. Chaque création d’une nouvelle chose s’accompagne de la destruction de l’ancienne. Remarque (physique) : La formation des « événements électroniques » et des « événements relatifs aux quanta de lumière » etc. pourrait peut-être être expliquée par la « tendance » 8 La tendance à le voir sans cesse peut peut-être être remplacée par la précision et par la certitude d’une vision unique (ou bien elle ne signifie que cela). 9 C’est-à-dire de plus. 368 émanant [des événements] [qui se sont] déjà produits antérieurement et pouvant être décrite par un champ. La formation effective pourrait dépendre du fait qu’en un point la tendance dépasse un certain seuil (ou bien du fait qu’elle agisse suffisamment longtemps ?). Chaque événement doit produire dans son voisinage une tendance s’opposant à la formation d’événements semblables [14] (en raison de la discontinuité). Ces événements consistent-ils seulement en « électrons » ou en « électrons ayant une vitesse déterminée » ? La force de répulsion est la tendance, générée par un événement, à ne rien produire dans le voisinage, et [c’est] effectivement une force d’autant plus forte que le voisinage est proche. De même, la force d’attraction est la tendance [favorisant] une formation ([tendance] qui n’est cependant pas suffisamment forte pour causer à elle seule une formation). Le champ de la tendance à la formation pourrait être décrit par des équations de champ. (Cela serait le rapport entre onde et particule. En particulier, le principe de Huygens aurait une signification « physique » : Les quanta de lumière produits émettent toujours de nouvelles ondes de tendance.) L’espace serait en quelque sorte la « materia prima » modelée par la tendance à la formation. (Il doit en effet déjà avoir une structure pour que seules des choses d’un genre déterminé soient générées : électrons, quanta de lumière etc.) Le temps « d’existence d’un électron » serait [15] le temps correspondant au diamètre de l’électron (c’est-à-dire d/c). La théorie signifie que de toutes les choses, les électrons sont les moins « éternels ». (Il est vrai que ce sont également les créatures les plus infimes). Aussi, « meurent-ils » à cause de leur incomplétude ? La différence de signe dans la forme métrique ne justifie pas l’opposition entre la continuité dans la direction du temps et la discontinuité dans la direction de l’espace, par conséquent + : – ≠ continu : discontinu et ≠ fini : infini. Les événements électroniques peuvent être appelés électrons de réfraction. Il faut seulement prendre en considération le fait que les électrons ont une vie « très brève » et qu’ils n’ont donc pas le temps de se mouvoir durant cette courte vie. Remarque (Grammaire) : Preuve que le couple est plus que la somme de ses deux éléments (abstraction faite d’éventuelles forces physiques). Les relations entre les deux éléments (ou mieux, entre leurs réalisations ou leurs marques caractéristiques) n’existent que dans le couple. Que la relation soit effectivement un « élément » du couple, découle du fait qu’il y a des propriétés qui consistent en une relation des parties [par exemple le fait d’être équilatéral ou régulier]. Si a<b, est-ce « <b » qui est une partie de a ou « a< » une partie de b ? [16] 369 {En haut, barré : Le fait de créer progressivement la relation de dénotation et de créer des relations au moyen d’un classement arbitraire. Conservation de la relation de dénotation : elle subsiste [à travers] ce pourquoi elle a été conventionnellement fixée « comme telle ».} Remarque : Pour que se produise une [certaine] satisfaction (et l’envie d’un autre travail), il faut non seulement travailler un certain temps, mais aussi avec une certaine intensité (quelque soit le motif). Remarque (psychologie) : Les facteurs décisifs dans l’apprentissage d’une langue sont : 1. Dans le cas de certains mots concrets, l’« indice » par lequel l’élément commun est décrit en tant que commun (d’après ce qui est perçu). 2. La capacité de transposer univoquement par analogie le sens des mots concrets aux mots abstraits (sens figuré). 3. La capacité de comprendre immédiatement le sens des combinaisons lorsqu’on comprend les éléments ([comme pour les] mots composés). Pour ce faire il faut d’une certaine façon posséder les différentes sortes de compositions et les faire correspondre aux compositions temporelles et spatiales des mots (par une « accentuation », un rythme et éventuellement une « hauteur » de ton différents). [17] Remarque (philosophie) : On perçoit les concepts en comprenant les énoncés (ou leur sens). Et on les perçoit bien « comme existant indépendamment » (à un degré plus élevé que les corps, puisqu’on peut prouver que les énoncés portant sur eux ne sont pas re-traduisibles, mais [on les perçoit] aussi plus directement que les corps, puisque dans le cas d’une perception plus claire, cela est apparemment exclu). Si nous ne percevions quelque concept, nous ne pourrions comprendre la moindre phrase. Remarque (Grammaire) : Si on définit a = ( x)A(x), alors a a la même dénotation, mais pas le même sens que le definiens . En effet, c’est un nom et non une description. Les descriptions désignent d’une autre façon que les noms. Cela signifie-t-il que dans leur cas la relation de dénotation est « autre » ? Un nom représente la chose parce qu’elle n’est pas présente, une description la représente-t-elle lorsque nous ne la nommons pas ? 370 En cela a n’est pas simplement une abréviation typographique pour ce qui est à droite [de l’égalité] (comme dans le cas des définitions de concepts). L’essence de la définition ne seraitelle pas d’introduire quelque chose qui a la même dénotation, mais un autre sens, que le definiens ? [18] Remarque (Grammaire) : Le fait de rendre considérablement plus claire la perception des concepts en s’en faisant une image sensible (à savoir les mots), semble être à première vue absurde (pourrions-nous percevoir un paysage plus distinctement en en esquissant un tableau ?) La cause en est peut-être bien que ce qui est matériel (à savoir la combinatoire finie) porte également déjà en soi une image du conceptuel, de sorte que seulement celui-ci puisse être effectivement représenté (ou plus exactement facilement représenté). En d’autres termes : La vérité est ce qui a l’expression symbolique la plus simple et la plus belle. (Ce qui signifie que la combinatoire finie contient déjà une « image de Dieu »). Remarque (Grammaire) : Le commandement : « Tu ne feras point d’image ni de représentation » ne signifie-t-il pas également qu’il faut adopter la théorie des types et que chaque formalisation du [quantificateur] « tout » conduit à une contradiction ? [19] Remarque (philosophie) : Un des faits les plus étonnants de la physique est que l’on puisse présenter conceptuellement la même théorie (par exemple la mécanique classique) d’une façon tout à fait différente (par exemple par les principes d’action), alors qu’une seule manière fait connaître « les vrais rapports », les autres étant tout de même utiles dans certains buts (démonstrations raccourcies). Les modèles atomiques de Bohr et de Schrödinger [en sont] également des exemples. Il se pourrait donc que l’explication ondulatoire des phénomènes d’interférence soit « complètement fausse » et que les quanta de lumière décrivent des trajectoires déterminées, mais toutes disparaissant au hasard, de telle sorte que se forment les fausses impressions de phénomènes d’interférence (comme la démonstration de la théorie des nombres de Siegel). En ce sens il est également concevable que tout soit très simple lorsqu’on voit les vrais rapports. 371 [20] {En haut barré : papier sous le lit} Remarque (philosophie) : la vérité (ou les vérités) est [(sont)] une partie de la réalité, celle-ci étant constituée de deux parties, à savoir les choses et les faits (qui sont les « liaisons » entre les choses). a ε b signifie : a et b sont liés « dans l’être ». Cette liaison admet des degrés (que quasiment toutes les propriétés peuvent supporter). Un fait ne contient donc pas ses constituants comme parties, mais il est plutôt la liaison qui tient ensemble ces constituants. Remarque (philosophie) : La différence entre un tas et une structure est que dans une structure les parties sont « liées » par les faits et que ces liaisons elles-mêmes appartiennent à la structure. (Une autre conception est que cette dernière est un tas de tas, mais dans lesquels les éléments sont liés par la relation entre les parties.) En outre une structure a d’une certaine façon un caractère abstrait (autrement dit : on laisse de côté le type d’éléments et le type de liaisons, à l’exception de la relation entre les parties). [21] Remarque (philosophie) : Rapport [qu’entretiennent] les multiplicités avec les faits. Les multiplicités (par exemple les couples) ne sont pas des liaisons de leurs éléments, mais simplement des choses sur la base desquelles une liaison des éléments est (indirectement) établie. L’existence du couple signifie donc entre autres : Dans le monde, toute paire de choses est liée, et ce par une liaison qui ne lie aucune autre paire de choses ; chaque paire de choses est liée par l’intermédiaire d’une troisième chose, d’une manière identique et symétrique. Remarque (grammaire) : L’identification du signe avec ce qui est désigné 10 est un trait caractéristique de la langue naturelle, par exemple : avec =, A est vrai A est réel, dans l’énoncé « ( x) (x) n’existe pas », d’une part, dans la mesure où on peut en parler, ( x) (x) dénote le symbole (ou le concept) et d’autre part, dans la mesure où il n’existe pas11, il dénote ce qui est désigné par le concept. De même dans a = ( x) (x), ( x) (x) [22] dénote également le concept (et = une espèce de -relation), tandis que a ne désigne que la chose [et] n’est par conséquent pas substituable sans modification de la dénotation. Le but du signe étant alors d’être le représentant de tous les aspects de ce qui est désigné (y compris de la relation 10 11 Signe au sens large où les concepts et les représentations mentales sont aussi des signes. Cela explique peut-être le paradoxe du faux de Platon. (Nous ne percevons que des images et rien de réel.) 372 de désignation elle-même), cette conception ne repose-t-elle pas alors sur le sens du « mot », et donc ne doit-elle pas plutôt conduire à la vérité de leur séparation nette ? Remarque (philosophie) : On ne peut se représenter aucun être avec un temps bidimensionnel (c’est-à-dire avec une multiplicité d’unités d’expérience vécue s’étendant dans les deux directions), dans ce cas le passé12 est effectivement bien définissable par l’impossibilité d’agir à nouveau sur lui. (En revanche pour un temps à plus de dimensions il existe toujours la possibilité d’une action indirecte 13 , si celle-ci n’est pas « accidentellement » exclue par d’autres actions.) « Savons »-nous de nous-mêmes que nous ne sommes pas un être de ce type ? Savons-nous au moins qu’il n’y a aucun lien avec le présent qui ne soit dans aucune relation temporelle 14 ? (Est-ce la définition du futur ou du « je » ou bien un état de choses synthétique qui détermine l’essence de notre je 15 ? Les deux premières possibilités se distinguent en fonction du caractère primaire du je ou du futur).) Remarque (philosophie) : Quelle est la conception correcte du temps : 1) le temps s’écoule « objectivement ». La réalité n’est que le présent, les événements passés ne sont rien ([ne sont] pas réels). 2) la « conception einsteino-kantienne » : l’écoulement du temps consiste dans la modification de notre point de vue, les événements passés sont tout aussi réels que les [événements] présents. Selon cette deuxième conception, en plus d’être réelle, la « temporalité » est même éternelle ; selon la première conception, elle n’est même pas réelle, puisque aussitôt jaillie, elle est continuellement anéantie. La deuxième [conception] est inconsistante, car nous sommes également une partie du monde objectif. Par conséquent il faut dire : notre point de vue ne se modifie pas mais semble se modifier, et soit cela est une erreur, soit je ne suis pas une partie du monde [24] mais plutôt « au-dessus du monde » (du fait que je co-crée le monde lui-même). C’est-à-dire : je ne suis pas un, mais plusieurs (en chaque point temporel se manifeste un autre être ou une autre partie de moi). Et la proposition : « maintenant X est réel » signifie simplement « selon sa nature, X est lié à une partie déterminée de mon être ». (L’être serait alors une relation et la réalité le serait tout autant, en d’autres termes il faut toujours dire : réel pour [quelqu’un].) Mais l’erreur ne semble-t-elle pas effectivement se modifier ? Ou bien cela n’est-il à son tour qu’une erreur ? 12 Et le futur. Cela serait une contradiction. 14 Toutes mes expériences qui ne sont pas dans le passé, sont dans le futur. 15 Donné empiriquement. 13 373 Il serait envisageable que l’erreur cesse tout d’un coup et qu’alors nous accomplissions toutes nos actions en un même instant, chacune prenant en considération ce qui a été perçu jusqu’alors. Ainsi les actions ultérieures seraient accomplies en fonction des [actions] antérieures (et non l’inverse). Selon l’autre conception, le temps serait la forme de la réalité (et non de l’esprit). [25] Remarque (grammaire) : Différence entre une définition et les égalités qui en sont dérivées : la définition dit que le signe de gauche [du signe d’égalité] a la même dénotation que celui de droite, [et] par conséquent elle devrait s’énoncer à proprement parler ainsi : « a » a la même dénotation16 que « b » (et éventuellement aussi le même sens). Seuls de tels énoncés peuvent être immédiatement « rendus vrais » par convention. Les autres ne le sont que médiatement, de la même façon que lorsqu’à travers un acte j’obtiens (a) immédiatement et, peut-être (x)(x) médiatement.. Remarque (grammaire) : Il y a trois façons de concevoir les définitions : 1. Comme des assertions de la forme : a a le même sens et la même dénotation que b (où une infinité de cas peuvent être rassemblés au moyen de variables [présentes] dans a et b), c’est-à-dire [que les définitions sont conçues] comme de simples abréviations typographiques. 2. Comme des assertions de la forme : a a la même dénotation que b et est un nom de ce qui est décrit par b. [26] 3. Comme des assertions de la forme (a), c’est-à-dire [comme des] descriptions (mais l’existence et l’univocité doivent alors être démontrées). En ce sens les axiomes de la géométrie pourraient être des définitions des concepts fondamentaux. Remarque (grammaire) : Si ( x) (x) désigne le x correspondant, alors cette expression (ainsi que les assertions dans lesquelles elle figure) est impossible à définir à partir des autres concepts logiques (c’est-à-dire qu’on ne peut composer aucun symbole ayant la même dénotation) – ceci vaut pour les énoncés ayant bien la même dénotation (au sens de Russell), [pour] les énoncés dénotant une valeur de vérité, mais certainement pas [pour] les énoncés 16 Plus précisément : a la même dénotation dans ma langue. 374 ayant le même sens. Mais il semble que ( x) (x) peut être défini à la manière de Peano par : (!x)(x) . (a)( x)(x)=a.17 Mais il s’agit bien plus d’une description de dénotation à l’aide de variables apparentes que de la donnée d’une dénotation, ce qui correspond donc [27] à la troisième conception de la remarque précédente. Les variables apparentes sont à l’origine de deux choses étonnantes : 1/ elles permettent de reconnaître (de parler de) ce qu’on ne perçoit pas. 2/ elles permettent de définir ce dont on ne peut pas composer la dénotation à partir des ressources disponibles. Remarque (grammaire) : L’énoncé « (x) (« x » a la même dénotation que « x ») » est-il vrai ? Dans cette formule « x » ne dénote pas un x décrit (sinon aucun quantificateur ne pourrait s’y appliquer), (x) signifie plutôt : Pour tous les noms, et non pour toutes les choses. Serait-ce l’interprétation correcte des variables dans un système nominaliste (avec W) ? Aucune assertion n’aurait la forme W(F), où F décrit une formule, et bon nombre d’entre elles seraient plutôt de la forme AB, (x), etc., c’est-à-dire que W serait bien plus une « opération [portant sur des] dénotations » qu’une opération combinatoire portant sur des symboles, et et (x) [devraient être traités] de la même façon, mais cela étant, ces mêmes symboles doivent [toujours] se comporter [28] comme des opérations combinatoires. [28] {En haut barré : Venir à bout de : mystique : empirisme et nouveau réalisme (au contraire de la conception critique)} Remarque (grammaire) : La règle selon laquelle la substitution de ce qui a même dénotation par ce qui a même dénotation donne quelque chose qui a même dénotation, semble être démontrable à partir du sens du [mot] « dénotation », à savoir : « a dénote b » signifie que partout où a apparaît, il représente b pour l’esprit, c’est-à-dire que l’esprit doit se comporter comme s’il percevait b à cette place. Par conséquent si a’ dénote également b, l’esprit doit se comporter de la même façon, que ce soit a ou a’ qui apparaisse dans une expression, c’est-àdire donc [qu’il y a une] identité de dénotation. 17 Ici = ne peut pas dénoter l’identité de dénotation, car, en tant que variable, a n’a pas de dénotation déterminée. Il devrait être alors un nom de variable, c’est-à-dire le nom d’une valeur. 375 Remarque (grammaire) : En prenant comme « relation entre les parties » on pourrait supposer que la condition d’existence d’un ensemble soit simplement (x)(x). C’est effectivement non contradictoire, mais cela a pour conséquence qu’il ne peut y avoir qu’une seule chose. Puisque (x)xx en découle (sans quoi il y a contradiction), alors dans tous les cas il en résulte que xx. En outre il y a bien pour chaque b un a, tel que [29] {En haut au bord : décomposition des propriétés en marques caractéristiques)} x a x = b18, de là a a a = b, donc a = b, de là pour chaque b, x b n’est vrai que pour x = b, mais s’il y avait deux choses différentes, il y aurait alors également leur couple p et celuici n’aurait pas la propriété prouvée ci-dessus. Qu’en serait-il si on exigeait pour l’existence de l’ensemble des : (x, y) x y . (x) . (y) ? Dans ce cas x x vaut pour tous à l’exception d’un seul. Combien de choses peut-il y avoir au plus ? La résolution de l’antinomie en résulte du fait que ce n’est pas l’existence d’un ensemble qui est exigée, mais simplement [celle] d’un nombre fini de marques caractéristiques a1...ak, de telle sorte que x a1 ... x ak (x). Des ensembles d’ensembles seraient alors des relations à une infinité de places etc. Remarque (grammaire) : [L’expression] synthétique a priori pour un jugement devrait signifier : En dehors de la faculté des sens19 (qui donnent les énoncés empiriques) et de la faculté des concepts (qui donnent les énoncés analytiques), nous avons un organe de perception, à savoir l’intuition pure. Par celle-ci [30] nous voyons des choses telles que « l’espace » et les unités mathématiques – à savoir l’espace réel, et non le concept d’espace. L’espace lui-même peut-il effectivement être perçu avec les yeux fermés, bien qu’il soit une réalité extérieure à nous ? Remarque (grammaire) : Une chose composée n’est pas identique à la « multiplicité » (c’està-dire à l’ensemble) de ses parties. En effet c’est une unité et non une multiplicité. Par exemple l’espace (comme unité) doit être distingué de l’ensemble des points de l’espace. (C’est la raison pour laquelle une droite ne se « compose » pas de points). Bien qu’elles aient des parties, les structures ne sont pas des ensembles. L’existence d’une chose qui a des parties présuppose-t-elle ses parties ? (Ce qui signifie : il est possible que les parties existent sans la 18 19 x = y. . (z) (z x z y). Qui inclut le sens interne. 376 chose, mais non l’inverse.) Une structure se présente également en un sens abstrait, qui doit en être distingué. Tout ce qui a des parties a-t-il également des atomes ? Remarque (grammaire) : [Le mot] « construction » peut être compris selon différents sens : 1. [Comme] fiction (c’est-à-dire = [31] définition créatrice), c’est-à-dire que dans ce cas la chose n’est pas faite mais admise, et de telle manière que la non contradiction de ce qui est admis soit bien montrée. Par conséquent le problème de savoir comment peuvent être construites les choses qui ne sont pas dans le temps (comme par exemple les concepts) ne se pose pas ici. 2. Comme construction symbolique. De nouvelles choses peuvent être effectivement produites par composition de symboles, et il s’agit bien [alors] de combinaisons pouvant être produites. Par conséquent c’est le même sens que 1. à la différence que ces fictions sont « réalisables », même si elles ne le sont pas toutes en même temps. 3. Comme quelque chose de généré par un acte psychique (et ne subsistant ni avant ni après [cet acte]) (Intuitionnisme). Les nombres seraient-ils les objets d’actes de pensée recréés à chaque application 20 et les mathématiques seraient-elles la théorie des possibilités de ces créations ou des descriptions qui – une fois réalisées effectivement par quelqu'un – peuvent inciter quelqu’un d’autre à [générer] les mêmes créations ? Exemple : créer un couple par le fait de penser ensemble [ses éléments]. 4. Comme « construction-de-sens » au sens de construction d’une procédure. [32] Il s’agirait de plans concernant son propre comportement (-5 ?). 5. [Comme] construction non pas de choses, mais d’images de choses (par exemple « reconstruction » d’un concept). Remarque (grammaire) : Théorie possible des descriptions : « Le fils de A » et « fils de A » ne se distinguent pas du fait que le premier désigne un objet et le second un concept, mais plutôt les deux désignent des concepts, bien que x le fils de A x et seul x est le fils de A. Généralement chaque nom désigne un concept sous lequel tombe la chose et seulement celleci. Par conséquent, pour chaque nom cela fait sens de dire « A existe », par exemple : « le nombre 2 existe ». Les opérations, par exemple a+b, ne construisent pas un nombre à partir d’autres nombres, mais un concept d’un nombre à partir des concepts de deux nombres. [33] 20 Ou bien ces objets persistent (dans le passé) aussi bien que les actes eux-mêmes ? 377 Remarque (grammaire) : En quel sens peut-on dire que ne décrit pas un concept, mais [le] « donne » ou [le] « construit » et qu’une proposition ne décrit pas un état de choses possible, mais [le] donne ou [le] construit ? Est-ce cela la nature particulière de la description consistant dans l’assemblage des parties ? Ou [consiste-elle] dans la construction d’une image isomorphe par une combinaison de symboles qui est elle-même une image isomorphe ? Par conséquent seul ce qui est composé pourrait alors être construit. Remarque (philosophie) : « Percevoir quelque chose comme objet » est un type d'état psychique (pas nécessairement une relation à quelque chose d'extérieur). Ces états ne sont pas quelque chose de simple (ils ont une structure). Première analyse : il y a des sensations a et les images a’ de ces sensations et en plus la représentation de ( x) x : a = a : a'; [et] donc aussi tout particulièrement la représentation d'une relation ; Deuxième analyse : il y a des sensations a, et une image du je, b, et une image b’ de cette image et la représentation ( x) x : a = b : b'. Dans cet état il n’y aurait pas seulement certains éléments, à savoir (a, b, b', :, =, ), mais ceux-ci apparaissent « liés » d’une manière déterminée, c’est-à-dire que l’état ne consiste [34] pas uniquement dans la présence de certains éléments (c'est-à-dire simplement dans l’état de la forme b ), mais plutôt dans la subsistance de certains rapports entre ces éléments (c'està-dire dans des états de choses de la forme , ). Sur la base de la seconde analyse nous percevons les choses « à travers le concept que nous avons de nous-mêmes », c’est-à-dire que la conscience de soi serait « la lumière » (de la même façon que Dieu perçoit toutes les choses à travers son essence, car en effet l’image fidèle ou le reflet de toute chose est présent dans son essence). Note : Par quoi se distingue la perception de moi-même de celle d’autres choses, si elle aussi ne consiste que dans la présence d’une image ? Comment puis-je savoir qu’elle est vraiment une image {barré : fidèle} de « moi » ? La théorie de la perception mentionnée plus haut est en accord avec l’idée leibnizienne selon laquelle les monades « n’ont pas de fenêtre » ; c’est-à-dire que dans cette vie nous « rêvons » tous à l’unisson (parfois de concepts, parfois de choses sensibles), mais nous ne rêvons pas 378 complètement à l’unisson (la présence de l’erreur en est une preuve (même les rêves de concepts peuvent être trompeurs, voir l’antinomie)). Tout cela est un aspect du fait que dans cette vie nous n’entrons jamais en contact [35] avec la réalité (ou y a-t-il un éveil dans cette vie ?) Cette vie est comparable à celle de l’enfant dans le ventre de sa mère (celui-ci peut-il aussi déjà rêver d’une réalité ?) Remarque (grammaire) : L’axiome de réductibilité est quelque chose de semblable à l’assertion selon laquelle chaque relation externe est équivalente à une propriété de la chose (à quelque chose [d’attaché à] la chose). Remarque (psychologie) : La différence entre des actes « conscients » et des actes « animaux » est que dans le premier cas on voit la possibilité de ne pas agir (par exemple pour savoir si je dois me raser). Par conséquent l’acte « automatique », dans sa nature, est tel que dans tous les cas une seule voie est montrée, et qu’on « s’y lance ». (Mais est-ce tout de même un acte ? On pourrait aussi bien ne rien faire.) Très souvent les « décisions inférieures », par exemple le choix des moyens, sont conscientes, tandis que les supérieures (les buts ultimes) sont inconscientes. Nous agissons alors en quelque sorte « sur ordre » de celui qui a inspiré les décisions supérieures. Remarque (psychologie) : La plus grande partie de mes actes est venue simplement du fait [36] que « j’ai lâché les rênes » [comme] un empereur qui abdique parce que tous sont contre sa manière d’agir, et lui-même n’étant vraiment pas fermement convaincu de la justesse [de ses actes] ne veut pas [en] assumer « la responsabilité » face à tous les autres. Par son abdication est-il responsable de tout ce que fait son successeur ? Quand bien même ne serait-il coupable que de ne pas voir distinctement ce qui est juste? En cela réside la différence entre faire et consciemment « laisser se produire », ce qui n’est pas le cas lorsqu’on engage un tueur (avec la conscience que le meurtre est moralement blâmable). Tout comme [ce n’est pas le cas] lorsque l’on n’empêche pas un c