20 Le patient sans diagnostic : un Autre qui dérange ? Melissa

Association pour la recherche interculturelle
Bulletin No 45 /décembre 2007 20
Le patient sans diagnostic : un Autre qui dérange ?
Melissa Dominicé Dao1 et Eliane Bélanger
Introduction
Au cours de leurs études, les futurs médecins font non seulement un apprentissage de connaissances
théoriques et pratiques, mais vivent une véritable altération de leur pensée et de leur raisonnement
au fur et à mesure qu’ils s’acculturent au monde médical. Leurs nouvelles connaissances en
biologie, histologie, ou physiopathologie leur apportent une perception du corps humain et de son
fonctionnement qui est définitivement modifiée et qui occupera désormais une place dominante
dans leur compréhension du vécu symptomatique du patient. De plus, lors de leur entrée dans la
pratique clinique, les futurs médecins sont amenés à formater les histoires de leurs patients en
« cas » médicaux, c’est-à-dire à raconter cette réalité subjective de manière standardisée tout en
éliminant systématiquement les données biographiques du patient qui ne sont pas médicalement
pertinentes. Ceci leur permet de les transformer en un script qui les aide à identifier un diagnostic
clinique (Nendaz et al, 2005). Ces apprentissages sont, sans conteste, indispensables à une pratique
de la médecine et à une réflexion clinique efficace. Néanmoins, ils comportent également un certain
nombre de limites dans le domaine de la communication avec le patient, en particulier lorsque les
médecins sont confrontés à des patients dont la présentation clinique ou le référentiel culturel
paraissent étrangers à leur pratique.
De par sa légitimité scientifique, la médecine occidentale tend à se considérer comme neutre et
universelle, et elle est souvent aveugle à un certain nombre de valeurs et de mythes fondateurs qui y
sont véhiculés, comme par exemple son objectivité, l’exhaustivité de ses diagnostics et sa capacité
à guérir (Taylor, 2003). Lorsque cette vision idéalisée de la médecine est remise en question, par
exemple lors d’échec de traitement ou d’absence de diagnostic identifiable, elle est souvent vécue
douloureusement tant par les professionnels de la santé que par les patients.
De plus, cette façon classique de présenter la réalité du patient sous forme d’un « cas médical »
stéréotypé constitue également une forme de (re)construction de celle-ci, avec le risque d’ignorer le
vécu du patient et son système de pensée (Good, 1994). La prise en charge clinique implique aussi
un transfert de l’information médicale obtenue (traitement, pronostic, évolution) vers le patient.
Elle nécessite donc, pour être efficace, une reconstruction de son histoire en fonction du problème
médical mis en évidence comme de son contexte individuel (Greenhalgh & Hurwitz, 1998).
A partir d’un travail de recherche s’intéressant aux explications données par les patients et par leurs
médecins de premier recours lorsqu’il n’y avait pas de diagnostic trouvé pour les symptômes des
patients, cette communication souhaite développer une réflexion autour de la perception médicale
de l’altérité. En effet, il apparaît ici qu’être orphelin de diagnostic, et donc de possibilités de
classification et d’action par son médecin, profère au patient une singularité plus difficile à aborder
que celle apportée par des différences ethniques ou culturelles.
Le projet
Les résultats qui vont être présentés ci-dessous proviennent d’un plus vaste projet de recherche
visant à étudier les explications et les représentations de la maladie de plusieurs groupes ethniques
ou culturels lors d’absence de diagnostic médical avéré, c’est-à-dire dans des situations de
1 Adresse de l’auteur principal: Melissa Dominicé Dao, Département de Médecine Communautaire, Hôpitaux
Universitaires de Genève, CH-1211 Genève 14, courriel : melissa.dominice@hcuge.ch, tél : + 41 22 372 33 11 interne
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symptômes médicalement inexpliqués (Dominicé Dao, 2006). Afin de situer la problématique du
patient dans un contexte concret, des entretiens ont eu lieu non seulement avec les patients mais
aussi avec leur médecin traitant. Ceux-ci ont permis de comparer la congruence des explications de
chacun et surtout d’évaluer la connaissance qu’avaient les médecins des explications de leurs
patients pour leurs symptômes.
Les patients recrutés étaient ceux souffrant de symptômes médicalement inexpliqués (SMI), c’est-
à-dire un symptôme qui dure depuis au moins trois mois, pour lequel le médecin ne trouve pas de
diagnostic malgré les investigations appropriées (Nimnuan et al, 2001). Les symptômes
médicalement inexpliqués sont rencontrées fréquemment en médecine de premier recours et
peuvent représenter jusqu’à un tiers de leurs consultations ambulatoires (Fink et al, 1999). Ils sont
grevés de beaucoup de détresse et de handicap pour les patients -en particulier en ce qui concerne
les co-morbidités psychiatriques (dépression et anxiété)- et ils sont associés à beaucoup de
frustration et de sentiments d’impuissance pour le médecin (Henningsen et al, 2003 ; Reid et al,
2001 ; Reid et al, 2003 ; Lin et al, 1991). Le choix que nous avons fait d’explorer des situations
avec des SMI provient du nombre important de difficultés de prise en charge qui leur sont liées,
mais aussi parce que l’absence de diagnostic médical laisse davantage de place au patient pour
élaborer ses propres hypothèses explicatives.
Différentes problématiques liées au recrutement, comme par exemple la définition d’un groupe
ethnique précis et la multiplicité des nationalités représentées parmi la patientèle, nous ont conduit
à redéfinir deux sous-groupes de patients comme suit: a) les Canadiens de souche, et b) les
immigrants récents, définis comme étant au Canada depuis 10 ans maximum, et ayant immigré
après leur 16ème anniversaire (variable de substitution pour l’acculturation) (Salant & Lauderdale,
2003). Ainsi la médecine occidentale telle que pratiquée au Canada a été considérée elle-même
comme une variable culturelle à laquelle les patients immigrants sont plus ou moins acculturés.
Finalement seize situations de SMI ont été recrutées dans deux centres de premier recours d’un
quartier multiculturel de Montréal. Des entretiens semi-structurés ont été conduits avec les patients
puis leurs médecins. Ces entretiens ont été enregistrés puis transcrits sous forme de texte afin de
subir une analyse détaillée de contenu. Celle-ci se fait selon une approche anthropologique
interprétative, avec identification des thèmes récurrents par induction (Strauss & Corbin 1994 ;
Charmaz, 2002). Il est évident que notre expérience de pratique de la médecine de premier recours
en milieu multiculturel et d’enseignement aux résidents en formation constitue un facteur important
enrichissant notre perspective dans l’analyse de ces transcriptions.
Les résultats détaillés de ce projet ne font pas l’objet de cet article et peuvent être consultés ailleurs
(Dominicé Dao, 2006). Pour cette communication, nous nous sommes penchés spécifiquement sur
les 16 entretiens avec les médecins, en nous concentrant sur les perceptions et les représentations
qu’ils ont de leurs patients avec des symptômes médicalement inexpliqués, mais aussi leurs
réactions face à leurs patients nouveaux arrivants et de leur perception de la différence culturelle.
Nous souhaitons montrer comment l’aberration de l’absence de diagnostic représente ici une
altérité bien plus importante pour le médecin que la différence culturelle avec son patient.
L’échantillon des médecins est représentatif des équipes médicales qui officient dans ces deux
cliniques. On peut noter que la diversité culturelle se retrouve non seulement au niveau du groupe
des patients (comme nous l’avions recherché), mais également chez les médecins, dont trois sur
quatorze sont nés à l’étranger et six autres ont au moins un des deux parents étranger, ce qui
correspond pratiquement à la démographie montréalaise.
Les différents SMI (douleurs, fatigue, plaintes neurologiques, gastro-intestinales et autres) dont se
plaignent les patients sont qualifiés par leurs médecins traitants comme des plaintes vagues, pas
claires, sans facteur déclenchant ou précipitant, inhabituels, difficiles à expliquer, multiples. Ces
plaintes comme le comportement du patient qui en découle sont vécues difficilement par leur
médecin.
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Un patient difficile à la limite de la légitimité
Le patient avec SMI est donc perçu par son médecin comme « challenging », différent, plus
difficile et exigeant. La littérature médicale sur le « patient difficile » met d’ailleurs bien en
évidence l’importance de la présence de plaintes sans substrat organique parmi ces patients
(Steinmetz & Tabenkin, 2001; Hahn et al, 1994).
Face à ces patients, nos médecins expriment des émotions négatives telles que frustration, irritation,
anxiété et stress, également décrites par d’autres auteurs (Ringsberg & Krantz, 2006).
M: Uhm and how do you feel altogether about this patient?
D: Uhm.. I have to admit that when I see her on my list I am a bit anxious ’cause I’m, it’s
not clear what she has and I never have a good answer for her. Uhm.. so. she’s very nice,
like very nice but just that I am a bit anxious when I .. I’m not like she’s not my favorite
patient! Like she’s not like a difficult patient or anything but ah… (NCB-01-D)
Pour quelques rares médecins ces émotions négatives ont pu être surmontées, par exemple en
acceptant leurs limites en tant que thérapeute.
D: I mean I find her, initially I found her very stressful, now I sort of find her very
amusing. (…) Because there's really, I'm realizing now that there's really very little that I
can do. (…) Initially, um I felt very intimidated and I cringed every time I saw her name
on the schedule, but uh..I'm kind of amused by the whole thing right now....Ah...I kind of
look forward to it. (CB-10-P)
Le non respect de certains aspects normatifs du comportement-maladie attendu de la part du patient
remet en question la validité et la légitimité de ses plaintes. En fait pour les médecins, il semble y
avoir des symptômes appropriés et des maladies légitimes, et d’autres qui ne le sont pas ou moins.
Les plaintes de leurs patients avec SMI font souvent parties de celles qui sont jugées inappropriées.
Well, some of these complaints are actually valid, like, like the flatulence with the
Metformin, that’s probably a a side-effect. But the ones where ahm, like, you look
through the side effects of the medications and it’s not there, and she describes it “it starts
there and then moves and then comes here”, I don’t know what those are due to. (CB-07-
D)
Dans ces situations d’incapacité à poser un diagnostic, le médecin semble perdre ses repères
habituels. De plus le patient avec SMI ne parait pas respecter la norme habituelle, que ce soit la
façon d’être malade, de se plaindre et de se comporter, ou la fréquence de consultation attendue. Il
ne rentre alors plus dans un schéma correspondant à que les médecins ont appris, et devient alors un
patient « déviant ».
D: I think she, I find that she’s also the type of patient who will talk to you about every,
you know, when you ask a patient what, what you want to know “Tell me why you’ve
come?” you listen to reasons and then you say, you know, “Is there anything else, or what
else?” She will always come up with something “oh, my ear!” or, “I have this thing on
my ear!” You know so she’s, and I think a part of her is that she’s anxious about all of
these things that she’s feeling and doesn’t have the judgment to say, “Oh no, this is, you
know, I can tell this is the little thing in my earlobe, it should, you know it’s not worth
bringing it up to the doctor”. (CB-04-D)
On peut dire ici que le comportement-maladie exagéré du patient sort du « paradigme officiel de la
représentation du corps » (Le Breton, 1995).
Soma versus Psyche
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Une des réponses des médecins aux symptômes médicalement inexpliqués de leurs patients
« déviants » est de replacer le problème dans une causalité psychosociale, psychologique ou
psychiatrique.
D: I think she has some legitimate medical problems that I haven’t found explanations for
but I think the fact that she’s always coming in with physical symptoms and some of
them that don’t seem to have any clear physical cause I think related to something more
psychological level.
M: Which would be?
D: Anxiety and this bigger picture that I can’t really put my finger on (le médecin
soupçonne un traumatisme passé) but there’s definitely psychiatric component to it.
(NCB-03-D)
Ce déplacement d’un processus de physiopathologie somatique à des mécanismes psychologiques
voire psychopathologiques est une stratégie couramment employée par les médecins pour faire sens
de l’absence de diagnostic (Woivalin et al., 2004).
Dans nos entretiens, cette psychologisation croissante des symptômes se fait en parallèle avec une
imputabilité au patient. Certains médecins les lient à des évènements de vie difficile.
D: Yes. The whole fact that she’s a housewife here and she was a doctor back home. And
she has no family and no support system here. And she has three children and her
husband doesn’t, I mean he helps in his own way by going to work and bringing home
money, but he doesn’t help around the house. She’s isolated. .. Uhm, so, for sure. Like I
think it’s the main cause of her problem. (NCB-05-D)
D’autres se réfèrent davantage à des mécanismes psychologiques ou psychodynamiques.
I think at this point it’s unexpressed anger, and there, there’s people she wants to punch in
the head and she’s just using a lot of muscle tension not to do it. … and she’s very, very
rigid, in her thinking, and so she’s become quite rigid in her neck as well. So that’s my,
that’s my analysis of this. (…) So, but you know, you can’t smack people around until
they get insight! (CB-05-D)
Alors que pour d’autres la responsabilité des symptômes est clairement localisée chez le patient.
The patient prefers to stay in this chronic disability. (CB-09-D)
Illness is her « raison d’être ». (CB-10-D)
She’s created this for herself. (NCB-04-D)
Avec enfin une omniprésence de la notion de « bénéfices secondaires » retirés par le patient de sa
symptomatologie.
All the time I was very aware she’s getting a lot of secondary gain out of this! (…) ahm I
think being in pain gives her a reason to lie in bed for the weekend ... (mhm) especially
the weekends when her son is with his father (sigh) (…) It means that she doesn’t work as
much as, as she, she can, she could work if she was healthy 100 percent, .. Which means
she remains financially depend on him (son ex-mari), which maintains some kind of
relationship with him, that otherwise she might not have... (CB-05-D)
Toutefois les médecins n’entendent pas toujours ce terme conformément à la définition théorique,
c’est-à-dire comme un concept de mode d’adaptation et de compensation inconsciente, mais plutôt
dans le sens commun du mot, rattaché à la notion de profit par un patient exploitant le système
qu’il soit social, familial ou professionnel (Allaz, 2003).
M: How do you think the chest pain affects her life?
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D: … Ahm.. I think she uses it as an excuse to not do things. She’s the time of person
who is lazy, who, she lives with her sister and her sister does everything for her. Ahm..
and I think that she probably not consciously but she milks it for what it is, in other
words, like she has this pain or she feels weak or she’s tired, short of breath “Oh now I
gotta sit on the couch I can’t do anything”. (Yea, mhm.) That’s what I think. (CB-04-D)
Cette imputabilité du problème au patient peut-être comprise comme une stratégie de défense des
médecins contre leur propre limitation -voir impuissance- et la frustration qui en est engendrée
dans ces situations de somatisation chronique. Le recours à des étiquettes dépréciatives, telles que
« névrose de compensation » ou « sinistrose », a d’ailleurs été décrit par Allaz (2003) comme des
marqueurs de tension dans la relation médecin-malade, qui peuvent provenir de difficultés de
communication ou d’un manque de familiarité du médecin à des problématiques psychologiques
du patient.
De plus cette responsabilité attribuée au patient néglige complètement la place du contexte social
ou économique que subit le patient. Le danger de considérer les symptômes comme découlant
d’une responsabilité individuelle implicite du patient est d’ignorer le rôle des problématiques
politiques et économiques plus larges, comme par exemple les inégalités sociales, le chômage ou
l’immigration.
Le doute et l’ambivalence envers le patient
Face à ce patient dont l’absence de diagnostic médical invalide les plaintes, et qui est perçu comme
partiellement responsable de ses symptômes, voire qui en tire une certaine forme de profit, le
médecin se met insidieusement à douter.
D: The other thing that was frustrating about her was, um, the whole time she would ask
for a leave of absence all the time. And, as a new resident, it didn’t bother me at the start
but as I got more experience I was always the thought, the worry that your patient is
taking you for a little bit of a ride. Just asking for time off when you’re not sure if they
need it or not. And especially with this patient with the symptoms that, you know it’s, it’s
hard to say. She has so many symptoms and it’s, it’s hard to say what, how much is, not,
not really true. I’m not saying they’re not, they’re fake, like she’s faking but there’s
always the thought you know, is she faking? Oh, I don’t know, it’s, it’s something you
hate to think about with your patients, but it’s, you know, it’s reality in it’s own little
mind. (CB-07-D)
Il peut douter de la véracité du symptôme, de l’intensité du symptôme rapporté, des conséquences
sur la vie du patient, des efforts déployés (ou non) par le patient pour s’en sortir.
D: You know, as things got more and more complicated, (sigh) you know it was like she
would be able to go cross country skiing with her friends for the weekend, but the she
would be bedridden the whole week. (CB-05-D)
Mais en parallèle du médecin qui doute ou qui tient le patient comme responsable (du moins
partiel) de sa souffrance, il y a aussi un soignant empathique qui souhaite aider son patient. On
observe une grande ambivalence des médecins envers leurs patients. La plupart des médecins
interrogés estiment avoir une bonne relation avec leur patient, et se déclarent même très touchés
par leur histoire. Cette ambivalence est bien illustrée par les propos de ce jeune médecin.
M: How do you feel about this patient?
D: She’s a mixture! Ah, if I didn’t know her, and I didn’t know her family (mhm) she
would be the kind of patient who, when you see one or two of them in your afternoon
schedule you know it’s going to be a hard afternoon. For a variety of reasons, they’re
emotionally more demanding, they take up more time and they put you behind and that
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