
145
Le Courrier de l’algologie (2), no4, octobre/novembre/décembre 2003
Éthique
thique
quant et en proposant un pronostic, le médecin va interve-
nir sur le cours de la maladie elle-même. Les théories mé-
dicales diffusant dans le public “profane” modifient les
symptômes et le cours de la maladie, et sont en retour in-
fluencées par les idéologies en vigueur dans un moment his-
torique et socioculturel donné (2). De nombreux chercheurs
(sociologues, historiens, anthropologues et même méde-
cins) ont ainsi montré comment certaines catégories dia-
gnostiques étaient “socialement construites”. Cela est, bien
sûr, plus visible dans le domaine de la pathologie mentale.
De l’hystérie de Charcot au syndrome de fatigue chronique,
les symptômes “psychosomatiques” sont modelés par les
théories médicales qui visent à en rendre compte (7). Et
lorsque apparaît un “nouveau” syndrome, on peut parfois de-
viner, sous cette construction, certaines des préoccupations
de la société tout entière : la souffrance occultée des vété-
rans du Vietnam dans le syndrome de stress post-traumatique
(8), la dénonciation des violences sexuelles faites aux enfants
pour la personnalité multiple (9), la conjonction de la reli-
gion du travail et de la crainte des virus pour le syndrome de
fatigue chronique (10). Les catégories diagnostiques des pa-
thologies les plus organiques n’échappent pas à cette
construction sociale, comme l’a montré Aronowitz (11),à
propos de la maladie coronarienne et de la maladie de Lyme,
par exemple. Les facteurs socioculturels interviennent par-
ticulièrement (et cela n’est pas anodin pour notre sujet) lors-
qu’il s’agit de donner à un symptôme (ou à un syndrome)
un statut de maladie (12). Aronowitz prend l’exemple de
l’asthme, et on pourrait aussi citer le travail d’Alain Ehren-
berg sur la dépression (13). À propos de la dépression et de
la pathologie mentale en général, on doit maintenant ajou-
ter aux facteurs historiques et culturels d’insolents facteurs
économiques : ainsi, le marketing de l’industrie pharma-
ceutique contribue régulièrement à redéfinir (en les élargis-
sant) les contours de la pathologie dépressive et anxieuse, et
les enjeux se chiffrent en millions de dollars (14-16). Dans
le même esprit, j’ai essayé de montrer, non sans susciter de
vigoureuses critiques, comment le diagnostic de fibro-
myalgie était socialement construit (2, 17). Or, on peut, me
semble-t-il, considérer la fibromyalgie comme le paradigme
de la douleur chronique sans substratum anatomique.
L’exemple de la fibromyalgie
La fibromyalgie est un syndrome de douleur diffuse sans ex-
plication lésionnelle, exacerbée au niveau de certains points
d’insertion tendineuse. Il s’agit d’un syndrome fréquent,
d’évolution chronique, dont la physiopathologie reste mys-
térieuse, mais vraisemblablement centrée autour d’un phé-
nomène d’hyperalgésie d’origine multifactorielle, avec la
participation de troubles “périphériques”, comme des mi-
crotraumatismes musculotendineux répétés, et “centraux”
(perturbations du sommeil et troubles de l’humeur, entre
autres) (18). Souvent décrite comme une “nouvelle” mala-
die, la fibromyalgie se révèle être, en fait, un syndrome très
ancien, que l’on retrouve dans la littérature médicale sous des
noms variés, dont celui de neurasthénie (17). La question de
la nature somatique ou psychogène de la fibromyalgie, ou
même de son existence réelle, divise le monde médical (19).
En quoi la fibromyalgie est-elle socialement construite ?
Tout d’abord, par l’artifice qui consiste à extraire d’un
cortège de troubles les douleurs “musculosquelettiques”,
faisant passer une souffrance indifférenciée au statut de
maladie rhumatologique. En effet, de nombreux symp-
tômes sont rapportés par les patients fibromyalgiques :
outre la fatigue et les troubles du sommeil, des douleurs
abdominales, des céphalées, des paresthésies des extré-
mités, etc. Ces symptômes, communs à d’autres syn-
dromes fonctionnels (syndrome de fatigue chronique, syn-
drome de l’intestin irritable, etc.), font penser qu’une
conceptualisation plus globale des symptômes fonction-
nels (ou somatisation) serait plus appropriée (20). Mais les
points douloureux sur les insertions tendineuses sont ju-
gés plus significatifs. La publication de critères diagnos-
tiques (21) donne ainsi l’illusion d’une cohérence des
symptômes et d’une “réalité” de la “maladie”. L’officia-
lisation tient lieu d’authentification. Les associations de
malades ne s’y trompent pas, qui rappellent inlassablement
les critères de l’ACR et la “reconnaissance officielle” du
syndrome par l’Organisation mondiale de la santé.
En second lieu, la fibromyalgie est une catégorie sociale-
ment construite parce qu’elle reproduit une idéologie so-
ciale : la stigmatisation des troubles psychologiques. Si
ceux-ci sont fréquents chez les fibromyalgiques, et alors que
les rares médicaments ayant montré une petite efficacité
dans ce syndrome sont des psychotropes, les facteurs psy-
chologiques sont remarquablement absents de la liste des
“causes” de la fibromyalgie, au moins dans les brochures
et les thèmes de congrès des associations de malades, alors
que les anomalies biologiques les plus contestables sont
mises en avant. Ce qui est en jeu ici est l’assimilation du psy-
chogène à l’imaginaire ou, presque, comme le propose Kir-
mayer (22), de l’innocence à la culpabilité.
Enfin et surtout, le pronostic de la fibromyalgie est sociale-
ment construit. Les études confirment, certes, l’extrême chro-
nicité du syndrome, mais elles concernent des sujets sélec-
tionnés par leur recours aux soins les plus sophistiqués, et les
études menées plus près de la population générale sont loin
d’être aussi pessimistes (18). Or, la “reconnaissance offi-
cielle” réclamée par les militants de la fibromyalgie est
d’abord la reconnaissance d’une pathologie invalidante, al-
térant de façon définitive la qualité de vie. Si cette revendi-
cation est d’abord une demande de reconnaissance sociale et
montre surtout le douloureux besoin de légitimité des ma-
lades, elle risque aussi d’enfermer durablement des personnes
dont la souffrance relève au moins partiellement de causes
psychologiques ou économiques dans un statut de malades
chroniques dont elles auraient pu avantageusement se passer.
Mais revenons maintenant à la douleur chronique “pro-
prement dite”.