Éthique Éthique La douleur chronique comme construction sociale Pascal Cathébras* A u cours des débats entre cliniciens non spécialistes de la douleur et “algologues”, il est parfois question d’éventuels “effets pervers” des centres d’évaluation et de traitement de la douleur : diagnostics potentiellement occultés par le label “douleur” ; attentes irréalistes suscitées chez les malades souffrant de douleurs chroniques non malignes ; accaparement durable des moyens des centres par un certain type de patients dont la qualité de vie demeure médiocre (mais d’espérance de vie normale), alors que d’autres malades ne bénéficient que trop peu des progrès de l’algologie. Il m’est apparu que le terme de “construction sociale de la douleur chronique” pouvait fournir un point de départ à la fois provocateur et éclairant sur ces questions. Je sais que ce concept de “construction sociale” est à la mode chez les spécialistes des sciences humaines, et qu’il tend à irriter les cliniciens et les malades, qui y voient un déni de la souffrance. C’est pourquoi j’essaierai d’en faire une réalité tangible, y compris pour le praticien confronté chaque jour à une complexité qui lui interdit “la quête futile de la certitude” (1). Sous le titre général de “construction sociale de la douleur chronique”, on peut tenter de répondre à deux questions, en théorie distinctes, mais indissociables en pratique : – Comment la catégorie “douleur chronique” s’est-elle socialement et culturellement construite au cours des cinquante dernières années, et comment est-elle devenue opératoire pour les médecins, en particulier dans les centres de la douleur (qui, à leur tour, contribuent à la diffusion du concept) ? – Comment, dans chaque cas individuel, les situations de douleur chronique se construisent-elles au fil du temps, par interaction entre pathologie lésionnelle, prédisposition et/ou retentissement psychologiques et système de soin, avec, dans tous les cas, une dimension sociale essentielle, mais largement occultée, y compris dans les consultations d’évaluation et de traitement de la douleur ? La construction sociale d’un diagnostic médical : qu’est-ce que cela veut dire ? Les maladies sont-elles des “choses en soi” ? Existent-elles dans la nature indépendamment des concepts qui servent à les décrire ? Porter un diagnostic, est-ce “découvrir” une réalité ? Ou est-ce aussi “construire” une explication (2) ? La perspective constructiviste en sociologie des sciences remet en question le point de vue selon lequel les sciences ne fe- * Service de médecine interne, hôpital Nord, CHU de Saint-Étienne. 144 Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 raient que décrire objectivement les phénomènes de la nature, mais n’implique pas que ces phénomènes seraient moins réels. Elle indique simplement que “derrière chaque connaissance, il y a un empilement de croyances et de conventions sociales” (3). En médecine, cela veut dire que nommer une maladie revient à extraire du chaos de la réalité des éléments jugés signifiants, en fonction de théories et de croyances préexistantes, pour donner sens aux observations et les orienter en retour. “Construire” un diagnostic (qu’il s’agisse de porter un diagnostic dans une situation de soin ou d’inventer une nouvelle maladie), c’est extraire de l’ensemble confus des symptômes, de leur vécu subjectif et de leurs représentations (illness) les éléments d’une entité “ontologique” : la maladie (disease) (2). Dans cet esprit, Roger Bastide écrivait que “la maladie n’est pas une entité en soi, elle résulte d’une confrontation entre deux individus, l’un qui apporte le mystère de ses troubles, l’autre qui lui en propose une explication, qui fait entrer le subjectif dans l’objectivité d’un système théorique”. La maladie est donc “une construction au bout d’un dialogue, mais une construction qui dépasse le dialogue, puisque, derrière le malade, il y a toutes les représentations collectives des troubles et, derrière le médecin, des systèmes appris dans les livres et dans les écoles” (4). C’est aussi l’avis de Norbert Bensaïd, pour qui il faut que le médecin “s’imprègne d’une vérité à laquelle rien dans ses études ne le prépare (...) Il lui faut d’abord se convaincre que le fait médical, c’est-à-dire tout ce qui se passe à partir du moment où la personne se dit malade et fait appel à la médecine (...), n’est pas une réalité donnée au départ, mais une construction… Cette construction (...) s’élabore à partir de deux réalités de base, qu’elle ne nie pas, mais qu’elle dépasse : la demande du malade et les connaissances médicales. Encore faut-il rappeler que ces deux réalités sont relatives. Elles sont des abstractions commodes mais falsifiantes, pour peu qu’on s’obstine à en faire des réalités “en soi”... La plainte du malade ne devient une “maladie” qu’à partir du moment où le médecin et la médecine interviennent. Mais ce n’est que par violence et artifice qu’elle est séparée du vécu dans laquelle elle s’enferme, qu’elle devient une chose parfaitement définie et circonscrite” (5). En raison de l’aspect fondamentalement relationnel de la pratique médicale, la construction des faits scientifiques n’a pas la même conséquence en médecine qu’en astronomie. Si les astres ne seront jamais changés par les théories des astronomes, les comportements, en revanche, peuvent être influencés par les théories qui visent à les expliquer (6). Dire que la maladie est socialement construite ne revient pas à nier la réalité des symptômes, et encore moins de la souffrance, mais c’est rappeler qu’en nommant les choses, en expli- quant et en proposant un pronostic, le médecin va intervenir sur le cours de la maladie elle-même. Les théories médicales diffusant dans le public “profane” modifient les symptômes et le cours de la maladie, et sont en retour influencées par les idéologies en vigueur dans un moment historique et socioculturel donné (2). De nombreux chercheurs (sociologues, historiens, anthropologues et même médecins) ont ainsi montré comment certaines catégories diagnostiques étaient “socialement construites”. Cela est, bien sûr, plus visible dans le domaine de la pathologie mentale. De l’hystérie de Charcot au syndrome de fatigue chronique, les symptômes “psychosomatiques” sont modelés par les théories médicales qui visent à en rendre compte (7). Et lorsque apparaît un “nouveau” syndrome, on peut parfois deviner, sous cette construction, certaines des préoccupations de la société tout entière : la souffrance occultée des vétérans du Vietnam dans le syndrome de stress post-traumatique (8), la dénonciation des violences sexuelles faites aux enfants pour la personnalité multiple (9), la conjonction de la religion du travail et de la crainte des virus pour le syndrome de fatigue chronique (10). Les catégories diagnostiques des pathologies les plus organiques n’échappent pas à cette construction sociale, comme l’a montré Aronowitz (11), à propos de la maladie coronarienne et de la maladie de Lyme, par exemple. Les facteurs socioculturels interviennent particulièrement (et cela n’est pas anodin pour notre sujet) lorsqu’il s’agit de donner à un symptôme (ou à un syndrome) un statut de maladie (12). Aronowitz prend l’exemple de l’asthme, et on pourrait aussi citer le travail d’Alain Ehrenberg sur la dépression (13). À propos de la dépression et de la pathologie mentale en général, on doit maintenant ajouter aux facteurs historiques et culturels d’insolents facteurs économiques : ainsi, le marketing de l’industrie pharmaceutique contribue régulièrement à redéfinir (en les élargissant) les contours de la pathologie dépressive et anxieuse, et les enjeux se chiffrent en millions de dollars (14-16). Dans le même esprit, j’ai essayé de montrer, non sans susciter de vigoureuses critiques, comment le diagnostic de fibromyalgie était socialement construit (2, 17). Or, on peut, me semble-t-il, considérer la fibromyalgie comme le paradigme de la douleur chronique sans substratum anatomique. L’exemple de la fibromyalgie La fibromyalgie est un syndrome de douleur diffuse sans explication lésionnelle, exacerbée au niveau de certains points d’insertion tendineuse. Il s’agit d’un syndrome fréquent, d’évolution chronique, dont la physiopathologie reste mystérieuse, mais vraisemblablement centrée autour d’un phénomène d’hyperalgésie d’origine multifactorielle, avec la participation de troubles “périphériques”, comme des microtraumatismes musculotendineux répétés, et “centraux” (perturbations du sommeil et troubles de l’humeur, entre autres) (18). Souvent décrite comme une “nouvelle” mala- die, la fibromyalgie se révèle être, en fait, un syndrome très ancien, que l’on retrouve dans la littérature médicale sous des noms variés, dont celui de neurasthénie (17). La question de la nature somatique ou psychogène de la fibromyalgie, ou même de son existence réelle, divise le monde médical (19). En quoi la fibromyalgie est-elle socialement construite ? Tout d’abord, par l’artifice qui consiste à extraire d’un cortège de troubles les douleurs “musculosquelettiques”, faisant passer une souffrance indifférenciée au statut de maladie rhumatologique. En effet, de nombreux symptômes sont rapportés par les patients fibromyalgiques : outre la fatigue et les troubles du sommeil, des douleurs abdominales, des céphalées, des paresthésies des extrémités, etc. Ces symptômes, communs à d’autres syndromes fonctionnels (syndrome de fatigue chronique, syndrome de l’intestin irritable, etc.), font penser qu’une conceptualisation plus globale des symptômes fonctionnels (ou somatisation) serait plus appropriée (20). Mais les points douloureux sur les insertions tendineuses sont jugés plus significatifs. La publication de critères diagnostiques (21) donne ainsi l’illusion d’une cohérence des symptômes et d’une “réalité” de la “maladie”. L’officialisation tient lieu d’authentification. Les associations de malades ne s’y trompent pas, qui rappellent inlassablement les critères de l’ACR et la “reconnaissance officielle” du syndrome par l’Organisation mondiale de la santé. En second lieu, la fibromyalgie est une catégorie socialement construite parce qu’elle reproduit une idéologie sociale : la stigmatisation des troubles psychologiques. Si ceux-ci sont fréquents chez les fibromyalgiques, et alors que les rares médicaments ayant montré une petite efficacité dans ce syndrome sont des psychotropes, les facteurs psychologiques sont remarquablement absents de la liste des “causes” de la fibromyalgie, au moins dans les brochures et les thèmes de congrès des associations de malades, alors que les anomalies biologiques les plus contestables sont mises en avant. Ce qui est en jeu ici est l’assimilation du psychogène à l’imaginaire ou, presque, comme le propose Kirmayer (22), de l’innocence à la culpabilité. Enfin et surtout, le pronostic de la fibromyalgie est socialement construit. Les études confirment, certes, l’extrême chronicité du syndrome, mais elles concernent des sujets sélectionnés par leur recours aux soins les plus sophistiqués, et les études menées plus près de la population générale sont loin d’être aussi pessimistes (18). Or, la “reconnaissance officielle” réclamée par les militants de la fibromyalgie est d’abord la reconnaissance d’une pathologie invalidante, altérant de façon définitive la qualité de vie. Si cette revendication est d’abord une demande de reconnaissance sociale et montre surtout le douloureux besoin de légitimité des malades, elle risque aussi d’enfermer durablement des personnes dont la souffrance relève au moins partiellement de causes psychologiques ou économiques dans un statut de malades chroniques dont elles auraient pu avantageusement se passer. Mais revenons maintenant à la douleur chronique “proprement dite”. Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 Éthique Éthique 145 Éthique Éthique La douleur chronique : perspective historique La catégorie “douleur chronique” est constitutive de l’algologie telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée et enseignée. Je m’appuierai, pour le montrer, sur le remarquable livre d’Isabelle Baszanger (23) : “La médecine de la douleur s’est historiquement constituée autour de l’autonomisation (la reconnaissance et la légitimation) d’une catégorie médicale nouvelle, la douleur chronique” (p. 33). Même si des précurseurs, comme Leriche, avaient déjà évoqué la notion de “douleur-maladie”, Baszanger situe la naissance du concept de douleur chronique dans l’immédiat après-guerre (1945), avec le travail inlassable de John Bonica pour faire reconnaître la nécessité d’une approche nouvelle des situations d’échec médical face à la douleur. Dans la première édition de son livre (1953), Bonica montre que la douleur chronique (à cette époque, seule la durée entre en compte) est dévastatrice et résulte de l’intrication (plutôt que de la juxtaposition) d’effets physiques et mentaux. La douleur qui dure “crée un pattern de douleur centrale” ; elle est toujours un “problème psychosomatique”. Mais, déjà, le statut du psychologique, dans cette première formulation, pose problème : la singularisation de la douleur chronique passe par la reconnaissance de sa dimension émotionnelle, mais celle-ci est davantage conçue comme une conséquence (d’où l’idée de prévention de la douleur chronique), et Bonica demande de se garder d’étiqueter toutes les douleurs qui durent comme douleurs “psychiques”. Ce double statut des facteurs psychologiques dans la douleur chronique, à la fois élément accompagnateur de toute douleur et facteur causal exclusif de certaines douleurs “psychogènes”, sera la cause de nombre d’ambiguïtés à venir dans la prise en charge de la douleur, comme on le verra plus loin. La théorie de la porte (1965), qui pose les bases d’une nouvelle approche thérapeutique fondée sur la notion de “contrôle sensoriel” de la douleur, va permettre d’ancrer la médecine de la douleur de Bonica dans la physiopathologie, réconciliant ainsi cliniciens et fondamentalistes, et va permettre d’intégrer à une théorie scientifique la reconnaissance du rôle des activités cognitives dans la douleur. Le premier symposium international sur la douleur (1973), acte fondateur de l’IASP, mettra en place la rhétorique fondatrice du “monde de la douleur” : distinction fondamentale entre douleur aiguë, signal d’alarme et symptôme, et douleur chronique, maladie à composantes somatique, psychologique et sociale, invalidante et coûteuse pour la collectivité. La multidisciplinarité de la pain clinic de Bonica devient alors un modèle pour la pratique de la médecine de la douleur. C’est à cette époque que les approches psychologiques de la douleur, portées par le courant alors dominant aux États-Unis du béhaviorisme, se radicalisent : quelle que soit son origine (organique ou non), la douleur peut être conçue comme un comportement appris, une “conduite de maladie anormale” (Pilowsky), et il devient capital de sé- 146 Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 parer conceptuellement la “douleur” du “comportement de douleur”. Le rôle de l’interaction entre médecin et malade (les “jeux de douleur” de l’approche transactionnelle) est aussi reconnu. Les travaux des psychologues cliniciens impliqués dans les pain clinics vont puissamment contribuer à faire reconnaître l’existence d’un syndrome douloureux chronique, et à le construire en opposition à la douleur aiguë non par sa durée, mais par un ensemble cognitif et comportemental spécifique. Ainsi apparaît une nouvelle ligne de partage au sein de la douleur qui dure, centrée autour de l’idée d’adaptation. La douleur chronique “non maligne” est fréquente, comme le montrent de plus en plus d’études épidémiologiques (24), mais la plupart des sujets s’y adaptent. Seuls certains d’entre eux présentent des perturbations comportementales retentissant sur leur vie familiale, sociale et professionnelle : le syndrome douloureux chronique. En conséquence, le problème cible des consultations de la douleur doit-il être la douleur elle-même ou le syndrome douloureux chronique ? Cette question, qui divise les algologues, représente aussi un problème central entre médecins et malades. À travers elle, c’est la question fondamentale de la responsabilité qui est posée. Même si l’on s’en défend, on a toujours tendance à considérer une douleur comme plus “réelle”, plus “légitime” si elle a une explication organique satisfaisante, et à en situer l’origine hors du malade (au besoin, le clinicien s’en remet à l’idée scientiste qu’avec les progrès de la connaissance, toute souffrance subjective trouvera une explication biologique). Ainsi, le conflit de responsabilité et de légitimité attaché à toute situation de douleur chronique n’est que très superficiellement dépassé dans les consultations de la douleur. Il réapparaît dans l’organisation interne des centres, comme le montre Baszanger dans son étude ethnographique (23), et il est toujours péniblement vécu par les patients (25, 26). Le syndrome douloureux chronique : une maladie en soi, mais aussi un stéréotype médical Comme le remarque Baszanger (23), les manifestations du syndrome douloureux chronique, qui sont, “dans un modèle dit médical [le modèle initial de Bonica] posées comme accompagnant toute douleur qui dure, sont, dans le modèle dit comportemental ou d’apprentissage, posées non plus comme accompagnement mais comme la marque même de la seule douleur chronique relevant d’une approche nouvelle” (p. 153). Selon le modèle comportemental, qui apparaît dominant, la “maladie en soi”, c’est le syndrome douloureux chronique, qui doit être appréhendé de manière identique quelle que soit l’étiologie initiale de la douleur. Dans les présentations destinées aux non-spécialistes de la douleur, le syndrome douloureux chronique est présenté comme “l’ensemble mal différencié des facteurs émotion- nels, cognitifs et comportementaux susceptibles de participer à l’entretien et à l’exacerbation d’une douleur chronique” (27). Il comprend quatre volets : la plainte douloureuse, le comportement anormal vis-à-vis de la maladie, la symptomatologie dépressive, et des facteurs de renforcement (tableau). Bien sûr, toutes ces caractéristiques ne concernent pas chacun des patients douloureux chroniques, mais on a du mal à ne pas voir le type de patient ainsi dessiné comme un repoussoir pour la médecine, et un malade au moins partiellement responsable de son malheur. Le stéréotype du patient présentant un syndrome douloureux chronique porte donc en lui le risque de la stigmatisation. Cette situation apparaît quelque peu paradoxale, puisque les centres de la douleur visent justement à prendre en charge les laissés-pour-compte de la médecine, en les considérant avant tout, au contraire de ce qui avait pu être suggéré ou dit jusque-là, comme de “vrais” malades. Concept incontestablement utile lorsqu’il s’agit, par exemple, d’éviter les interventions iatrogènes, le syndrome douloureux chronique peut aussi contribuer à reproduire certains des stéréotypes médicaux les plus rétrogrades. En diffusant dans le milieu médical et, petit à petit, dans la société tout entière, le concept de syndrome douloureux chronique contribue à la construction sociale du pronostic de la douleur chronique. Le syndrome douloureux chronique nous parle de l’enkystement de la douleur dans le sujet souffrant. La douleur devient une part inaliénable de l’individu, une identité qu’il s’agit de maintenir à tout prix : “Quiconque a souffert et souffre sait que la douleur lui appartient, comme ses yeux et ses mains ; que son mal procède de son existence même et que, s’il le perd, il risque de tout perdre” (28). Mais le syndrome douloureux chronique nous parle aussi d’une relation conflictuelle à la médecine. N’est-ce pas plutôt en fait une relation conflictuelle avec les médecins ? Trop de déception et trop peu de confiance Tableau. Le syndrome douloureux chronique, d’après (27). 1. Plainte douloureuse – douleur depuis plus de 6 mois – origine physiopathologique incertaine – nombreux antécédents de traitements inefficaces – handicap fonctionnel exagéré – conduite toxicomaniaque 2. Comportement anormal vis-à-vis de la maladie – conviction somatique de la maladie – désir de chirurgie – déni des conflits interpersonnels – déni des perturbations émotionnelles 3. Symptomatologie dépressive 4. Facteurs de renforcement – évitement d’activités “néfastes” – attention et sollicitude de l’entourage – bénéfices secondaires financiers envers les médecins, résultant paradoxalement de trop de confiance en la médecine, et de trop d’attentes irréalistes (29) encouragées par la médicalisation du monde. Éthique Éthique Un monde anesthésié : le contexte idéologique et culturel de la douleur chronique Le contexte social moderne de la douleur chronique est en effet avant tout celui de la médicalisation de la douleur (30). Cette médicalisation va de pair avec la diffusion dans la société de deux idées fortes, bien que contestables : – toute douleur doit avoir une explication médicale ; – il est techniquement possible et moralement juste de lutter contre la douleur. Ce nouveau credo face à la douleur a des conséquences importantes. En premier lieu, la douleur devient une affaire de spécialiste, avec le risque de dépendance qui en découle. De plus, si la douleur devient un problème médical, elle perd tout ou partie du sens (moral, religieux, etc.) qu’elle pouvait avoir auparavant dans telle ou telle culture. Ce manque de sens est considéré par certains auteurs comme central dans la douleur chronique (31). Enfin, les conflits de légitimité, déjà mentionnés, sont exacerbés : la douleur n’est légitime que lorsqu’elle a une explication médicale satisfaisante. Lorsqu’elle est mal expliquée médicalement, cas le plus fréquent des douleurs chroniques non malignes, elle est suspecte d’être imaginaire, et le patient devient un coupable potentiel (22). La légitimité de la plainte passe par l’institution médicale, qui décide ou non de la valider. Le dualisme cartésien à la base de cette dichotomie et les valeurs morales qui y sont attachées ne sont pas seulement ceux des soignants : ils colorent aussi toute la démarche des malades (ma douleur doit bien venir “de quelque chose” – sous-entendu : de quelque chose qui soit hors de ma responsabilité). Or, on l’a vu, ce conflit fondamental de légitimité n’est que superficiellement dépassé dans les centres de la douleur. Dans le monde occidental moderne, la douleur (ou tout au moins ses manifestations les plus bruyantes) est devenue intolérable. Il faut à ce sujet lire, ou relire, malgré leurs excès, les pages que consacre Ivan Illich à “l’aliénation de la douleur” dans Némésis médicale (32). Dans un monde anesthésié, “le développement de l’art de la souffrance” est perdu. Réifiée par la médicalisation, la douleur devient une “chose en soi” et n’a aucun sens. “Le patient devient capable de végéter avec sa douleur sans pouvoir en souffrir : il la regarde comme on regarde un poisson à travers le cristal de l’aquarium”. Illich note que “la douleur arrive à être vue d’abord comme la condition des hommes que la corporation médicale n’a pas fait profiter de sa boîte à outils. L’idée que l’art de souffrir est une réponse alternative et complémentaire à la consommation analgésique acquiert un ton littéralement obscène”. Et il va jusqu’à soutenir qu’une société “dominée Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 147 Éthique Éthique 148 par l’analgésie” fait “perdre toute capacité à faire face à la douleur, indice de capacité à vivre”, et qu’il faut “des stimulants de plus en plus puissants aux gens qui vivent dans une société anesthésiée pour avoir l’impression qu’ils sont vivants... Dans son paroxysme, une société analgésique accroît la demande de stimulations douloureuses”. En plus de leur grand intérêt philosophique, ces lignes nous renvoient à la place des centres de la douleur dans le monde contemporain, où la douleur est incontestablement devenue intolérable, et affaire de spécialistes (réalisant “l’expropriation professionnelle de la souffrance” prophétisée par Illich). De “La douleur n’est pas une fatalité” du premier plan Kouchner (1999) au “Défense d’avoir mal” d’une publicité plus récente, le message émis par la société glisse progressivement vers l’interdiction de souffrir. Ma conviction est que cette injonction à ne pas souffrir est un facteur iatrogène, dès lors que la douleur n’a pas d’explication médicale satisfaisante. Elle enferme le douloureux chronique dans un paradoxe : d’un côté, “il ne faut plus souffrir”, “il est possible de ne plus souffrir si l’on s’adresse aux bons spécialistes” ; de l’autre, le stéréotype médical du syndrome douloureux chronique, qui ne laisse aucun espoir à la guérison et la remplace par l’idée d’adaptation ou, pire, renvoie la douleur à sa place inaliénable (et donc à respecter) dans l’économie psychique du malade. Malades et soignants en sont réduits, face à ce paradoxe, à reproduire des rôles convenus : “vivre avec” la douleur, mais aussi “vivre avec” les représentations médicales et sociales désespérantes de la douleur chronique, situation d’échec par définition. de la Sécurité sociale, ou médecins-experts, est un évident facteur de renforcement du comportement douloureux : comment aller mieux si l’on doit prouver que l’on est malade (36) ? – la dimension sociomorale : elle découle des représentations culturelles de la douleur, qui font de la douleur non explicable par une lésion organique une douleur “imaginaire” et de la personne en souffrant un “coupable” potentiel. Nous avons déjà largement abordé ce thème. Or, il me semble que ces dimensions sociales sont largement occultées dans la prise en charge des douloureux chroniques, y compris dans les centres de la douleur. Fait significatif, elles sont parfois “maquillées” en dimensions psychologiques individuelles, conduisant à une psychiatrisation des problèmes sociaux. C’est ainsi que le diagnostic de syndrome somatoforme douloureux (qui décrit – ni plus ni moins – le comportement douloureux chronique en l’absence de pathologie organique identifiable) est devenu une cause importante d’invalidité en Suisse, alors que les situations de détresse sociale sous-jacentes sont ignorées (37). La nosologie psychiatrique (qui ne redoute pas les recouvrements entre catégories) fournit en effet toute une gamme de diagnostics séduisants pour classer les troubles des consultants des centres de la douleur : troubles de personnalité, troubles somatoformes, troubles de l’adaptation, troubles de l’humeur. Les catégories décrivant la détresse sociale (solitude, chômage de longue durée, emploi précaire, harcèlement, exclusion, etc.) mériteraient sans doute autant de place dans les dossiers médicaux des douloureux chroniques, mais ces thèmes s’écartent trop du médical pour être jugés opératoires par les soignants. La dimension sociale occultée dans les situations de douleur chronique Conclusion Comment s’exerce le pouvoir du “social” dans chaque cas individuel de douleur chronique ? Je propose de distinguer trois grandes dimensions sociales de la douleur chronique (à l’exclusion des facteurs culturels, abondamment traités par ailleurs [33-35]) : – la dimension socio-économique : précarité, perte de statut social et absence de reconnaissance ; – la dimension sociomédicale : elle résulte de l’interaction problématique du douloureux chronique avec les organismes de Sécurité sociale. Les démarches complexes nécessaires, le fonctionnement opaque des institutions, les termes abscons ou franchement trompeurs de la législation, comme celui de “consolidation” d’un accident du travail, contribuent incontestablement à la souffrance. Ces problèmes, qui sont souvent considérés comme périphériques par les médecins (car hors de leurs compétences pour la plupart), deviennent parfois centraux. Lorsque la douleur n’a pas d’explication médicale satisfaisante, l’interaction avec les médecins-conseil J’ai tenté, dans ce travail, de montrer que nous ne sommes pas véritablement capables de dépasser les conflits de légitimité et de responsabilité qui enferment malades et soignants lorsque la plainte chronique de douleur n’a pas d’explication médicale satisfaisante, ce qui est la situation finalement la plus fréquente dans les centres d’évaluation et de traitement de la douleur. Ces conflits sont superficiellement réglés par la psychologisation du problème, que le patient réticent finit par accepter de mauvaise grâce. La douleur chronique contraint malades et soignants à se conformer à la prophétie désespérante d’échec que contient en germe sa définition même. Le facteur social déterminant de cette relation insatisfaisante est celui de la médicalisation de la douleur, qui crée des attentes irréalistes, attise les conflits sur la légitimité de la souffrance, et tend à priver le patient du sens moral, religieux ou de protestation sociale que pourrait avoir sa douleur dans un autre contexte historique et culturel. Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 Il serait présomptueux de prétendre avoir un remède à cette situation. Tout au plus pouvons-nous essayer d’être conscients du contexte socioculturel complexe présent dans chaque cas de douleur chronique et incluant : – l’idéologie, les valeurs et les représentations de tous les acteurs (y compris des soignants, des employeurs, etc.) ; – l’organisation du système de soin et de la protection sociale, et leurs présupposés idéologiques ou moraux ; – la construction sociale des concepts utilisés pour rendre compte des symptômes, des comportements et de la souffrance. ■ Références bibliographiques 1. Wilson T, Holt T, Greenhalgh T. Complexity and clinical care. Br Med J 2001 ; 323 : 685-8. 2. Cathébras P. Qu’est-ce qu’une maladie ? Rev Med Interne 1997 ; 18 : 809-13. 3. Vinck D. Sociologie des sciences. Paris : éditions Armand Colin, 1995. 4. Bastide R. Sociologie des maladies mentales. Paris : éditions Flammarion, 1965. 5. Bensaïd N. La construction du fait médical. Psychologie médicale 1976 ; 8 : 709-15. 6. Eisenberg L. 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Il est conclu que le concept de douleur chronique ne permet pas de dépasser les conflits de légitimité et de responsabilité présents dans de nombreux cas de douleur chronique, mais qu’il tend simplement à les déplacer du champ social au domaine psychologique, occultant ainsi le rôle du système de soins dans ces situations. Éthique Éthique Mots-clés : Douleur chronique – Construction sociale – Stéréotypes médicaux – Valeurs. Chronic pain as a social construction This paper deals with the “social construction” of chronic pain in two ways. First, examining the history of the “chronic pain”construct as the founding concept of pain clinics. Then, pointing some of the social dimensions of individual experiences of chronic pain. It is concluded that the chronic pain construct does not allow doctors and patients to overcome the conflicts over legitimacy and responsability at work in many cases of chronic pain, but simply displaces them from the social field to the psychological realm, thus hiding the role of the health care system in such situations. Keywords: Chronic pain – Social construction – Medical stereotypes – Social values. 25. Jackson JE. “After a while no ones believes you” : real and unreal pain. In : Delvecchio Good MJ, Brodwin PE, Good BJ, Kleinman A (eds). Pain as human experience : an anthropological perspective. Berkeley : University of California Press, 1992 : 138-68. 26. Eccleston C, Williams AC, Stainton Rogers W. Patients and professionals understandings of the causes of chronic pain : blame, responsibility and identity protection. Soc Sci Med 1997 ; 45 : 699-709. 27. Boureau F, Luu M, Doubrère JF. Principes d’organisation d’un centre d’évaluation et de traitement de la douleur. 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