Les doubles jeux turcs et kurdes dans la guerre de Syrak

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Nicolas TÉNÈZE
Professeur certifié Histoire et Géographie, Docteur en science politique
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Les doubLes jeux turcs et kurdes
dans La guerre de syrak
Cet article révèle un trouble jeu de la part d’Ankara : « tête de Turc » de l’Otan, alors que le
Salafisme turco-qatari est là pour contrer le wahhabisme saoudien. La Turquie présentée en élec-
tron libre de l’Otan se révèlerait en réalité un élément de langage pour dissimuler le jeu réel entre
Ankara et ses alliés. Il s’agit d’autre part d’évoquer la question kurde avec son peuple, des factions
et autant d’intérêts. Il apparaît en effet que la victimisation kurde est une des composantes du
just ad bellum et que ce peuple sans terre, est souvent le supplétif d’États opposés. La recherche
de l’Autonomie s’apparente le plus souvent à une authentique guerre civile dont l’enjeu est la
construction ou non d’un Kurdistan indépendant mais riche en pétrole.
L    -, protracted conflict (conflit larvé) oublié
provisoirement par lassitude, fait une nouvelle irruption sur la scène politico-mé-
diatique depuis juillet 2014
2
. Jusque là, les attentats quotidiens en Irak, (une des
conséquences de l’invasion anglo-américaine de 2003), et la guerre civile syrienne
(conséquence des « printemps arabes »), devenaient hélas banals. Les deux crises,
liées selon certains, à dissocier selon d’autres, sont aujourd’hui deux composantes
de la « guerre de Syrak ».
Or, il se trouve que l’actuel trait d’union entre ces deux États se nomme Daesh,
une force rebelle terroriste dont les potentialités et les objectifs apparaissent a
priori comme inédits. Cette entité islamique, née de différents facteurs, étend au-
jourd’hui son influence sur l’est de la Syrie et la moitié Nord de l’Irak. Elle dispute
la domination de la région avec d’autres groupes terroristes comme Al-Nosra. En
conséquence, une coalition internationale intervient dès le 8 août en Irak et dès le
23 septembre en Syrie, avec pour cible tout à la fois Daesh et al-Nosra, bien qu’en
réalité, ces objectifs soient moins clairs qu’ils n’y paraissent. L’intervention militaire
internationale contre Daesh porte un nom, Détermination Absolue
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dans laquelle
s’inscrit l’opération française Chammal.
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Sans être directement identifiés comme membres de la coalition, Turcs et Kurdes
s’avèrent être pourtant parmi les acteurs principaux de la crise, qui plus est aux pre-
mières loges des théâtres d’opérations. Or, ces derniers se présentent comme tantôt
victimes du Daesh, tantôt plus ou moins complices. C’est pourquoi il s’avère néces-
saire d’opérer ici une mise au point sur ces différentes contradictions et de déter-
miner la place qu’occupe la Turquie, membre de l’Otan et paradoxalement premier
soutien du Daesh, pour ensuite comprendre en quoi la problématique kurde s’avère
plus complexe qu’il n’y paraît, circonscrite entre les intérêts proprement turcs et
ceux de ces voisins au Moyen-Orient.
Le trouble jeu de la Turquie
Intermédiaire, dans tous les sens du terme, entre l’Union Européenne et le
Moyen-Orient, la Turquie est accusée d’être l’un des boutefeux de la crise syra-
kienne, en soutenant avec le Qatar notamment, le Daesh, et cela contre « les
Kurdes ». Mais peut-on réellement présenter les choses ainsi ?
Ankara : la « tête de Turc » de l’Otan ?
Depuis la création des Nations-Unies, la Turquie ambitionne d’obtenir un siège
permanent au CSNU, au motif qu’elle représente les populations turcophones ou
ethniquement assimilées. Pour cela, Ankara adopte depuis une vingtaine d’année
la « doctrine Davutoğlu », du nom de l’actuel Premier ministre et ancien ministre
des Affaires étrangères, nommé le « Kissinger turc ». Elle prône une politique de
« bon voisinage », surtout dans sa zone d’influence de la Bosnie à l’Asie Centrale
en passant par l’Albanie et l’Azerbaïdjan. Pour cela est privilégié le soft power. Des
organismes, comme la Fondation pour l’aide humanitaire et l’Institut du Bosphore,
promeuvent à ce titre le « modèle turc ». Cette politique étrangère épouse souvent
celle de l’Otan, dont la Turquie est membre, mais s’en éloignent parfois comme les
derniers appels du pied d’Erdogan à la Russie autour de projets gaziers et pétroliers.
Paradoxe, Ankara travaille aussi à réduire l’influence russe en Syrie.
Mais la Turquie concentre aussi des critiques au regard des nombreux « dys-
fonctionnements »
4
. Elles s’exacerbent depuis l’accès au poste de Premier ministre
puis de Président (depuis août 2014) de Recep Tayyip Erdogan
5
, en raison d’un
exercice du pouvoir autocratique (construction d’un palais de plusieurs centaines
de millions d’euros) et de plus en plus islamiste à direction de l’enseignement, la
politique et l’économie. Par la dimension religieuse, Erdogan souhaite acquérir une
posture plus rassembleuse. Aussi, des éléments de la société civile entretiennent
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contre lui une fronde sociale, dont la confrérie Gülen
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est le fer de lance. Erdogan
est aussi vilipendé en raison de la corruption de son administration. Le 17 octobre
2014, plusieurs membres de son parti AKP et quelques-uns de ces proches, accusés
de corruption, sont blanchis par une justice sous pression
7
. Enfin, le Président serait
trop proche, dixit le ministre israélien de la Défense Moshe Yaalon, des Frères mu-
sulmans, dont il fut membre jusqu’en 1998, mais dont l’influence dans ce groupe
resterait intact
8
.
Evidemment, l’élément principal cristallisant les reproches envers lui reste son
traitement de la question Kurde. Les relations exécrables avec les 18 millions de
Kurdes de son territoire, expliquent qu’Ankara a probablement sinon crée, du
moins encouragé Daesh
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à s’étendre en Syrak, afin de mener une guerre contre le
PKK, par procuration, en dehors de ces frontières. Il s’agit aussi, pour la Turquie,
de s’emparer d’une partie des bassins versants des fleuves Tigre et Euphrate dont
la Turquie revendique le contrôle pour sécuriser ses barrages hydrauliques, mais
également de gisements d’hydrocarbures.
Effectivement, l’armée turque est accusée de laisser massacrer les Kurdes, no-
tamment lors du siège de Kobané. Une célèbre photo l’illustre, celle d’un char turc,
assistant passif au martyr de la forteresse urbaine. Un parallèle s’impose à l’esprit,
celui des alliances de raison entre 2 ennemis en vue de certains intérêts. Exemple,
exactement 70 ans en arrière, les Nazis exterminent les résistants de Varsovie avec
la complicité de Staline, lequel avait stoppé exprès l’avancée de son armée pour se
débarrasser de futurs opposants. Mais surtout, les jihadistes du Daesh s’entraînent
sans discrétion en Turquie dans les camps de Şanlıurfa, Osmaniye et Karaman, tan-
dis que transitent, au su du chef d’État-major turc Ismet Yilmaz, les Brigades inter-
nationales du jihadisme. Le quotidien français Le Monde explique ainsi : « C’est
aussi par cette frontière qu’ont été acheminés une grande partie des armes, des
équipements et du ravitaillement destinés à l’EI et à d’autres groupes radicaux. La
Turquie a, pour le moins, servi de lieu de transit aux pays alliés des États-Unis dans
la région qui ont ‘déversé’, toujours selon Joe Biden, des centaines de millions de
dollars, et des dizaines de centaines de tonnes d’armes » sur « n’importe qui pour
autant qu’il combattrait Assad’»
10
.
La présence de 49 diplomates turcs dans la zone défendue par Daesh en sep-
tembre vient confirmer cette collusion entre la Turquie et le groupe terroriste. Pour
donner le change, Ankara monte alors un stratagème. Début septembre (début
des frappes massives de la coalition), la Turquie organise un faux enlèvement de
ses diplomates, attribué à Daesh, puis les fait libérer, pour prouver que Daesh est
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aussi son ennemi. Mais cela ne trompe personne. Le double jeu turc est notam-
ment dénoncé par la journaliste libano-américaine Serena Shim (Press TV, agence
iranienne), tuée « accidentellement » le 26 octobre par un camion roulant à contre-
sens. Selon Fox News, la Turquie l’aurait fait assassiner
11
.
Le Salafisme turco-qatari pour contrer le wahhabisme saoudien
Au sein du sunnisme (de sunna), il est peu commode de distinguer les différents
courants religieux. Dans la région, deux d’entre aux s’opposent plus que d’autres :
d’une part le wahhabisme, idéologie sublimée par l’Arabie Saoudite, et de l’autre le
salafisme, fer de lance du Qatar et de la Turquie.
La première doctrine s’inspire des écrits de Muhammad ibn Abd al-Wahab
(1741-1818). Le prophète bénéficie de la protection des Séoud, et en échange leur
prodigue de s’enrichir par des razzias et des conquêtes autour de leur territoire, que
seul le jihad armée pourrait excuser. La pensée d’Al Wahab s’articule en 3 points:
« Un seul chef, un seul pouvoir, une seule mosquée, ce qui sera transformé ainsi:
le roi d’Arabie Saoudite impose une religion d’État et en contrôle le dogme, cela
contre les chiites et les sunnites hérétiques. Grâce à ce que l’histoire nomme « pacte
de Nadjd », les Séoud s’arrogent donc le monopole religieux dans les mondes mu-
sulmans et le droit d’y imposer leurs intérêts. Par la suite, le contrôle des lieux saints
La Mecque et Médine les y aident.
Aussi, au XIX
e
et XX
e
siècle, la famille princière reprend la doctrine pour assoir
son autorité sur les autres tribus bédouines, accusées de paganisme. Lorsque l’Ara-
bie est unifiée, le wahhabisme devient une sorte de panislamisme séoudien prosé-
lyte, en soit tous les musulmans doivent désormais respecter l’autorité théocratique
des Séoud.
Les rentrées financières dues aux conquêtes, aux tribus et au pèlerinage assoient
le pouvoir de la Dynastie, que le pétrole, au XX
e
siècle, viendra puissamment ren-
forcer. Ryad devient la banque du panislamisme (mais pas du panarabisme) et
fédèrent les moudjahidine étrangers en Afghanistan et plus tard les combattants
étrangers d’Al Qaida dans le monde. États-Unis (EU) et Union Européenne (UE)
ne dénonceront jamais le Wahhabisme car il sert leur intérêt.
Or, par réaction et jalousie, des États à majorité musulmane, menés par le Qatar
et la Turquie, refusent cette domination séoudienne, sans pour autant succomber
au chiisme. Cette rupture s’amplifie lorsque l’Irak, première opposant à l’Arabie
Saoudite, succombe en 2003, laissant les Séoud en passe de devenir les maîtres au
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Moyen-Orient. Doha et Ankara en profitent pour parrainer, à l’échelle planétaire,
des groupes terroristes contre les intérêts séoudiens. Ce schisme est visible dans
l’éclatement de la nébuleuse Al-Qaida, avec d’un côté les pro-Séoud, de l’autre les
pro-Al-ani (Qatar).
Pour contrer les wahhabites, le Qatar et la Turquie créent leur propre perception
du wahhabisme, en instrumentalisant l’héritage des salaf (« ancêtres prestigieux »
c’est-à-dire les compagnons de Mahomet et les grands califes) pour refonder le sala-
fisme. Leurs disciples refusent les divertissements et imposent une apparence stricte :
barbe pour les hommes et niqab pour les femmes. Les salafistes sont aussi hostiles
aux autres écoles de droits coraniques hanéfites, malékites, chaféites et hanbalites,
et bien sûr les branches du chiisme. Vision régulière de l’islam sunnite, le salafisme
peut se comprendre comme une réaction à la corruption et les déviances des bour-
geoisies des sociétés musulmanes, peu respectueuses du Coran, à l’instar des protes-
tants face aux dérives ultramontaines. Les salafistes souhaitent un retour au Coran,
à la sunna (la tradition du Prophète), à la charia (loi islamique), et cela contre les
apports culturels occidentaux. Le Qatar finance des organisations terroristes dont
la Jamah Islamiyya, Daesh et Al-Qaida entre autre. Plusieurs intermédiaires offi-
cieraient entre le Daesh et al Nosra d’une part, et le Qatar de l’autre tels Tariq bin
al-Tahar al-Harzi, Abd Al-Rahman ben Umayr Al-Nuaymi (« fund-raiser » d’Al
Qaida, conseiller pour la Fondation caritative d’Al-ani, Hajjaj Al-Ajmi (« fund-
raiser » et intermédiaire entre le Qatar et le Koweït), l’imam Mohammed Al-Arifi
(recruteur de jihadistes au Royaume-Uni pour le Qatar)
12
et Ashraf Muhammad
Yusuf ‘Uthman ‘Abd al-Salam (al-Nosra).
Entre les deux obédiences oscillent les Frères Musulmans
, un groupe politico-
religieux prônant le retour aux fondamentaux coraniques par l’intermédiaire des
élites et non du peuple. Sa doctrine, dont Erdogan, nous l’avons dit, se réclamait,
se distingue du wahhabisme par le refus du monopole religieux par un seul État
et la lutte contre les nationalismes arabes. Le mouvement est fondé en Égypte en
1928 par l’instituteur Hassan al Banna et Abul Al-Maududi. Sayyid Qutb, pen-
seur et militant radical des Frères musulmans, exécuté par Nasser en 1966.
La Turquie en électron libre de l’Otan : un élément de langage
Officiellement donc, alors que la coalition apporte son aide aux Kurdes, la
Turquie, soutiendrait sans leur consentement Daesh, et laisserai passer sur son terri-
toire les jihadistes occidentaux désireux de lui porter assistance, ainsi qu’à Al-Nosra.
C’est pourquoi le 22 novembre, le vice-président américain Joe Biden s’envole vers
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