Caroline Sirois. Trop souvent, un médica-
ment entraîne un effet secondaire que le
médecin va interpréter comme un nouveau
symptôme lié à l’âge, et pour lequel il va
prescrire une nouvelle drogue.» Un exem-
ple? Pour soulager les douleurs de l’arthrose,
on préconise un anti-inflammatoire qui
peut faire augmenter la pression sanguine.
Du coup, un antihy per tenseur est prescrit
qui, à son tour, peut causer une baisse du
potassium sanguin qui amènera la prise de
suppléments oraux, etc. Un vrai cercle vi-
cieux! Il est grand temps de le briser: les
médicaments seraient responsables d’envi -
ron 10% des hospitalisations de personnes
de plus de 65 ans et de 20% d’octogénaires,
plus fragiles et plus souvent victimes de
surdosages ou d’erreurs.
«La polypharmacie n’est pas dangereuse
en elle-même, tient toutefois à préciser
Caroline Sirois. Il y a des polypharmacies
judicieuses qui permettent de réduire la
mortalité et d’améliorer la qualité de vie,
par exemple en cas de diabète. Mais la
difficulté, c’est de trouver un équilibre.
De plus en plus d’études parlent de “dé-
prescription”, afin de réduire la lourdeur
des ordonnances chez les patients âgés.»
Mais comment «déprescrire»? Quels
sont les médicaments indispen-
sables? Ceux dont on peut se
passer? Y a-t-il un risque,
en retirant un médica-
ment, de porter préjudice au patient? Ces
questions ne sont pas abordées en cours
de médecine. «Aucune ligne directrice ne
dit, par exemple, qu’à partir de quel âge
on peut laisser tomber les statines, même
si plusieurs associations de gériatrie ont
commencé à se pencher sur la question»,
poursuit la spécialiste.
Les statines, qui servent à réduire le taux
de cholestérol, sont justement les médi-
caments les plus utilisés par les gens qui
ont dépassé le cap des 65 ans. Selon le
rapport de l’ICIS, près de 50% d’entre
eux en prennent quotidiennement. Vien-
nent ensuite les inhibiteurs de l’ECA, in-
diqués pour traiter l’insuffisance cardiaque
et l’hypertension, et les antiacides contre
le reflux gastro-œsophagien.
es médicaments sauvent des vies
et soulagent la douleur, pas de
doute là-dessus, reprend Cara
Tannenbaum. Mais un traitement
pertinent à 50 ans ne l’est pas for-
cément à 80 ans. Il faut par exemple deux
ans de traitement avec des statines pour
que le risque cardiovasculaire commence
à baisser. Ne serait-ce pas plus approprié
de prendre en compte l’espérance de vie
et de soigner les problèmes immédiats,
chez les personnes très âgées? Il y a un
consensus sur le fait qu’on abuse des mé-
dicaments de prévention.»
C’est aussi l’avis de Jacques Potvin. Ce
psychogériatre de 87 ans se bat depuis des
années contre ce qu’il considère comme de
l’acharnement thérapeutique. «J’ai souvenir
d’une patiente de 97 ans, admise en CHSLD,
qui a pris 22 médicaments par jour jusqu’à
sa mort. On a accepté ça sans rien changer»,
regrette-t-il. Depuis qu’il a pris sa retraite
en 2006, celui qui a fondé la Société qué-
bécoise de gériatrie, il y a 30 ans, continue
de passer 1 jour par semaine auprès des
malades déments, au CHSLD Saint-Au-
gustin, à Québec. Il s’occupe tout particu-
lièrement d’une vingtaine de patients au
comportement «perturbateur», prêtant
ainsi main-forte à l’équipe médicale per-
manente. Jacques Potvin, qui connaît le
nom de tous les malades, l’histoire de
chaque famille, plaide pour une médecine
plus humaine et plus empathique. Une
médecine qui s’intéresserait au patient
et pas uniquement aux symptômes, sur-
tout chez les personnes en fin de vie.
«Je prends six médicaments par jour
pour maîtriser mes problèmes de santé.
Cela a un sens, car j’ai un rôle socio-familial
actif, explique-t-il en arpentant les couloirs
du CHSLD, où déambulent des aînés au
regard perdu. Mais quand on est dément
et en fin de vie, y a-t-il un sens à traiter l’hy-
pertension, le cholestérol, à prévenir les in-
farctus ou à prendre de la vitamine D? En
tant que médecin, il faut accepter de ne pas
pouvoir tout guérir. D’autant que cela a un
coût: au Québec, il y a plus de 45 000 lits
en CHSLD. Si on enlevait à chacun des pa-
tients une ou deux pilules non nécessaires,
on économiserait beaucoup.»
Alors que la population mondiale vieillit,
les coûts associés à la polypharmacie sont
en effet montrés du doigt. Ne serait-ce
qu’au Québec, entre 2000 et 2012, les dé-
penses de l’assurance médicament ont
doublé. Les prescriptions inappropriées,
polypharmacie en tête, sont devenues un
problème de santé et de finances publiques.
Et pourtant, les autorités tardent à réagir.
Il n’y a pour l’instant aucun suivi de la
poly médication au Québec. Caroline Sirois,
de l’UQAR, travaille justement avec l’Ins-
titut national de santé publique du Québec
pour tenter de mettre en place cette sur-
veillance. «L’un des premiers objectifs est
Apprendre
à s’abstenir
Bien soigner, c’est aussi, pour un médecin,
savoir s’abstenir de prescrire. La campagne
Choisir avec soin, lancée en deux temps, le
2 avril et le 29 octobre 2014, vise justement
à encourager le dialogue entre médecins et
patients pour éviter les examens, les
traitements et les interventions inutiles. Sous
l’égide de l’Association médicale canadienne,
une trentaine de sociétés de spécialité
médicale, dont la Société canadienne de
gériatrie, ont fait la liste des actes et des
traitements souvent pratiqués de façon non
justifiée. «N’utilisez pas d’antipsychotiques
comme premier choix pour traiter les
symptômes comportementaux et
psychologiques de la démence», peut-on lire
par exemple dans la section Médecins du site
www.choisiravecsoin.org qui fait écho à la
campagne états-unienne Choosing Wisely
lancée en 2012.
D’autres initiatives, comme celle du Journal
of the American Medical Association (JAMA),
qui publie régulièrement des articles dans sa
série Less Is More, voient le jour un peu
partout dans le monde. Le British Medical
Journal a quant à lui lancé la campagne Too
Much Medicine en 2013. On peut y lire, dans
un éditorial, que, «face à la menace que
représentent le surdiagnostic, ainsi que le
gâchis d’examens et de traitements non
nécessaires, combattre les excès médicaux
est l’un des grands défis du siècle».
«L
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