2. Corps QS novembre2014_Layout 1 14-10-06 10:46 AM Page 22 corps COMPRENDRE LE QUI change LE TEMPS TRANSFORME TOUT. IL NOUS FAÇONNE ET IL NOUS VIEILLIT. NOUS SOMMES ŒUVRE DU TEMPS. 22 Québec Science | Novembre 2014 2. Corps QS novembre2014_Layout 1 14-10-06 10:46 AM Page 23 80 ans Une loi de la nature Par Marine Corniou n sait à peu près à quoi s’attendre: un bébé Homo sapiens né au Canada en 2012 vivra en moyenne 80 ans. Idem pour les rejetons des autres pays développés, où les maladies infectieuses et la malnutrition tuent peu. Mais qu’en est-il des autres espèces? Dans la nature, rares sont les animaux qui atteignent leur âge maximal potentiel. Souvent, la prédation, les accidents et les maladies les emportent bien avant la sénescence liée au poids des années. D’ailleurs, les estimations de longévité des différents animaux proviennent, le plus souvent, d’observations de spécimens en captivité. Il en ressort une diversité phénoménale! Ainsi, une mouche domestique termine son cycle de vie en 17 jours, alors que certaines reines termites peuvent vivre 17 ans. Une souris, même bien nourrie et protégée, ne vivra pas plus de 5 ans, alors qu’une chauve-souris peut atteindre 20 ou 40 ans. Le rythme du vieillissement non plus n’est pas constant. Un saumon va dégénérer et mourir en quelques jours après avoir frayé, alors qu’une tortue pourra vivre plusieurs décennies sans montrer le moindre signe de sénescence. Et même au sein d’une famille comme les primates, par exemple, la vieillesse ne frappe pas de façon équitable. Chez les humains, les centenaires ne sont pas rares et le record est détenu par Jeanne Calment, une Française morte à plus de 122 ans. Nos proches parents, les chimpanzés, atteignent exceptionnellement l’âge vénérable de 60 ans, tandis que les ouistitis communs vivent en moyenne de 5 à 7 ans, avec un maximum enregistré de 16 ans en captivité. Certes, les plus gros animaux tendent à vivre plus longtemps que les petits, pour des raisons partiellement mystérieuses. On pense, étant donné leur métabolisme plus lent et leur cœur battant moins vite, que leurs cellules se dégradent plus lentement que celles des petites bêtes. Mais là encore, les exceptions sont courantes: si l’énorme baleine boréale, dont le métabolisme est très lent, détient le record de longévité des mammifères – elle vit facilement plus de 150 ans –, de petites palourdes d’eau froide, elles, vont atteindre les 300 ou 400 ans! Et elles ne sont pas les seules vieillardes au sein du règne animal. En voici quelques autres. CORBIS O Novembre 2014 | Québec Science 23 2. Corps QS novembre2014_Layout 1 14-10-06 10:46 AM Page 24 POUR ÉTUDIER LES MÉCANISMES DU VIEILLISSEMENT, LES CHERCHEURS UTILISENT LES MODÈLES «CLASSIQUES» DE LABORATOIRE, À SAVOIR DES SOURIS, DES RATS, DES DROSOPHILES, DES VERS ET DES LEVURES. MAIS ILS S’INTÉRESSENT AUSSI À DES ANIMAUX PLUS ATYPIQUES. 211 ans La baleine boréale 31 ans Le rat-taupe nu Originaire d’Afrique de l’Est, Heterocephalus glaber n’a pas un physique enviable, mais sa longévité est exceptionnelle. En effet, le rat-taupe nu peut vivre jusqu’à 31 ans en captivité, soit de 5 à 10 fois plus que sa cousine la souris. Et ce n’est pas tout: il ne développe jamais de cancer, ni naturellement ni en laboratoire lorsqu’on lui injecte des cellules tumorales. Son secret de jouvence est encore bien gardé, mais le séquençage de son génome en 2011 a permis de lever le voile sur certains atouts du rongeur. Ainsi, le rat-taupe possède-t-il un gène, appelé p16, qui bloque instantanément toute prolifération anormale de cellules. En avril 2014, une étude a lié son étonnante durée de vie à la présence d’une protéine appelée HSP25 qui joue un rôle de sentinelle dans les cellules et élimine efficacement les molécules anormales ou endommagées, avant qu’elles ne puissent altérer l’organisme (voir l’article à la page 30). Pouvant mesurer 20 m de long pour une centaine de tonnes, Balæna mysticetus évolue dans les eaux arctiques et subarctiques. Il y a une quinzaine d’années, des Autochtones d’Alaska ont découvert plusieurs pointes de harpon en ivoire, centenaires, fichées dans la graisse d’une baleine boréale fraîchement chassée. Alertés, des biologistes de l’université d’Alaska ont décidé d’évaluer l’âge de cinq baleines pêchées – en mesurant le taux d’acide aspartique présent dans le globe oculaire des animaux. Verdict? La plus jeune avait 91 ans; et la plus vieille, 211 ans! 255 ans Méduses et compagnie En matière d’immortalité, les méduses et les autres membres de l’embranchement des cnidaires tiennent le haut du pavé. L’hydre, notamment, un petit polype d’eau douce de quelques millimètres, intéresse depuis longtemps les scientifiques de par sa capacité à se régénérer presque indéfiniment. Elle se reproduit d’ailleurs par bourgeonnement, faisant pousser sur son corps une nouvelle petite hydre qui se détache ensuite pour vivre sa propre vie. En 2012, des chercheurs allemands ont découvert que le gène FoxO jouait un rôle dans la vitalité et le nombre des cellules souches présentes chez l’hydre. Fait étonnant, ce gène est également présent chez les vertébrés, dont l’homme, et il semble très actif chez les centenaires… Dans la même famille, plusieurs méduses possèdent elles aussi ce «don d’immortalité». L’espèce Turritopsis dohrnii, en particulier, est carrément capable d’inverser son cycle de vie, en cas de famine ou de conditions difficiles. Elle parvient à retourner à l’état larvaire, un peu comme un papillon qui redeviendrait chenille. Quand les conditions s’améliorent, elle se développe à nouveau en un individu adulte. On ignore encore comment ses cellules parviennent à inverser ainsi le cours du temps. Les cellules immortelles Immortelles s’il en est, les cellules cancéreuses ont ceci de redoutable qu’elles deviennent insensibles au vieillissement. Se multipliant indéfiniment, elles parviennent à inactiver les gènes qui contrôlent normalement la mort cellulaire programmée, l’apoptose. L’exemple le plus célèbre est celui des cellules HeLa, véritables coqueluches des labos, citées dans pas moins de 60 000 publications scientifiques! À l’origine, elles proviennent d’une mère de famille, Henrietta Lacks, qui a été admise à l’hôpital Johns Hopkins, à Baltimore, aux États-Unis, pour un cancer du col de l’utérus en 1951. Prélevées sur la patiente, ces cellules particulièrement agressives sont les premières cellules humaines cancéreuses à avoir survécu en culture. Plus de 60 ans après la mort de Henrietta Lacks, les cellules continuent à se multiplier à une vitesse inédite dans des labos du monde entier. 24 Québec Science | Novembre 2014 Les tortues géantes La légende raconte qu’Harriet a été capturée aux Galápagos par Charles Darwin, lors de son fameux voyage de 1835 à bord du Beagle. Si les analyses génétiques ont indiqué qu’elle provenait en fait d’une île sur laquelle Darwin n’a jamais mis les pieds, l’âge attribué à cette tortue géante, lui, s’est révélé exact. En 2006, la bête de 150 kg s’est éteinte à 176 ans dans un zoo australien, après avoir passé, au début de sa vie, quelques années au Royaume-Uni. La même année, au zoo de Calcutta, en Inde, la tortue géante Adwaita fermait elle aussi les yeux, à un âge estimé à 255 ans, ce qui fait d’elle l’une des plus vieilles représentantes connues des vertébrés. Le titre de doyen est maintenant détenu par Jonathan, une tortue géante des Seychelles, qui coule des jours paisibles à Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud. Probablement capturé en 1882, alors qu’il était déjà adulte, ce mâle costaud aurait aujourd’hui 182 ans. À une décennie près, il aurait pu côtoyer Napoléon, en exil sur l’île. Quel est le lien entre vieillissement et cancer? Gerardo Ferbeyre, professeur à l'Université de Montréal, répond à cette question (et à bien d’autres) sur www.quebecscience.qc.ca/podcast. 2. Corps QS novembre2014_Layout 1 14-10-06 10:47 AM Page 25 Et les végétaux ? 507 ans La palourde Ming En 2006, des chercheurs britanniques ont prélevé, lors d’une expédition en Islande, une palourde (Arctica islandica) dont l’âge a été estimé à 507 ans. C’est en comptant le nombre de cernes sur sa coquille et en confirmant leur résultat par une mesure au carbone 14 que les biologistes ont pu déduire l’âge du mollusque. Malheureusement, les chercheurs l’ont accidentellement congelé – et tué – sur le bateau. La bête a été nommée Ming, à titre posthume, du nom de la dynastie chinoise en place lors de sa naissance, en 1499. Sa forte résistance au stress oxydatif, c’est-à-dire aux radicaux libres, et sa capacité à éliminer les protéines anormales pourraient expliquer en partie la surprenante durée de vie de cet animal. Des bactéries du fond des âges 5 minutes Les moins chanceux Les éphémères, aussi appelés «mannes», portent bien leur nom: ils font partie des insectes dont la vie adulte est la plus brève. Chez l’espèce Dolonia americana, la femelle vit moins de cinq minutes, durant lesquelles elle doit trouver un partenaire, s’accoupler et pondre. La plupart des autres espèces d’éphémères, elles, ont la «chance» de bénéficier de quelques heures ou de quelques jours de plus pour accomplir leur mission. Si de nombreux insectes ont une vie adulte réduite, leur existence à l’état larvaire est généralement plus longue. Certains coléoptères xylophages peuvent ainsi passer de 30 à 40 ans dans un arbre ou un meuble, à l’état de larve, avant de muer en adulte. Se réveiller frais et dispos après un sommeil de 250 millions d’années, c’est l’exploit qu’aurait réalisé, en 2000, une bactérie retrouvée dans un cristal de sel à 569 m de profondeur, à Carlsbad au Nouveau-Mexique. Isolée et plongée dans une solution nutritive, la belle s’est réveillée comme si de rien n’était. Bien que cette publication du journal Nature ait été vivement critiquée (certains suggérant qu’une bactérie moderne aurait contaminé l’échantillon), il ne s’agit pas d’un exemple isolé. Car il arrive souvent que des bactéries logées dans le permafrost ou la glace, par exemple, reviennent à la vie après plusieurs centaines de milliers d’années d’hibernation. En 2007, des bactéries d’Antarctique ont même ressuscité, après 8 millions d’années passées dans la glace. Immortelles, donc, les bactéries? En quelque sorte, oui. Car si elles succombent aux sécheresses, à la disette ou aux virus, elles ne meurent pas de vieillesse. Elles se reproduisent en se divisant, si bien qu’une mère «devient» ses deux filles en se scindant en deux, accédant ainsi à la vie éternelle! 4 846 ans, c’est l’âge de Mathusalem, le nom donné à un pin Bristlecone (Pinus longæva) des White Mountains de Californie longtemps considéré comme l’arbre le plus vieux de la planète. Il a été détrôné en 2008 par un épicéa suédois, le vieux Tjikko, âgé de 9 550 ans à en croire le nombre de ses anneaux de croissance. Pas étonnant que des arbres vivent si vieux, puisque leurs cellules ne se dégradent pas avec le temps. Par contre, ils s’affaiblissent avec l’âge. C’est surtout parce qu’ils ont une croissance continue et que, à force de grandir, ils finissent par être trop lourds pour leur structure, ou trop développés pour que la sève puisse irriguer correctement leur feuillage. En outre, plus ils vivent longtemps, plus ils sont exposés aux virus, aux intempéries, aux champignons et aux autres parasites. Malgré tout, certains parviennent à déjouer les pièges du temps. Car les végétaux possèdent tous des cellules non différenciées qui constituent des tissus – les méristèmes – que l’on trouve notamment dans les bourgeons. C’est grâce à eux que l’on peut bouturer une plante, et c’est aussi ce qui permet à certains arbres de se cloner presque indéfiniment. En Utah, une colonie de peupliers faux-trembles (Populus tremuloides) se reproduirait ainsi, à partir d’un seul individu, depuis 80 000 ans, selon des analyses génétiques et une estimation du taux de croissance. L’ensemble pèse aujourd’hui 6 600 tonnes, troncs et système racinaire compris! 250000000 d’années 4846 ans Novembre 2014 | Québec Science 25