Docteur Bruno MASI JANVIER 2004 LA REVUE DU PRATICIEN N°635 DU 15/12/2003 Page 1
POURQUOI DEVIENT-ON DÉPENDANT DU TABAC ?
par Jacques Le Houezec,
Conseiller scientifique et médical Pharmaci
Objectif: Connaître les mécanismes neurophysiologiques de la dépendance au tabac, et plus
particulièrement à la nicotine. La nicotine est responsable de la dépendance en stimulant et modulant la
libération de nombreux neurotransmetteurs. Ses propriétés pharmacocinétiques et les caractéristiques
physiologiques de ses récepteurs permettent d'expliquer son grand pouvoir addictif, lorsqu'elle est
fumée.
La dépendance au tabac est maintenant reconnue comme la maladie responsable des taux de morbidité
et de mortalité évitables les plus importants dans le monde occidental. Le tabac provoque chaque année
4 millions de décès dans le monde. Compte tenu de l'explosion récente du tabagisme dans les pays en
voie de développement, ce chiffre pourrait atteindre 10 millions de morts annuels en 2025. La
dépendance tabagique est un comportement complexe, qui implique à la fois un renforcement primaire
par la nicotine et des renforcements secondaires provenant d'autres constituants de la fumée de tabac ou
de composantes comportementales associées à l'acte de fumer. Pour des raisons de concision, cet article
n'aborde que l'aspect pharmacologique de la dépendance tabagique, en se limitant aux effets de la
nicotine.
LES FUMEURS RECHERCHENT LA NICOTINE
La nicotine est le principal alcaloïde du tabac. C'est une base faible, hydrosoluble et lipophile qui peut
donc être rapidement absorbée par les membranes cellulaires. Ainsi le tabac a pu être utilisé sous de
nombreuses formes (fumé, chiqué, léché, bu, prisé...).
Les preuves
Il est maintenant scientifiquement établi que la nicotine possède les caractéristiques pharmacologiques
d'une substance de dépendance, et qu'elle est la cause principale de la dépendance au tabac. Il est
possible que d'autres substances du tabac interagissent avec elle dans le processus de dépendance, mais
peu d'études scientifiques se sont intéressées à ce sujet. Le phénomène de «titration » et le succès du
traitement nicotinique de substitution dans le sevrage tabagique sont la preuve que la nicotine est
recherchée par le fumeur. Ce dernier effectue une «titration » de son absorption de nicotine lorsque la
quantité de nicotine disponible est manipulée expérimentalement ou lorsqu'il change de type de
cigarettes. Il est donc illusoire pour un fumeur de passer de cigarettes normales à des cigarettes dites «
légères », car il compense le rendement théoriquement plus faible de ces cigarettes en modifiant sa
façon de fumer. L'autre argument en faveur du rôle primordial de la nicotine dans la dépendance
tabagique est l'efficacité du traitement nicotinique de substitution dans le sevrage tabagique, celui-ci
doublant en général les chances de succès d'un sevrage par rapport au placebo.
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Fumer: comportement idéal pour permettre la dépendance
Fumer est un mode unique d'administration, car l'entrée dans la circulation se fait directement par le
système veineux pulmonaire plutôt que par la circulation systémique ou portale. D'après les données
physiologiques, la nicotine atteint le cerveau en 9 à 19 secondes, plus rapidement qu'après une injection
intraveineuse. La nicotine est ensuite amplement et rapidement distribuée dans l'ensemble du corps,
avec un volume apparent de distribution à l'équilibre de l'ordre de 180 litres. Puisque la force de la
dépendance envers une substance psychoactive dépend largement de la rapidité entre le comportement
d'administration et le renforcement au niveau central, le tabagisme est, par son mode d'absorption, le
comportement « idéal » pour permettre la dépendance à la nicotine. Le comportement tabagique est
complexe, et les fumeurs peuvent contrôler très précisément la dose qu'ils s'administrent, bouffée par
bouffée. Cette dose de nicotine est dépendante de l'intensité des bouffées, de leur durée et de leur
nombre, de la profondeur de l'inhalation, et du degré de dilution de la fumée avec l'air inspiré. La
complexité de ce procédé d'administration rend impossible la prédiction de la dose de nicotine absorbée
à partir du contenu en nicotine du tabac, mais il a été montré qu'un fumeur obtient en moyenne 1 mg à
1,5 mg de nicotine par cigarette.
LES RÉCEPTEURS NICOTINIQUES
Langley, à la fin du XIXème siècle, a utilisé un certain nombre d'alcaloïdes, dont la nicotine,
pour étudier le système nerveux. Le concept de récepteur est d'ailleurs issu d'une de ses
expériences, dans laquelle il utilisa la nicotine afin de stimuler un muscle privé de son
innervation. En 1914, Dale développa le concept de deux sites d'action différents pour
I'acétylcholine, nommés muscarinique et nicotinique, basé sur les sélectivités respectives de
ces sites envers la muscarine ou la nicotine.
Les récepteurs à la nicotine font partie de la famille des récepteurs-canaux; ils sont constitués
de 5 sous-unités protéiques transmembranaires. La connaissance des récepteurs nicotiniques
s'est largement développée lors des 10 dernières années.
Le récepteur nicotinique de la jonction neuromusculaire est l'un des récepteurs les mieux
connus ; ses sous-unités protéiques sont de 4 types différents (alpha, bêta, delta et gamma,
dans les proportions 2/1/1/1). Les récepteurs centraux sont constitués seulement de sous-
unités alpha et bêta. Neuf gènes différents ont été identifiés au niveau central pour la sous-
unité α(α2- α 10), et 3 gènes pour la sous-unité β 2- β 4).
La distribution des sous-unités et leur assemblage varient considérablement en fonction de
leur localisation dans le système nerveux central et des espèces.
LES RÉCEPTEURS NICOTINIQUES
Les cepteurs nicotiniques sont avant tout des récepteurs cholinergiques (ACh).
Lorsque l'acétylcholine ou la nicotine se lient au récepteur (sur les 2 sous-unités alpha), celui-ci
change de conformation : le canal ionique s'ouvre et laisse entrer le sodium à l'intérieur de la cellule,
provoquant la dépolarisation de la membrane. Plus récemment, on a découvert que ces récepteurs
étaient perméables au calcium (Ca2+), facilitant ainsi la libération de certains neurotransmetteurs
(noradrénaline, dopamine, sérotonine, GABA, glutamate) pour lesquels la nicotine jouerait le rôle de
modulateur.
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Les effets de la nicotine sur les systèmes dopaminergiques sont liés à ses propriétés addictives. Des
récepteurs nicotiniques sont présents sur les corps cellulaires de neurones dopaminergiques de l'aire
tegmentale ventrale, ainsi que sur leurs terminaisons dans le noyau accumbens. Il semble que les effets
renforçateurs de la cocaïne et de la nicotine partagent certaines cibles neuronales localisées dans le
système dopaminergique mésolimbique.
LES BASES DE LA DÉPENDANCE
Demi-vie courte de la nicotine
Certaines propriétés pharmacologiques de la nicotine et physiologiques des récepteurs permettent de
mieux comprendre la dépendance tabagique. À cause de la demi-vie d'élimination relativement courte
(2 à 3 heures) de la nicotine, la nicotinémie augmente régulièrement pendant 6 à 8 heures de
consommation régulière, puis culmine en plateau jusqu'à la dernière cigarette de la journée. La
nicotinémie décroît rapidement pendant la nuit, et très peu de nicotine persiste dans le sang au réveil.
Ces propriétés pharmacocinétiques font que le fumeur doit régulièrement fumer au cours de la journée,
afin de maintenir un niveau de nicotinémie relativement constant, et que chaque jour représente un
cycle nycthéméral idéal pour l'entretien de la dépendance à la nicotine (une dépendance qui se répète au
quotidien est nécessairement plus stable).
Désensibilisation des récepteurs nicotiniques...
Au cours de la journée, une tolérance aiguë se développe envers de nombreux effets de la nicotine
(dont les effets cardiovasculaires sont les plus faciles à mettre en évidence), puis elle disparaît au cours
de la nuit lorsque la nicotinémie diminue [8]. Cette tolérance aiguë est probablement liée à une
propriété des récepteurs nicotiniques : la désensibilisation. Lorsque la nicotine se lie au récepteur,
celui-ci subit des changements allostériques qui le rendent insensible à la nicotine pendant un certain
temps (quelques dizaines de minutes). Au cours de la journée, alors que la nicotinémie augmente, un
nombre croissant récepteurs deviennent désensibilisés. Mais lorsque la nicotinémie diminue pendant
la nuit, ces récepteurs regagnent leurs propriétés normales. Ce phénomène est sans doute aussi impliqué
dans le mécanisme de dépendance ; associé aux propriétés pharmacocinétiques de la nicotine évoquées
ci-dessus, il permet l'entretien de la dépendance au jour le jour.
La tolérance chronique (le fait qu'un fumeur s'adapte à certains effets comme le vertige provoqué
lorsqu'il fume pour la première fois ou après une abstinence de quelques jours), due à la consommation
régulière de tabac au cours de la vie du fumeur, a été relativement peu étudiée et son rôle dans la
dépéndance n'est pas clair.
... et augmentation de leur nombre
Par ailleurs, le nombre de récepteurs nicotiniques augmente chez les fumeurs chroniques (un fumeur
possède en moyenne 50 % de récepteurs nicotiniques en plus par rapport à un non-fumeur), c'est ce que
l'on appelle en anglais la « up-regulation ». Ce phénomène pourrait être lié à la désensibilisation des
récepteurs (l'organisme répondant à celle-ci en augmentant le nombre de récepteurs pour maintenir les
effets), mais aucune preuve n'est encore acquise à ce jour.
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Absorption pulmonaire rapide de nicotine par la fumée inhalée
Une autre propriété pharmacocinétique, liée à l'absorption pulmonaire rapide de nicotine par la fumée
de tabac inhalée, permet à la nicotine d'atteindre des pics de concentrations cérébrales suffisantes (de
l'ordre de 100 ng/ml, contre 20 à 40 ng/ml au niveau veineux), pour dépasser les phénomènes de
tolérance et atteindre les récepteurs nicotiniques encore actifs au niveau central. Ainsi, la cigarette est
le mode d'administration du tabac le plus répandu (puisqu'elle permet un renforcement central très
rapide), et sa dépendance est aussi intense que difficile à traiter.
SUBSTITUTION NICOTINIQUE : SANS DANGER
Ces phénomènes, et en particulier la dépendance, ne se produisent pas avec les traitements de
substitution par la nicotine. En effet, l'absorption de la nicotine par ces médicaments de substitution
(gomme, patch, tablette sublinguale, inhaleur, spray nasal) est beaucoup moins rapide qu'avec la
cigarette et n'entraîne pas de pics de concentrations cérébrales élevés. L'absorption étant plus lente, un
équilibre s'établit entre le sang veineux et le sang artériel, le rapport entre les deux restant de l'ordre de
1 (le rapport sang artériel/sang veineux est de 4 à 5avec la cigarette ). Ainsi, la nicotine de substitution
atténue les symptômes de sevrage en nicotine, sans provoquer le renforcement par des pics cérébraux.
Il n'est donc pas dangereux d'utiliser la substitution nicotinique chez les fumeurs d'une part les effets de
la nicotine de substitution sont moindres que ceux de la nicotine inhalée avec la fumée de cigarette, et
d'autre part les fumeurs ont une tolérance importante aux effets physiologiques de la nicotine. Cela est
vrai aussi pour des fumeurs ayant des risques cardiovasculaires, ces derniers étant beaucoup plus liés à
d'autre composés de la fumée (CO, agents oxydants) qu'à la nicotine elle-même (les contre-indications
cardiovasculaires des substituts nicotiniques viennent d'être levées en France). De plus, même en cas de
consommation concomitante de cigarettes (abstinence temporaire au travail, dans les transports, à
l'hôpital, etc., au cours d'une réduction de consommation de cigarettes ou de rechutes temporaires lors
d'un arrêt), les risques ne sont pas plus élevés, car la nicotine prise par substitution remplace une partie
de celle obtenue avec les cigarettes et permet au fumeur de ne pas compenser par une inhalation plus
intense.
LES AUTRES APPROCHES THÉRAPEUTIQUES POUR ARRÊTER LE TABAC
Compte tenu de la diversité des symptômes de sevrage observés lors de l'arrêt du tabac (irritabilité,
anxiété, symptômes dépressifs) et de celle des neurotransmetteurs impliqués par l'utilisation chronique
de la nicotine, d'autres approches thérapeutiques ont été proposées. Des anxiolytiques, sans grand
succès, et des antidépresseurs, avec des résultats variables, ont été testés dans le sevrage tabagique. Le
seul antidépresseur dont l'indication a été retenue pour le sevrage tabagique est le bupropion ou
amphébutamone. Le mécanisme retenu pour l'efficacité de ce médicament dans le sevrage tabagique est
son rôle d'inhibiteur de la recapture de la noradrénaline et de la dopamine un moindre degré). En
augmentant les concentrations de dopamine dans le nucleus accumbens (cible privilégiée des
substances addictives), le bupropion pourrait ainsi diminuer les symptômes induits par le sevrage en
nicotine. Ces effets, plus généralement, sur la dopamine, la noradrénaline et indirectement la
sérotonine, pourraient aussi participer à la réduction des symptômes associés à l'abstinence.
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L'efficacité du bupropion dans le sevrage tabagique est similaire à celle de la substitution nicotinique,
mais son appartenance à la classe des antidépresseurs le rend plus délicat dans son utilisation, en raison
de possibles contreindications (ce médicament ne peut être délivré que sur ordonnance). Un autre
aspect pharmacologique de cette molécule, apparu plus récemment, est sa possible action antagoniste
vis-à-vis des récepteurs nicotiniques. Cet effet, qui n'est pas pris en compte dans son mode d'action
dans le sevrage tabagique, pourrait remettre en cause le fait que d'autres antidépresseurs, dénués d'effet
sur les récepteurs nicotiniques, puissent avoir une efficacité importante dans le sevrage tabagique.
CONCLUSION
Les connaissances sur les récepteurs nicotiniques ont beaucoup progressé au cours des 10 dernières
années et ont permis de mieux comprendre les canismes de dépendance au tabac, ainsi que les effets
pharmacologiques de la nicotine. La nicotine est responsable de la dépendance en stimulant et
modulant la libération de nombreux neurotransmetteurs. Elle agit en particulier au niveau des centres
de récompense dopaminergiques. Ses propriétés pharmacocinétiques et les caractéristiques
physiologiques de ses récepteurs permettent d'expliquer son grand pouvoir addictif lorsqu'elle est
fumée. La cigarette est le mode d'administration du tabac qui a supplanté tous les autres, car sa façon
de délivrer la nicotine au cerveau produit des renforcements positifs centraux. Le fumeur est capable
d'obtenir la quantité de nicotine dont il a besoin quel que soit le type de cigarettes fumées, même avec
celles dites « légères ». Ces dernières sont dénommées ainsi (mais la nouvelle directive européenne
bannit l'emploi d'un tel terme) car le rendement en nicotine mesuré par une machine à fumer est
diminué. Mais le fumeur n'est pas une machine à fumer ; ainsi, il modifie sa façon d'inhaler la fumée
afin de compenser le plus faible rendement théorique et obtient donc la même dose de nicotine en
inhalant plus et plus profondément la fumée (ce qui rend en fait ces cigarettes sans doute plus
dangereuses). La nicotine de substitution n'a pas ces mêmes propriétés, car son absorption est beaucoup
plus lente; de plus, si elle permet d'atténuer les symptômes de sevrage, elle ne procure pas les effets
positifs renforçateurs de la nicotine fumée. Il est important que les médecins et les fumeurs
comprennent bien cette distinction. La substitution nicotinique est efficace pour atténuer les symptômes
du sevrage en nicotine et représente beaucoup moins de danger pour le fumeur, même dans des
populations à risque (femmes enceintes, maladies pulmonaires et cardiovasculaires), et ce même si
certains fumeurs continuent de fumer épisodiquement pendant une tentative d'arrêt ou utilisent la
substitution nicotinique pour des périodes d'abstinence temporaire ou de réduction de consommation.
Cependant, nombreux sont encore les médecins ou les fumeurs qui ont des craintes infondées sur la
sécurité d'emploi de la nicotine, ce qui constitue alors une barrière à son utilisation.
EN RÉSUMÉ
La nicotine est responsable de la, dépendance au tabac, mais pas des maladies causées par
les autres constituants de la fumée (goudrons, CO, gaz oxydants...). La nicotine est
particulièrement addictive lorsqu'elle est fumée, car elle atteint très rapidement le cerveau.
Elle se fixe sur les récepteurs cholinergiques nicotiniques et stimule les systèmes de
récompense en modulant la libération de nombreux neurotransmetteurs.
Les traitements nicotiniques de substitution ne présentent pas ces mêmes dangers, car
l'absorption de la nicotine est plus lente et ne provoque pas de pics cérébraux de concentration.
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