La parenté sans la reproduction

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Mini-revue
mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie 2013 ; 15 (1) : 121-32
La parenté sans la reproduction ?
Kinship without reproduction?
Florence Weber
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
École normale supérieure,
48, boulevard Jourdan,
75014 Paris,
France
<fl[email protected]>
Résumé. L’anthropologie de la parenté a mis au point des outils de traduction universelle
des différents systèmes de parenté, qui permettent d’étudier les transformations de la parenté
contemporaine. La dissociation entre les trois dimensions de la paternité (le sang, le nom et
le quotidien) est étudiée à travers le cas de Bérénice, engagée dans un procès en contestation
de paternité légitime. La maternité est également dissociée aujourd’hui en maternité génétique (par les gamètes) et corporelle (par le ventre), sans que la maternité quotidienne ne soit
reconnue, ni pratiquée la transmission du nom maternel. Plutôt que de valence différentielle
des sexes, ne faudrait-il pas analyser les contraintes et les ressources des stratégies de parenté,
différentes selon les hommes et les femmes, mais aussi les cultures et les classes sociales ?
Mots clés : anthropologie, parenté, droit, idéologie du sang, parenté quotidienne, ventre
Abstract. Anthropology of kinship has used universal tools translating the different existing kinship systems, available for a study of the transformations of nowadays kinship. The dissociation
between three dimensions of fatherhood (blood, name and everyday life) is studied through
the case of Bérénice, involved in a suit contesting her legitimate birth. Motherhood has been
also dissociated in recent times between genetics (through gametes) and body (womb) but neither everyday life is yet recognized or transmission of the mother’s name is used. More than
differential valence of gender, should we analyze constraints and resources within strategies
of kinship, different among men and women, but also cultures and social classes?
Key words: anthropology, kinship, law, ideology of blood relationship, everyday life relationship, womb
L’
doi:10.1684/mte.2013.0452
médecine thérapeutique
Médecine
de la Reproduction
Gynécologie
Endocrinologie
Tirés à part : F. Weber
anthropologie contemporaine
repose sur deux constats empiriques connus depuis la fin du XIXe
siècle : l’unité de l’espèce humaine,
qui a permis le développement de
l’anthropologie physique ; la diversité des différentes cultures, qui est
l’objet de l’anthropologie sociale et
culturelle. La reproduction est un
phénomène biologique universel à
l’échelle de l’espèce humaine, la
parenté est un système social de
représentations, de sentiments et
de pratiques, fortement normatif,
propre à chaque culture et susceptible de transformations, qui fut l’un
des premiers objets de l’anthropologie
sociale au XIXe siècle. Les liens entre la
reproduction humaine et les différents
systèmes de parenté font toujours
débat. Peut-on parler d’invariants
anthropologiques en matière de
parenté, comme l’ont fait Claude
Lévi-Strauss pour l’interdit de l’inceste
[1] puis, Françoise Héritier pour la
valence différentielle des sexes [2] ?
Les ethno-savoirs de la reproduction
biologique fondent-ils systématique-
ment les représentations de la parenté,
comme le croyait Malinowski [3] ? Ou
bien faut-il analyser le jeu stratégique
des individus et des groupes sociaux
avec les contraintes biologiques et
sociales, ces contraintes variant selon
les contextes historiques et le sens
du jeu étant inégalement réparti dans
la société, comme l’a proposé Pierre
Bourdieu [4] ?
L’anthropologie culturelle américaine postmoderne, peu connue en
France, a montré avec David Schneider dès 1968 l’importance de la
« nature » dans les représentations
américaines de la parenté [5] puis,
l’importance de ces représentations
dans les modèles scientifiques de la
parenté en anthropologie [6] et de
la reproduction en biologie, avec les
travaux de l’anthropologie féministe,
notamment ceux d’Emily Martin [7].
Les évolutions contemporaines
des sociétés occidentales représentent
un magnifique laboratoire pour
reprendre le débat, pour peu qu’on les
étudie avec la rigueur ethnographique
habituelle en anthropologie sociale.
Pour citer cet article : Weber F. La parenté sans la reproduction ? mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie 2013 ; 15 (1) : 121-32
doi:10.1684/mte.2013.0452
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Mini-revue
L’évolution des mœurs, du droit et des technologies de
la reproduction a-t-elle conduit à dissocier davantage la
reproduction biologique, qui apparaît comme de plus en
plus maîtrisée, et le système de parenté qui se serait autonomisé des contraintes et des ressources biologiques ou
au contraire à un renforcement du lien entre les deux ?
Nous commencerons par rappeler les bases de
l’anthropologie classique de la parenté, dont les modèles
reposent sur la différence de genre et sur la distinction
entre filiation et alliance comme le rappelle François
Héran [8], c’est-à-dire sur les représentations occidentales
de la parenté [5] pour qui le genre est une donnée biologique et la nature (parenté consanguine) s’oppose au
droit (parenté affine). Nous montrerons que les schémas
classiques de parenté sont suffisamment souples pour se
détacher de ces modèles et décrire avec une précision
ethnographique les transformations des mœurs, divorce,
liaison non officielle, alliance homosexuelle, naissance
hors mariage reconnue ou non. Une étude du droit de
la filiation en France, avant et après 1972, montre que
l’État est présent dans l’établissement de la filiation et ne
s’incline pas forcément devant la nature, contrairement
à ce qu’avançait Schneider dans le cas américain. Une
troisième dimension de la parenté a été découverte en
Malaisie dans les années 1980 par l’anthropologue britannique Janet Carsten : la parenté nourricière ou quotidienne
[9].
Ces trois dimensions de la parenté (nature, droit, quotidien) permettent d’analyser les transformations de la
filiation dans les sociétés occidentales contemporaines.
On partira du cas de Bérénice pour montrer la dissociation entre trois dimensions de la filiation paternelle dans
le contexte français des années 1990 : la transmission du
nom, l’idéologie du sang et le partage du quotidien [10].
On s’interrogera ensuite sur les différentes dimensions de
la filiation maternelle : la grossesse et l’accouchement, étudiées dans leur relation avec le pouvoir médical [11, 12],
relèvent-elles de la nature ou du quotidien ? N’assiste-ton pas à une dissociation de la reproduction féminine,
entre ses représentations génétiques (gamète) et corporelles (ventre) ? Cette focalisation sur la nature féminine
désormais dédoublée ne s’accompagne-t-elle pas d’une
incapacité redoublée des femmes à transmettre leur nom
malgré les évolutions législatives ? Quels sont les liens
entre le rôle des femmes dans la reproduction biologique,
désormais prise en mains par le corps médical, et leur
place, centrale et invisible, dans la reproduction sociale ?
Les schémas de parenté :
filiation et alliance
La parenté est un domaine particulièrement actif et
cumulatif de l’anthropologie sociale, présent dès l’origine
122
de la discipline avec les travaux de Lewis Morgan en
1871 [13], et qui a résisté aux changements de paradigme
scientifique, notamment à l’abandon de l’hypothèse évolutionniste. Du point de vue de la méthode, les ethnographes étudient les terminologies de parenté (la façon
dont les indigènes appellent leurs parents et se réfèrent
à eux), les règles de l’alliance (règles positives qui désignent les partenaires préférentiels, règles négatives qui
désignent les partenaires à éviter, dont la plus connue
est l’interdit de l’inceste) et les normes de comportement
(qui vont de l’évitement et du respect à la plaisanterie [14]). La synthèse des données ethnographiques fut
facilitée par l’universalité des diagrammes de parenté
(figure 1).
Les faiblesses du diagramme classique, mises en évidence par François Héran qui propose une notation
plus efficace pour représenter les structures, constituent
sa force pour un usage ethnographique. Celui-ci, d’une
grande puissance descriptive et qui a peu varié, repose sur
quatre notations conventionnelles :
– la différence de genre (le triangle désigne un
homme, le cercle une femme) ;
– l’alliance (représentée par un crochet horizontal
ouvert vers le haut) ;
– la filiation (représentée par un trait vertical qui relie
les enfants au crochet d’alliance) ;
– la germanité (représentée par un crochet horizontal
ouvert vers le bas).
Chacune de ces notations est d’une grande souplesse. Lorsque le genre n’est pas connu ou qu’il n’a pas
d’importance, l’individu est représenté par un carré. Une
alliance homosexuelle ne pose pas de problème de notation. Chaque individu peut être relié à plusieurs conjoints,
successifs ou simultanés, à l’aide de plusieurs crochets
vers le haut, numérotés si nécessaire, et chacune de ces
alliances peut donner lieu à filiation. Un divorce est représenté par un trait oblique qui rature le crochet d’alliance.
Une filiation naturelle est représentée par un trait vertical entre la mère seule ou le père seul, et l’enfant. Une
alliance non officielle est représentée par un crochet en
pointillés, une filiation non officielle par un trait vertical
en pointillés.
La constitution de tels schémas repose sur une opération de traduction entre les représentations de la parenté
des personnes enquêtées et cette représentation universelle. Ils sont susceptibles d’un usage structuraliste
(lorsque prime le jeu des formes et de leur répétition)
ou d’un usage ethnographique (lorsque chaque schéma
représente un cas, centré sur un individu noté « Ego »).
Si les nouveaux diagrammes proposés par Héran sont
plus puissants pour l’usage structuraliste, les diagrammes
classiques légèrement modifiés permettent l’usage ethnographique, à condition de noter les décès (par une croix)
et éventuellement les dates (de mariage, de naissance et
de décès).
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Diagramme de structure
(élémentaire)
Figure 1. Diagrammes de parenté. Diagramme classique et diagramme de structure (d’après Hamberger [15]).
Dans le diagramme de structure, les hommes sont représentés par des traits verticaux, les femmes par des traits obliques, les relations par
des nœuds, l’ouverture vers le bas représentant la germanité et vers le haut l’alliance (comme dans le diagramme classique). Le diagramme
élémentaire ressemble donc beaucoup au diagramme classique, le diagramme figuratif permet de représenter les cas ethnographiques.
Source : Klaus Hamberger, Espaces de la parenté, L’Homme 195-6 (2010), 451-468, à propos de François Héran, Figures de la Parenté. Une histoire critique
de la raison structurale (PUF, 2009).
Le schéma tout entier représente le réseau des personnes avec lesquelles « Ego » reconnaît avoir un lien
de parenté, nommé parentèle lorsqu’il s’agit de parents
vivants. Les usages politiques et sociaux d’un tel réseau
ont été étudiés par Claude Karnoouh [16]. On peut ajouter
sur le schéma des lignes courbes fermées pour représenter
les deux groupes de parenté auxquelles appartient Ego :
la lignée, groupe pérenne fondé sur la filiation, qui exclut
certains parents et inclut des vivants et des morts et dont le
poids symbolique a été étudié par Jean-Hugues Déchaux
[17] ; la maisonnée, groupe provisoire qui englobe non
seulement l’ensemble des cohabitants mais éventuellement des proches réunis par le partage du quotidien, dont
l’importance économique a été montrée par Weber et
al. [18] dans le cas de la prise en charge des personnes
dépendantes (figure 2).
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Mini-revue
• Ego, une femme de 90 ans qui vit seule à son domicile avec l’aide de
deux maisonnées successives. Elle est coloriée en rouge.
• On a entouré en rouge les membres de la première maisonnée et tracé ses
contours en rouge.
• On a tracé les contours de la seconde maisonnée en bleu, le fils qui
décide est entouré de bleu, le fils qui aide est entouré de violet.
• On n’a pas inclus Ego dans le périmètre de la seconde maisonnée, pour
marquer son incapacité à décider.
Figure 2. Un diagramme de parenté avec deux maisonnées en concurrence.
(D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39).
La place de la nature et du droit
dans la parenté européenne
L’anthropologie de la parenté a connu, dans les années
1970 à 1980, un tournant décisif avec la mise au jour
de ses postulats occidentaux. L’anthropologue américain
David Schneider, après avoir étudié les représentations
de la parenté dans les familles américaines [5], a montré
que celles-ci avaient servi de fondement à l’étude anthropologique de la parenté [6]. Les diagrammes classiques
reposent en effet sur l’opposition entre filiation et germanité, d’une part, autrement dit la parenté consanguine
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(kinship by nature), alliance d’autre part, autrement dit la
parenté affine (kinship by law), qui renvoie à l’opposition
occidentale entre « vraie » parenté et parenté « politique »
(l’espagnol oppose lui aussi deux parentés, carnal et politica).
En réalité, l’examen du code civil napoléonien oblige
à nuancer cette analyse. C’est en effet le droit qui
fonde la filiation, comme l’a montré la juriste Marcela
Iacub [19]. Le code oppose la maternité, démontrée par
l’accouchement (by nature), et la paternité, qui ne peut
être que présumée et pour laquelle on ne vérifie que
la vraisemblance (en termes de délais entre l’alliance et
mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013
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l’accouchement). De plus, avant la loi française du 3 janvier 1972 sur la filiation, le code opposait la filiation
légitime (établie par le mariage et qui relie donc l’enfant
indissolublement au père et à la mère mariés) et la filiation naturelle (établie séparément vis-à-vis de la mère,
par l’accouchement, et du père, par un acte juridique de
reconnaissance). Si la filiation maternelle naturelle relevait
de la seule « nature » (ici, l’accouchement), les filiations légitime et paternelle naturelle faisaient intervenir un
acte volontaire (le mariage et la reconnaissance). La situation est devenue plus complexe après 1972, du fait de la
volonté du législateur de réduire les inégalités statutaires
et successorales entre enfants légitimes, naturels et adultérins. Deux éléments interdisent de lire cette réforme, et les
réformes suivantes, comme un abandon du droit devant la
nature (comme le disent certains anthropologues et même
si les juges en quête de stabilité ont parfois la tentation de
recourir aux tests sanguins) : l’adoption et la possession
d’état.
Les règles juridiques de la filiation ont pour objectif premier d’établir l’identité de l’enfant et pour objectif
second de définir les règles de transmission successorale. L’État, garant de l’identité des personnes, semble
alors plus important que la nature dans l’établissement
de la filiation, surtout lorsque l’on considère la possibilité
d’une adoption plénière qui vient remplacer une éventuelle filiation précédente. De plus, le concept juridique
de possession d’état – qui désigne la réalité sociale telle
qu’elle est – représente une traduction efficace des liens de
parenté créés au quotidien : les actions en contestation de
paternité ne peuvent déboucher sur un test sanguin qu’en
l’absence de possession d’état, autrement dit seulement si
la relation de filiation entre l’enfant et son père n’est pas
reconnue par leur entourage.
La découverte
de la parenté quotidienne
Ce concept de possession d’état entre en résonance
avec une troisième dimension de la parenté qui a été mise
au grand jour dans les années 1980 : la parenté quotidienne, issue d’un processus d’élevage, de soin et de prise
en charge (en anglais, care). C’est à partir de l’exemple de
la Malaisie que l’anthropologue britannique Janet Carsten a montré l’importance d’une parenté qui n’est fondée
ni sur la loi ni sur la nature mais sur le partage de la
nourriture et de la vie quotidienne. En Malaisie en effet,
l’adoption est une modalité fréquente de la parenté et
elle repose sur la fabrication du corps par la nourriture
ingérée et la cohabitation, liée à une surveillance permanente du comportement de l’adopté. De nombreux
travaux sur l’adoption, notamment autour d’Agnès Fine
[20], ont montré qu’il ne s’agit ni d’une parenté fictive, ni
d’une parenté de substitution (comme l’adoption plénière
en droit français), mais d’une filiation qui s’ajoute à la filiation de naissance (quel que soit le mode d’établissement
de celle-ci) en élargissant le cercle des parents et en transformant durablement, sinon définitivement, la personne
adoptée.
Le concept de parenté quotidienne permet d’étudier le
sentiment d’obligation entre parents (au sens large) et les
pratiques économiques au-delà des obligations inscrites
dans le code civil, notamment lorsque la cohabitation
n’est pas officialisée par un mariage ou un Pacs, mais
qu’elle relève du concubinage, c’est-à-dire d’un état de fait
reconnu par les administrations sociales mais non fiscales.
La parenté quotidienne permet également d’analyser les
flux financiers au-delà du ménage, entre des adolescents
dépendants financièrement et ceux de leurs proches qui
les aident ou encore entre des personnes âgées dépendantes médicalement et ceux de leurs proches qui les
aident. La parenté quotidienne, ou parenté effective, permet de comprendre le décalage entre les obligations
légales et les pratiques, que ce décalage intervienne
comme un manque (des parents légaux qui n’aident pas)
ou comme un surplus (des aidants qui ne sont pas obligés d’aider). Il permet donc de sortir des représentations
juridiques de la parenté, comme y invitait Pierre Bourdieu [4], pour étudier les pratiques, les sentiments et les
représentations.
La paternité dissociée : le cas Bérénice
L’analyse d’un procès en contestation de paternité
légitime met en évidence l’existence de trois dimensions de la paternité : la transmission du sang (parenté
charnelle ou by nature), la transmission du nom (qui
reste en pratique un patronyme malgré l’évolution législative) et le partage du quotidien (traduit dans le droit
par le concept de possession d’état). Le procès est
intenté en 1997 par le père juridique (que nous appellerons Simon Sirius) à sa fille Bérénice âgée d’un peu
moins de 30 ans. Simon n’a pas revu sa fille depuis
une réunion de famille où sa paternité biologique a
été publiquement dénoncée, alors qu’il l’avait élevée
comme sa fille depuis sa naissance, un an auparavant
(figure 3).
Pour décrire cette réunion et ses conséquences notamment sur les sentiments de parenté des protagonistes,
laissons d’abord la parole au père de Simon Sirius, qui
rédige une attestation dans le cadre du procès. Son récit,
rédigé près de 30 ans après l’événement, laisse transparaître une forte émotion, liée à la dissociation brutale et
définitive entre une parenté quotidienne bien établie (sa
petite-fille avait alors un an) et l’absence de fondement
biologique de cette parenté, soudain révélée.
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Mini-revue
Monsieur et Madame Sirius
Monsieur et Madame Berger
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Simon Sirius
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Annick Berger
Damien Leborgne
1969-1971
Bérénice
1969
Participants à la réunion de crise
en 1971
Figure 3. Bérénice : le sang défait le quotidien.
(D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39).
Attestation de Lucien Sirius pour le procès, 18 mai
1997 (c’est moi qui souligne) :
« Mon fils Simon s’est marié à Mademoiselle Annick
Berger le. . . [1969]. Début 1971, il m’a informé qu’il
était décidé à se séparer de sa femme après que celleci lui eut révélé qu’il n’était pas [le mot ‘pas’ est ajouté
en marge] le vrai père de Bérénice, petite fille née de
leur mariage le . . . 1969 à N*.
Préoccupé de cette situation, soucieux de conseiller
au mieux le couple en accord, si possible, avec les
parents d’Annick, je pris l’initiative de rendre visite à
ces derniers.
Je suis arrivé au domicile des Berger sans les aviser
préalablement.
J’ai été reçu par Madame Berger qui m’a indiqué être
au courant des faits et m’a dit que sa fille Annick lui
avait révélé que mon fils n’était pas le père biologique
de la petite Bérénice.
Monsieur Berger s’est alors joint à nous, contrairement
à son épouse, il ignorait tout de la situation.
D’un commun accord, lui et moi décidâmes de nous
rendre à N* où habitaient nos enfants, pour clarifier
avec eux la situation.
Nous sommes arrivés vers 11 heures au domicile
conjugal : mon fils était seul, son épouse n’étant pas
rentrée cette nuit-là. Celle-ci est en effet arrivée à
13 heures et devant son père a confirmé que :
1) elle n’avait pas passé la nuit au domicile [conjugal] ;
2) la petite Bérénice n’était pas la fille de [mon
fils].
Devant cette situation aussi grave que malheureusement claire, il est apparu à tous qu’une entente
conjugale satisfaisante ne serait plus jamais possible et
qu’une séparation rapide et amiable des jeunes époux
était la solution la moins pénalisante pour tous. Il fut
donc décidé que, de manière consensuelle :
1) l’épouse infidèle quitterait le domicile conjugal aussitôt que possible ;
2) une procédure de divorce à ses torts serait engagée
immédiatement ;
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3) elle en acceptait tous les dépens et ne solliciterait
aucune pension alimentaire ni pour elle, bien sûr, ni
pour l’enfant ;
(Au mieux de ma connaissance toutes ces [conditions]
ont été scrupuleusement respectées)
4) Elle serait libre de refaire sa vie et d’élever sa fille
comme bon lui semble. Mon fils n’exigerait aucun
droit de visite vis-à-vis de l’enfant puisqu’il était admis
qu’il n’était pas le père [un ‘f’ d’abord écrit sous le ‘p’] :
condition également respectée à ma connaissance.
Je n’ai plus jamais eu de contact avec les Berger, leur
fille et leur petite-fille, bien que je le regrette et que
ma femme l’ait regretté jusqu’à sa mort : il ne nous a
[jamais] plus été possible de considérer la petite Bérénice comme notre petite-fille. »
Si l’ensemble du témoignage montre la force de
l’idéologie du sang, et le poids apparent des deux grandspères dans la décision, cette dernière phrase montre la
violence de la situation. La vérité biologique une fois révélée force littéralement les grands-parents paternels à faire
leur deuil de l’enfant, dont la disparition est aussi radicale
que lors d’un décès.
Le point de vue de la mère, Annick Berger, sur la
situation qui a précédé cet événement, en livre d’autres
facettes. L’entretien s’est passé à son domicile et je lui
ai été présentée par sa fille, comme une chercheuse
travaillant sur des procès de filiation. J’avais rencontré
Bérénice lors d’une conférence sur l’anthropologie de la
parenté contemporaine, où j’avais parlé d’un autre procès.
Elle s’était alors présentée pour me proposer d’analyser
son cas.
Le point de vue d’Annick Berger sur la rupture de 1971
(extraits d’entretien, 2001, c’est moi qui souligne) :
« Je sais que je suis partie à un moment donné en
déclarant qu’elle n’était pas sa fille, ce qui n’avait
aucune valeur, en prenant tout à mes torts pour pouvoir partir et je. . . dirais sauver notre peau, parce que
c’est quand même quelqu’un qui m’a, qui m’a battue devant, devant un enfant, qui exploitait la situation
à fond, euh je me souviens des hurlements de Bérénice sur la table à langer quand son père me battait
froidement. . .
Ça a été, euh, ça a été une fuite quoi (. . .). J’étais partie, j’étais partie en ayant la sensation de sauver ma
vie (. . .), je n’en pouvais plus de cette atmosphère où
en plus le contrat entre lui et moi c’était ‘de toute
façon’, et c’est ce qu’il se disait, que cet enfant soit
de moi ou pas – parce que j’avais pas caché les choses
(. . .) – de toute façon peu importe mais. . . quand on a
une divergence d’opinion c’est moi qui commande. . .’
J’étais enceinte et là-dessus on s’est mariés hein avec
Sirius (. . .) sur les bases de, ah oui oui oui, sur les bases
de ‘bon ben tu m’épouses d’accord, de toute façon un
enfant qu’il soit à moi ou pas à moi, euh, c’est pas la
fin du monde, donc un peu plus un peu moins, mais
tu m’obéis, en cas de litige c’est moi qui commande’.
J’étais sous la menace, hein, c’était pas évident et pas
facile et pas simple du tout financièrement, et puis à
l’époque un divorce. . . donc moi j’avais résolu de. . .
de prendre tous les torts et. . . on a fait une demande
on peut pas parler de demande conjointe à l’époque,
on a fait une demande tous les deux, mais très vite les
juges se sont aperçus que moi, j’avais plus envie de
divorcer que lui. . . ».
À écouter la mère, la décision de divorce ne semble pas
consensuelle et la situation pendant le mariage se révèle
complexe. Il faut en restituer le contexte social et historique. Bérénice est née en 1969. Sa mère, enseignante,
avait une liaison durable avec Simon et une liaison éphémère avec l’un de ses élèves mineurs. À l’annonce de la
grossesse, l’amant est parti, en accord avec ses parents et
avec Annick elle-même. Sirius a alors décidé d’épouser
Annick, sans savoir qui était le père de l’enfant à naître.
Une telle situation est courante dans les milieux populaires
au XIXe siècle : une femme enceinte se trouve démonétisée sur le marché matrimonial et l’homme qui l’épouse
et légitime l’enfant se trouve en position de force. Nous
sommes pourtant dans un milieu aisé et après 1968. Simon
est encore étudiant et le ménage vit des seuls revenus de
son épouse. Des deux côtés, les parents sont des bourgeois
aisés de province. La réunion de famille apparaît dès lors
comme une mise en scène, provoquée par la mère pour
sortir d’un rapport de forces impossible à vivre.
Je n’ai pas pu interviewer Simon lui-même, décédé au
cours du procès après avoir appris par les tests sanguins
qu’il n’était en effet pas le père biologique de Bérénice.
Ce que dit cette dernière permet toutefois d’éclairer les
motivations de son père. Remarié avec une femme sans
famille, et avec laquelle il n’aura pas d’enfant, il souhaite lui léguer tous ses biens, c’est-à-dire déshériter sa
fille légitime. Le procès, décidé en accord avec Bérénice après une entrevue délicate, représente une épreuve
pour les trois protagonistes. Pour Bérénice d’abord, qui
ne sait pas comment se comporter avec cet homme « qui
porte mon nom », dit-elle, ni même comment le nommer. Pour sa mère, qui accepte les tests sanguins et croise
son ex-mari à cette occasion. Bérénice décrit la rencontre
comme celle d’une femme âgée et abîmée avec un homme
portant beau, dont la réussite sociale est inscrite dans
l’apparence physique. Pour Simon lui-même, enfin, qui
se laisse aller lors de ses rares rencontres avec Bérénice à
rêver qu’il est bien son père biologique. Le procès a lieu
avec l’assentiment de Bérénice qui pose comme unique
condition de pouvoir garder son nom et doit apporter à
l’appui de sa demande des preuves qu’elle est connue
sous ce nom dans son milieu professionnel. Les deux avocats, celui du père et celui de la fille, sont payés par Simon.
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Mini-revue
Après le procès, l’acte de naissance de Bérénice comporte
une mention marginale indiquant qu’elle n’a plus de père.
D’un point de vue juridique, ce n’est pas l’accord
tacite entre Bérénice et son père qui a emporté la décision (rien de tel n’est prévu par la loi), non plus que
l’absence de paternité biologique (le recours aux tests
sanguins n’intervient que dans un second temps) mais
l’absence pour Bérénice de possession d’état d’enfant :
cette absence était facile à établir depuis la séparation
intervenue lorsque Bérénice avait un an. Aussi le seul
point important du récit de Lucien, aux yeux de la justice, est-il celui-ci : « Mon fils n’exigerait aucun droit
de visite vis-à-vis de l’enfant puisqu’il était admis qu’il
n’était pas le père : condition également respectée à
ma connaissance ». La justification, si importante aux
yeux des protagonistes (« il était admis qu’il n’était pas
le père »), n’a aucun sens juridique, comme Annick le
sait bien. C’est l’arrêt de la relation qui, seul, autorise le
procès. En d’autres termes, les protagonistes imaginent
une séquence causale biologie ⇒ droit ⇒ pratique alors
que, pour le droit, la séquence causale est celle-ci : pratique ⇒ biologie ⇒ droit.
Au moment du procès, Bérénice décide de retrouver l’amant de sa mère. La rencontre est à nouveau
délicate : chacun joue à exprimer des sentiments qu’il
n’éprouve pas, Bérénice se sent mal à l’aise et les relations
s’interrompent rapidement (figure 4).
Bérénice a vécu toute son enfance avec le second mari
de sa mère, Nathan Norman, qu’elle appelle « Papa », et
qu’elle continue à voir après le divorce de « ses parents »,
dit-elle. Elle découvre qu’il ne s’agit pas de son père
biologique lorsque le jugement de divorce traite différemment le droit de visite et d’hébergement vis-à-vis de sa
demi-sœur Alba, née du mariage, et d’elle-même, droit
qui n’aura aucune conséquence sur leur vie quotidienne,
Nathan continuant à voir ses deux filles. Voici comment
elle analyse devant moi sa relation avec Nathan.
Le point de vue de Bérénice sur ses relations avec
Nathan (extraits d’entretien, 2001, c’est moi qui souligne) :
« À la limite, on s’est vachement rapprochés, après
le divorce, même après mes 13 ans, bon par plein
de façons, parce qu’au contraire, ça a plutôt été une
Nathan Norman
1969-1971
1973-1985
Bérénice
1969
Alba
1977
Figure 4. Le quotidien sans le nom. (On a représenté en rouge les deux personnes prises en charge entre 1973 et 1985, en bleu les
personnes qui les prennent en charge).
(D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39).
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reconquête. . . Enfin il y a eu une période [. . .] où j’étais
plutôt dans le parti de Maman pour tous les conflits,
mais il y a une période où au contraire, c’est cadeau
quoi, à partir du moment où Nathan n’est pas mon père
biologique, tout ce qu’il y a en amour, c’est du cadeau,
enfin, ça devient un plus, alors qu’au contraire, s’il
l’était [. . .] je pouvais le trouver un peu en retrait, s’il
ne l’était pas, il était en surplus, et Papa avant, enfin,
j’avais une adoration pour Papa.
– Et Nathan, il te donne de l’argent de poche après le
divorce ?
Ah non, moi j’ai eu d’ailleurs, enfin je sais que j’ai eu
des périodes dégueulasses à l’égard de Nathan, de dire
que j’ai jamais eu un centime de Nathan, je ne peux
pas nier que j’ai mis à plat finalement tout ça, que Papa,
oui, c’est quand même lui l’échange intellectuel, mais
sur le matériel, c’est rien, c’est rien de A à Z, ça n’a
jamais été, enfin peut-être je ne sais pas. . .
Maman a toujours reproché à ses parents de ne pas
lui avoir payé d’études, de ne pas l’avoir aidée, et
puis les grands-parents se sont vachement rattrapés sur
moi, ce sont mes grands-parents qui m’ont essentiellement payé mes études et pas mes parents, et pas ma
mère. . .
Une fois par an au moins, j’appelle mes grandsparents pour leur dire ‘c’est la dernière fois que je
vous le demande mais est-ce que vous ne pouvez
pas me dépanner. . .’. [. . .] Quand j’étais étudiante,
je pense que l’argent venait à moiti. . . non un tiers
de Maman maximum et le reste des grands-parents. . .
Alors que pour Alba [sa demi-sœur, la fille de Nathan
et d’Annick] c’était très différent. . . Alba, il y a un
flux financier. . . clair de Nathan à elle, même s’il est
faible, inférieur à celui de Maman parce qu’il gagne
moins que Maman. . . Moi, le moins j’en devais à ma
mère, le mieux c’était, et donc il fallait toujours que
je passe par les grands-parents, pour moi les grandsparents c’était le canal qui permettait. . . de gagner de
la liberté, d’autant que je me disais en même temps, je
ne les exploite pas, puisque finalement ils me donnent
ce qu’ils n’ont pas donné à ma mère. . .
Même si je m’aperçois que ça me rend un peu. . . amère
l’absence de flux de Papa à moi, parce que ça c’est,
c’est c’est ça qui fait que. . . je trouve que la paternité
est peut-être pas assez complète pour que j’aie envie
que juridiquement il soit totalement mon père. »
Cette dernière phrase renvoie à des discussions qu’elle
a eues avec Nathan après le procès qui supprime sa filiation légitime. Elle évoque avec lui la possibilité d’une
adoption, mais elle y renonce assez vite. Nathan lui-même
regrette, lorsque je l’interroge brièvement, de ne pas avoir
eu le droit de l’adopter petite : il aurait fallu retrouver
Simon (qui avait disparu) et obtenir son accord.
L’entretien de Bérénice avec moi est pour elle
l’occasion de faire le bilan de ses relations de filiation.
Son père biologique lui apparaît, après coup, comme une
agréable chimère. Elle éprouve une certaine pitié pour sa
famille paternelle, Simon et les parents de Simon. Sans
jamais remettre en cause son patronyme, qu’elle porte fièrement, elle regrette – c’est le mot de son grand-père – que
les relations commencées aient été définitivement interrompues. C’est de Nathan qu’elle se sent la plus proche
mais, comme elle le dit joliment, sa paternité n’est « peutêtre pas assez complète ». Les flux financiers quotidiens
lui importent – qu’il s’agisse des « cadeaux » de Nathan,
de la « dette » de ses grands-parents à l’égard de sa mère
dont elle hérite, ou de son indépendance financière vis-àvis de sa mère – et c’est lorsqu’elle réfléchit à son héritage
qu’elle se découvre sans filiation paternelle (figure 5).
Avec sa demi-sœur Alba, elle a une relation entièrement fraternelle, y compris lorsqu’elle réfléchit en termes
de « jalousie ». Elle applique vis-à-vis d’elle l’exigence
d’égalité entre enfants, issue de la Révolution française
et bien analysée par François de Singly [21]. Elle fait
les comptes de l’ensemble des flux financiers dirigés
vers Alba et vers elle-même. Elle découvre alors que ses
grands-parents maternels compensent financièrement le
fait qu’elle n’a pas d’autres grands-parents et lui donnent
davantage qu’à sa sœur.
Le cas de Bérénice, à la fois exceptionnel et révélateur, permet d’analyser la filiation paternelle comme une
articulation entre des représentations (ce que signifie « être
son père »), des sentiments (de perte, de deuil, d’affection,
d’indifférence) et des pratiques (nommer, prendre en
charge, transmettre). Il permet également d’analyser la
déliaison entre des dimensions habituellement superposées. La représentation de la paternité comme relation
biologique – ce que j’appelle l’idéologie du sang – est
suffisante pour défaire des liens quotidiens et juridiques :
c’est ainsi qu’on peut interpréter l’attitude de Simon et de
ses parents envers Bérénice. Mais l’idéologie du sang est
insuffisante pour créer des liens quotidiens : c’est ainsi
qu’on peut interpréter la fuite du père biologique puis
l’échec de ses relations avec Bérénice. Quant à la parenté
quotidienne, elle fonde des relations extrêmement fortes :
Bérénice appelle Nathan « papa » et s’apprête à s’occuper
de lui lorsqu’il en aura besoin. Mais, en l’absence du lien
juridique qu’aurait pu créer l’adoption et en l’absence
d’idéologie du sang, la relation de filiation reste « incomplète », dit-elle. Bérénice aime à se représenter sa relation
avec Nathan comme personnelle, sélective, non obligatoire : ainsi, elle prend pour des « cadeaux » les attentions
de Nathan envers elle, qu’elle aurait considérées comme
insuffisantes s’il s’était agi d’un lien plus officiel. La situation est suffisamment complexe pour que Bérénice doive
bricoler une interprétation singulière, et se débattre avec
des sentiments qu’elle peine à analyser.
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Mini-revue
Sirius
Berger
Norman
4
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Leborgne
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3
1
Bérénice
Transferts financiers
2
Alba
Destinataires des transferts financiers
Figure 5. Vers une filiation unilinéaire ? Au moment de la transmission, quatre lignées autour de Bérénice, trois fois déshéritée.
(D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39).
Et la maternité ?
De nombreux travaux sociologiques et anthropologiques ont abordé la question de la maternité
contemporaine, notamment sous l’angle de ses liens avec
la médecine. Rayna Rapp [11] analyse les conséquences sur les mères de la médicalisation de la grossesse à
travers l’amniocentèse obligatoire après un certain âge.
Luc Boltanski [12] analyse les expériences féminines de
l’avortement et découvre la différence entre deux conceptions du fœtus : le fœtus bébé, le fœtus tumeur. Seule la
représentation du fœtus comme une tumeur et non comme
une personne rend l’avortement émotionnellement supportable pour les mères, ce que savent certains médecins.
Emily Martin [22] montre comment le pouvoir médical a
pris possession du corps féminin comme capacité reproductive et comment les femmes concernées réussissent à
se le réapproprier tout en s’accommodant des représentations et des pratiques médicales.
Les lignes de dissociation de la filiation maternelle
ne recoupent pas celles de la filiation paternelle. En
effet, loin d’être unifiée dans une idéologie du sang
comme l’est la filiation paternelle, la reproduction féminine est elle-même dissociable en une représentation
génétique de la maternité, proche de l’idéologie du sang
(les gamètes masculins et féminins étant susceptibles de
circuler sous contrôle de l’État), et l’expérience corporelle
de l’engendrement, pour reprendre le mot de Boltanski
[12], où se combinent la grossesse et l’accouchement.
La ligne de démarcation posée par le droit français
entre le don d’ovocytes, légal sous conditions, et la pratique illégale des « mères porteuses » concentre cette
opposition entre maternité génétique et maternité corporelle. On peut considérer que l’expérience corporelle
de la maternité est elle-même une forme de maternité
quotidienne, du moins lorsque prévaut la représentation
du fœtus-bébé sur la représentation du fœtus-tumeur.
Les enquêtes manquent sur l’expérience des mères porteuses, qui pourraient permettre de comprendre quelles
représentations du fœtus et de l’engendrement rendent
émotionnellement supportable la séparation entre la mère
et le nourrisson.
Après la naissance, la maternité quotidienne est
connue de longue date dans les sociétés européennes
où, jusqu’au XIXe siècle, l’enfant des classes supérieures
était souvent confié dès la naissance à une nourrice, y
compris au prix d’un éloignement de sa famille de naissance. Cependant, les nourrices étaient systématiquement
de statut social inférieur et devaient s’accommoder d’une
relation à l’enfant conçue comme provisoire et de faible
importance relativement à celle qui l’unissait à ses parents
de naissance. Par la suite, les soins aux nourrissons ont
été encadrés par la médecine et par l’État, donnant aux
mères quotidiennes un statut professionnel qui excluait
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en principe l’établissement de liens affectifs. Des travaux récents de psychologie du travail [23] ont montré
le coût psychologique de cette idéologie professionnelle
pour les puéricultrices salariées, des femmes dotées de
compétences professionnelles qui supposent, pour être
efficaces, l’établissement de liens affectifs forts et constamment déniés.
Par ailleurs, les déchirements émotionnels des mères
adoptives, sans doute davantage que des pères adoptifs,
montrent à quel point l’idéologie du sang est efficace
même lorsqu’elle ne fonde aucune filiation, mais fragilise
une filiation considérée comme différente de la filiation
« par le sang ». Le droit de l’enfant à connaître ses
origines en constitue une manifestation parmi d’autres,
tout comme le marché des soins psychologiques pour
les parents et les enfants adoptifs, supposés connaître des
pathologies spécifiques.
Quant à la maternité juridique, sa faiblesse a été mise
en évidence par de nombreux travaux sociologiques et
anthropologiques. Des enquêtes au Québec et en France
[24] révèlent que les pratiques de transmission du nom
paternel, le patronyme, persistent avec la même vigueur
lorsque la loi ne l’exige plus. Ce sont les mères qui
sont responsables de ces pratiques : elles souhaitent laisser aux pères le privilège de la transmission du nom
pour compenser la faiblesse de la paternité, liée non à
l’idéologie du sang, mais à l’absence d’engendrement,
c’est-à-dire aussi à la faiblesse relative de la paternité quotidienne.
Enfin, la reconnaissance de maternité ne joue pas
aujourd’hui, en droit français, le rôle que joue la reconnaissance de paternité. Le maintien dans le code civil de
la preuve par l’accouchement est vigoureusement contesté
par Marcela Iacub [19] au nom de l’égalité entre les sexes,
qui semble trouver là sa limite juridique, justifiée par les
représentations de la reproduction biologique.
notamment lorsqu’il s’agit d’affirmer l’égalité des sexes,
les droits de l’enfant et l’indisponibilité du corps humain.
La parenté n’est pas seulement la traduction culturelle,
éminemment diversifiée, de la reproduction biologique,
elle-même en plein bouleversement. Elle est aussi l’outil
principal de la reproduction sociale, à la fois reproduction des groupes sociaux et reproduction de la position
sociale des parents aux enfants. L’inégalité des hommes
et des femmes devant la reproduction sociale, et ses effets
sur les usages des technologies médicales, est rarement
pensée en tant que telle. Ce qui s’aperçoit massivement
dans le cas de l’Inde – l’usage des échographies pour un
avortement sélectif des filles – reste relativement caché
dans les débats sur la parenté occidentale, qu’il s’agisse
de parenté homosexuelle (où la distinction entre homosexualités masculine et féminine est rarement posée pour
des raisons de mobilisation politique) ou de parenté tardive (qui pose aux mères, et aux mères seulement, un
problème médical). Le plafond de verre, qui empêche les
femmes d’accéder aux plus hautes responsabilités professionnelles et politiques, a ses équivalents dans la sphère
de la parenté. Ce sont les femmes les plus diplômées qui,
parce qu’elles retardent leur maternité, courent le risque
d’être stériles, mais non les hommes diplômés. Ceux-ci se
contentent d’épouser des femmes plus jeunes et/ou moins
diplômées. L’accès à la paternité continue à être un accélérateur de la réussite professionnelle, tandis que l’accès
à la maternité reste un obstacle professionnel qu’il faut
surmonter. Il n’y a là rien de biologique, mais bien une différence sociale entre le métier de mère, soumis à une forte
contrainte morale et médicale comme l’a montré Séverine
Gojard [25], et le statut de père, inaccessible ou fragile
dans les groupes sociaux qui connaissent une crise de la
reproduction sociale, comme l’avait montré Pierre Bourdieu dans le cas de la paysannerie française en 1960 [4] et
comme on a pu le montrer aujourd’hui dans les fractions
les plus précaires de la jeunesse.
Conflits d’intérêts : aucun
Conclusion
Malgré les critiques postmodernes et les prolongements structuraux dont ils ont fait l’objet, les schémas
classiques de l’anthropologie de la parenté ont prouvé
leur adaptabilité aux transformations intervenues depuis le
dernier tiers du XXe siècle, et permettent aujourd’hui une
description ethnographique rigoureuse des relations de
parenté. Ils permettent notamment de réfléchir sur la dissociation contemporaine des différentes dimensions de la
filiation et plus largement de la parenté. Il est probable que
cette dissociation provient des évolutions non synchronisées des pratiques et des sentiments (autrement dit de la
parenté pratique), d’une part, des technologies médicales
de la reproduction, d’autre part, et enfin du droit, soumis
à des principes éthiques potentiellement contradictoires,
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