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Ces trois fils tissent une dramaturgie singulière 2
dont la question que doit constamment avoir à la
pensée le spectateur consiste à se demander: Où en
est-on des hauts et des bas du crédit et du débit de
Marcadet? Où en est-on du destin – à l’horizon – des
mines de la Basse-Indre, qui donne lieu à des cours
si oscillants de la Bourse? Où en est-on de la destinée
de l’héritière, balancée entre l’humble prétendant
pauvre et le fallacieux prétendant prétendu riche ?
Sans vouloir déflorer les coups de théâtre qui font le
dénouement, indiquons cependant que c’est la
même surprise finale qui dénouera les trois
impasses: père riche de retour, fils reconnu, le même
sauveur rachetant les mines et acquittant les dettes,
sorte de rédempteur matériel de la Société bour-
geoise infernale et coupable.
Sans être physiocrate – « Laissez faire, laissez-pas-
ser »… la Nature – Balzac ne doctrine-t-il pas impli-
citement qu’il n’est pas de misère sociale dont la
nature du capitalisme ne puisse venir à bout. Il ne le
nomme pas, n’étant ni socialiste, ni communiste,
mais le Manifeste communiste, écrit en 1847 et publié
en février 1848, est parfaitement contemporain du
Faiseur. Il en est en quelque sorte l’envers.
Reste que Balzac est plutôt optimiste (à la fois
monarchiste et catholique), contre la défiance de
Marx à l’égard du règne de Louis-Philippe dans La
lutte des classes en France: « La monarchie de Juillet
n’était qu’une société par actions fondée pour l’exploi-
tation de la richesse nationale française dont les divi-
dendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres,
200 000 électeurs et leur séquelle. Louis-Philippe était
le directeur de cette société: Robert Macaire sur le
trône. » Balzac pourrait répondre que, si la société
bourgeoise est ainsi, ce n’est pas si grave, puisque de
toute façon, la nature faisait déjà de nous des débi-
teurs, et qu’il fait dire à son Marcadet: « Quel est
l’homme qui ne meurt pas insolvable envers son père ?
Il lui doit la vie, et ne peut pas la lui rendre. »
Et c’est aussi l’un de ses aphorismes: « Le débiteur
est toujours supérieur au créancier. »
Le théâtre de l’ère capitaliste triomphant ne serait
donc plus le théâtre du Destin.
Peut-être faut-il entendre dans ce sens ces autres
propositions, plutôt pessimistes, à propos de la dette,
de notre dette, de Jacques Lacan: « Nous ne sommes
plus seulement à portée d’être coupables par la dette
symbolique. C’est d’avoir la dette à notre charge qui
peut nous être, au sens le plus proche que ce mot
indique, reproché. […] Sans doute l’Atè antique (l’éga-
rement d’Antigone, ou de la tragédie grecque) nous ren-
dait-elle coupables de cette dette, mais à y renoncer
comme nous pouvons maintenant le faire, nous
sommes chargés d’un malheur plus grand, de ce que le
destin ne soit plus rien 3.»
1La présente mise en scène du Faiseur a cherché, me semble-t-il, à démultiplier les espaces et à différencier les temporalités
de la pièce, afin de laisser l’action suivre son cours réel, complexe, au sens où les actions (des actionnaires) suivent les cours
(de la Bourse) – La Bourse, cette machine à pluraliser les espaces (Tokyo, Londres, Paris, Wall Street!) et à dilater les temps
(hausses, baisses, délais, intérêts…).
Tout se passe comme si le dispositif scénique choisi pour Le Faiseur, ces praticables qui montent et descendent et soumettent
les sujets à leurs inclinaisons différentielles comme à leurs pentes vertigineuses étaient la grande métaphore des prix
ou des valeurs, des ascensions et des faillites du héros. Vaisseau désamarré en pleine ville qui oscille au gré de la Bourse,
cette moderne déesse des vents et des marées sociales.
2Il arrive à la complexité des instances financières ou commerciales de se presser, de se consolider ou de se contrarier
à très peu de distance dans l’espace et dans le temps, de sorte que l’audition de la pièce peine parfois à faire entendre
toutes les voix du contrepoint. Il en va ici souvent comme dans ce moment d’une fugue où les voix se rapprochent,
de pressent et se resserrent, et qu’on appelle strette.
3Jacques Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Seuil 1991, p.354.