conclusion les territoires entre nécessité et liberté - Agropolis

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CONCLUSION
LES TERRITOIRES ENTRE NÉCESSITÉ ET LIBERTÉ
Territoires, nécessité, liberté : la juxtaposition de ces trois mots, plutôt inhabituelle, est très riche de sens. Le territoire est devenu un mot-clé des géographes
contemporains. Une définition simple présente le territoire comme la combinaison
d’un certain espace, d’un groupe humain vivant sur cet espace, associés à l’idée
d’une appropriation de l’espace par les hommes, voire d’une identification de ceuxci à l’espace de leur vie.
Nécessité et liberté sont des mots du vocabulaire philosophique et politique,
avant d’être, comme territoire, des termes de sens commun. La nécessité implique
une obligation, une contrainte. La liberté traduit une absence de contrainte. Elle est
un des fondements de la démocratie. L’un et l’autre terme désignent deux des
composantes essentielles, et dans une large mesure contradictoires, des
comportements humains.
Il n’est pas tellement courant, surtout pour des géographes, de rapprocher ces
trois mots. C’est pourtant ce qui est tenté ici. En le faisant, on implique le territoire, ou si l’on préfère la géographie, dans l’expression et les pratiques de la
démocratie.
ENTRE LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ, L’ÉVOLUTION D’UNE CONTRADICTION
TERRITORIALE
Au plan territorial, une contradiction essentielle existe entre le territoire
administré et le territoire des habitants. Il s’agit d’une contradiction fondamentale qui pèse sur les comportements et, d’une certaine façon, sur toutes les
analyses géographiques. Le territoire administré, d’une manière ou d’une autre, est
une contrainte. Stricte contrainte, éventuellement contrainte violente, lorsqu’il
s’agit d’une frontière, militairement gardée, et que l’on ne peut franchir qu’avec le
visa d’une autorité supérieure. Contrainte beaucoup plus douce, mais contrainte
tout de même, lorsqu’il s’agit, dans un périmètre donné, de se rendre à un bureau
pour régler une formalité, d’aller à l’hôpital, ou de mettre ses enfants à l’école, à
cette école-ci, dûment identifiée dans son secteur, et non à l’établissement voisin
éventuellement plus proche ou plus apprécié. Tout au contraire, le territoire est
librement vécu par les hommes. En dehors de ces contraintes, ils se déplacent à
leur guise, sans souci des limites ni des frontières. Mieux, dans l’exercice de leurs
Conférence au Colloque de Mâcon, « Territoires institutionnels, territoires fonctionnels », 2003
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CONCLUSION
libertés, ils franchissent volontiers les limites assignées, ils transgressent
illégalement ou légalement les frontières. Entre l’autorité administrative qui doit
fixer une limite au territoire et le libre citoyen qui n’en a cure, la contradiction est
fondamentale.
L’histoire enseigne cependant que cette contradiction n’est nullement figée à
jamais. Notre hypothèse centrale est que le territoire administré, le territoire
contraint dans toute sa rigueur, est le fait de l’État-Nation… Celui-ci, en effet,
depuis le Bas Moyen Âge et sous des autorités diverses autant que fermes, définit
avec précision le territoire de sa souveraineté, le circonscrit par de strictes frontières, le dirige depuis une capitale fixe, le subdivise en circonscriptions administratives… Et c’est à l’intérieur de ce cadre que les habitants doivent vivre. Un certain consensus des peuples renforce encore ce système par le sentiment d’une
appartenance commune, par l’émergence d’un droit des peuples à disposer d’euxmêmes, au sein de leur propre territoire, de se l’approprier, de l’exalter par le
nationalisme ou le régionalisme.
En France, une sorte de chef-d’œuvre territorial a été réalisé par le système
centralisé, œuvre tenace et multiséculaire de la Monarchie, de l’Empire, de la
République. Il aboutit de nos jours à un système ternaire de territoires emboîtés qui
traduisent à la quasi perfection quelques principes fondamentaux. Au sommet,
l’État, unifié, souverain, centralisé, garant d’une solidarité nationale. En échelon
intermédiaire, une centaine de départements, réputés égaux comme le veut la
devise républicaine, circonscriptions administratives de l’autorité déléguée et des
services occasionnels. À la base, les 36 000 communes, lieux de la vie quotidienne,
gages de toutes les libertés. L’époque contemporaine, par nécessité, a compliqué le
système sans en modifier les principes par l’ajout de trois autres échelons
territoriaux : l’Europe, la région, l’intercommunalité.
Les systèmes fédéraux, en Allemagne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis,
accordent plus de poids à l’échelon intermédiaire, souvent appelé état ou province,
et moins à l’échelon central. Ils peuvent se combiner avec une forte autoadministration à la base, comme dans le système cantonal suisse. Dans tous les cas,
l’État-Nation affirme sa souveraineté sur un territoire. Il l’organise en au moins
trois strates de circonscriptions administratives. Les citoyens doivent composer
avec cette nécessité. Mais, dans les démocraties, ils ont aussi la liberté d’y vivre à
leur guise, de s’y déplacer comme ils l’entendent, pas toujours en accord avec les
limites convenues. Dans les régimes totalitaires, ils sont strictement contraints. En
toute hypothèse, il est bien nécessaire d’administrer en fixant des limites, en
nommant ou en élisant des préfets, des recteurs, des gouverneurs, des conseils, en
distribuant des ressources, bref il est nécessaire de gérer des territoires
institutionnalisés.
Doit-on considérer ce système, à la fois très rigoureux et contradictoire,
comme immuable ? Sans remonter aux origines de l’humanité, avant l’ÉtatNation, le territoire semble beaucoup plus flou, la frontière ou la limite administrative et politique moins fixée, la nécessité d’une autre nature. Les empires, même
l’Empire romain, s’accommodent d’approximations territoriales, y compris sur les
« limes ». La féodalité entretient les marges autant que les fiefs, par exemple entre
la Normandie et le Royaume. La contradiction liberté/nécessité existe bien, mais
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autrement, avec des contraintes d’un autre ordre, des libertés limitées, mais un
moindre marquage des territoires.
Après l’État-Nation, c’est-à-dire probablement aujourd’hui, un triple
phénomène laisse supposer une évolution vers de nouveaux types de territoires,
vers de nouveaux rapports entre liberté et nécessité.
La mondialisation des échanges et de l’économie en général se traduit par le
régime de la libre entreprise à l’échelle de la planète. Celui-ci ignore de plus en plus
les frontières, les États, les circonscriptions, aussi bien en ce qui concerne le
transport et la mobilité des personnes et des marchandises que la culture et
l’information. La nécessité n’est plus vraiment liée à l’espace, si ce n’est en une
logique de réseau.
L’individuation des sociétés, en tout cas celle des pays les plus développés,
exalte la liberté d’initiative de chaque personne, de manière très inégale certes, en
particulier selon les classes sociales, mais dans une grande turbulence de mobilités
à toutes les échelles du temps et de l’espace, depuis les déplacements de travail
quotidien jusqu’aux grandes migrations intercontinentales pour les loisirs ou le
travail.
Sur presque tous les continents, de manière plus ou moins affirmée, on assiste
à des tentatives de regroupements économiques et éventuellement politiques qui
remettent en cause peu ou prou les contraintes habituelles liées aux territoires des
États-Nations ou qui s’y ajoutent. La construction de l’Union Européenne en est
l’exemple le plus accompli. Elle s’accompagne de nouveaux concepts territoriaux :
différents niveaux de relations entre les États, l’émergence de régions
transfrontalières, les zones préférentielles des fonds communautaires
d’intervention, l’esquisse d’un aménagement du territoire en commun, plusieurs
capitales, des métropoles multiples…
Les territoires contemporains n’ont plus la simplicité relative ni la stabilité des
constructions nationales de l’époque moderne. Pour une large part, celles-ci
correspondaient à des sociétés paysannes ou de fort ancrage rural et à un niveau
d’échange et de mobilité assez contraint. Il en va autrement à l’heure actuelle. Vers
plus de liberté ? Ou vers plus de nécessité ? Un approfondissement est nécessaire.
Trois exemples pour un essai d’approfondissement
Plutôt qu’une démonstration théorique, intéressante et nécessaire cependant, je
préfère dans ce cadre me limiter à l’analyse de trois exemples tirés de mes
expériences personnelles. Ils sont choisis volontairement dans des domaines très
différents.
La guerre
Jusqu’à la seconde guerre mondiale et à la guerre de Corée comprises, la guerre
contemporaine s’est jouée sur des territoires institutionnels qui constituaient l’enjeu
même de la guerre : les territoires des États-Nations aux limites contestées par les
adversaires. Le front, durement identifié, matérialisait la zone où se déroulaient les
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CONCLUSION
combats, un protagoniste de chaque côté. La guerre froide a porté à son comble
cette conception par l’édification du Mur de Berlin.
Ce type de guerre est devenu rare, un exemple en étant encore fourni par le
conflit Iran/Irak. Il est remplacé le plus souvent par d’autres modalités, beaucoup
plus complexes, où le territoire, qui est toujours une donnée essentielle, obéit à
d’autres nécessités, à d’autres libertés, à d’autres enjeux… La variété des expressions donne la mesure de la diversité des combats possibles : guérilla, guerre
révolutionnaire, guerre subversive, guerre idéologique, conflit de faible intensité,
terrorisme…
Un exemple, un peu lointain, en est fourni par la guerre d’indépendance de
l’Algérie contre la France, entre 1954 et 1962, un des plus importants et plus longs
conflits de la décolonisation, avec celui de l’Indochine…
La France mène la guerre selon une conception très classique du territoire. La
plus grande attention est portée à la maîtrise des villes et surtout de la capitale. Les
deux frontières avec le Maroc et avec la Tunisie sont renforcées par des barrages
électrifiés afin d’éviter les infiltrations. Le pays est subdivisé en circonscriptions
territoriales où très vite la hiérarchie de l’armée est investie des pouvoirs civils et
militaires. Le « quadrillage » assure une maîtrise, au moins de jour, de la plus grande
partie du terrain. Les grandes opérations attaquent de front, dans les djebels, les
principales unités de l’ALN (Armée de Libération Nationale). Comme celles de
toutes les puissances dominantes, l’armée française, tout en faisant un effort réel
d’adaptation, ne peut se départir d’une conception classique de la guerre et du
territoire. La nécessité l’emporte totalement.
Le FLN et l’ALN, de culture française, adoptent aussi une hiérarchie du territoire, des subdivisions (les willayas), et même une armée dite « régulière », mais
hors frontière, en Tunisie. Le véritable enjeu est constitué par les populations ellesmêmes qui sont encadrées au plus près par les comités locaux du FLN, dans les
quartiers et dans les douars. Et la mobilité des formations de l’ALN trouve dans la
montagne, le djebel, mot emblématique de la guerre, son terrain d’élection, c’est-àdire là où le territoire échappe le plus aux contraintes de l’armée française.
La guerre est ainsi partout et nulle part, avec des intensités diverses. La bataille
d’Alger est un grand et douloureux symbole. Mais la guerre, insaisissable, se joue
surtout ailleurs, hors des villes, dans la montagne, avec des zones de faiblesses
particulières que sont les limites de circonscriptions souvent exploitées par l’un ou
l’autre protagoniste. De même, la limite entre la nuit et le jour ouvre-t-elle une
zone plus dangereuse. Le terrain, de la sorte, est souvent abandonné aussitôt après
avoir été conquis. L’enjeu principal n’est plus vraiment la conquête du territoire
mais celle de la population, par la terreur ou l’idéologie, comme en témoigne
l’opération des regroupements de population réalisée par l’armée française.
L’armée américaine, expression la plus achevée d’une armée de grande puissance, se trouve très probablement confrontée à des situations analogues en
Afghanistan ou en Irak, sur des territoires aussi fluides, insaisissables, où les
repères classiques deviennent flous, où la nécessité et la liberté des uns et des
autres se croisent sans se confondre. En Afrique, en Bosnie, au Kosovo, en
Palestine, se retrouvent des situations du même type toujours marquées par des
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sentiments exaspérés d’identités collectives, religieuses ou ethniques, à la recherche
plus ou moins vaine de leur propre territoire.
La carte scolaire
Il s’agit heureusement d’une opération infiniment plus pacifique, mais non sans
conflits, au cœur de multiples contradictions, entre liberté et nécessité.
La nécessité est relativement simple à énoncer. En France, il s’agit de scolariser
tous les enfants de plus de trois ans et de moins de seize ans, âges de la scolarité
obligatoire, sur un pied d’ égalité, c’est-à-dire à l’école primaire et au collège, ou au
lycée et à l’université avec une obligation moins contrainte. La règle a son
expression territoriale : la carte scolaire. Des circonscriptions scolaires sont établies
sous l’autorité du maire à l’école primaire, de l’inspecteur d’académie, représentant
de l’État, en ce qui concerne les collèges. Les enfants d’une même circonscription
doivent être inscrits dans l’établissement de ce ressort. La circonscription place
géographiquement les différents élèves dans une position proche de l’égalité quant
à la distance domicile/école.
La règle est rationnellement parfaite. Mais elle se heurte à de nombreuses
difficultés qui touchent toutes, de près ou de loin, à la notion de liberté. Entendons
par là celle des parents libres d’organiser les études de leurs enfants. D’où, de
multiples formes de dérogation à la règle, énoncées ici par ordre de complexité
croissante :
– l’école libre, contrôlée par l’État (sous contrat) ou non contrôlée (hors
contrat), constitue un réseau parallèle totalement indépendant de la règle
territoriale,
– les options, notamment en langues vivantes, ne sont pas présentes dans tous
les collèges ; le libre choix d’une option peut offrir une possibilité de dérogation ;
ainsi existe-t-il, bien connues, des options permettant l’expression d’une spécificité
sociale (l’allemand, le russe, le chinois, le japonais…) ou d’une recherche identitaire
(le breton, le basque, l’occitan, l’arménien, l’arabe…),
– les limites de circonscription, parce qu’il faut bien établir quelque part une
limite, sont des sujets de contestation qu’accentuent encore les contraintes et les
circuits du ramassage scolaire,
– la ségrégation sociale ou raciale aboutit à la distinction des « bons » et des
« mauvais » établissements, l’image prêtée à chacun d’eux accentuant encore la
concentration des uns et la fuite des autres ; ainsi peut se constituer un réseau
binaire, occulte, de « bons » et de « mauvais » côte à côte, en parallèle au système
conçu comme égalitaire… Plus qu’aux concepts républicains d’égalité et de liberté,
il obéit à d’autres nécessités, la tradition, la réputation, la mode, pour le meilleur, la
peur, la haine, l’exclusion, l’information des seuls initiés, pour le pire…
La carte scolaire est ainsi l’enjeu d’une bataille permanente entre l’autorité
administrative, respectueuse de la règle nécessaire, et une nébuleuse parentale,
expression de toutes les libertés individuelles, plus insaisissable qu’une guérilla.
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CONCLUSION
Le pays
Le pays constitue une notion bien connue de tous les géographes et des
spécialistes de l’aménagement du territoire. D’une certaine actualité, il est aussi très
illustratif de notre propos.
Le pays est d’abord une expression classique des géographes. Dérivée du latin
« pagus », une circonscription de base, assez floue, d’origine gallo-romaine, elle
désigne un territoire de proximité, dans une société paysanne, où les hommes ont à
peu près les mêmes usages, les mêmes activités, le même sentiment d’appartenance
… Tel est par exemple le Pays de Caux de mon enfance, admirablement décrit par
Maupassant et par Flaubert, et qui avait encore bien une existence à l’issue de la
seconde guerre mondiale.
Le mot est réapparu en Bretagne dans le courant des années 60, à des fins
d’aménagement du territoire issues d’une base militante, puis il fut repris par la
DATAR dans les années 60 avec les « contrats de pays », pour être enfin officiellement consacré par les lois Pasqua (1995) et Voynet (1999). Il désigne, toujours de
manière assez floue, un territoire aussi proche que possible de celui vécu par les
gens, proche de l’ensemble de leurs déplacements ordinaires, proche de leurs
traditions et de leurs habitudes, et susceptible de devenir un territoire de projet,
d’action collective, de citoyenneté locale… La commune, à laquelle les Français
sont cependant très attachés, étant trop petite pour un tel dessein à l’époque
contemporaine, c’est au pays qu’est dévolu, sans contrainte excessive, une mission
de développement local au meilleur sens du mot. Il s’agit au fond d’une tentative
très rare dans le domaine législatif de concilier à la base des territoires les deux
impératifs de liberté et de nécessité. Nécessité, car le pays est reconnu par la loi,
par la hiérarchie administrative qui le met en place et qui le subventionne, il
dispose d’institutions légères… Liberté, car les modes de gestion, la compétence,
l’administration du pays restent assez flous pour ne pas brimer les initiatives ni
faire d’ombre aux institutions locales que sont les communes, les cantons,
l’intercommunalité. À quelques années d’intervalle, le réalisme de Charles Pasqua
et l’idéalisme de Dominique Voynet sont apparus remarquablement
complémentaires, au-delà des contradictions.
Les pays rencontrent plutôt un beau succès. Ils fleurissent un peu partout,
surtout dans l’ouest de la France. Leurs noms, aux parfums ruralistes, enrichissent
la carte des campagnes et des périphéries urbaines. Des réalisations sont en cours,
solidement appuyées sur l’intercommunalité en plein essor. Peut-être une
remarquable solution a-t-elle été mise en place, involontairement, pour concilier la
libre initiative des projets qui trouve place dans le pays et le réalisme quotidien qui
s’appuie sur la communauté de communes, l’un et l’autre ne se confondant pas.
Cependant, bien des difficultés demeurent à partir des différents acteurs qui n’ont
pas du pays la même vision et qui tentent de récupérer plus ou moins adroitement
ce fruit qui n’est pas encore mûr…
– l’élu local, particulièrement le notable de base, le conseiller général, le député,
le sénateur, représentent une population bien définie et cherchent très
naturellement à être réélus ; leur jeu consiste principalement à rapprocher le plus
possible les pays des circonscriptions existantes, notamment des cantons, ce qui
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peut être fort justifié par rapport aux intérêts de la population, mais pas toujours,
et ce qui, en toute hypothèse, constitue une conception très conservatrice du
territoire. Nécessité.
– le représentant de l’État, le préfet et l’administration qui le relaie obéissent
aux instructions ; ils délimitent, font des cartes, ne laissent rien dans l’ombre,
découpent, allouent des subventions, mettent de l’ordre, c’est leur métier… Ils
peuvent ainsi entrer en conflit avec les populations, particulièrement avec la
nébuleuse des associations, notamment sur la taille des pays, l’administration les
calibrant plutôt à la taille des arrondissements ou d’un bassin d’emploi, la base
associative à celle d’un ou d’un petit nombre de cantons, plus proches, plus
perceptibles. Nécessité et liberté.
– l’habitant lui-même est devenu un être aux déplacements très contradictoires
sur la plus grande partie des territoires, très loin des identité solidement acquises,
des comportements homogènes, des activités assez semblables, des espaces vécus
très proches… Qu’est-ce actuellement que l’habitant des « franges » du Bassin
Parisien ou d’une autre grande métropole, de mon Pays d’Ouche par exemple ? Un
agriculteur ? Ils sont très peu nombreux… Un artisan travaillant dans un cercle de
10 à 50 km ? Un ouvrier en milieu rural, plus sédentaire ? Un employé du tertiaire
travaillant à Paris ou dans une petite ville voisine ? Un retraité ? Un résident
secondaire ? Un touriste de passage ? Tous se croisent et se recroisent, mais dans la
multiplicité de leurs espaces de vie. Le pays des uns n’est pas celui des autres.
Liberté, libertés.
Polysémique, le pays peut prêter à confusion. Le pays d’une tradition stable est
dépassé. Le pays contemporain déjoue les stratégies trop contraintes… Qu’est-ce
donc actuellement que mon pays, celui où je vis, vu par l’habitant, analysé et
reconnu par le géographe ? Le Pays d’Ouche ? Il est dépassé. La bordure orientale
du Pays d’Ouche, comme je l’ai écrit en 1958 ? Cela n’a plus de sens. Les cantons
de Verneuil et de Breteuil ? Ceci relève plutôt d’un intercommunalité
opérationnelle. Les pays de l’Avre et de l’Iton ? Ainsi l’a-t-on officiellement
nommé, du nom de deux rivières, comme au temps de la Constituante et des
départements, faute de mieux. Mais c’est assez joli pour durer.
Entre nécessité et liberté, les solutions possibles
Une contradiction fondamentale est devenue de plus en plus aiguë dans la
complexité croissante du monde contemporain. Entre nécessité et liberté, en effet,
une nouvelle déclinaison s’impose. La nécessité doit être de plus en plus
rapprochée de l’efficience économique et sociale dans un univers concurrentiel
qu’il faut favoriser ou dont il faut se protéger. Si l’on veut accueillir des touristes ou
une nouvelle entreprise, ou bien encore protéger un paysage, il faut nécessairement
accepter quelques contraintes, des subventions éventuellement, et une limite pour
agir. De même pour le fonctionnement de la carte scolaire. De même, s’il faut faire
la guerre. Mais, en parallèle, la liberté de chacun s’exprime avec de plus en plus de
force, liberté de se déplacer, de communiquer, d’agir, brouillant les pays les mieux
découpés, les meilleures cartes scolaires, et même la guerre. Le géographe
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CONCLUSION
contemporain doit se résoudre à cette incertitude des territoires qui sont le théâtre
de la contradiction. Au moins peut-on dégager quelques types de solutions pour
mieux agir.
La refondation institutionnelle
À l’issue du siècle des Lumières, c’est ce que réalisa la Révolution française. Le
découpage administratif de l’Ancien Régime était obsolète. Il était devenu
complètement hétérogène, économiquement paralysant, injuste et illisible, dans
une société à dominante paysanne mais qui s’ouvrait de plus en plus à l’activité
commerciale et à la révolution industrielle. Dès 1790, la Constituante réalisa la
grande réforme des départements et des communes substituées aux paroisses,
abolissant les contraintes désuètes.
Nous sommes probablement de nouveau en 1789, mais cette fois face au
développement de la mondialisation des échanges, de la médiatisation généralisée
et instantanée, des libertés individuelles exaltées… Notre système territorial
empilant les strates administratives est aussi obsolète que celui des baillages et des
sénéchaussées. Il faut donc tailler dans le vif, simplifier, moderniser, réduire la
stratification administrative, rapprocher le plus possible les territoires contraints
des territoires vécus.
Cette perspective comprend très probablement une bonne part de naïveté
technocratique. Elle n’en est pas moins intéressante pour dégager plusieurs types
de découpages nouveaux qui tiennent compte des mouvements essentiels de
l’époque contemporaine. Ainsi pourrait-on reconnaître trois niveaux de territoires
emboîtés :
– l’Europe, en relais de l’État-Nation, comme niveau supérieur des décisions,
le seul à même d’être efficace dans le cadre mondial ;
– la région, à la place du département, comme indispensable niveau intermédiaire des investissements et des services occasionnels, encore assez proche des
citoyens de base pour les rassembler et leur ressembler, et assez substantiel pour
être visible au niveau international, une région plutôt plus importante que les
actuelles régions, et dotée de compétences élargies ;
– la communauté urbaine, d’agglomération ou de communes, à la base, dûment
reconnue et reconnaissable par les citoyens, en substitution des communes
devenues désuètes.
On sait bien qu’un tel scénario, parfaitement rationnel, est actuellement
impossible à mettre en œuvre en France, tellement l’attachement aux territoires
existant semble fort. La plupart des États européens l’adoptent pourtant peu ou
prou. Nous ne sommes pas vraiment en 1789.
La liberté assumée
Laisser faire… Tel peut être, au contraire le maître mot. Laisser faire par
paresse, par démagogie, par lâcheté, bien entendu, mais aussi avec intelligence.
Car la complexité institutionnelle qui prévaut et l’illisibilité des territoires
contemporains ne sont nullement incompatibles avec les dures nécessités de
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l’heure et l’exercice de toutes les libertés. Les entreprises certes se plaignent de la
lourdeur excessive des démarches, proportionnelle à l’empilement des strates
administratives. Mais elles en jouent aussi habilement, trouvant ici ce qu’elles n’ont
pas ailleurs, pouvant exercer leurs propres arbitrages, leur propre liberté, dans une
complexité reconnue et assumée. De même les citoyens, s’ils en ont le talent,
peuvent-ils repérer les bons et les mauvais territoires de leur vie, y satisfaire leurs
goûts, leurs désirs, y sacrifier aux modes, choisir, zapper s’il le faut. Dans ce cas, en
parfaite conformité avec l’air du temps, la complexité des territoires institutionnels
réduit les contraintes plus qu’elle ne les augmente. Au pire, elle est neutre,
indifférente. Si l’on peut jouer dans une nécessité complexe, c’est qu’on est plus
libre d’entreprendre et de vivre.
Curieusement, cette conception ferait des Français, parce qu’ils sont ancrés
dans leur conservatisme territorial, les plus avancés des libéraux. Elle se heurte
cependant à deux limites. Limite sociale… Une partie de la population ne peut
suivre un tel parcours. Si les cadres d’entreprise vivent plutôt bien ce libéralisme
territorial, de même que les intellectuels, s’ils se l’approprient aisément, et si par
ailleurs les classes moyennes peuvent en vivre l’illusion et une part de la réalité, une
forte minorité de la population pour le moins y échappe. La liberté sans moyen
devient lourde de nécessité. Avec ou sans pays, avec ou sans bonne carte scolaire,
le reclus des quartiers défavorisés ou des campagnes désertifiées ne peut guère
apprécier les saveurs complexes d’un territoire en fait très contraint.
Limite géographique et médiatique… À un autre niveau, plus collectif, les responsables des territoires découvrent que ceux-ci doivent se vendre, c’est-à-dire
entrer dans la compétition des attraits et des modes, vanter les charmes d’une
région ou d’une ville, ses facilités de communications, sa main-d’œuvre experte,
certes, mais aussi son art de vivre, sa culture, son histoire, ses traditions. Pour une
ville comme pour un pays, l’image qu’elle propose devient aussi importante, et
même peut-être plus, que la réalité. Mais ainsi se marquent de nouvelles limites
dans la captation des bonnes images selon les goûts et les modes. Car tous les pays
ne sont pas le Périgord ou la Bretagne, ni toutes les agglomérations Grenoble ou
Toulouse.
La dynamique territoriale
Les territoires s’inscrivent dans une dynamique territoriale, entre l’inertie et le
changement, entre la nécessité de gérer et la liberté de transgresser. Il en fut sans
doute toujours ainsi. Notre époque, particulièrement riche en évolutions, ébranle
les territoires et avec eux la géographie. Il appartient aux géographes d’observer et
d’analyser avec soin cette dynamique territoriale où de vieux mots pourtant
classiques, la région, le pays, la ville, perdent tout ou partie de leur sens, tandis que
d’autres s’imposent. Peut-être les territoires pertinents ne sont-ils pas ceux
auxquels on pense, afin de concilier l’explosion des libertés individuelles et les
contraintes de plus en plus fortes de la gestion, là où les mots du géographe ne
sont pas encore très assurés.
Plutôt que des régions dûment délimitées et institutionnalisées, ce sont probablement des territoires métropolitains qui s’imposent inéluctablement, au-delà
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CONCLUSION
des formules habituelles, qu’elles soient de pratique libérale ou administrative. Des
territoires de grande mobilité aux aires sans cesse renouvelées. Ainsi discernonsnous, à échelle moyenne, des métropoles multirégionales comme Paris ou comme
Lyon, des métropoles-régions comme Toulouse ou Montpellier, des métropolesdépartements comme Rennes…
De même, dans la proximité, plutôt que la commune, le pays ou même le
quartier, une autre réalité s’impose dans les périphéries des villes, les plus
débordantes, ni pays, ni quartier, mais l’un et l’autre, espace pour lequel géographes
et urbanistes cherchent les mots qui conviennent : franges, périphéries, rurbain,
périurbain, tiers espace…
De même enfin, sur les territoires les moins peuplés, dans les zones où
s’étendent les friches, les pâtures, les reboisements, les parcs subventionnés, les
hébergements et les aménagements touristiques, s’agit-il encore de campagne ou
même de pays ? Rares au fond sont les espaces maintenant qui répondent bien aux
critères raisonnables d’une réforme institutionnelle ou même au vocabulaire des
spécialistes, des géographes notamment.
L’État-Nation avait établi ses principes les plus tangibles sur une souveraineté
territoriale qui conciliait la nécessité et la liberté au sein de sociétés relativement
stables. La géographie au fond héritait des mêmes bases. Le monde contemporain
rebat les cartes du géographe, même celles que l’on croyait acquises, parce que les
territoires se cherchent maintenant entre une nécessité d’ordre mondial et une
liberté portée par chaque individu. Il devient à ce compte encore plus passionnant
et exigeant, pour le géographe, de lire et de relire les cartes, c’est-à-dire les
territoires.
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