conclusion les territoires entre nécessité et liberté - Agropolis

Conférence au Colloque de Mâcon, « Territoires institutionnels, territoires fonctionnels », 2003
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CONCLUSION
LES TERRITOIRES ENTRE NÉCESSI ET LIBERTÉ
Territoires, nécessité, liberté : la juxtaposition de ces trois mots, plutôt inha-
bituelle, est très riche de sens. Le territoire est devenu un mot-cdes géographes
contemporains. Une définition simple présente le territoire comme la combinaison
d’un certain espace, d’un groupe humain vivant sur cet espace, associés à l’idée
d’une appropriation de l’espace par les hommes, voire dune identification de ceux-
ci à l’espace de leur vie.
Nécessité et liberté sont des mots du vocabulaire philosophique et politique,
avant d’être, comme territoire, des termes de sens commun. La nécessité implique
une obligation, une contrainte. La liberté traduit une absence de contrainte. Elle est
un des fondements de la démocratie. L’un et l’autre terme désignent deux des
composantes essentielles, et dans une large mesure contradictoires, des
comportements humains.
Il n’est pas tellement courant, surtout pour des géographes, de rapprocher ces
trois mots. C’est pourtant ce qui est ten ici. En le faisant, on implique le ter-
ritoire, ou si l’on préfère la géographie, dans l’expression et les pratiques de la
démocratie.
ENTRE LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ, LÉVOLUTION DUNE CONTRADICTION
TERRITORIALE
Au plan territorial, une contradiction essentielle existe entre le territoire
administ et le territoire des habitants. Il s’agit dune contradiction fonda-
mentale qui pèse sur les comportements et, d’une certaine façon, sur toutes les
analyses ographiques. Le territoire administré, d’une manière ou d’une autre, est
une contrainte. Stricte contrainte, éventuellement contrainte violente, lorsqu’il
s’agit d’une frontière, militairement gardée, et que l’on ne peut franchir qu’avec le
visa d’une autori supérieure. Contrainte beaucoup plus douce, mais contrainte
tout de même, lorsqu’il s’agit, dans un périmètre donné, de se rendre à un bureau
pour régler une formalité, d’aller à l’hôpital, ou de mettre ses enfants à l’école, à
cette école-ci, dûment identifiée dans son secteur, et non à l’établissement voisin
éventuellement plus proche ou plus apprécié. Tout au contraire, le territoire est
librement vécu par les hommes. En dehors de ces contraintes, ils se déplacent à
leur guise, sans souci des limites ni des frontières. Mieux, dans l’exercice de leurs
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libertés, ils franchissent volontiers les limites assignées, ils transgressent
illégalement ou galement les frontières. Entre l’autori administrative qui doit
fixer une limite au territoire et le libre citoyen qui n’en a cure, la contradiction est
fondamentale.
L’histoire enseigne cependant que cette contradiction nest nullement figée à
jamais. Notre hypotse centrale est que le territoire administré, le territoire
contraint dans toute sa rigueur, est le fait de l’État-Nation Celui-ci, en effet,
depuis le Bas Moyen Âge et sous des autorités diverses autant que fermes, définit
avec précision le territoire de sa souveraineté, le circonscrit par de strictes fron-
tières, le dirige depuis une capitale fixe, le subdivise en circonscriptions adminis-
tratives… Et c’est à l’intérieur de ce cadre que les habitants doivent vivre. Un cer-
tain consensus des peuples renforce encore ce système par le sentiment d’une
appartenance commune, par l’émergence d’un droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes, au sein de leur propre territoire, de se l’approprier, de l’exalter par le
nationalisme ou le régionalisme.
En France, une sorte de chef-dœuvre territorial a été ali par le système
centralisé, œuvre tenace et multiséculaire de la Monarchie, de l’Empire, de la
République. Il aboutit de nos jours à un système ternaire de territoires emboîs qui
traduisent à la quasi perfection quelques principes fondamentaux. Au sommet,
l’État, unifié, souverain, centralisé, garant d’une solidari nationale. En échelon
intermédiaire, une centaine de départements, réputés égaux comme le veut la
devise républicaine, circonscriptions administratives de l’autorité déléguée et des
services occasionnels. À la base, les 36 000 communes, lieux de la vie quotidienne,
gages de toutes les libertés. L’époque contemporaine, par nécessité, a compliqle
système sans en modifier les principes par l’ajout de trois autres échelons
territoriaux : l’Europe, la région, l’intercommunalité.
Les systèmes déraux, en Allemagne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis,
accordent plus de poids à l’échelon intermédiaire, souvent appeétat ou province,
et moins à l’échelon central. Ils peuvent se combiner avec une forte auto-
administration à la base, comme dans le système cantonal suisse. Dans tous les cas,
l’État-Nation affirme sa souveraine sur un territoire. Il l’organise en au moins
trois strates de circonscriptions administratives. Les citoyens doivent composer
avec cette nécessité. Mais, dans les mocraties, ils ont aussi la liberté d’y vivre à
leur guise, de s’y déplacer comme ils l’entendent, pas toujours en accord avec les
limites convenues. Dans les régimes totalitaires, ils sont strictement contraints. En
toute hypothèse, il est bien cessaire d’administrer en fixant des limites, en
nommant ou en élisant des préfets, des recteurs, des gouverneurs, des conseils, en
distribuant des ressources, bref il est nécessaire de gérer des territoires
institutionnalisés.
Doit-on considérer ce système, à la fois très rigoureux et contradictoire,
comme immuable ? Sans remonter aux origines de l’humanité, avant l’État-
Nation, le territoire semble beaucoup plus flou, la frontière ou la limite adminis-
trative et politique moins fixée, la nécessité d’une autre nature. Les empires, me
l’Empire romain, s’accommodent d’approximations territoriales, y compris sur les
« limes ». La féodalité entretient les marges autant que les fiefs, par exemple entre
la Normandie et le Royaume. La contradiction liberté/cessité existe bien, mais
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autrement, avec des contraintes d’un autre ordre, des libertés limitées, mais un
moindre marquage des territoires.
Après l’État-Nation, c’est-à-dire probablement aujourd’hui, un triple
phénomène laisse supposer une évolution vers de nouveaux types de territoires,
vers de nouveaux rapports entre liberté et nécessité.
La mondialisation des échanges et de l’économie en néral se traduit par le
régime de la libre entreprise à l’échelle de la planète. Celui-ci ignore de plus en plus
les frontières, les États, les circonscriptions, aussi bien en ce qui concerne le
transport et la mobilité des personnes et des marchandises que la culture et
l’information. La cessité n’est plus vraiment liée à l’espace, si ce n’est en une
logique deseau.
L’individuation des sociétés, en tout cas celle des pays les plus veloppés,
exalte la liberté d’initiative de chaque personne, de manière très inégale certes, en
particulier selon les classes sociales, mais dans une grande turbulence de mobilités
à toutes les échelles du temps et de l’espace, depuis les placements de travail
quotidien jusqu’aux grandes migrations intercontinentales pour les loisirs ou le
travail.
Sur presque tous les continents, de manière plus ou moins affirmée, on assiste
à des tentatives de regroupements économiques et éventuellement politiques qui
remettent en cause peu ou prou les contraintes habituelles liées aux territoires des
États-Nations ou qui s’y ajoutent. La construction de l’Union Européenne en est
l’exemple le plus accompli. Elle s’accompagne de nouveaux concepts territoriaux :
différents niveaux de relations entre les États, l’émergence de régions
transfrontalières, les zones préférentielles des fonds communautaires
d’intervention, l’esquisse d’un aménagement du territoire en commun, plusieurs
capitales, des métropoles multiples
Les territoires contemporains n’ont plus la simplicité relative ni la stabilité des
constructions nationales de l’époque moderne. Pour une large part, celles-ci
correspondaient à des sociés paysannes ou de fort ancrage rural et à un niveau
d’échange et de mobilité assez contraint. Il en va autrement à l’heure actuelle. Vers
plus de liberté ? Ou vers plus de nécessité ? Un approfondissement est nécessaire.
Trois exemples pour un essai d’approfondissement
Plutôt qu’une démonstration théorique, intéressante et cessaire cependant, je
préfère dans ce cadre me limiter à l’analyse de trois exemples tirés de mes
expériences personnelles. Ils sont choisis volontairement dans des domaines très
différents.
La guerre
Jusqu’à la seconde guerre mondiale et à la guerre de Corée comprises, la guerre
contemporaine s’est jouée sur des territoires institutionnels qui constituaient l’enjeu
même de la guerre : les territoires des États-Nations aux limites contestées par les
adversaires. Le front, durement identifié, matérialisait la zone se roulaient les
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combats, un protagoniste de chaque côté. La guerre froide a porté à son comble
cette conception par l’édification du Mur de Berlin.
Ce type de guerre est devenu rare, un exemple en étant encore fourni par le
conflit Iran/Irak. Il est remplacé le plus souvent par d’autres modalités, beaucoup
plus complexes, le territoire, qui est toujours une donnée essentielle, obéit à
d’autres nécessités, à d’autres libertés, à d’autres enjeux La variété des expres-
sions donne la mesure de la diversité des combats possibles : guérilla, guerre
révolutionnaire, guerre subversive, guerre idéologique, conflit de faible intensité,
terrorisme
Un exemple, un peu lointain, en est fourni par la guerre d’indépendance de
l’Algérie contre la France, entre 1954 et 1962, un des plus importants et plus longs
conflits de la décolonisation, avec celui de l’Indochine
La France mène la guerre selon une conception très classique du territoire. La
plus grande attention est portée à la maîtrise des villes et surtout de la capitale. Les
deux frontières avec le Maroc et avec la Tunisie sont renforcées par des barrages
électrifiés afin d’éviter les infiltrations. Le pays est subdivi en circonscriptions
territoriales où très vite la hiérarchie de l’armée est investie des pouvoirs civils et
militaires. Le « quadrillage » assure une maîtrise, au moins de jour, de la plus grande
partie du terrain. Les grandes opérations attaquent de front, dans les djebels, les
principales unités de l’ALN (Armée de Libération Nationale). Comme celles de
toutes les puissances dominantes, l’armée française, tout en faisant un effort réel
d’adaptation, ne peut se départir dune conception classique de la guerre et du
territoire. La nécessité l’emporte totalement.
Le FLN et l’ALN, de culture française, adoptent aussi une hiérarchie du terri-
toire, des subdivisions (les willayas), et même une armée dite « régulière », mais
hors frontière, en Tunisie. Le ritable enjeu est constitué par les populations elles-
mêmes qui sont encadrées au plus près par les comités locaux du FLN, dans les
quartiers et dans les douars. Et la mobilité des formations de l’ALN trouve dans la
montagne, le djebel, mot emblématique de la guerre, son terrain délection, c’est-à-
dire là où le territoire échappe le plus aux contraintes de l’armée française.
La guerre est ainsi partout et nulle part, avec des intensités diverses. La bataille
d’Alger est un grand et douloureux symbole. Mais la guerre, insaisissable, se joue
surtout ailleurs, hors des villes, dans la montagne, avec des zones de faiblesses
particulières que sont les limites de circonscriptions souvent exploitées par l’un ou
l’autre protagoniste. De même, la limite entre la nuit et le jour ouvre-t-elle une
zone plus dangereuse. Le terrain, de la sorte, est souvent abandonné aussitôt après
avoir é conquis. L’enjeu principal n’est plus vraiment la conquête du territoire
mais celle de la population, par la terreur ou l’idéologie, comme en témoigne
l’opération des regroupements de populationalisée par l’armée française.
L’armée américaine, expression la plus achevée d’une armée de grande puis-
sance, se trouve très probablement confrontée à des situations analogues en
Afghanistan ou en Irak, sur des territoires aussi fluides, insaisissables, les
repères classiques deviennent flous, où la nécessité et la liberté des uns et des
autres se croisent sans se confondre. En Afrique, en Bosnie, au Kosovo, en
Palestine, se retrouvent des situations du me type toujours marquées par des
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sentiments exaspérés d’identités collectives, religieuses ou ethniques, à la recherche
plus ou moins vaine de leur propre territoire.
La carte scolaire
Il s’agit heureusement d’une opération infiniment plus pacifique, mais non sans
conflits, au cœur de multiples contradictions, entre liberté et nécessité.
La nécessité est relativement simple à énoncer. En France, il s’agit de scolariser
tous les enfants de plus de trois ans et de moins de seize ans, âges de la scolarité
obligatoire, sur un pied d’ égalité, c’est-à-dire à l’école primaire et au collège, ou au
lycée et à l’universi avec une obligation moins contrainte. La règle a son
expression territoriale : la carte scolaire. Des circonscriptions scolaires sont établies
sous l’autorité du maire à l’école primaire, de l’inspecteur d’académie, représentant
de l’État, en ce qui concerne les collèges. Les enfants dune même circonscription
doivent être inscrits dans l’établissement de ce ressort. La circonscription place
géographiquement les différents élèves dans une position proche de l’égalité quant
à la distance domicile/école.
La règle est rationnellement parfaite. Mais elle se heurte à de nombreuses
difficultés qui touchent toutes, de près ou de loin, à la notion de liberté. Entendons
par celle des parents libres d’organiser les études de leurs enfants. Doù, de
multiples formes de dérogation à la gle, énoncées ici par ordre de complexité
croissante :
– l’école libre, contrôlée par l’État (sous contrat) ou non contrôlée (hors
contrat), constitue un seau parallèle totalement indépendant de la règle
territoriale,
les options, notamment en langues vivantes, ne sont pas présentes dans tous
les collèges ; le libre choix d’une option peut offrir une possibilité de dérogation ;
ainsi existe-t-il, bien connues, des options permettant l’expression d’une spécifici
sociale (l’allemand, le russe, le chinois, le japonais…) ou d’une recherche identitaire
(le breton, le basque, l’occitan, l’arménien, l’arabe),
les limites de circonscription, parce qu’il faut bien établir quelque part une
limite, sont des sujets de contestation qu’accentuent encore les contraintes et les
circuits du ramassage scolaire,
la grégation sociale ou raciale aboutit à la distinction des « bons » et des
« mauvais » établissements, l’image prêtée à chacun d’eux accentuant encore la
concentration des uns et la fuite des autres ; ainsi peut se constituer un seau
binaire, occulte, de « bons » et de « mauvais » côte à te, en parallèle au système
conçu comme égalitairePlus qu’aux concepts républicains d’égalité et de liberté,
il obéit à d’autres cessis, la tradition, la réputation, la mode, pour le meilleur, la
peur, la haine, l’exclusion, l’information des seuls inits, pour le pire
La carte scolaire est ainsi l’enjeu d’une bataille permanente entre l’autorité
administrative, respectueuse de la règle nécessaire, et une nébuleuse parentale,
expression de toutes les libertés individuelles, plus insaisissable qu’une guérilla.
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