libertés, ils franchissent volontiers les limites assignées, ils transgressent
illégalement ou légalement les frontières. Entre l’autorité administrative qui doit
fixer une limite au territoire et le libre citoyen qui n’en a cure, la contradiction est
fondamentale.
L’histoire enseigne cependant que cette contradiction n’est nullement figée à
jamais. Notre hypothèse centrale est que le territoire administré, le territoire
contraint dans toute sa rigueur, est le fait de l’État-Nation… Celui-ci, en effet,
depuis le Bas Moyen Âge et sous des autorités diverses autant que fermes, définit
avec précision le territoire de sa souveraineté, le circonscrit par de strictes fron-
tières, le dirige depuis une capitale fixe, le subdivise en circonscriptions adminis-
tratives… Et c’est à l’intérieur de ce cadre que les habitants doivent vivre. Un cer-
tain consensus des peuples renforce encore ce système par le sentiment d’une
appartenance commune, par l’émergence d’un droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes, au sein de leur propre territoire, de se l’approprier, de l’exalter par le
nationalisme ou le régionalisme.
En France, une sorte de chef-d’œuvre territorial a été réalisé par le système
centralisé, œuvre tenace et multiséculaire de la Monarchie, de l’Empire, de la
République. Il aboutit de nos jours à un système ternaire de territoires emboîtés qui
traduisent à la quasi perfection quelques principes fondamentaux. Au sommet,
l’État, unifié, souverain, centralisé, garant d’une solidarité nationale. En échelon
intermédiaire, une centaine de départements, réputés égaux comme le veut la
devise républicaine, circonscriptions administratives de l’autorité déléguée et des
services occasionnels. À la base, les 36 000 communes, lieux de la vie quotidienne,
gages de toutes les libertés. L’époque contemporaine, par nécessité, a compliqué le
système sans en modifier les principes par l’ajout de trois autres échelons
territoriaux : l’Europe, la région, l’intercommunalité.
Les systèmes fédéraux, en Allemagne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis,
accordent plus de poids à l’échelon intermédiaire, souvent appelé état ou province,
et moins à l’échelon central. Ils peuvent se combiner avec une forte auto-
administration à la base, comme dans le système cantonal suisse. Dans tous les cas,
l’État-Nation affirme sa souveraineté sur un territoire. Il l’organise en au moins
trois strates de circonscriptions administratives. Les citoyens doivent composer
avec cette nécessité. Mais, dans les démocraties, ils ont aussi la liberté d’y vivre à
leur guise, de s’y déplacer comme ils l’entendent, pas toujours en accord avec les
limites convenues. Dans les régimes totalitaires, ils sont strictement contraints. En
toute hypothèse, il est bien nécessaire d’administrer en fixant des limites, en
nommant ou en élisant des préfets, des recteurs, des gouverneurs, des conseils, en
distribuant des ressources, bref il est nécessaire de gérer des territoires
institutionnalisés.
Doit-on considérer ce système, à la fois très rigoureux et contradictoire,
comme immuable ? Sans remonter aux origines de l’humanité, avant l’État-
Nation, le territoire semble beaucoup plus flou, la frontière ou la limite adminis-
trative et politique moins fixée, la nécessité d’une autre nature. Les empires, même
l’Empire romain, s’accommodent d’approximations territoriales, y compris sur les
« limes ». La féodalité entretient les marges autant que les fiefs, par exemple entre
la Normandie et le Royaume. La contradiction liberté/nécessité existe bien, mais