Faut-il revoir la place des inotropes dans l`insuffisance cardiaque

L’
insuffisance cardiaque aiguë décompensée est une
pathologie fréquente et grave, responsable d’une
mortalité très élevée et d’un nombre record d’hos-
pitalisations (
1, 2
). Malgré des recommandations bien établies
pour le traitement chronique de l’insuffisance cardiaque (3), celui
de l’insuffisance cardiaque aiguë demeure largement empi-
rique (4). La première priorité de ce traitement est de faire régres-
ser les symptômes. Or, il est bien établi qu’améliorer l’hémody-
namique de repos améliore les symptômes en cours
d’hospitalisation (5). Le traitement inotrope est depuis longtemps
considéré comme le traitement le plus adapté de ces états cli-
niques décompensés, puisque la stimulation brève ou prolongée
de la contractilité augmente la perfusion et peut aider à restaurer
l’hémodynamique,au moins pendant un temps. Toutefois, les
vasodilatateurs intraveineux ont démontré, tout comme les
inotropes, une capacité à baisser les pressions de remplissage et
à augmenter le débit cardiaque. Ces deux classes médicamen-
teuses représentent les choix thérapeutiques de base dans le trai-
tement de l’insuffisance cardiaque aiguë, en association, bien sûr,
aux diurétiques. Cependant, les traitements inotropes positifs sont
parfois décriés par rapport aux vasodilatateurs. Et, malheureu-
sement, la diversité des objectifs a limité la performance des
essais randomisés ayant pour but d’établir l’intérêt de ces médi-
caments (6).
QUAND UTILISER DES AGENTS INOTROPES
POSITIFS ?
Indications principales
Les médicaments inotropes positifs sont requis lorsque sont pré-
sents des signes d’hypoperfusion sévère (4, 7). Bien qu’il existe
d’importants risques de troubles du rythme, l’augmentation du
débit cardiaque et de la pression artérielle permet, en règle géné-
rale, d’obtenir un rapport bénéfice/risque, au moins immédiat,
satisfaisant. L’utilisation de drogues inotropes positives peut éga-
lement être envisagée pour aider le patient insuffisant cardiaque
à passer le cap d’une pathologie concomitante telle qu’une infec-
tion ou un trouble du rythme, ou d’une chirurgie non car-
diaque (8). L’indication est le maintien d’un débit cardiaque
satisfaisant qui aura le mérite de favoriser la résolution de la
pathologie assoce. Enfin, la plus fréquente indication pour les
médicaments inotropes positifs est représentée par la décompen-
sation d’une insuffisance cardiaque chronique (9, 10). Ces drogues
sont alors utilisées en complément des diurétiques lorsqu’il existe
des symptômes de congestion (pulmonaires ou périphériques)
associés à des signes d’hypoperfusion (11). C’est dans cette indi-
cation spécifique que se discute le choix entre inotropes positifs
et vasodilatateurs (12, 13).
Dans certains cas, lorsqu’il existe des signes congestifs associés
à une perfusion satisfaisante mais une mauvaise réponse rénale
aux diurétiques, un traitement inotrope à faible posologie peut
s’avérer utile afin de relancer la diurèse en améliorant le débit
sanguin rénal (14). La prescription porte souvent sur la dopa-
mine pour ses propriétés vasodilatatrices à faible posologie.
Indications plus rares
Le recours à un traitement inotrope positif est également envi-
sagé en l’absence de signes d’hypoperfusion, dans le but de
réduire la morbidité et d’améliorer la tolérance aux inhibiteurs
de l’enzyme de conversion. Cette utilisation se fait soit ponc-
tuellement, soit sous la forme de cures de 2 à 3 jours organisées
de manière régulière (15). Le recours à une telle pratique se voit
souvent lorsqu’il est nécessaire d’attendre une transplantation
cardiaque,ou encore chez un patient insuffisant cardiaque en
phase terminale.
QUELS SONT LES ARGUMENTS CONTRE
L’UTILISATION DES AGENTS INOTROPES
POSITIFS ?
Inotropes classiques
L’analyse rétrospective des données de l’étude ADHERE (16),
vaste observatoire américain concernant plus de 65 000 hospita-
lisations pour insuffisance aiguë décompensée, montre que les
patients recevant une thérapeutique vasodilatatrice intravei-
Faut-il revoir la place des inotropes dans
l’insuffisance cardiaque aiguë ?
Should we reconsider the role of inotropic therapy in acute heart failure?
Y. Juillière*
Mots-clés : Insuffisance cardiaque - Choc cardiogénique -
Traitement inotrope.
Keywords:
Heart failure - Cardiogenic shock - Inotro-
pic therapy.
* Cardiologie, CHU de Nancy-Brabois, Vandœuvre-lès-Nancy.
MISE AU POINT
La Lettre du Cardiologue - n° 393 - mars 2006
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neuse (trinitrine ou nésiritide) sur une courte période présen-
tent une mortalité intrahospitalière significativement plus basse
(4,7 à 7,1 %) que celle des patients traités par inotrope positif
(dobutamine ou milrinone) (14 %). Au sein du groupe traité par
vasodilatateur, il n’apparaît pas de différence entre nésiritide et
trinitrine. Ces données sont confortées par les résultats prove-
nant de l’étude OPTIME-CHF (11), comparant la milrinone
intraveineuse au placebo chez des patients en insuffisance car-
diaque décompensée. Dans cette étude, l’administration de mil-
rinone augmente le risque d’échec précoce du traitement, de
survenue d’une hypotension soutenue et de troubles du rythme
supraventriculaire. Il y a aussi une tendance significative à une
mortalité hospitalière accrue (3,8 % versus 3,2 %, NS) ainsi
qu’une mortalité à 60 jours plus élevée. Cela semble plutôt
concerner les patients avec cardiopathie ischémique que ceux
avec étiologie non ischémique (11,6 % versus 7,5 % ; p = 0,03)
(17). De même, la morbimortalité (décès ou réhospitalisations)
est plus élevée avec la milrinone en cas de cardiopathie isché-
mique qu’avec le placebo (42 % versus 35 % ; p = 0,01).
La dobutamine a été comparée à un vasodilatateur intraveineux,
le nésiritide (18). Il apparaît une tendance à un plus faible taux
de réadmissions hospitalières sous nésiritide. Aucune différence
n’existe dans la durée d’hospitalisation. Mais le taux de morta-
lité à 6 mois est plus bas dans le groupe nésiritide à faible dose
(18 %) que dans le groupe dobutamine (31 %).
Nouveaux inotropes
Ainsi, une prescription de faible durée de drogues inotropes posi-
tives semble augmenter le risque global des patients après la sor-
tie d’hospitalisation comparativement aux agents vasodilatateurs
intraveineux. De ce fait, beaucoup d’espoirs reposaient sur les
nouveaux inotropes, et tout particulièrement le lévosimendan,
sensibilisateur au calcium et activateur des canaux potassiques
ATP-dépendants. Ce double mécanisme d’action est responsable
à la fois d’un renforcement de la contractilité et d’une améliora-
tion du flux sanguin (19). Le lévosimendan présente donc les
effets de chacune des deux grandes classes médicamenteuses uti-
lisées dans l’insuffisance cardiaque aiguë avec des mécanismes
d’action originaux. Comparativement aux inotropes positifs habi-
tuels qui nécessitent une quantité de calcium accrue dans les cel-
lules cardiaques, le lévosimendan agit en améliorant l’utilisation
du calcium par ses cellules. Plusieurs études ont testé le lévosi-
mendan dans l’insuffisance cardiaque (20,21). Elles ont pu fixer
les bases d’un intérêt pour ce nouveau produit, montrant notam-
ment une tendance à une supériorité en termes de réduction de
la morbimortalité par rapport à la dobutamine. L’étude SURVIVE
vient d’être présentée lors du dernier congrès de l’American Heart
Association (2005). Elle avait pour but de démontrer la supério-
rité du lévosimendan par rapport à la dobutamine dans la réduc-
tion de la mortalité globale à 6 mois de patients avec insuffisance
cardiaque aiguë décompensée. Malgré des effets plus favorables
attribués au lévosimendan, notamment une réduction plus impor-
tante des taux de Brain Natriuretic Peptide et une mortalité
moindre à 1 mois, le taux de mortalité à 6 mois apparaît stricte-
ment similaire pour les deux produits, tempérant ainsi fortement
les espoirs placés dans ce nouveau type d’agent inotrope.
Quels sont les arguments pour l’utilisation des agents
inotropes positifs ?
Il ne faut toutefois pas considérer les inotropes positifs comme
inintéressants dans l’insuffisance cardiaque aiguë et privilégier
uniquement les vasodilatateurs. En effet, bien que leur utilisa-
tion en routine se doive d’être prudente, les médicaments
inotropes positifs apparaissent particulièrement efficaces
lorsque l’insuffisance cardiaque aiguë s’accompagne d’un état
de choc cardiogénique avec collapsus hémodynamique. Les
patients ne répondent souvent qu’aux inotropes positifs, avec
un gain en termes de mortalité que l’on ne peut pas espérer avec
des vasodilatateurs seuls (5, 22).
L’étude ADHERE (16) concerne surtout des patients avec pres-
sions de remplissage élevées et perfusion tissulaire relativement
préservée. Les patients avec hypoperfusion sont souvent inca-
pables de tolérer les vasodilatateurs intraveineux et tirent plu-
tôt bénéfice des inotropes positifs, notamment des nouvelles
classes telles que le lévosimendan, qui ne nécessite pas d’ac-
croissement du calcium intracellulaire. D’autre part, lorsque les
inotropes positifs sont comparés à des vasodilatateurs dans des
registres tels que ADHERE, ils sont souvent employés dans les
cas extrêmes où la décompensation aiguë ne répond pas ou mal
aux thérapeutiques plus conventionnelles et considérées comme
moins agressives. Ainsi, dans ADHERE (16), le délai moyen
de début du traitement avec les inotropes positifs (dobutamine
ou milrinone) est deux à trois fois supérieur à celui des vaso-
dilatateurs, confirmant ainsi le recours à ces drogues inotropes
dans des conditions ultimes. De ce fait, il n’est pas impensable
que le pronostic des patients du groupe inotrope positif en soit
aggravé artificiellement comparativement à celui du groupe vaso-
dilatateur (22).
Y A-T-IL UNE PLACE POUR UN TRAITEMENT
CHRONIQUE ?
Traitement oral
L’utilisation des drogues inotropes positives en traitement chro-
nique oral a été abandonnée (15, 23). Tous les essais ont entraîné
une surmortalité. Seule la digoxine a démontré un effet neutre
sur la mortalité dans l’étude DIG (24), avec un petit avantage en
termes de morbidité dans les cardiopathies non ischémiques. Les
essais récents (études ESSENTIAL I et II) ont testé des inotropes
positifs administrés oralement à l’ère du blocage neurohormonal
sans plus de succès et avec un résultat strictement négatif en
termes de morbimortalité.
Traitement en cures intermittentes
Des perfusions intermittentes de drogues inotropes positives ont
été proposées en administration à domicile ou en ambulatoire à
l’hôpital. Des résultats divergents ont été montrés, avec parfois
une réduction des symptômes et des réhospitalisations, mais
aussi parfois une importante surmortalité précoce (15, 25, 26).
Il n’est donc pas certain qu’un réel bénéfice puisse être attendu
avec de telles stratégies. Toutefois, celles-ci sont encore prati-
quées chez des patients en attente de transplantation, ou comme
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MISE AU POINT
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thérapeutique terminale chez des patients pour lesquels la trans-
plantation est exclue. Dans ce dernier cas, le but de la théra-
peutique inotrope positive est loin d’être clair : il n’est certai-
nement pas de diminuer la mortalité, ni de diminuer les
réhospitalisations. Peut-être permet-il au patient de décéder à
domicile au milieu de sa famille. Il faut cependant reconnaître
que ce type de traitement intraveineux ne se prête guère à une
utilisation compassionnelle.
Que nous proposent les recommandations européennes ?
Les recommandations européennes (4) établissent l’intérêt des
inotropes positifs chez les patients avec hypoperfusion périphé-
rique avec ou sans signes de congestion ou d’œdème pulmonaire
réfractaire aux diurétiques et aux vasodilatateurs à doses opti-
males. Elles proposent un algorithme d’utilisation des inotropes
positifs selon le niveau de pression artérielle (figure). La dopa-
mine est prescrite à faible dose (< 2 µg/kg/mn) pour ses effets
vasodilatateurs périphériques et à forte dose (> 2 µg/kg/mn) pour
ses effets bêta-mimétiques, en sachant qu’au-delà de 5 µg/kg/mn,
elle stimule les récepteurs alpha, occasionnant une vasocons-
triction importante qui peut s’avérer délétère. La dobutamine est
un agent inotrope positif dont l’effet inotrope et chronotrope est
dose-dépendant, et donc variable selon les patients. Les inhibi-
teurs de la phosphodiestérase (milrinone, énoximone) sont indi-
qués en cas d’hypoperfusion périphérique, en sachant que leur
action vasodilatatrice privilégiée sur le lit pulmonaire préserve
le niveau de pression artérielle systémique. Ils devraient être pré-
férés en cas de prescription concomitante de bêtabloquants. Le
lévosimendan pourrait avoir une place en cas de bas débit si l’hy-
potension n’est pas importante. Les drogues vasopressives (adré-
naline, noradrénaline) sont à réserver aux situations dramatiques
d’urgence que sont les chocs cardiogéniques réfractaires aux
autres inotropes positifs. Quant aux digitaliques intraveineux,
leur seule place est représentée par la réduction ou le contrôle
de la fréquence cardiaque des troubles du rythme supraventri-
culaire, tout particulièrement des accès de fibrillation atriale rapide.
CONCLUSION
Le traitement de l’insuffisance cardiaque aiguë demeure fondé sur
les diurétiques et les vasodilatateurs. Toutefois, le traitement
inotrope positif conserve une place importante et s’impose chez
les patients avec choc cardiogénique ou plus généralement avec
signes d’hypoperfusion tissulaire, même si la preuve d’une effi-
cacité autre que symptomatique n’a pas encore été faite.
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INSUFFISANCE CARDIAQUE AIGUË
AVEC DYSFONCTION SYSTOLIQUE
Oxygène/CPAP
Furosémide
±
vasodilatateur
(
conduisant
à un
selon le mécanisme
)
PAS entre 85 et 100 mmHg
Vasodilatateur
(trinitrine, nitroprussiate, nésiritide)
Vasodilatateur et/ou inotrope
(dobutamine lévosimendan)
Remplissage ?
Inotrope et/ou dopamine > 5 µg/kg/ mn
et/ou noradrénaline
Pas de réponse
:
reconsidérer le traitement
selon le mécanisme physiopathologique
Inotropes
Bonne réponse
:
traitement oral
Évaluation clinique traitement
PAS < 85 mmHg
physiopathologique
, inhibiteur des PDE,
PAS > 100 mmHg
Figure. Algorithme de prescription
des agents inotropes positifs dans
l’insuffisance cardiaque aiguë pro-
posé par la Société européenne de
cardiologie (4).
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