Réélaboration de la question de la politique Article 6. Le paradigme de l’un Par Christian Ruby* C’est le moment d’ouvrir le deuxième volet de cette tentative de réélaboration de la question de la politique. Le souci en naît de la nécessité de saisir maintenant la distance qui nous sépare des combinaisons, défiances ou aventures conceptuelles édifiées au long d’expériences humaines, soumises à des desseins et des actes très différents des nôtres. De ces expériences, nous ne retenons souvent que des bribes susceptibles de servir d’armes ou de mots de ralliement dans des conflits. Aussi voulons-nous les tirer de ce mauvais pas en en relisant la composition. Il s’agit de rendre compte successivement de ce qui nous sépare du paradigme de l’unité politique fondée sur un parti pris transcendant, du paradigme juridicoétatique et du paradigme utopique. À cet énoncé, le lecteur comprend aussi que la déprise à laquelle nous tentons de nous livrer à l’égard de ces modèles ne tient pas à leur existence passée. Ils ne sont pas dépassés parce que « anciens ». Leur esprit subsiste d’ailleurs dans de nombreux propos ayant encore cours. S’ils n’incarnent plus une tradition digne d’admiration en soi, ils ne fournissent surtout plus un point de vue légitime sur le présent dans la mesure où ils ne permettent pas d’appréhender le lien entre politique, rébellion et histoire. S’en défaire relève donc d’une perspective contemporaine qui n’a pas quitté le souci du juste/injuste, de la transformation et du refus de considérer le jeu des forces sociales comme absurde. Allons donc pour l’heure un peu plus avant dans le paradigme cosmologique de l’unité référé à une transcendance. D’un point de vue cavalier, une première synthèse peut consister à préciser que, dans cet ordre d’idée, la politique – traduite en recherche d’une « essence » liée à une vérité absolue - voit la cité à la lumière du modèle ontologique d’un cosmos (ordre et beauté), une figure du monde immuable, centrée, répartissant des valeurs dans un ordre hiérarchique (le plus haut fraie avec le Bien, le plus bas avec le mal ; il y a « naturellement » des âmes d’or, d’argent et d’airain) ou d’un Dieu. Même si les versions grecques, romaines, islamiques et médiévales ne se recouvrent pas et ne commentent pas des problèmes politiques identiques (le Bien, la Fatalité, le droit divin), elles ont pour point commun, outre une certaine confusion entre la morale et la politique, la réduction de la politique à la définition des conditions du meilleur régime politique (accompagnée d’une inspiration téléologique concernant la cité, ses exclusions et l'éthos communautaire) confiné à l’horizon d’un bien transcendant (le bien commun grec, l’utilité de la chose publique des romains ou la création divine) qui interdit une pensée positive du changement. Éventuellement assortie d’un exposé portant sur l’art (royal) de bien gouverner (selon la métaphore maritime), en maintenant ce qui est. La philosophie politique se donne pour objet la cité. La politique implique à la fois une science et un art : une connaissance et une pratique. La fin de la politique est le bien de la cité, le bonheur humain qui résulte de la pratique du beau et du juste cosmique. Aristote, en Politiques, I, 1, affirme que la cité est une communauté constituée en vue d’un certain bien, et ici le bien suprême. La cité (Polis) est la fin ou la réalisation optimale et le principe d’existence du citoyen (Politès). La politique s'attache à réaliser l'excellence humaine au sein d'une communauté ayant pour fin la vie la meilleure déduite de l’ordre du monde. Elle tire donc bien son nom du grec Polis, la cité, l’espace de la loi entendu comme une réalité englobante, qui ne sépare ni la société civile et l’Etat, ni la loi et le bien ou le bonheur. En revanche, elle sépare les êtres (Grecs/barbares, hommes/femmes, maîtres/esclaves…) et elle ne tient aucun compte des individus ; séparation qui se prolonge autrement dans le monde Romain et celui du Moyen Âge : temporel/spirituel, souveraineté et religion/guerre/production. Commençons par la Polis grecque. Elle s’invente, au cours du VIII° siècle av. JC, dans le passage de la royauté mycénienne - avec le personnage quasi-divin du roi et le règne de la rivalité constante – à un système politique dans lequel le medium privilégié de la souveraineté devient la parole, ou ce que l’anthropologue Jean-Pierre Vernant appelle « la mise en commun des actes et des paroles » (Les origines de la cité grecque, Paris, Puf, 1962). L’existence de la Polis correspond à la naissance d’un mode de vie politique actif accompagné de parole. Pour parcourir brièvement cette histoire, il convient de rappeler que la démocratie grecque, qui ne résume pas la politique grecque, s’établit au V° siècle av. J-C, en Attique, ce dont témoignent fort bien Sophocle et Eschyle. Chacun connaît au moins le nom de Solon, et sa « politique » : protection des faibles contre les puissants, abolition de l’esclavage pour dettes (pas de tout esclavage), émergence de l’isonomie (égalité devant la loi, droit de chacun de défendre sa cause). Voire celui de Clisthène : reconnaissance institutionnelle du Démos, établissement de l’assemblée des citoyens organe suprême de gouvernement, abolition des tribus héréditaires, instauration de l’isegoria, le droit égal à la parole. En se donnant pour objet la cité, la politique la pose « une », une absolument et sans différence (Platon), ou une dans une harmonie hiérarchisée des différences (Aristote). En tout cas, il s’agit du « meilleur ordre » relatif à un monde hiérarchisé et finalisé (éternel). Si on y traite du multiple et de l’un dans la cité, c’est aussi pour éliminer la multitude, sachant que l’un a une fin morale. La politique est invention de la cité (dont on doit chasser les conflits, le multiple). La politique se prolonge toujours en une théorie du lien entre l’action politique visant le pouvoir et l’éducation du citoyen (jamais de la citoyenne). On fait de la politique parce qu’on pense que ce qui est n’est pas ce qui doit être et que ce qui doit être, c’est l’unité et l’harmonie (conçus en fonction du modèle du cosmos) ; nul expert ou spécialiste de la politique dans cette conception. Ces deux options accompagnent la formation du citoyen. Dans la version de Platon (428-347 av. JC), cette dernière est destinée aux futurs chefs d’Etat (République). Elle consiste à montrer que ce n'est pas parce qu'on se contente de vivre dans une cité qu'on vit dans la rigueur et de façon civique. Ce n'est pas parce qu'on est élu qu'on est un « bon » homme politique. Enfin, ce n'est pas non plus parce qu'on commande ou qu'on règne qu'on est un véritable homme politique. On peut avoir ce nom, sans être capable de quoi que soit, sauf d'égarer la cité (désunion). Le critère du politique est celui de la possession d'un savoir spécifique, capable d’aider à résoudre les problèmes de la cité. Le législateur (qui sera plutôt un philosophe-roi, un dirigeant éduqué connaissant le vrai et le juste) doit posséder une véritable compétence. Il doit être doué « d'une science véritable » du tissage politique (Le politique, 293c, et Alcibiade) susceptible de rendre la cité à l’unité, au prix d’exclusions. Puisque telle est l’orientation, et que ce sont les Grecs qui nous offrent la première théorie des régimes politiques ainsi que la définition de la plupart des noms de régimes, le choix du meilleur régime n’est pas difficile à accomplir. Il s’opère presque négativement. La démocratie est évidemment le pire d’entre eux. Elle coïncide avec le règne de l’opinion (qui a mis Socrate à mort) que les démagogues manipulent sans cesse à partir de l’insatiable désir. Elle est incapable de promouvoir la raison. L’égalité qu’elle encourage s’identifierait à une égalisation néfaste des intérêts et des fonctions. Elle éloigne de la vraie justice, celle que propose le cosmos (hiérarchisé), sur le modèle duquel le politique doit reconstruire la cité (Callipolis), tout en assurant, par l’éducation civique, la prééminence de son âme en chaque citoyen. Dans la version d’Aristote (384-322 av. JC) faire de la politique ne peut consister à élaborer une cité parfaite. Il faut partir de ce qui est seulement, le monde contingent. Et chercher le mieux de ce qui est possible, au sein des cités réelles. Il établit ainsi une pluralité de modèles envisageables de cité (à partir d’un inventaire des constitutions en vigueur : Sinope, Cyrène, Marseille, Chypre, ...). La politique consiste aussi à considérer que l’on ne doit pas seulement vivre (besoins) mais vivre bien, c’est-à-dire donner à l’existence humaine la forme d’une polis, d’une cité, susceptible de viser le Bien le meilleur (premier dans l’ordre de la perfection), par rapport à sa situation. Elle doit tirer le meilleur parti possible de ce dont elle dispose (autarcie). Quoi qu’il en soit la cité sera toujours affaire de lois (de commun, d’unité d’une pluralité, d’existence de fins communes) et d’amitié, puisqu’elle favorise la justice. Enfin, la politique est une affaire de « prudence » (délibération rationnelle), à laquelle les citoyens peuvent s’éduquer (Ethique à Nicomaque). Quant au pouvoir politique, il a une spécificité. Nul ne doit le confondre avec le pouvoir parental ou le pouvoir magistral. Il s’exerce sur des hommes « libres » (les Grecs), consentant à être dirigés. Certes, il s’exerce dans un contexte où le jeu des opinions doit être pris en compte. Aristote réfute largement Platon. Vouloir une unité close de la cité, sans différences, contribuerait à diminuer la place des citoyens. La cité doit sans cesse relier le peuple et les élites politiques. La justice en dépend. Le meilleur régime politique pour la majorité des cités est donc le régime constitutionnel, le régime mixte, où les intérêts de chacune des parties de la cité sont préservés et jouent un rôle. N’imaginons cependant pas que cette perspective d’une cité-une modélisée et exclusive soit demeurée sans contestation. D’autres philosophes se sont donnés des moyens de détisser l’homologie cosmos-cité. Épicure montre que la soi-disant harmonie de la cité n’existe pas. La guerre règne partout. Les Cyniques grecs, qui constituent une école philosophique dont la figure la plus marquante est celle de Diogène (413-327 av. JC.), ne cessent de démystifier la cité. La vraie franchise du cynique constituant une force de résistance absolue contre les fausses valeurs, il récuse toute illusion d’unité, quand il ne refuse pas le partage nature-culture (animal-homme), Grecs-barbares sur lequel la cité se fonde. En ce sens, il s’oppose directement à Aristote pour qui « l’homme est par nature un être de cité », et tout homme qui se refuserait à intégrer une cité serait un idiotès : un être qui s’isole et meurt sans le secours des autres, qui s’aperçoit vite qu’il ne peut se suffire à lui-même (être dégradé, il n’a ni clan, ni loi, ni foyer, Politiques, I, 2, 1253a). La proximité fondamentale de ce qui vient d’être dit avec la théorie islamique du pouvoir (Al-Fârâbî, La philosophie de Platon, IX°s.) et la théorie médiévale du droit divin ne doit pas masquer les différences. D’autant que la période médiévale déploie plusieurs registres de pensée politique religieuse. Strictement parlant, il ne convient pas de confondre la théocratie (hégémonie de l’Eglise) et le droit divin (directement articulé à la Bible). Ce dernier sollicite une doctrine du droit surnaturel : « Tout pouvoir vient de Dieu », répète-t-on au Moyen Age d’après Paul (Epître aux Romains, XIII,1). Dieu seul est maître de l'alliance (unilatérale) qu'il instaure avec les peuples comme on le voit dans la royauté davidique : « Le droit divin vient de la Grâce » (Thomas d’Aquin, 1225-1274). Parfois il leur accorde des rois (en lien direct avec lui : le roi est ministre de Dieu, il ne tient son pouvoir que de lui, cf. Bossuet, Politique tirée des Ecritures Saintes, 1709), parfois il les encourage à nommer des rois (dès le XVI°s, le peuple pourrait retirer son pouvoir au mauvais prince). Mais, la cité-une rejette les Infidèles. Dans la version médiévale classique, en cette alliance, Dieu privilégie son Eglise, à laquelle il donne l'autorité (le spirituel, le pastorat) parce qu'elle détient les clefs du royaume des cieux, tandis qu'il réserve le pouvoir aux rois (le temporel). D'où l'onction des rois, et la pyramide monarchique imitant le gouvernement du monde par Dieu. En foi de quoi, le roi devient le père de ses sujets et des peuples (analogie entre le pouvoir paternel et le pouvoir royal que les Hobbes, Montesquieu, Rousseau et alii s’acharneront à repousser). Encore cela ne permet-il pas aux rois d’accomplir n’importe quoi, puisqu’on peut toujours estimer que le roi se comporte injustement et qu’il transgresse alors la volonté divine : « Le gouvernement tyrannique n’est pas juste parce qu’il ne tend pas au Bien général, mais au bien particulier de celui qui gouverne » (Thomas, Somme Théologique, VI, 96 art. 4), ce qui n’autorise pas le peuple à le renverser, seul Dieu peut le faire. Là encore, le statut des penseurs politiques renforce la théorie proposée. Ils sont presque tous clercs. Au demeurant, on trouve quelques résistances internes à ces pensées (Abélard, Luther), mais une seule comme celle de Christine de Pisan (1364-1430), auteure de la Cité des Dames, élevant la dignité des femmes en rempart contre la théocratie. À une époque où l’on semble discuter couramment de la nécessité de restaurer de la transcendance – autrefois comprise comme une forme d’aliénation - et de l’unité dans des sociétés dont on considère qu’elles sont dispersées, le détour pratiqué ici est éclairant. Il rappelle que si on ne doit pas confondre référer à une transcendance et restaurer une vertu transcendante de la politique par rapport à l’immédiateté et au quotidien, il reste que les deux démarches éloignent les citoyens de la politique. Il souligne de surcroît que les politiques de l’unité sont exclusives. Sans doute est-ce ce pourquoi nous fabriquons du « sanspapiers », des frontières, des camps de rétention… © Présence et Action Culturelle – Analyse – 2009/06 * L’auteur : Christian Ruby, Docteur en philosophie, enseignant (Paris). Derniers ouvrages publiés : L’interruption, Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009 ; Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Editions Le Félin, 2007 ; L’âge du public et du spectateur, Essai sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Schiller ou l’esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Nouvelles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.