Ma deuxième expérience de fragilité liée à l’étranger, c’est le fait de se retrouver dans un
lieu avec lequel on n’a aucune appartenance historique commune. En France, quand vous
rencontrez une personne, vous vous en faites une représentation à partir de son lieu, de sa
ville d’origine. De même, le lieu de ses études ou sa famille offrent une référence commune
qui permet de savoir quelque chose sur cette personne. Pour les Français, je ne venais de
nulle part, je n’avais aucune histoire commune avec eux. Cela a représenté une expérience
profonde de liberté. C’est difficile d’être considérée comme une espèce d’OVNI. Du coup,
on est en dehors du moule. Moi-même, je me sens plus libre dans un lieu où les autres ont
de nombreuses références communes. Au niveau relationnel, le fait d’être en dehors du
moule permet des confidences et une liberté que peu de gens ont. Cette expérience de
non-appartenance, de non-historicité a été une expérience de liberté.
La troisième et dernière chose, qui a été très difficile à vivre pour moi, c’est mon accent.
Quand je suis arrivée en France, la première question que l’on me posait systématiquement
était!: «!D’où venez-vous!?!». C’est intéressant, bien sûr, car cela dénote une curiosité, un
esprit d’ouverture chez ceux que je rencontrais. Mais lorsqu’on s’entend poser cette
question à longueur de journée, on se sent en permanence d’ailleurs. On vous renvoie sans
cesse votre statut d’étranger. A un moment, j’ai donc décidé d’essayer de perdre mon
accent. J’ai découvert à cette occasion que l’accent donne une couleur, une tonalité
différente aux mots. Certains mots, dits avec l’accent, étaient entendus de manière
différente. Cette expérience, avant tout négative, m’a donc révélé quelque chose de positif!:
les mots ne sont pas seulement le contenu qu’ils signifient, mais aussi la musique qui les
accompagne. A travers la musique se transmet aussi quelque chose.
Ces exemples d’étrangeté, qui relèvent d’une fragilité personnelle, m’ont donné une
manière particulière d’envisager les choses, en croisant deux logiques de pensée
différentes!: la logique du nord, plutôt cartésienne, qui va séparer, ordonner et classer (et
qu’on connait très bien en France), et la logique du sud, qui est plutôt une pensée du récit,
un peu circulaire. C’est en racontant qu’on arrive à l’essentiel. Ces deux manières de penser
sont à l’intérieur de moi, et leur croisement a produit une logique de penser propre qui est
la mienne. Pour moi, c’est de l’intelligence collective!: ces pensées, je les ai reçues de
peuples, d’histoires, de traditions différentes.
Changeons maintenant de registre pour passer à la théorie économique. Ce qu’on appelle
le paradigme dominant, la théorie néoclassique, ne parle jamais de fragilité. Cette théorie
est centrée sur l’idée que l’on peut donner réponse à tout. L’économie se présente souvent
comme cette pensée unique qui aurait réponse à tout. Aujourd’hui cependant, à travers la
rencontre avec d’autres disciplines, l’économie découvre progressivement la source et la
fécondité de cette fragilité qu’elle voyait uniquement comme un problème à résoudre. La
théorie économique est dont en train de se déplacer, ce que j’illustrerai avec trois mots.
Le premier, c’est celui de complétude. L’idée de l’humain sous-jacente à la théorie
économique néoclassique, c’est ce qu’on appelle souvent l’Homo oeconomicus!: quelqu’un
qui dispose d’une rationalité parfaite, d’une capacité cognitive illimitée. Il peut avoir toute
l’information nécessaire, la gérer et choisir en fonction de ses intérêts. Cet Homo
oeconomicus! est un type parfait, complet, qui n’a besoin de personne. Or l’incomplétude
c’est justement un manque de complétude. Parler d’incomplétude, c’est évoquer
l’asymétrie d’information entre les individus. Aujourd’hui, certaines théories économiques
font une place à l’incomplétude, à la notion de relation entre les gens, qui est normalement
absente dans la théorie néoclassique. Dans cette dernière, c’est l’objet, le rapport entre
l’homme et l’objet, qui est au centre. Penser l’humain comme un être incomplet, ayant
besoin des autres pour faire ses choix, met au centre non l’objet mais la relation. Cette
redécouverte donne naissance aujourd’hui à une économie de l’incomplétude. Dans son
ouvrage L’empire de la valeur. Refonder l’économie (2011), André Orléan évoque par
exemple la valeur économique comme une valeur relationnelle, en partant du fait que
l’homme économique est un être incomplet.
Deuxième mot au centre de la théorie économique, qui traduit la toute-puissance, c’est le
terme d’équilibre. Le paradigme dominant, en économie, c’est de parvenir à des situations
d’équilibre, où l’offre égale la demande. Certes, on est souvent en déséquilibre, mais il faut
viser l’équilibre. Mais là encore, la théorie économique est en train de faire l’expérience d’un
déséquilibre qui ouvre à quelque chose de nouveau, à une nouvelle manière de penser la
logique économique, permettant de faire place, par exemple, à des logiques de