Claude Régy - Esprits Nomades

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Claude Régy,
L’éveilleur de silence, l’éveilleur de conscience
Je suis à la recherche d'un terrain inconnu par le rien. (Claude Régy).
Depuis plus de soixante ans Claude Régy aura fait basculer les repères
habituels du théâtre. Il a réussi à « casser » l’architecture communément
admise d’une pièce de théâtre, du cadre de la scène emprisonnant des
notions usuelles du spectacle. Car voir une mise en scène de Claude
Régy, n’est pas voir un spectacle, mais aller plus loin que les frontières
des apparences et savoir accueillir ce qui pourrait venir de plus lointain
des incertitudes.
Il a tant ébranlé la normalité acquise de l’acte théâtral qu’il nous aura fait
douter de nos habitudes. Plus qu’à l’accumulation des choses, des
mouvements, des performances d’acteur, des machineries, des recettes
bavardes, il nous aura permis de renouer avec les contraires, avec le
poids sacré du silence. Il refuse en fait le métier de metteur en scène,
pour être celui qui met en mouvements imperceptibles les infimes
vibrations des êtres.
« Je crois au silence ». Quand tant s’agitent, lui est dans l’attente faisant
sienne cette phrase d’Héraclite qu’il aime à citer :
« S’il n’attend pas, il ne connaîtra jamais le hors d’attente ».
Pêcheur de l’inconscient, Claude Régy au bord des rivages et des
brumes des consciences a su attendre patiemment, guettant l’instant,
celui qui dépasse l’attente, celui qui est hors de notre quotidien, celui qui
se révèle et nous révèle.
Alchimiste de l’ombre et de la lumière, des mots et des silences, il sait
marier l’eau et le feu, il a reforgé les contraires :
Je m’oppose à la division des contraires, car si on veut faire le ménage
et les séparer, on crée des interstices dans lesquels se glisse le pouvoir.
L’Église a fait son commerce de la séparation entre la vie et la mort.
L’économie en profite et devient une économie de la jouissance, née du
rejet de la mort. Or on sait qu’il n’y a pas de naissance sans mort qui
suive un jour. De la même manière je m’oppose à la séparation entre
santé mentale et folie. (Interview à la Libre Belgique en mars 2011)
Il a tissé des zones de silence, des montées d’imaginaire, comme des
montées de désir et de lait. Entre la brume des consciences, Claude
Régy est cet homme guetteur de l’écoute silencieuse, de ce qui pourrait
advenir et que lui pressent, au-delà du brouillage du quotidien.
Parcours d’un théâtre hors champ
Claude Régy est un metteur en scène toujours posté aux confins de
l’inconscient, à l’écoute des vibrations de l’âme, de la naïveté des
origines, des lumières confuses de l’autre côté des frontières de la raison.
Il est un éveilleur de conscience. Toute son esthétique théâtrale, depuis
plus de soixante ans, est au service de la spiritualité avec des moyens
épurés à l’extrême.
Il s’intéresse aux personnages hésitants, au vide apparent de la
simplicité, de la fausse immobilité apparente des choses et des êtres
dont il veut faire percevoir les vibrations intimes, presque invisibles. Car
Claude Régy avec le manteau de l’écriture fait un théâtre de l’invisible,
mais qui se refuse à tout prix à séparer l’esprit du corps. C’est un
invisible charnel, car son théâtre est aussi un théâtre érotique autant
qu’onirique.
Le théâtre de Régy est un théâtre des magies obscures, des
frémissements, des morts qui reviennent. Il n’est pas un prestidigitateur
voulant envoûter le spectateur. Il parle à des adultes, des citoyens de la
vie. Il ne les subjugue point, il leur ouvre seulement des portes
jusqu’alors cachées, brouillées par le bruit chaotique du monde actuel.
Claude Régy ne narre pas, ne décrit pas, il habite les mots, l’espace.
Son théâtre semble venir du lointain, comme ayant déjà existé avant,
depuis longtemps, à la lisière de nos intimes. Il est délesté de tous les
poids inutiles, du plomb écrasant des déchets polluants du réel. Il lutte
contre l‘anéantissement de la culture.
Quand on feuillette la très longue liste des mises en scène de Claude
Régy, plus de soixante, on repère une familiarité avec l’opéra ou la
musique de Wagner, Janacek, Berio, Honegger, facilité selon lui qu’il va
assez vite abandonner, la trouvant trop spectaculaire et éloignée de ce
travail vers l’épuration qu’il recherche maintenant, mettant souvent en
scène des solos d’acteur dans des décors minimalistes avec des
lumières qui nimbent émises par des ampoules Led, indiscernables.
Aussi on retrouve ses auteurs favoris, qu’il a souvent été le premier à
présenter en France : Marguerite Duras, son ami Nathalie Sarraute,
Edward Bond, Jon Fosse, Harold Pinter, Sarah Kane, Henri Meschonnic,
Peter Handke, Botho Strauss… Il veut faire connaître des auteurs à
découvrir, et souvent il fut le premier à les donner à entendre et à voir.
Pour lui les textes doivent être contemporains et essentiels, ce qui ne
veut pas dire actuels, L’Ecclésiaste et les Psaumes sont pour lui
contemporains.
Delphine Seyrig, Michel Lonsdale, Isabelle Huppert, mais aussi des
comédiens peu connus, ont été mis en lévitation poétique par cet
immense metteur en scène à rebours des normes du théâtre habituel, de
ses poncifs brechtiens des années 70. Il dérange et il subjugue. Il est la
fulgurance de la poésie. « La paresse est immonde » s’écrit-il, et
toujours il est en recherche d’autres voies, en opposition avec les acquis.
« Si on ne dérange pas, il ne se passe rien. » affirme-t-il et il ajoute dans
la même interview « C’est ma nature - ma nature de ne pas accepter la
destruction de l’imaginaire. ». Il est le croisé de l’imaginaire !
Homme des états d’incertitudes
Dans un beau portrait d’Alexandre Barry de 2005, la brûlure du monde,
Claude Régy parle de son renoncement aux normes habituelles du
théâtre pour rendre tangible l’indicible, l’espace non délimité, les
profondeurs de l’écriture, les nécessités des contraires : Le réel n’existe
que si on réunit les contraires, si on réconcilie les choses apparemment
irréconciliables. (Claude Régy)
Claude Régy ne veut pas laisser la spiritualité, ni la transcendance aux
seules religions qu’il récuse, leur reprochant fondamentalement d’avoir
nié la totale imbrication entre l’esprit et le corps.
Claude Régy est profondément un être tendu vers la spiritualité, voulant
rassembler tous les contraires, toutes les composantes de la vie qui
pourraient sembler opposées.
Le théâtre redevient pour lui un mystère et les choses cachées doivent le
demeurer.
Doutes, non-compréhension de ce qui se passe devant nous,
incertitudes toujours présentes, en font « un homme des états
d’incertitudes ». Il prône le non-agir au théâtre, « la force de la
passivité », pour laisser le texte advenir, l’acteur doit trouver sa lumière
intérieure au service des mots. Fondamentalement fidèle au texte, il fait
que le comédien se l’approprie, le respire, le vive, et surtout pas
l’interprète. Cela impose une diction spécifique de l’acteur, parfois au
bord du vide et de la compréhension. Les gestes sont plus des vibrations
que des mouvements et l’immobilité est subtile évaporations d’atomes.
Pour lui le corps pense et la voix est du corps.
La poésie par cette impossibilité intrinsèque qu’elle porte en elle le
fascine. La poésie, c’est la seule réalité. Ce qu’on nous vend pour le réel
n’existe pas. (Claude Régy). Il tente de rendre tangible la véritable réalité
avec amour, avec rigueur, en utilisant les outils puissants et scrutateurs
que sont le silence et l’attente. L’infini de l’imaginaire peut alors
s’entrouvrir. On a parlé à propos du théâtre de Régy « d’une hypnose de
la simplicité ». Solitude de l’espace et de l’acteur, lente attente des mots,
lumières comme palettes des sentiments, ce théâtre va vers une magie
chamanique des êtres.
Et cette épuration, qui touche au sacré, agit profondément en nous.
Cet éloge de la lenteur et de l’attente, aux bords du vide et du silence est
une cérémonie de l’inconscient, pour mieux nous faire prendre
conscience des frontières arbitraires où nous nous cantonnons le plus
souvent. Claude Régy aura su nous apprendre à percevoir, loin des
tumultes actuels, le plus profond des êtres et des choses. L’essentiel
réside dans ce qui n’est pas dit, et que le public doit recréer. Claude
Régy est l’homme de théâtre des vibrations permanentes et des
intensités basses.
Son théâtre est par là même plus tellurique que tous les autres.
Un exemple de mise en scène : Brume de Dieu
Attentif aux simples, à la frêle démarcation entre raison et folie, il est
naturel que l’écriture du norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970), l’ait
fasciné et qu’il ait voulu en rendre l’indicible, le silence qui affleure entre
les mots.
« Parfois à travers la brume c’est une autre qualité de lumière.
C’est là, entre ombre et lumière, entre aveuglement et plus grande
connaissance, que se situe l’esprit de cette créature ambiguë que
Vesaas nomme Mattis dans son livre Les Oiseaux écrit en 1957.
Mattis
et son mur de brouillard, c’est le centre du spectacle. » Claude Régy
(avril 2010
).
Dans ses deux maître-livres, Palais de Glace et les Oiseaux, devenus
cultes pour beaucoup d’entre nous, Vesaas essaie de traduire cette
simple phrase : À qui parlons-nous lorsque nous nous taisons ?
Vesaas écrit toujours au-delà des apparences. À nous de cheminer
parmi ses allégories, ses obscurs couloirs, ses flambées de nature.
Mattis le simple d’esprit, Mattis l’ahuri, Mattis la Houppette, héros des
Oiseaux, sait le langage de l’oiseau passé au-dessus de lui, et il
comprend les yeux du lac, la méchanceté de l’orage. Lui sait encore
s’émerveiller devant deux trembles morts et une passée de bécasses.
« De toute façon, j’entends le murmure du vent, qu’il y ait murmure
ou qu’il n’y en ait pas. » dit Mattis.
« Je ne sais pas pourquoi j’existe » avait dit Hege sa sœur, lui pensait
sans doute la même chose, mais pourtant lui seul était en harmonie avec
la nature. Il ira se livrer à la merci du vent aux eaux du lac.
Alors que le roman de Vesaas est un regard extérieur, objectif, Claude
Régy se place dans la vision et dans la voix de Mattis.
Et au lieu d’adapter le roman de Vesaas, Claude Régy n’a retenu que
quelques extraits du livre, pris presque uniquement dans la deuxième
partie soit quelques dizaines de pages sur 266, choix curieux car ce ne
sont pas les pages les plus fortes du livre, et pourtant tout l’esprit du livre
est rendu en un peu plus d’une heure.
Claude Régy a cherché à capter cette innocence sacrée par des moyens
d’une extraordinaire simplicité : un monologue d’acteur face au public, un
grand espace vide pour décor, une pénombre hésitante et des variations
subtiles de couleurs à base de rouge, de vert, de bleu. Une brume
comme pour la naissance du monde semble sourdre de la scène, un
silence souvent prégnant, quelques ponctuations sonores et tout est dit.
Un acteur halluciné, Laurent Cazanave, porte sur lui toute la brume de
dieu en lui tout le balbutiement de Mattis. Bras ballants ou mains
ouvertes, il arpente l’immensité pour venir se planter face à nous et
parler avec les soubresauts sonores de Mattis. C’est déjà un noyé au
début qui émerge du néant, et qui égrène les mots, les situations, les
brumes des souvenirs. L’acteur déroule un ton monocorde qui se fait de
plus en plus distinct, comme la prise de conscience du héros, et puis
seulement un double cri « Hege », le nom de la sœur, est toléré par le
metteur en scène. La mort est cette fois-ci repoussée.
Théâtre de l’intime, « du balbutiement tremblant », le théâtre de Claude
Régy par ses mots couverts, sa science des éclairages diffus, fait
retomber la brume de dieu afin de recouvrir fraternellement, tendrement,
l’innocent Mattis, et aussi tous les êtres atteints de la « brûlure du
monde ».
On pourrait être dérangé par une telle mise en scène, si proche du
silence et de l’engloutissement, ne pas retrouver cette magie amère que
Les Oiseaux a laissée à jamais dans notre mémoire il y a longtemps, ou
bien être perdu si on n’a pas lu ce livre. Ce n’est pas forcément tout
l’univers du livre qui est ici rendu, ce n’était pas le but. C’est autre chose
de plus fort qui plane alors, autre que la poésie volontairement un peu
rude de Vesaas. L’essentiel est là dans tous ses frémissements
suggérés, et le recentrement sur Mattis rend poignant ce grand moment
de théâtre. Claude Régy a compris en profondeur tous les cognements
de l’âme. Prodige de l’innocence ainsi incarnée sur scène Brume de dieu
descend en vous, et on sort bouleversé, ému, osant à peine parler, car
ayant été mis au plus près d’un grand mystère, celui de l’autre côté de la
brume, là où sont enfin reconnus les humbles et les simples. Le silence
palpable du public montre l’impact de cette mise en immobilité et en
magie théâtrale.
A 87 ans Régy semble nous donner des avant-goûts d’éternité,
Spiritualité et espoir montent comme une brume de dieu de ses mises en
espace et en mots.
Gil Pressnitzer
Sources : Entrevue avec Claude Régy au théâtre Garonne à Toulouse
le 31 Mars 2011
Quelques moments théâtraux, parmi tant d’autres, de Claude Régy
1953 : La vie que je t'ai donnée de Luigi Pirandello
1954 : Penthésilée d'Heinrich von Kleist
1963 : Les Viaducs de Seine-et-Oise de Marguerite Duras
1965 : La Collection et L'Amant d'Harold Pinter
1966 : La prochaine fois je vous le chanterai de James Saunders
1966 : Le Retour d'Harold Pinter
1966 : Se trouver de Luigi Pirandello
1967 : L'Anniversaire d'Harold Pinter
1967 : Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard
1968 : L'Amante anglaise de Marguerite Duras
1969 : La Danse de mort d'August Strindberg
1970 : La Mère de Stanisław Ignacy Witkiewicz
1971 : L'Amante anglaise de Marguerite Duras
1972 : Sauvés d'Edward Bond
1973 : Isma de Nathalie Sarraute
1974 : La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke
1974 : Vermeil comme le sang de Claude Régy
1975 : C'est beau de Nathalie Sarraute
1976 : L'Amante anglaise de Marguerite Duras
1976 : Emma Santos
1977 : L'Éden Cinéma de Marguerite Duras
1978 : Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter
Handke
1978 : Le Nom d'Œdipe d'après Le Chant du corps interdit d'Hélène
Cixous
1979 : Navire Night de Marguerite Duras
1980 : Elle est là de Nathalie Sarraute
1980 : Trilogie du revoir de Botho Strauss
1981 : L'Amante anglaise de Marguerite Duras, nouvelle version
1982 : Grand et petit de Botho Strauss
1984 : Par les villages de Peter Handke
1984 : Ivanov de Tchekhov
1986 : Le Parc de Botho Strauss
1988 : Trois Voyageurs regardent un lever de soleil de Wallace Stevens
1991 : Chutes de Gregory Motton
1994 : La Terrible Voix de Satan de Gregory Motton
1995 : Paroles du sage d'Henri Meschonnic
1999 : Quelqu'un va venir de Jon Fosse
2001 : Melancholia de Jon Fosse
2001 : Carnet d'un disparu de Leos Janacek
2002 : 4.48 Psychose de Sarah Kane
2003 : Variations sur la mort de Jon Fosse
2005 : Comme un chant de David d'après les Psaumes traduits par Henri
Meschonnic
2009 : Ode maritime de Fernando Pessoa
2010 : Brume de Dieu d'après Tarjei Vesaas
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