L`Union pour la Nouvelle République

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Frédéric Turpin, « L’Union pour la Nouvelle République et la Communauté franco-africaine : un rêve de
puissance évanoui dans les sables algériens ? (1958 – 1961) », Histoire@Politique. Politique, culture,
société, N°10, janvier-avril 2010, www.histoire-politique.fr
L’Union pour la Nouvelle République
et la Communauté franco-africaine :
un rêve de puissance évanoui dans les sables algériens ?
(1958 – 1961)
Frédéric Turpin
Le 14 juillet 1959, la toute jeune Ve République fête, en grandes pompes, place de la
Concorde, l'empire devenu Communauté. Le spectacle est à la hauteur des attentes et
espoirs du président de la République et du gouvernement : « une séance de style
napoléonien réglée par Malraux » au cours de laquelle le général de Gaulle remet les
drapeaux de la Communauté aux gouvernements des États-membres 1 . « Toute
l'Afrique française – se souvient Roger Belin alors secrétaire général du
gouvernement – est là : magnifique et émouvante vision d'une France impériale 2 . »
Le grand succès populaire de cette cérémonie, hautement symbolique, révèle
combien, dans l’esprit des contemporains, le mythe de la France impériale est encore
bien vivant. Le propos vaut tout particulièrement pour le chef de l’État, son Premier
ministre, Michel Debré, le gouvernement et l’ensemble du mouvement gaulliste
réuni, pour l’essentiel, au sein de l’Union pour la Nouvelle République (UNR). Cette
construction, qui lie organiquement la République française aux anciens territoires
d’outre-mer d’Afrique subsaharienne pour un temps espéré d’au moins une décennie,
n’est pas, pour eux, un mot convenu à remiser au rayon des gloires démodées. Elle
constitue assurément un gage de puissance et de rayonnement mondial de la France.
À peine un an plus tard, au printemps 1960, la fin prématurée de la Communauté ne
paraît pas déchaîner les passions à l’intérieur de l’UNR. L’historien ne constate pas
les mêmes divisions et ruptures que celles provoquées par le devenir de l’Algérie. Le
fait mérite réflexion : il surprend lorsque l’on considère l’attachement du mouvement
gaulliste, depuis les premières heures du Rassemblement du peuple français (RPF)
en 1947 jusqu’à la fondation de la Ve République, à une conception de la puissance
française encore largement fondée sur le pilier impérial. Cette apparente unité
derrière le Général cache probablement le poids déchirant du drame algérien dans les
consciences gaullistes. Il souligne aussi déjà le dilemme entre une certaine idée de la
France impériale défendue dans les années quarante et cinquante et associée au
gaullisme et la fidélité au chef charismatique qui ne conçoit désormais plus la
puissance française par l’expansion ultramarine.
1 Il s'agit d'un « drapeau tricolore surmonté d'un emblème, deux mains se serrant dans une couronne de
feuilles de chêne » (Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général. Mémoires de ma vie politique.
1944-1988, Paris, Fayard, 2006, p. 122).
2 Roger Belin, Lorsqu’une République chasse l’autre. 1958-1962. Souvenirs d’un témoin, Paris, Editions
Michalon, 1999, p. 149. Voir également Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne.
Mai 1958-avril 1969, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 116.
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Frédéric Turpin, « L’Union pour la Nouvelle République et la Communauté franco-africaine : un rêve de
puissance évanoui dans les sables algériens ? (1958 – 1961) », Histoire@Politique. Politique, culture,
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La Communauté : un rêve gaullien et gaulliste
de puissance
Le général de Gaulle et les gaullistes ont longtemps présenté la Communauté
institutionnelle, puis contractuelle, comme une sorte d’antichambre de l’accession à
l’indépendance des anciennes colonies françaises. Le rapport, intitulé « De la
décolonisation à la coopération », des assises nationales de l’Union pour la Défense
de la République (UDR) de novembre 1973 3 , souligne deux points qui tendent à
asseoir cette réécriture de l’histoire. Tout d’abord, « l’idée de communauté,
foncièrement empirique », y est présentée comme « l’aboutissement d’un compromis
entre Africains partisans d’une fédération et Africains partisans d’une
confédération ». Les intérêts et le rôle de la France apparaissent fort peu dans la
genèse et la détermination de la structure institutionnelle finalement mise en place
en 1958-1959.
La rédaction du titre XII (« De la Communauté ») de la Constitution du
4 octobre 1958 témoigne certes de cette lutte entre les partisans africains de la
fédération (Félix Houphouët-Boigny) et ceux de la confédération (Léopold Sédar
Senghor) qui empoisonne les travaux du Comité interministériel. Au point que le
général de Gaulle doit intervenir personnellement devant le Comité, le 10 juillet, afin
de préciser les grandes lignes de ce que doit être l’union entre la République française
et ses territoires d’outre-mer 4 . C’est à partir des grands principes qu’il présente
ex cathedra qu’est bâti le titre XII qui organise la Communauté, le vocable de
« Communauté », proposée par Filbert Tsiranana, ayant le grand mérite de permettre
à toutes les parties en présence de pouvoir s’y rallier sans se déjuger.
Compte tenu des désaccords, l’empirisme a effectivement prévalu, le modèle
d'organisation initialement proposé par le gouvernement du Général, de nature
nettement fédérale, ayant été rejeté. La Communauté, comme le souligne fort
justement Jean Foyer, n’appartient à aucune catégorie traditionnelle du droit
(fédération, confédération). Elle est taillée sur mesure pour la circonstance et pour
durer. Si cela n’avait pas été le cas, pourquoi s’évertuer à inscrire dans la Constitution
– et à l’expliciter par un titre complet – les liens entre la République française et les
États-membres de la Communauté ? Pourquoi ne pas prévoir d’évolution à l’intérieur
de cette structure organique autre que la sortie volontaire pour devenir indépendant ?
Pourquoi l’indépendance doit-elle signifier la perte automatique des avantages
attachés à la qualité d’État-membre ?
La construction finalement élaborée souligne la volonté du gouvernement français
d’organiser sur un temps long cette union et ce dans le respect des intérêts de la
France. La Communauté institutionnelle réunit en ce sens « un État indépendant, la
3 Rapport intitulé « De la décolonisation à la coopération », assises nationales de l’UDR, Nantes, 1718 novembre 1973 (Centre historique des archives nationales, fonds public Jacques Foccart, FPU 1656).
4 Roger Belin, op. cit., p. 63-65.
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République française et douze États autonomes ». Mais « les compétences majeures,
caractéristiques de la souveraineté, n’appartiennent – analyse Jean Foyer – qu’à la
République, les autres États participant à leur exercice sur le mode consultatif,
notamment par le Conseil exécutif et les comités de ministres 5 ».
Deuxième point de cette histoire « gaulliste » : « l’évolution générale de l’Afrique –
souligne le rapport de l’UDR de 1973 –, la multiplication d’indépendances nouvelles
dans le tiers-monde, nous conduisirent naturellement à un système contractuel
beaucoup plus souple et à un relâchement des liens 6 ». La Communauté francoafricaine paraît dès lors relever d’une sorte de contingence de fait de l’histoire. Elle
aurait été conçue comme une structure de transition afin de permettre aux anciennes
colonies françaises d’accéder rapidement et pacifiquement à l’indépendance. C’est
faire peu de cas des conceptions gaullienne et gaulliste en matière de puissance
nationale et sa déclinaison impériale.
La question des héritages respectifs entre conceptions gaulliennes et situation laissée
par la IVe République dans l’élaboration de la Communauté a déjà été étudiée
ailleurs 7 . Nous pouvons cependant souligner que, sous la IVe République, le devenir
de l’empire colonial constitue un des principaux thèmes du Rassemblement du
Peuple Français présidé par le général de Gaulle. La doctrine outre-mer de la
formation gaulliste 8 repose alors avant tout sur un postulat fondamental : l’empire
est vital à la France et à sa puissance. Or c’est la notion même de puissance nationale
qui est au cœur de la pensée gaullienne et du programme du parti du RPF entre 1947
et 1955. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Union française constitue, pour le
Général et ses compagnons, un élément essentiel de la puissance et du rayonnement
de la France sur la scène internationale. Présente sur cinq continents et sur toutes les
mers grâce à son empire, elle peut aspirer à la table des Grands.
Le chef du RPF demeure fidèle tout au long de la IVe République à une conception
fédérative de la République française et de ses prolongements outre-mer. Mais, faute
d’accéder au pouvoir, le Général et ses compagnons en sont réduits jusqu’en 1955 à
condamner les « abandons » coupables des gouvernements successifs du « mauvais
régime ». Pour ces hommes pétris du culte de la « Plus grande France » de 100
millions d’habitants et qui croient qu’il n’y a pas d’avenir aussi bien pour la
République que pour les territoires d’outre-mer sans l’Union française, la
désagrégation progressive de l’empire constitue un rude coup et un véritable
déchirement. Le « cancer algérien », qui conditionne bientôt toute l’évolution de
l’Union, ne fait que radicaliser les positions outre-mer conservatrices des gaullistes
restés dans le jeu politique, même si ceux-ci finissent par accepter la loi-cadre
Defferre de 1956 qui ouvre les portes de la future Communauté.
En fait, à partir de 1955, l’historien constate une césure de plus en plus marquée entre
le Général et nombre de ses compagnons, que ce soit sur l’affaire algérienne mais
Jean Foyer, op. cit., p. 122.
Rapport de l'UDR des 17-18 novembre 1973, op. cit.
7 Frédéric Turpin : « 1958, la Communauté franco-africaine : un projet de puissance entre héritages de la
IVe République et conceptions gaulliennes », dans Outre-Mers (Paris), n°358-359, 2008, p. 45-58.
8 Sur cette doctrine, voir Frédéric Turpin, « Le Rassemblement du peuple français et l'outre-mer »,
Cahier de la Fondation Charles de Gaulle, n°13, 2004, 175 p.
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aussi, plus généralement, sur la question de la défense intransigeante de la
souveraineté française outre-mer. Sur ce dernier point, bien avant son retour au
pouvoir, le Général paraît manifester progressivement plus de souplesse que la
majorité des gaullistes qui en sont demeurés à la doctrine du RPF, laquelle posait
comme un dogme intangible que l’avenir même de la France et de son rang mondial
se jouait outre-mer. L’évolution personnelle du général de Gaulle sur le devenir de la
Communauté institutionnelle à la fin de l’année 1959 et en 1960 souligne cette
différence majeure qui s’est établie au sein de la famille gaulliste.
La nécessité du « prurit d'affranchissement »
Le général de Gaulle s'est toujours défendu d'avoir conduit son action publique sous
le coup d'une doctrine. En d'autres termes, il a récusé jusqu'à l'existence d'une
doctrine gaulliste 9 . D'autant plus que certains de ses compagnons – à l’instar de
Jacques Soustelle – se sont séparés de lui précisément en invoquant le respect d' « un
corps de doctrine politique, économique, sociale, d’un ensemble de thèses élaborées
au cours des années depuis la Résistance jusqu’au RPF 10 ». Ce n'est pas ici le lieu de
relancer le débat de fond sur une question qui reste ouverte : l'existence ou non d'une
doctrine gaulliste ? Tout au plus, pour notre réflexion, pouvons-nous souligner
l'existence d’idées-forces qui servent de cadre à la pensée et à l'action du général de
Gaulle par-delà les époques et les régimes politiques. Parmi celles-ci, le Général
nourrit pendant très longtemps l'illusion que la possession de territoires ultramarins
représente un atout indispensable à tout État qui se veut une puissance mondiale.
Sous la IVe République, le programme du RPF – présidé par Charles de Gaulle –, que
l'on peut aisément qualifier de doctrine gaulliste, brille par la volonté hautement
revendiquée de sauvegarde et de développement de l'Union française. Avant même
que le gaullisme unanimiste de la Libération 11 ne mue en « gaullisme
d'opposition 12 », le général de Gaulle manifeste un souci constant et opiniâtre de
préserver, à l’époque de la France libre comme du Gouvernement provisoire de la
République française (GPRF), le volet impérial de la puissance française. En 1958, en
mettant en place la Communauté puis en tentant de lui donner vie tout au long de
l'année 1959, Charles de Gaulle inscrit encore son action dans cette conception de la
puissance française héritée du XIXe siècle.
Mais, à la lumière du mouvement général d'émancipation qui se décline notamment
par la sanglante guerre d'Algérie, le président de la République est conduit à
promouvoir la nécessaire transformation des formes du rayonnement de la France.
En décembre 1959, de manière pragmatique, il prend acte de la volonté du Mali et de
Voir notamment Philippe Ragueneau, Guy Sabatier, Le dictionnaire du gaullisme, Paris, Albin Michel,
1994, p. 192.
10 Jacques Soustelle, L’espérance trahie, Paris, Editions de l’Alman, 1962, p. 8-9.
11 Serge Berstein, « Les gaullistes de la Libération à la création du RPF », Espoir, n° 55, juin 1986, p. 3040. Du même auteur, voir également Histoire du gaullisme, Paris, Perrin, 2001.
12 Jean Charlot, Le gaullisme d’opposition. 1946-1958. Histoire du gaullisme, Paris, Fayard, 1983.
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la République malgache d'obtenir leur indépendance tout en restant au sein de la
Communauté. « Il y a – explique-t-il lors du conseil des ministres du
3 décembre 1959 – une évolution profonde et inéluctable : ces États veulent leur
indépendance ou du moins ses signes extérieurs […] Nous accepterons de maintenir
notre aide dans une structure très différente 13 . » Le 29 mars 1961, à l'heure où la
résolution de l'affaire algérienne se réduit de plus en plus à l'indépendance de
l'Algérie et où la Communauté rénovée, espérée un an plus tôt, n'a jamais vu le jour,
le Général expose au Conseil des ministres, de manière magistrale, cette rupture
majeure dans la nature de la puissance de la France. « Il y a – lance-t-il aux
ministres – ce que nous souhaitons, mais vous devez réaliser ce que j'ai réalisé il y a
longtemps : la France a fait un empire à une époque où nous étions à notre plafond et
où nous avions renoncé à l'hégémonie européenne et elle a été y chercher des soldats.
La décolonisation a deux termes : 1° C'est un prurit d'affranchissement ; 2° Nous
n'avons plus intérêt à coloniser. C'est notre développement intérieur qui sera la
mesure de notre influence dans le monde ; notre ambition nationale est de nous faire
puissants par l'intérieur. Convainquons-nous que nous n'avons pas besoin de ceux
que nous avons colonisés et nous aurons des chances de les avoir, dans une certaine
mesure, avec nous 14 . »
Au cours des premiers mois de l'année 1960, le Général, son Premier ministre, Michel
Debré, et son gouvernement espèrent encore pouvoir sauver, via la Communauté
contractuelle et surtout par les accords de coopération, l'influence prépondérante de
la France sur ses anciennes colonies d'Afrique subsaharienne et Madagascar. « Nous
avons – affirme Michel Debré devant l'Assemblée nationale le 11 mai 1960 – tout
pesé, nous avons mesuré à la fois l'héritage du passé, les exigences du présent et les
probabilités de l'avenir et nous savons que le vrai problème est le suivant : à
l'administration directe appuyée sur l'unité des souverainetés, il faut substituer, par
la force des choses, la collaboration politique, intellectuelle, économique et
administrative, fondée sur l'association des souverainetés, en créant au-dessus de
cette association une union politique garantie par certaines institutions 15 . » Cette
évolution, ils ne l'acceptent « pas de gaieté de cœur 16 ». Elle relève du calcul réaliste
et d'une résignation teintée d'un sentiment de tristesse « devant la disparition de
cette dernière forme d'Union française » à laquelle ils ont cru. Le président de la
République n'en fait pas mystère à ses interlocuteurs. Début janvier 1960,
commentant le dernier conseil exécutif de la Communauté à Dakar, il lâche : « Vous
savez, Triboulet, nous n'y pouvons rien : trois cents ans de présence, mais ils s'en
vont, ils s'en vont 17 ! ». « L'effacement de notre souveraineté – écrit, pour sa part,
13 Cité dans Roger Belin, op. cit., p. 152.
14 Cité dans Roger Belin, op. cit., p. 107. Voir aussi sa conférence de presse du 11 avril 1961 (Charles de
Gaulle, Discours et messages, Tome 3 : Avec le renouveau. 1958-1962, Paris, Le Livre de poche, 1974,
p. 310-314).
15 Journal officiel de la République française, débat parlementaire, Assemblée nationale, JOAN,
11 mai 1960.
16 Intervention de Jean Foyer, secrétaire d'État aux relations avec les États de la Communauté, JOAN,
9 juin 1960.
17 Raymond Triboulet, Un ministre du Général, Paris, Plon, 1986 p. 66.
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Michel Debré dans ses Mémoires – et la naissance de souverainetés nouvelles
marquent la fin d'une époque 18 » et, ajoute l'historien, la fin de l'une des idées-forces
du gaullisme depuis la Seconde Guerre mondiale.
Mais la modification du statut des États africains et malgache ne peut pas demeurer
sans conséquences sur le devenir de la question algérienne. D'autant que la scène
algéroise est secouée en janvier 1960 par la « semaine des barricades » qui rend de
plus en plus irréaliste la solution qui paraît avoir les faveurs du général de Gaulle
parmi les trois qu’il a proposées lors de sa déclaration du 16 septembre précédent :
l'association de l'Algérie et de la France. La Communauté aurait alors pu accueillir
l'Algérie en son sein sous une forme juridique qui n’a jamais été définie. Le début de
l'année 1960 amorce donc un tournant majeur dans la décolonisation française
conclue, quelques mois plus tard par les indépendances des États africains et
malgaches et la fin, de facto, de toute forme de Communauté, et deux ans plus tard
par l'indépendance de l'Algérie. Un gaulliste fervent partisan de l'association de
l'Algérie et de la France comme Raymond Triboulet considère que c'est en
janvier 1960 « que s'inscrit l'échec de la seule politique à laquelle ait cru le général
de Gaulle pour l'Algérie. Comme il avait cru à la Communauté qui, au même moment,
se disloquait 19 ».
La fin de la Communauté : l’UNR unie derrière
le général de Gaulle ?
La toile de fond algérienne
Une telle évolution aurait pu, au regard des positions gaullistes soutenues depuis le
temps du RPF et même auparavant, susciter au sein de l'UNR de profonds remous.
L’Algérie ne devait-elle pas, suivant la formule gaullienne, occuper « une place de
choix dans la Communauté » ? Celle-ci ne devait-elle pas permettre de « dégager et
d’encadrer à la fois la "personnalité algérienne" 20 » afin de rendre pérenne son
association avec la France ?
Pourtant, force est de constater que les divergences et les oppositions – du moins leur
expression publique – à la politique du chef de l'État relèvent quasi exclusivement de
la question algérienne. Le devenir de la Communauté n'apparaît pas au grand jour
dans les débats de l'UNR en 1960, pas plus d'ailleurs qu'au cours de l'année 1959 qui
fut la seule année de son existence réelle 21 . Les réunions du comité central du
18 Michel Debré, Gouverner. Mémoires, Tome 3 : 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, p. 329-330.
19 Raymond Triboulet, op. cit., p. 65.
20 Pierre Viansson-Ponté, op. cit., p. 114.
21 Le comité central de l'UNR du 6 février 1959 décide de ne pas implanter le mouvement dans les
territoires de la Communauté et au Maroc mais uniquement dans les DOM-TOM qui font partie
intégrante de la République française (CHAN, fonds de l'Union pour la Nouvelle République, 103AS1).
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mouvement gaulliste, entre le 3 octobre 1958 et le 28 mars 1961, ne traitent jamais de
cette question. Il est vrai que l'essentiel des délibérations concerne l'organisation du
mouvement, les élections et l'Algérie 22 ... Lors des journées d'étude de l'UNR des 14
et 15 avril 1959, aucune intervention n'est consacrée à la Communauté alors que
l'Algérie est traitée en tant que telle 23 . De même, lors des premières assises nationales
du mouvement, qui se tiennent à Bordeaux du 13 au 15 novembre 1959 24 , les débats
les plus vifs touchent à la politique algérienne. La Communauté n’est certes pas, à ce
moment-là, encore entrée dans son processus institutionnel de dislocation. Sur cette
question, les partisans et les opposants à la politique algérienne du chef de l’État au
sein de l’UNR sont au moins d’accord et satisfaits du fonctionnement de la
Communauté.
Mais l'année 1960, qui voit la disparition de la Communauté institutionnelle et
l’échec de la Communauté contractuelle, n'apporte guère de changement en la
matière. Les instances du parti se bornent à approuver l'action du général de Gaulle
et du gouvernement de Michel Debré. Prudemment, les dirigeants de l’UNR
s’abstiennent de réunir les assises nationales cette année-là et ce malgré les
demandes pressantes des opposants gaullistes à la politique algérienne du Général.
Les assises de 1961 sont le théâtre d’affrontements verbaux sur la politique sociale du
gouvernement et non sur la Communauté.
La vie de l'UNR ne se résume pas pour autant à un long chemin tranquille. La lutte se
révèle, dès les débuts du parti, sévère entre les « libéraux » et les « soustelliens » sur
la question algérienne : cette bataille se déguise, comme le souligne Jean Charlot,
« en querelle sur l'organisation du mouvement 25 ». Les responsables de l'appareil du
mouvement, à commencer par le secrétaire général Albin Chalandon, entendent faire
de l'UNR « l'instrument fidèle de la politique algérienne du général de Gaulle 26 » face
notamment aux « hommes du 13 mai ». Au conseil national d’Asnières, à la fin du
mois de juillet 1959, qui fixe les grandes lignes du programme UNR, Albin Chalandon
déclare en ce sens : « Nous devons permettre au général de Gaulle de faire sa
politique. Certes, il y a des anti-gaullistes dans le pays mais, plus dangereux qu’eux,
sont ceux qui sont gaullistes à la condition que le général de Gaulle pense comme eux,
fasse comme ils veulent. Il y a toujours, et il y aura toujours, des tentatives pour
intégrer l’UNR dans un bloc qui puisse forcer la main du général de Gaulle et en faire
un prisonnier. L’UNR doit rester à l’écart de toutes ces manœuvres : elle doit rester
libre, toujours à la disposition du président de la République. Il s’agit donc pour nous
d’être purement et simplement des gaullistes et non pas de vouloir embrasser le
Général pour mieux l’étouffer. Cette fidélité impose le devoir de le suivre dans tous
Signe des temps, le RPF n’avait pas hésité à développer des comités dans toute l’Union française, y
compris dans les protectorats et en Indochine.
22 CHAN, 103AS1.
23 CHAN, 103AS1.
24 Jean Charlot : « Les troisièmes assises nationales de l’UNR-UDT (Nice, 22-24 novembre 1963) »,
p. 86-94, dans Revue française de sciences politiques, 1964, vol. 14, n°1, p. 88.
25 Jean Charlot, L'UNR Étude du pouvoir au sein d’un parti politique, Cahier de la Fondation nationale
des sciences politiques n°153, Paris, Armand Colin, 1967, p. 49.
26 Ibid., p. 47.
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les problèmes pour lesquels l’intérêt national se trouve engagé et qu’il se réserve de
trancher lui-même en tant que chef de l’Exécutif. Il s’agit essentiellement de la
politique internationale, de la Communauté et de l’Algérie 27 . »
Cette opposition se radicalise au sein du mouvement gaulliste à la suite de la
déclaration du Général du 16 septembre 1959, à une époque où la Communauté
paraît encore promise à un bel avenir. Les crises et psychodrames se succèdent alors
à l'UNR 28 . Le 14 octobre, neuf députés, conduits par Léon Delbecque 29 , quittent
l’UNR afin de reprendre leur liberté de parole en matière de politique algérienne. Les
assises nationales de Bordeaux sont le théâtre de vives oppositions entre les partisans
de la « francisation » avec pour chef de file emblématique Jacques Soustelle, et la
direction du mouvement qui entend maintenir la ligne officielle du soutien
inconditionnel à l’action du Général. Dans son discours, Jacques Chaban-Delmas
distingue deux secteurs d’action : un secteur « présidentiel » (Algérie, Communauté,
Affaires étrangères, Défense) et un secteur « ouvert ». « Dans le premier secteur –
explique le président de l’Assemblée nationale –, le gouvernement exécute, dans le
second, il conçoit. Pour l’UNR, dans le premier cas, elle doit suivre de Gaulle pas à
pas, dans le second, il lui revient de devancer l’événement 30 . » Cette thèse l’emporte,
ce qui marque la défaite définitive des partisans de la « francisation » dans la bataille
du contrôle de l’appareil. Ils sont dès lors inexorablement poussés hors du
mouvement ou s’en excluent d’eux-mêmes. Bernard Cornut-Gentille et leur principal
représentant, Jacques Soustelle, sont démis de leurs fonctions ministérielles, le
5 février 1960. Soustelle est même exclu de l’UNR, le 25 avril suivant. Toutefois, il
n’entraîne avec lui que quatre députés dont deux de sa fédération départementale du
Rhône entrée en dissidence 31 . Malgré de violentes secousses internes sur la question
algérienne, la dissidence au sein de l’UNR demeure finalement un phénomène
relativement marginal, du moins bien circonscrit par une direction à la fidélité au
Général à toutes épreuves.
Entre 1959 et 1962, Jérôme Pozzi recense vingt-neuf députés qui ont quitté –
volontairement ou non – la famille gaulliste du fait de leur opposition à la politique
algérienne du général de Gaulle : vingt-deux démissions et sept exclusions. Le
portrait-type du dissident repose sur quelques traits communs : « une culture
"nationale" affirmée (…) qui fait de l’attachement à l’Algérie française la pierre
angulaire de son combat politique », le sentiment de trahir ses engagements de 1958
et "de se battre pour une juste cause" 32 ». Ce sont ces mêmes hommes qui font part
27 Cité dans Henry Coston (dir.), Dictionnaire de la politique française, Paris, La Librairie française,
1967, p. 1043.
28 Pour tout ce développement, nous renvoyons aux analyses détaillées de Jérôme Pozzi, Les
mouvements gaullistes de 1958 à 1976 : la diversité d’une famille politique, réseaux, cultures et conflits,
thèse de doctorat d’histoire de l’université de Nancy 2, sous la direction de Jean El Gammal, 2008,
4 tomes, 1473 p., chapitre 5 « Crises et ruptures du compagnonnage gaulliste (1959-1965) : des
lendemains qui déchantent ? », p. 282-338.
29 Il s’agit de Pascal Arrighi, Pierre Battesti, Jean-Baptiste Biaggi, Georges Brice, René Cathala, Léon
Delbecque, Yvon Grasset, Roger Souchal et le colonel Thomazo (Jean Charlot, op. cit. (L’UNR), p. 64).
30 L’année politique 1959, Paris, 1960, p. 133-135. Pierre Viansson-Ponté, op. cit., p. 110-111.
31 Il s’agit des députés Charles Béraudier, Jean Miriot, René Moatti et de Pierre Picard.
32 Jérôme Pozzi, op. cit., t. 1, p. 307.
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Frédéric Turpin, « L’Union pour la Nouvelle République et la Communauté franco-africaine : un rêve de
puissance évanoui dans les sables algériens ? (1958 – 1961) », Histoire@Politique. Politique, culture,
société, N°10, janvier-avril 2010, www.histoire-politique.fr
publiquement de leurs craintes voire s’opposent à la transformation de la
Communauté institutionnelle en Communauté contractuelle et bientôt à sa fin pure
et simple. Le fait n’a rien de surprenant eu égard à leur profond attachement à la
vision traditionnelle et impériale de la puissance française. Toutefois, nous ne
considérerons, pour la suite de notre étude, que les treize députés « sortis » de l’UNR
au printemps 1960 ; dix autres entrent en dissidence derrière la figure emblématique
de Raymond Dronne en décembre de la même année.
La Communauté est morte, vive la coopération ?
À défaut de pouvoir s'exprimer au sein de l'UNR, les opposants – ex-gaullistes – à la
politique algérienne du Général vont user des assemblées parlementaires afin de
manifester également leur refus de ce que Jacques Soustelle qualifie de « ratage de la
Communauté 33 ». Les débats parlementaires autour de la transformation de la
Communauté institutionnelle en une Communauté contractuelle ainsi que la
ratification des premiers accords de coopération avec le Mali et la République
malgache leur permettent d'exposer leurs inquiétudes et, pour certains d'entre eux,
leur désaccord, avec pour toile de fond, la crainte que cela ne soit que le prélude à
l'indépendance de l'Algérie.
La révision constitutionnelle est rendue nécessaire par le fait que le titre XII ne
prévoit pas qu’un État indépendant puisse appartenir à la Communauté. Or le Mali et
Madagascar souhaitent devenir indépendants tout en continuant à être membres de
la Communauté. Il faut donc modifier le titre XII de manière à permettre à la
Communauté rénovée de « prendre la figure juridique de la confédération d’États 34 ».
Il s’agit donc de rendre possible, par adjonction au texte initial de l’article 86 35 ,
l’existence d’États indépendants dans la Communauté, dont la situation serait fixée
par voies d’accords. Ces accords de coopération, qui correspondent par leur objet aux
anciennes compétences communes prévues par l’article 78, « définissent une
véritable communauté d’États indépendants 36 ».
Au cours de ces débats, comme le souligne fort justement L’Année politique 37 , les
oppositions se manifestent peu sur les choix du gouvernement pour faire évoluer
pacifiquement la Communauté mais sur les modalités de la révision constitutionnelle
qu’elle implique. En effet, le gouvernement décide d’user de la procédure simplifiée
de révision spécifique au titre XII et aux affaires de la Communauté prévue par
l’article 85. En cela, il privilégie l’aspect politique de la question plus que la lettre de
la Constitution car cet article ne concerne que le fonctionnement des institutions
communes. Pour Michel Debré, le temps presse et la France ne peut pas retarder la
ratification des accords de coopération qui viennent d’être signés avec le Mali et
Madagascar. Surtout, il lui paraîtrait particulièrement « absurde » de procéder à la
Jacques Soustelle, op. cit.(L’espérance trahie), p. 20.
JOAN, 10 mai 1960, intervention du secrétaire d’État aux relations avec les États de la Communauté,
Jean Foyer.
35 Voir en annexe l’article unique de cette réforme.
36 JOAN, 10 mai 1960, Jean Foyer.
37 L’Année politique 1960, Paris, PUF, 1961, p. 49.
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Frédéric Turpin, « L’Union pour la Nouvelle République et la Communauté franco-africaine : un rêve de
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réforme du titre XII en ne faisant pas appel aux États–membres 38 . Le gouvernement
entend donc faire voter un texte adjoignant plusieurs articles au titre XII en des
termes identiques par l’Assemblée nationale et le Sénat, puis par le Sénat de la
Communauté. Le texte ainsi voté par le Parlement de la République française et celui
de la Communauté serait alors considéré comme adopté.
Les opposants au gouvernement – menés au Sénat par le sénateur de la Charente
Pierre Marcilhacy – ont beau jeu de crier au non-respect de la légalité puisque la
procédure de révision constitutionnelle est prévue par l’article 89 : vote d’un texte
identique par l’Assemblée nationale et le Sénat, puis adoption par les deux chambres
réunies en Congrès à la majorité des trois cinquième ou par référendum. Tous, parmi
les contradicteurs du gouvernement, ne brillent toutefois pas par leur volonté de
sauvegarder uniquement la lettre de la Constitution. Certains, comme les exparlementaires de l’UNR, utilisent l’argument constitutionnel pour marquer leurs
craintes et leur réprobation quant à la fin de toute structure organique liant la France
à ses ex-colonies.
Lors de la séance du 10 mai 1960 à l’Assemblée nationale 39 , René Moatti souligne,
avec dignité, qu’ « en matière politique, les querelles de procédure servent encore
plus, à ceux qui les ont parfois volontairement créées, à entretenir une savante
agitation autour d’elles et à faire oublier aux hommes que c’est de leur destin qu’il est
question dans les textes ». Or la France se trouve à « un tournant » de sa vie politique
et de sa « vocation extra-continentale ». En effet, il dénonce « une expression
mauvaise » qui consiste à affirmer que les États indépendants resteront dans la
Communauté. Pour lui, « par des accords particuliers contractés avec la République,
ils vont créer entre la Communauté et eux des liens nouveaux, mais ils
n’appartiennent pas à proprement parler à la Communauté. Aucune des dispositions
communes qui sont prévues pour la Communauté n’est applicable à ces États ». Il
regrette, tant dans la réforme constitutionnelle que dans les accords de coopération
franco-malien et franco-malgache des 2 et 4 avril 1960, le fait que des Maliens et des
Malgaches – notamment ceux servant dans l’armée –, qui voudraient demeurer
français, ne le puissent pas. Il propose en conséquence un amendement au texte du
gouvernement allant dans ce sens. Michel Debré se déclare d’accord sur le principe
mais refuse de prendre en compte l’amendement. Le Premier ministre entend même
ne pas laisser la procédure s’enliser et décide en conséquence d’user de la possibilité
(article 44) de bloquer en un seul scrutin l’adoption du projet et le rejet des
amendements non acceptés par le gouvernement 40 .
Malgré ces désaccords sur le fond comme sur la forme, René Moatti vote néanmoins
le projet « par discipline gaulliste » car le gouvernement de Michel Debré reste pour
lui « celui du général de Gaulle » qui doit affronter « l’opposition au régime et
l’opposition larvée de la droite 41 ». Il est suivi par Charles Béraudier, Jean Miriot,
Pierre Picard et Roger Souchal. Mais tous, parmi les anciens gaullistes de l’UNR, ne
Michel Debré, op. cit., p. 335. Voir aussi Jean Foyer, op. cit., p. 147-148.
JOAN, 10 et 11 mai 1960 : interventions de René Moatti (non-inscrit).
40 Le projet est adopté par l’Assemblée nationale par 280 députés dont 189 UNR (aucune opposition)
contre 174. Le Sénat adopte le texte par 146 voix contre 127.
41 JOAN, 11 mai 1960, intervention de René Moatti.
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manifestent pas ce réflexe « vieux gaulliste » à l’instar des « ultras » Pascal Arrighi,
Pierre Battesti, Jean-Baptiste Biaggi et le colonel Thomazo qui n’accordent plus
aucun crédit au Général et à son gouvernement. Ils rejoignent l’opposition en votant
contre le projet. Enfin, certains préfèrent, pour le moment, s’en tenir à une position
d’abstention volontaire comme Georges Brice, René Cathala, Léon Delbecque et Yvon
Grasset. Ce scrutin témoigne des limites de l’opposition à la politique algérienne et de
la Communauté du chef de l’État. Il souligne l’hétérogénéité de ces anciens de l’UNR
et de leur repositionnement politique ; certains se montrant décidément plus
« 13 mai » que « gaulliste ». Les parlementaires restés à l’UNR se montrant en
revanche tous unis, malgré leurs états d’âme, derrière le Général et son
gouvernement.
Ces clivages sur la question de la Communauté se retrouvent quelques semaines plus
tard, le 9 juin, à l’Assemblée nationale lors du débat de ratification des accords de
coopération franco-malienne et franco-malgache des 2 et 4 avril précédents. Mais
cette fois, le réflexe « gaulliste » et donc la confiance en la politique du général
de Gaulle paraissent s’éroder encore un peu plus à la faveur du scrutin. La
contestation est menée par l’ancien MRP Georges Bidault et par Pascal Arrighi 42 .
Celui-ci regrette d’emblée le fait que ce débat sur le fond arrive trop tard :
« l’intervention de l’Assemblée nationale, au stade où elle est maintenant sollicitée,
ne peut être que celle d’un acquiescement, enthousiaste pour certains, résigné pour
beaucoup ». Son propos se fait vite accusateur pour la politique du gouvernement à
l’égard de la Communauté qui « est remplacée par une simple association d’États
indépendants qui entendent mener séparément leurs affaires et qui déjà ont fait des
réserves sur une politique commune ». Sans compter qu’une telle évolution pourrait
avoir des « répercussions » sur l’Algérie et la Côte française des Somalis. Dans ces
conditions, Pascal Arrighi réclame le renforcement des organes communs, la garantie
et la protection des citoyens et des personnes morales résidant dans la Communauté.
Il souhaite également provoquer en Afrique la coordination des politiques occidentale
et européenne. Des échanges parfois vifs entre l’orateur de l’UNR, Michel HabibDeloncle, et Jean-Baptiste Biaggi donnent un ton nettement plus violent à
l’opposition entre UNR orthodoxes et dissidents. Les résultats des deux scrutins
soulignent ce durcissement latent. Bien que seul Jean-Baptiste Biaggi vote contre la
ratification des deux accords, Roger Souchal est, pour sa part, le seul des ex-UNR
ayant quitté la formation gaulliste sur la question algérienne à voter en faveur de la
ratification. Quant aux autres dissidents, ils s’abstiennent volontairement ou ne
prennent pas part au vote (Pierre Battesti) 43 . Le devenir de la question algérienne se
charge bientôt de radicaliser les positions sur un sujet plus central que la disparition
formelle de la Communauté remplacée progressivement par un dense réseau
d’accords de coopération franco-africaine qui permet le maintien de l’influence
prépondérante de la France.
JOAN, 9 juin 1960 : intervention de Pascal Arrighi
La ratification des accords franco-maliens est votée par 355 contre 68 et celle des accords francomalgaches par 380 contre 69.
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Les gaullistes de l'UNR se résignent finalement, malgré leurs états d'âme, à une
évolution contraire à leurs convictions profondes sur la question de la Communauté.
Ils le font parce que cette évolution vers l'indépendance des anciennes colonies
d'Afrique subsaharienne a été décidée et conduite par leur chef charismatique :
Charles de Gaulle. L'opposition a alors beau jeu de souligner combien les gaullistes au
pouvoir acceptent ce qu'ils auraient condamné de toutes leurs forces s'ils avaient été
dans l'opposition. Pour les anciens de la IVe République, les souvenirs de la
dialectique d'accusation systématique contre le « mauvais régime » incapable de
toute action positive en faveur de la France et de son empire sont encore frais. On
touche là au pilier central de la nef gaulliste : le leadership d'un homme capable de
faire accepter à ses compagnons des positions contraires à tout ce qu'ils ont pu
défendre jusqu'ici.
L’acceptation de la disparition de la Communauté révèle également le poids écrasant
du « cancer algérien » dans le débat politique français ainsi que, de manière plus
spécifique, dans celui de l'avenir de l'ex-empire colonial. Au fond, la résignation de la
grande masse gaulliste derrière son chef à accepter la fin de la Communauté – et
donc la disparition de toute forme organique de lien entre la métropole et son empire
ultramarin – se trouve facilitée par la nécessité de « coller » le plus possible au
Général afin qu'il sorte honorablement la France du bourbier algérien. C'est
précisément pour cela que les opposants « gaullistes » – bientôt ex-UNR – à sa
politique algérienne font d'abord silence sur la question de la Communauté avant
d'en user comme un argument supplémentaire contre la mauvaise politique du chef
de l'État. Encore cette opposition qui se fait jour au Parlement lors des débats sur le
changement constitutionnel et la ratification des accords de coopération reste-t-elle
limitée tant la politique de coopération, qui se met en place de manière empirique,
apparaît comme la seule solution acceptable pour maintenir l'influence de la France
en Afrique. Et ce d’autant plus que c’est le général de Gaulle qui conduit cette délicate
mutation… Le communiqué de l’UNR du 25 juillet 1960, qui dresse le bilan de la
session parlementaire, insiste ainsi sur le fait que « la personne du chef de l’État est la
garantie essentielle d’une évolution conduisant la Communauté à devenir un
ensemble fraternel susceptible de fournir un exemple et une espérance à des États
nouvellement indépendants et qui en ont le besoin à la fois compréhensible et
pressant 44 ».
L’échec de cette ultime formule de Communauté rénovée, patent dès les premiers
mois de l’année 1961, ne soulève aucune protestation au sein de l’UNR dont les
regards se tournent plus que jamais vers la résolution du conflit algérien. La page de
l’empire est refermée et celle de la coopération ne fait que commencer 45 . Quant à
l’histoire de cette transformation de fond d’une des idées-forces du gaullisme depuis
la Seconde Guerre mondiale, le Général se charge, comme à son habitude, de la forger
L’Année politique 1960, p. 80.
Sur la politique de coopération, voir Frédéric Turpin, De Gaulle, Pompidou et l’Afrique : décoloniser
et coopérer (1958-1974), Paris, Les Indes savantes, 2010, 352 p.
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lui-même, d’abord comme outil de sa politique de coopération 46 puis comme
instrument de sa postérité 47 .
Annexe
La réforme du titre XII de la Constitution
« Article unique : Le titre XII de la Constitution est complété par les articles 86 bis et
86 ter suivants :
Art. 86 bis : Un État membre de la Communauté peut, par voie d’accords, devenir
indépendant sans cesser de ce fait d’appartenir à la Communauté.
Un État indépendant non membre de la Communauté peut, par voie d’accords, adhérer à
la Communauté sans cesser d’être indépendant.
La situation de ces États au sein de la Communauté est déterminée par les accords conclu
à cet effet, notamment les accords visés aux alinéas précédents ainsi que, le cas échéant,
les accords prévus à l’article 86 ter.
Art. 86 ter : Outre la procédure prévue à l’article 85, les dispositions du présent titre
peuvent être révisées par accords conclus entre tous les États de la Communauté et mis en
vigueur dans les conditions requises par la Constitution de chaque État. »
L’auteur
Frédéric Turpin est maître de conférences habilité à diriger les recherches en histoire
contemporaine à l’université d’Artois. Il est l’auteur de nombreux travaux consacrés
au gaullisme, à la vie politique française et aux relations internationales : André
Diethelm (1896-1954) : de Georges Mandel à Charles de Gaulle (Paris, Les Indes
savantes, 2004) ; De Gaulle, les gaullistes et l’Indochine (1940-1956) (Paris, les Indes
savantes, 2005) ; De Gaulle, Pompidou et l’Afrique : décoloniser et coopérer (19581974) (Paris, Les Indes savantes, 2010).
Résumé
Depuis ses origines, le gaullisme manifeste un fort attachement à l’Empire colonial
qui constitue un des éléments vitaux de la puissance et du rayonnement de la France
dans le monde. Au cours de la IVe République, le « gaullisme d’opposition » n’a eu de
cesse de condamner la politique ultramarine des gouvernements français jugée
coupable de brader l’Empire. Le retour au pouvoir du général de Gaulle et de ses
compagnons en 1958 conduit à la mise en place de la Communauté franco-africaine
prévue pour durer plusieurs années, voire décennies. Mais, en 1960, les
indépendances des États africains sonnent le glas de cet ultime avatar de l’Empire
colonial français. Or, le mouvement gaulliste — l’Union pour la Nouvelle
République — ne montre publiquement que peu ou pas d’opposition à une évolution
encore inacceptable avant 1958.
Sur la réécriture de ses conceptions ultramarines depuis la conférence de Brazzaville, voir sa
conférence de presse du 11 avril 1961 (op. cit.).
47 Voir le chapitre « L’outre-mer » de ses Mémoires d’espoir. Tome 1 Le renouveau : 1958-1962, Paris,
Plon, 1970.
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Frédéric Turpin, « L’Union pour la Nouvelle République et la Communauté franco-africaine : un rêve de
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Abstract
Since 1940, Gaullism considered the French Colonial Empire as a fundamental part of
the French world influence. Under the 4th Republic, the Gaullists accused the
republican colonial policy of liquidating the Empire. In 1958, the “French Union”
became the “Community” and, for de Gaulle and the UNR, the new Community was to
last forever. However as early as in 1960 the Community dissolved itself without any
reaction from the Gaullist movement. This paper explores the paradox.
Mots-clés : gaullisme ; UNR ; puissance française ; Communauté franco-africaine ;
Empire colonial ; guerre d’Algérie.
Keywords: Gaullism; UNR; French colonial Policy; French-African Community;
Algerian War.
Pour citer cet article : Frédéric Turpin, « L’Union pour la Nouvelle République et
la Communauté franco-africaine : un rêve de puissance évanoui dans les sables
algériens ? (1958-1961) », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°12,
septembre-décembre 2010, www.histoire-politique.fr.
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