La question halal. Sociologie d`une consommation controversée, C

Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
58
(2016)
80–114
109
Référence
Breed,
W.,
1995.
Social
Control
in
the
Newsroom:
A
Functional
Analysis.
Social
Forces
33
(4),
326–335.
Laurent
Bonelli
Institut
des
sciences
sociales
du
politique,
UMR
7220
CNRS
et
Université
de
Paris
Ouest–Nanterre,
200,
avenue
de
la
République,
92001
Nanterre,
France
Adresse
e-mail
:
laurent.bonelli@conflits.org
Disponible
sur
Internet
le
19
janvier
2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.017
La
question
halal.
Sociologie
d’une
consommation
controversée,
C.
Rodier.
Presses
univer-
sitaires
de
France,
Paris
(2014).
210
pp.
La
diffusion
croissante
de
produits
halal
en
France
est
un
sujet
de
débats
récurrents,
comme
il
a
été
encore
possible
de
le
constater
lors
de
l’élection
présidentielle
de
2012.
Christine
Rodier
prend
part
à
cette
controverse
en
y
apportant
un
point
de
vue
ethnographique.
Issue
d’une
thèse
de
sociologie,
l’enquête
analyse
les
modes
d’alimentation
de
migrants
d’origine
marocaine
installés
en
Moselle
dans
les
années
1970
et
de
leurs
descendants
nés
en
France.
L’ouvrage
s’intéresse
tout
d’abord
à
l’imposition
de
la
consommation
halal
depuis
l’arrivée
des
migrants
jusqu’aujourd’hui,
puis
s’attache
à
mettre
au
jour
la
diversité
actuelle
de
ces
pratiques.
Les
produits
«
halal
»,
litté-
ralement
«
libérés
de
l’interdit
»,
renvoient
à
ce
que
le
Coran
considère
comme
licite1.
L’auteur
conteste
la
représentation
de
cette
alimentation
comme
un
ensemble
d’usages
figés
perpétuant
ceux
du
pays
d’origine,
et
affirme
à
l’inverse
que
le
halal
correspond
à
une
diversification
de
la
consommation
en
rupture
avec
les
modes
de
vie
antérieurs.
Venant
d’une
région
rurale,
ces
migrants
ne
connaissaient
pas
la
cuisine
européenne
et
avaient
jusque-là
consommé
des
repas
végétariens
de
fait,
faute
de
moyens.
Leur
arrivée
en
France
entraîne
ainsi
un
véritable
bouleversement
alimentaire.
Ils
s’approvisionnent
dans
les
boucheries
casher,
garantissant
l’absence
de
porc,
ou
privilégient
l’achat
direct
chez
l’éleveur.
Ces
personnes
se
distinguent
d’autres
migrants
tels
les
Algériens
(arrivés
plus
tôt)
par
une
plus
grande
observance
des
interdits
religieux
alimentaires.
Alors
qu’au
départ
ces
règles
concernent
principalement
la
viande,
le
fait
de
manger
halal
plus
globalement
n’arrive
que
dans
un
second
temps
:
cette
pratique
permet
d’ingérer
des
aliments
nouveaux
franc¸ais
»,
«
américains
»
ou
relevant
des
fast
food
par
exemple)
sans
renier
ses
origines.
Manger
halal
ne
signifie
pas
manger
des
plats
«
maghrébins
»,
mais
adopter
une
alimentation
de
plus
en
plus
occidentalisée.
Des
«
entrepreneurs
de
morale
»,
tels
que
des
imams,
contribuent
à
la
diffusion
de
ces
produits.
L’enquête
met
au
jour
les
tensions
existant
entre
les
migrants
et
leurs
enfants
pour
qui
le
terme
halal
ne
revêt
pas
le
même
sens.
Renvoyant
avant
tout
à
la
viande
pour
les
premiers,
il
concerne
tout
type
de
comportement
pour
les
seconds.
Pour
les
enfants,
le
halal
opère
comme
un
facteur
d’identification
collective
aux
pairs
davantage
qu’aux
parents,
accusés
de
méconnaître
la
«
vraie
»
religion
au
profit
d’un
folklore.
Ce
décalage
se
cristallise
autour
des
repas,
les
1La
sourate
5
du
Coran,
verset
3,
précise
:
«
Vous
sont
interdits
la
bête
trouvée
morte,
le
sang,
la
chair
de
porc
;
ce
qui
a
été
immolé
à
un
autre
que
Dieu
;
la
bête
étouffée
ou
morte
à
la
suite
d’un
coup,
ou
morte
d’une
chute,
ou
morte
d’un
coup
de
corne,
ou
celle
qu’un
fauve
a
dévorée
sauf
si
vous
avez
eu
le
temps
de
l’égorger
ou
celle
qui
a
été
immolée
sur
des
pierres
».
110
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
58
(2016)
80–114
adolescents
manifestent
leur
gêne
face
aux
plats
nord-africains
(couscous,
tajine),
décrits
comme
«
écœurants
»
par
rapport
à
la
cuisine
franc¸aise
jugée
plus
saine.
Perc¸ue
comme
une
revanche
sociale
pour
les
parents
ayant
subi
des
privations,
la
consommation
journalière
de
viande
est
rejetée
par
les
adolescents.
Le
halal
est
pour
eux
un
moyen
d’introduire
des
aliments
plus
à
leur
goût.
Quatre
idéaux-types
de
«
mangeurs
»
halal
sont
dégagés.
Caractérisant
surtout
les
migrants
(et
non
leurs
enfants),
le
«
ritualiste
»
entretient
l’idée
d’une
continuité
entre
la
consommation
actuelle
et
celle
d’avant
la
migration.
Le
«
consommateur
»
désigne
ensuite
celui
pour
qui
le
halal
permet
de
diversifier
l’alimentation
sans
renier
la
culture
des
parents.
Il
se
définit
comme
musulman
mais
non
«
arabe
».
Troisième
type,
le
«
revendicatif
»
conc¸oit
le
halal
comme
l’alimentation
des
musulmans
qui
s’opposent
au
monde
occidental
chrétien.
Le
mangeur
«
ascète
»
enfin
inscrit
son
alimentation
dans
le
cadre
d’une
pratique
globale
de
l’islam
séparant
les
«
bons
musulmans
»
des
«
mauvais
».
L’exemple
de
la
fête
de
l’Aïd
el
Kébir
est
mobilisé
par
la
suite
pour
montrer
la
labilité
des
pratiques.
Les
enfants
s’appliquent
à
mettre
fin
aux
abattages
clandestins,
le
halal
est
rattaché
à
des
préoccupations
diététiques
par
certains
imams,
ou
encore
à
l’écologie
par
l’attribution
d’une
certification.
Une
remarque
quant
au
titre
de
l’ouvrage
doit
tout
d’abord
être
faite.
Accrocheur,
celui-ci
laisserait
attendre
une
discussion
sur
l’introduction
du
halal
dans
des
espaces
il
est
absent
ou
encore
sur
l’abattage
des
animaux.
Il
n’en
est
pas
question,
et
la
controverse
annoncée
concerne
finalement
des
tensions
intergénérationnelles.
Le
texte
manque
par
ailleurs
de
transitions
et
se
répète
à
plusieurs
reprises
entre
les
deux
parties.
La
thèse
principale
est
cependant
convaincante,
concernant
la
diversification
de
la
consommation
que
représente
le
halal
par
rapport
aux
modes
de
vie
précédents.
Le
riche
terrain
exploité
apporte
un
éclairage
plus
que
nécessaire
sur
un
phéno-
mène
mal
connu
en
dépit
de
sa
médiatisation.
Les
appropriations
que
font
divers
groupes
sociaux
d’une
pratique
a
priori
semblable
sont
finement
décrites.
On
pourra
regretter
que
l’auteur
ne
soit
pas
allé
jusqu’au
bout
de
ce
constat.
La
typologie
donne
envie
d’en
savoir
plus
sur
les
ressources
économiques
et
sociales
des
enquêtés,
très
brièvement
présentés.
L’intégration
des
normes
alimen-
taires
diffère
en
effet
selon
les
milieux
sociaux
et
les
formes
de
sociabilité
(Masullo
et
Reigner,
2009).
Le
fait
que
le
«
revendicatif
»
renvoie
à
de
jeunes
hommes
de
quatorze
à
dix-sept
ans,
tandis
que
l’«
ascète
»
concerne
des
femmes
de
dix-sept
à
trente
ans,
aurait
par
exemple
mérité
un
développement.
De
même,
les
tensions
entre
parents
et
enfants
auraient
pu
être
articulées
à
une
réflexion
sur
l’ascension
sociale
de
ces
derniers,
laissant
présager
un
tel
décalage
nor-
matif.
En
ne
mobilisant
que
très
peu
l’épaisseur
sociale
de
ses
enquêtés,
l’auteur
aboutit
à
une
conclusion
théorique
qui
pourra
sembler
trop
rapide.
Ce
n’est
pas
parce
que
la
norme
contenue
dans
les
textes
religieux
n’est
pas
appliquée
telle
quelle
que
les
pratiques
relèvent
de
ques-
tions
«
individuelles
et
non
collectives
»
(p.
170).
La
typologie
proposée
semble
même
indiquer
l’inverse.
L’enquête
montre
bien,
par
ailleurs,
qu’un
phénomène
en
grande
partie
marchand
comme
le
halal
a
des
usages
identitaires
forts.
Tout
comme
la
consommation
d’aliments
biologiques
ou
équitables,
celle
des
produits
halal
peut
se
trouver
appropriée
par
différents
groupes
en
revendiquant
le
monopole,
à
travers
la
création
d’un
label.
La
logique
de
marché
n’entre
ainsi
pas
en
contradiction
avec
la
logique
communautaire,
comme
cela
est
mentionné
(p.
106),
mais
vient
au
contraire
l’appuyer.
Un
des
intérêts
du
terrain
présenté
est
précisément
de
faire
apparaître
de
fac¸on
claire
les
usages
identitaires
de
la
consommation
et
des
dispositifs
marchands.
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
58
(2016)
80–114
111
Référence
Masullo,
A.,
Reigner,
F.,
2009.
Obésité,
goûts
et
consommation.
Intégration
des
normes
d’alimentation
et
appartenance
sociale.
Revue
franc¸aise
de
sociologie
50
(4),
747–773.
Diane
Rodet
Centre
Max
Weber,
UMR
5283
Université
Lumière
Lyon
2
CNRS,
14,
avenue
Berthelot,
69007
Lyon,
France
Adresse
e-mail
:
Disponible
sur
Internet
le
27
janvier
2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.015
Sexualité,
J.
Weeks.
Presses
universitaires
de
Lyon,
Lyon
(2014).
310
pp.
D’abord
paru
en
1986,
ce
livre
de
Jeffrey
Weeks
est
un
classique
de
la
sociologie
de
la
sexualité,
dont
la
troisième
édition
est
aujourd’hui
traduite
en
franc¸ais
et
accompagnée
d’une
préface
inédite
de
l’auteur,
ainsi
que
d’une
longue
postface
de
Rommel
Mendès-Leite
qui,
au-
delà
de
l’«
introduction
à
l’œuvre
de
Jeffrey
Weeks
»
qu’annonce
son
titre,
analyse
les
enjeux
épistémologiques
et
politiques
de
son
travail.
Comment
aborder
la
sexualité
en
sociologue
?
Si
les
études
se
sont
multipliées
depuis
lors,
la
question
n’avait
rien
d’évident
au
milieu
des
années
1980.
J.
Weeks
définit
son
projet
comme
une
tentative
de
«
problématiser
l’idée
de
sexualité
et
de
montrer
son
émergence
à
partir
d’une
histoire
complexe,
ses
liens
étroits
avec
les
relations
de
pouvoir,
la
manière
dont
son
déploiement
a
consisté
à
soutenir
et
à
normaliser
certaines
formes
d’activités
érotiques
et
à
en
marginaliser
d’autres,
enfin
la
crise
des
significations
qui
a
résulté
des
diverses
remises
en
cause
qu’elle
a
générées
»
(p.
213).
Si
constituer
la
sexualité
en
objet
pour
les
sciences
humaines
était
un
geste
minoritaire,
il
n’était
pas
sans
précédent,
et
on
peut
comparer
le
projet
de
J.
Weeks
aux
entreprises
qui
le
précèdent
:
celle
de
William
Simon
et
John
Gagnon
qui
élaborent
au
début
des
années
1970
une
théorie
des
scripts
sexuels
dans
laquelle
ils
analysent
la
sexualité
comme
un
ensemble
de
pratiques
et
de
significations
permettant
aux
individus
de
donner
une
interprétation
sexuelle
à
une
situation
;
celle
de
Michel
Foucault
qui
montre
à
partir
de
1976
comment
l’émergence
de
la
sexualité
comme
dispositif
sous-tend
des
pratiques,
des
institutions
favorisant
des
processus
de
pathologisation,
et
un
nouveau
rapport
à
soi.
Comme
J.
Simon
et
W.
Gagnon,
J.
Weeks
constitue
la
sociologie
de
la
sexualité
contre
la
sexologie,
insistant
en
particulier
sur
l’irréductibilité
de
la
sexualité
à
des
processus
corporels
ou
naturels.
Cependant,
il
n’aborde
pas
tout
à
fait
la
sexualité
comme
un
ensemble
de
conduites,
mais
plutôt
comme
un
assemblage
de
significations
:
son
ouvrage
comporte
peu
d’informations
sur
les
pratiques
sexuelles
majoritaires
ou
minoritaires,
mais
beaucoup
d’analyses
portant
sur
les
discours
savants,
politiques
et
moraux
qui
constituent
ce
que
nous
appelons
«
sexualité
».
Aborder
la
sexualité
comme
un
langage
permet
de
la
définir
comme
une
pratique
sociale
«
dont
nous
nous
faisons
les
interprètes
»
(p.
104)
;
la
diversité
de
ces
langages
en
fait
«
un
concept
intrinsèquement
problématique
»
(p.
24),
enjeu
d’une
lutte
entre
des
discours
pathologisants
ou
moralisants,
des
mouvements
sociaux,
et
des
travaux
scientifiques
dont
la
sociologie
fait
partie.
Contrairement
aux
démarches
psychanalytiques,
l’approche
proposée
ici
n’aborde
pas
la
sexualité
comme
un
principe
présocial,
mais
comme
le
résultat
de
luttes
pour
donner
une
signification
à
certaines
pratiques,
qui
aboutissent
à
la
formation
de
cultures
sexuelles
historiquement
contingentes.
Si
ces
cultures
sont
relativement
autonomes,
elles
s’articulent
avec
des
rapports
d’âge,
de
parenté,
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