« Ce qui est »
chez Krishnamurti et Nishida
Dans la séparabilité, nous avons à choisir entre deux choses : le monde extérieur et
soi-même, c’est-à-dire notre propre conscience. Quand nous regardons un paysage, quand
nous examinons un objet, nous nous détournons de nous-mêmes et nous nous situons en
dehors du monde.
Nous avons vu que notre relation au monde est interactive, même contradictoire et
dialectique. Et nous avons compris que nous n’existions que par notre relation au monde qui
nous ouvre à la connaissance de soi. Nous participons à la construction du monde. Nous y
sommes impliqués même si nous conservons une conscience personnelle dans laquelle
perdure une relation de dualité.
Nous avons cerné le milieu par ses deux aspects, matériel et immatériel, physique et
humain. Nous avons découvert avec Augustin Berque que la logique du lieu et la logique du
sujet pouvaient également nous mener à une mise à l’écart de l’objet et du sujet, à la
« désobjectivation » et « désubjectivation » de cette relation. Et nous avons trouvé que les
notions topos et chôra étaient plus proches de la réalité de la conscience globale que d’autres
apories telles que sujet et objet, intérieur et extérieur.
Maintenant nous ne nous posons plus la question : notre relation au monde, à
l’environnement, au milieu, peut-elle nous amener à une conscience globale ? mais celle-ci :
qu’est-ce que cette conscience gobale ?
Or, toute réflexion philosophie a pour étude l’importance de la question de notre vie -
qu’est-ce qui est important pour moi dans la vie ?- la recherche du bonheur, et expose la
vision religieuse du monde qui lui convient pour y parvenir.
Toutefois, une approche uniquement théorique ne suffit pas, une pratique est
nécessaire à toute philosophie. En ce sens, nous pensons aux exercices spirituels de Pierre
Hadot et à sa philosophie de vie.
Cependant, même si une conscience globale peut survenir parfois spontanément, son
surgissement peut être amené, ou facilité, par la réflexion qui assure une vision cohérente et
claire de notre relation au monde. Krishnamurti la nomme « vision pénétrante ». Klein parle
de « conscience globale ». Nishida la désigne comme une « expérience pure », dans le sens
d’immédiate1. Certains philosophes parlent de « l’être au monde ».
Nous avions commencé par l’appeler « conscience globale », mais devant la difficulté
de définir la conscience, nous avons préféré conserver les termes « d’expérience pure ». Bien
qu’il nous semble maintenant, qu’expérience et conscience ne soient qu’une seule et même
chose -deux qualités peut-être pour des systèmes différents. Nous avons été surpris de
découvrir cette expression chez un philosophe japonais dont la pensée relie pour nous la
logique ternaire de Lupaco et la vision globale de Krishnamurti.
1 Nishida Kitano, Essai sur le bien, Chapitre I et II, L’expérience pure – La réali – trad. Hitoshi
Oshima, note n°5, Bordeaux, éditions Osiris, 1997, p 15.
I- Présentation de Nishida Kitaro.2
1- Son chemin de vie.
Nishida Kitaro est en 1870 à Unoke, près de la mer du Japon, au nord de Kanazawa.
Après des études à la faculté des lettres de l'université de Tôkyô, il étudie la philosophie
occidentale de 1891 à 1894, il enseigne l'éthique et la science des religions à la faculté des
lettres de l'université de Kyôto de 1910 à 1928, année de sa retraite. Il a eu six enfants ; sa
femme décède alors qu’il a 55 ans.
D’autre part, il se consacre également à la pratique du zen. Suzuki Daisetsu3 est un de ses
amis. L’expérience de l’éveil lui est confirmée par son maître en 19034. La saisie immédiate
de la réalité que l’expérience Zen lui a fait découvrir est le centre de sa philosophie. Torie
et pratique sont donc toujours présents et associés dans son œuvre. Il s’est efforcé de traduire
les sources d’inspirations de sa philosophie, avant tout bouddhistes, en termes de philosophie
occidentale. C’est ainsi qu’il va élaborer son propre système qui ne correspond à aucun
paradigme occidental.
On peut diviser la philosophie de Nishida en trois périodes :
1- L'Essai sur le bien est le livre de la première période (1911-1926).
L'expérience pure (junsui keiken ) est le concept central de cet ouvrage de Nishida. Ce
livre a marqué la fin de l'importation de la philosophie occidentale qui avait imprégné
l'époque Meiji (1868-1912). Les autres livres - qualifiés d’ « essais
épistémologiques »- qui ont vu le jour au cours de cette période, ont tendu à mettre
l'accent sur la notion d'éveil à soi (jikaku)5.
2- La seconde période de sa pensée (1926-1930) est marqué par l’essai intitulé Le lieu
(Bashô)6. Nishida commence à effectuer le passage d'une analyse psychologique de
l'expérience individuelle à la construction d'un imposant système philosophique,
lequel est connu de nos jours sous le nom de "logique du lieu".
3- La troisième période (1930-1945) est centrée sur le monde dialectique et met en œuvre
une dialectique que Nishida qualifie d'absolue. Dans son dernier livre Logique du lieu
et vision religieuse du monde, après avoir discuté dans le premier chapître de
l'existence de notre soi et de l'activité de la conscience, l'auteur soulève la question des
conditions d'apparition de l'émotion religieuse à partir d'une critique de la morale
kantienne.
Dès 1930, Nishida a éreconnu par ses contemporains comme un personnage central
dans la philosophie japonaise contemporaine.
2 La présentation de Krishnamurti se trouve déjà dans le travail effectué précédemment sur les limites
de la pensée et du langage intitulé Krishnamurti et Wittgenstein.
3 Suzuki est un auteur de livres et d’essais sur le bouddhisme et le zen.
4 Rolf Elberfeld, « Lieu » Nishida, Nishitani, Derrida, in La réception eurpopéenne de l’école de
Kyoto, Revue Philosophique de Louvain, Editions de l’Institut Supérieur de Philosophie, n°4, tome 92,
novembre 1994, p 474.
5 Nishida Kitaro, L’éveil à soi, trad. Jacynthe Tremblay, CNRS philosophie, 2005.
6 Nishida Kitano, Le lieu, trad. Reiko Kobayashi, Bordeaux, éditions Osiris, 2002.
Il est décédé en 1945, à Kamakura, à une heure de Tokyo sur l’Océan Pacifique. Sa
philosophie a été perpétuée après sa mort par l’ « école de Kyôto », qu’il a fondée et dont
faisaient partie ses proches disciples.
2- L’historicité de Nishida.
Le XIXe siècle a vu s’épanouir le matérialisme et l’intérêt personnel, source d’inégalités
sociales. Au Japon, le progrès de la civilisation amène problèmes sociaux, guerres, pertes
humaines et misère. Surgissent alors un virement de la pensée nipponne vers une « simplicité
naturelle ancestrale 7», une opposition au développement industriel qui favorise la vision d’un
monde plus intérieur et subjectif. Pour ce renouveau naturaliste, la discorde avec le monde
matériel appelle à passer la modernité, et cet appel devient une lutte pour la vie.
Dans cette période perturbée, le contexte intellectuel est dominé par des revendications
de libération et d’universalisme humanitaire. Le culte de la vie pendant l’époque Tais8 se
répercute dans des essais à tendance philosophiques et artistiques. Il s’agit d’un courant
d’idées socio-culturelles empruntées à la philosophie de la vie en Allemagne, à la philosophie
de l’évolutionnisme en France ou au pragmatisme aux Etats-Unis.
La quête de la philosophie de Nishida suit le courant de son époque et elle est fondée
sur l’idée de vie ; elle est donc fondamentalement vitaliste. Apparaît alors en 1911, un livre
qui réunit vision intérieure et réalité extérieure. C’est le premier livre de Nishida Kitaro :
Étude sur le Bien (Zen no kenkyû). Cet ouvrage de Nishida est bien reçu par une classe jeune
se trouvant obligée à choisir entre individualisme et collectivité, car elle introduit le concept
du moi vis-à-vis du monde.
La lecture de Nishida devient une obligation institutionnelle pour les lycéens et les
étudiants. Par la suite, chez Tanabe par exemple, la notion de « culture » sera employée pour
marquer les deux aspects de la vie : le matériel et le spirituel.
Lutte donc contre la moderni et aussi étape pour son au-delà. L’école de Kyoto a
apporté son soutien au régime ultra-nationaliste de son époque, qui rallia à lui un grand
nombre d’intellectuels, ce qui entretient une polémique encore de nos jours9. Nous
n’aborderons pas dans notre travail cet aspect politique de l’École de Kyoto.
3- Contexte philosophique.
Nishida est perçu comme le fondateur du dialogue philosophique interculturel, dune
« pensée métisse 10». Par ses études universitaires de la philosophie occidentale et grâce à la
7 Sadami Suzuki, La philosophie vitaliste de Nishida Kitaro, in Logique du lieu et dépassement de la
modernité, Berque Augustin dir., Ousia, Bruxelles, 2000, 1er vol., p 119.
8 L’époque Taishô débute en 1912 et se termine en 1926. La culture Taishô évoque une société en
mutation lorsque des modes occidentales sont apparues du Japon. Elle succède à l’époque Meiji, 1868-
1912, appelée « Restauration de Meiji », pendant laquelle s’est produite l'ouverture du Japon sous la
menace des canons de l'expédition américano-européenne. Cette ouveture a provoqué l'essor du
commerce international et l'industrialisation du Japon, ainsi que son passage de la féodalité à la
modernité occidentale, c’est-à-dire une course aux technologies nouvelles et à une expansion de
l'empire colonial, dans une perspective de partage du monde.
9 Voir à ce sujet l’article de Pierre Lavelle : Nishida Kitaro, l’École de Kyoto et l’ultra-nationalisme,
in La réception eurpopéenne de l’école de Kyoto, Revue Philosophique de Louvain, Editions de
l’Institut Supérieur de Philosophie, n°4, tome 92, novembre 1994, p 430.
10 Bernard Stevens, Invitation à la philoophie japonaise, Paris, CNRS éditions, 2005, p 10.
pratique monastique du bouddhisme zen, il est devenu le plus important acteur japonais de cet
échange.
Car Nishida a bien élaboré une œuvre située à la croisée des cultures à une époque
marquée par l’arrie des occidentaux et de ce fait par la fusion de civilisations différentes.
Sa pensée est intimement liée à la tradition japonaise issue de divers courants orientaux
et par le biais de la phénoménologie et de l'idéalisme allemand, il créé un terrain d'entente
entre la philosophique européenne, la spiritualité et l'éthique issues des traditions extrême-
orientales. Il élaborera au fil de sa carrière la notion d' « expérience pure », qui évoluera
jusqu'à celle de « néant absolu », en passant par la thématique du « lieu » et la « logique de
l'identité des contraires absolus ».
Pour Bernard Stevens, son œuvre est le résultat de l'occidentalisation du Japon en vue
« d'entrer dans l'universalité en devenir de l'esprit occidental »11.
Ce qui ne signifie pas apporter des concepts occidentaux à une tradition spirituelle
orientale comme le bouddhisme zen, ni embellir la culture japonaise par un apport occidental.
Au contraire ! Il s’agit pour Nishida de construire une nouvelle étape de la philosophie
occidentale et de faire de celle-ci une philosophie universelle.
Il ne faut pas oublier que Nishida se situe après l'effondrement de l'idéalisme allemand
et la fin de la métaphysique de type hégélien. Il voit la montée de l'esprit positiviste et de
l’esprit scientifique et Stevens affirme même que l'expérience pure, notion empruntée au
psychlogisme de William James, est bien « une notion sciemment positiviste 12».
Puis la psychologie se détache de la philosophie et devient une science empirique. Et en
réaction au positivisme, se développe l’affirmation de l'existence. Enfin, les phénomènes de
conscience, qui concernent aussi bien les sciences exactes que les sciences humaines, finiront
par prendre une position centrale.
Donc Nishida va édifier une réflexion métaphysique basée sur l'expérience et les faits.
Voilà ce que son disciple Nishitani écrit à ce sujet : « Un point de vue qui soit métaphysique
et en même temps empirique, qui maintienne des liens avec Dieu sans se départir du monde
effectif des faits, était pratiquement impensable en Occident 13».
II- « Ce qui est » chez Krishnamurti.
Notre société s’est alourdie d’idéation, elle est construite à ce niveau intellectuel et
verbal, et tout ce cérébral nous étouffe.
La pensée est la réponse psychologique de nos souvenirs accumulés, notre mémoire
emmagasinée de millions d’années, de l’influence du groupe, de la famille, de l’autorité
spirituelle, de la tradition. Il n’y a pas de pensée sans mémoire, elle est toujours dans le passé.
La pensée engendre l’illusion, illusion que nous nous imposons et imposons aux autres. La
pensée est toujours à la recherche de justifications, d’explications, en vue de notre sécurité et
protection personnelles qui comportent le désir dacquérir quelque chose : l’estime des autres,
une situation, du prestige, du pouvoir. C’est le désir d’être quelque chose. La pensée est
constammant en train de chercher une sécurité dans l’espoir de survivre ou de saccomplir une
existence dans le futur. Elle se prouve à elle-même l’existence d’un fait parce qu’elle veut y
croire et elle en devient ensuite esclave. C’est un des problèmes fondamentaux de l’existence.
11 Ibid., p 12.
12 Ibid., p17.
13 Ibid., p 19.
L’action dictée par la pensée ne peut jamais libérée. Elle ne peut jamais apporter une
solution à nos misères car si la pensée vient d’abord, l’action n’en est qu’une imitation. Elle
n’est que la répétition du passé. Il me vient une idée que je désire réaliser. Comment faire ?
Me voici en train de spéculer et m’énerver sur la façon dont j’aimerais réaliser l’idée.
Alors comment faire pour qu’il y ait une action pure qui ne soit pas une projection avec
le désir d’un résultat ? L’action en vue d’un résultat est la volonté. La vie est alors un devenir
quelque chose qui est un effort, une lutte constante, une douleur. « Le désir de » à son opposé
qui est « la peur de ». Nous ne pouvons vivre une chose sans connaître son contraire.
L’action est spontanée quand elle ne résulte pas d’une idée, lorsqu’une pensée ne la
contrôle pas. C’est une action indépendante. L’idée, la pensée ne s’arrête que lorsqu’il y a
l’Amour. L’Amour n’est pas expérience, n’a pas de mémoire. Il ne pense pas ; quand il entre
en action, alors il est action. Et il n’entre en existence que lorsque l’esprit est totalement
silencieux.
Alors, est-il possible de vivre en abandonnant toutes sortes de sécurité, toute forme de
justifications, nous demande Kishnamurti ? Quand nous essayons de travailler ensemble dans
un but commun, il ne peut y avoir de coopération que si nous ne désirons être rien du tout.
Intellectuellement on coopère mais émotionnellement, on est en conflit car chacun attend un
résultat qui lui donne satisfaction : dominer, être cité avant l’autre, gagner beaucoup d’argent,
etc. Mais si nous créons sans mettre de barrière qui nous abusent, même si elles nous donnent
une certaine vitalité, alors il s’établira une certaine coopération. Chacun a sa méthode pour
atteindre un but commun. Mais l’on se querelle pour faire triompher des théories et le
problème importe peu. Nos croyances et nos opinions nous séparent les uns des autres.
Mais comment pouvons-nous être conscient de nos fonctionnements ? Part-on à la
recherche d’une méthode ? Devons-nous nous soumettre à l’autorité d’une personne ou d’une
idéologie ? Si nous acceptons les conclusions passées, les théories, les expériences des autres,
de ceux qui ont vécu avant nous, nous allons les poursuivre d’une manière modifiée. C’est
une connaissance de seconde main. Protéger l’ancien, continuer l’ancien, n’est pas ce qu’il
faut faire.
Tout ceci détruit notre liberté intérieure, d’où découle notre état créateur. Cette
créativité est la seule réalité. En temps que manifestation, elle est le miroir exact de l’énergie
qui l’a conçue. Il n’y a aucune différence entre les deux. Elle ne peut être copiée par la
pensée. On ne peut l’attteindre par aucun système, aucune discipline, aucune philosophie. Cet
état naturel ne naît donc que par la connaissance de soi et cette compréhension n’est ni un
résultat ni un sommet. On n’a rien à attendre d’elle. Elle est la saveur, le parfum de la liberté,
sa floraison, juste la fin de la recherche.
Elle consiste à se voir d’instant en instant dans le miroir des rapports que l’on entretient
avec les autres personnes, idées ou objets, par nous-mêmes, avec notre seule compréhension
si petite soit-elle. C’est ce que Krishnamurti appelle la connaissance de soi : « Savoir avec
exactitude ce qui « est », le réel, l’actuel, sans l’interpréter, sans le condamner ou le justifier,
est le commencement de la sagesse »14.
Mais il est difficile de regarder son moi ; on a alors un tas de choses à faire, ou à
écouter, au moyen desquelles notre esprit sépuise et devient insensible. Aors on veut se faire
aider car dans notre vie moderne, on a peu de temps à se consacrer. Des « guides » sont
pour ça, thérapeutes, conférenciers, écrivains, conseillers. Mais de guide en guide, il faudra
bien un jour que j’enlève ma béquille et la dernière pour échapper à toute méthode et tout
thérapeute. Je n’en aurai plus besoin et j’aurai fait un grand nettoyage.
14 Krishnamurti, La première et dernière liberté, op. cit., p 24.
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