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Logique du lieu et mesologie : paradigme pour la position transcendantale

Ebisu
Logique du lieu et mésologie : nouveaux paradigmes pour la
position transcendantale
Bernard Stevens, Pauline Couteau, Augustin Berque, Britta Boutry-Stadelmann,
Nathalie Frogneux, Suzuki Sadami
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Stevens Bernard, Couteau Pauline, Berque Augustin, Boutry-Stadelmann Britta, Frogneux Nathalie, Sadami Suzuki. Logique
du lieu et mésologie : nouveaux paradigmes pour la position transcendantale. In: Ebisu, n°40-41, 2008. Actes du colloque de
Cerisy. "Être vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l'existence humaine" pp. 45-53;
doi : https://doi.org/10.3406/ebisu.2008.1518
https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_2008_num_40_1_1518
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Ebisu n 40-41, Automne 2008 - Été 2009
L.
rOGIQUE DU LIEU ET MESOLOGIE
Nouveaux paradigmes pour la position transcendantale
Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU
Université de Louvain-la-Neuve, EHESS
La notion d'« être vers la vie » (set e no sonzai 'l:.^ W/f /h) — qu'Augustin
Berque reprend au philosophe japonais Watsuji Tetsurô ft lit' ft 1$ - peut
être comprise comme l'expression emblématique d'un revirement global
de la civilisation capitaliste mondialisée face à la course autodestructrice
qui est aujourd'hui la sienne : choisir la vie de l'humanité et de la
planète plutôt que l'extinction de l'une par la dévastation de l'autre. Ce qui
se cherche alors ici, au plan philosophique, c'est un nouveau paradigme,
une nouvelle « position métaphysique fondamentale » qui puissent
remédier aux aspects destructeurs de la modernité économique et industrielle
conquérante, afin de retrouver - face à l'anthropocentrisme,
l'individualisme et l'économisme dominants - la réinsertion de l'homme dans son
lieu (basho i§Hf), son champ (ba *H) ou son milieu (fùdo Jê\. k)> à la fois
sociaux, culturels et environnementaux.
Peut-être, par la même occasion, la réflexion philosophique trouverat-elle là l'occasion de se remettre en question en se libérant de sa part de
régionalisme européen afin de donner toute sa mesure à un humanisme
véritablement universel. Dans ce contexte, l'Europe philosophique doit
pouvoir sortir de son monologue et écouter ce que lui disent les autres
civilisations sur les questions métaphysiques ultimes, sur l'homme et sur son
rapport à la nature. Or ici la civilisation japonaise joue un rôle privilégié.
La civilisation japonaise a en effet ceci de particulier qu'elle est la seule,
parmi les grandes civilisations non occidentales, à avoir échappé à
l'acculturation due à une occidentalisation forcée (par le biais de la colonisation),
et d'avoir entrepris d'elle-même une politique systématique
d'occidentalisation dès le milieu du xixe siècle, afin de pouvoir égaler la puissance
occidentale, tout en tâchant de maintenir son identité propre. Or cette
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Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU
identité était elle-même déjà le résultat de l'assimilation pluriséculaire des
grands courants culturels issus du continent asiatique par l'intermédiaire
de la Chine et de la Corée : bouddhisme, confucianisme et taoïsme, en
particulier, avaient déjà été intégrés dans un contexte culturel marqué
quant à lui par l'animisme shinto WM. Ainsi, lorsque les intellectuels
japonais se sont mis à l'école de la grande tradition philosophique occidentale
(elle-même déjà multiculturelle), ils ont été naturellement tentés de mettre
cette dernière en communication avec les éléments cardinaux des grandes
spiritualités asiatiques. Le Japon s'est voulu de la sorte, et a réussi dans
une large mesure à devenir, par excellence, le pays de la synthèse ou, du
moins, de la jointure des grandes civilisations historiques mondiales. Ce
que les philosophes de l'École de Kyoto ont tenté mérite de ce fait toute
notre attention - même s'ils n'ont pas toujours été à la hauteur de leurs
ambitions. Ils nous ont en effet donné l'exemple de ce que devrait être un
humanisme conséquent, à savoir une pensée de l'homme à laquelle rien
de ce qui est humain n'est étranger, plutôt que de limiter l'humanisme,
comme en Occident, aux sources grecques, latines et juives de la pensée.
Mais plus que cela, ils ont ouvert à la pensée philosophique des horizons
que celle-ci n'avait encore jamais explorés, élargissant le domaine
d'investigation et offrant des voies de recherche pour mener à bien ce qui est le but
affiché de la quête philosophique : à savoir, par-delà sa propre particularité
culturelle, la visée universelle du vrai. Et en outre, condition de cela, ils ont
suggéré la possibilité de fonder l'activité philosophique sur des bases peutêtre plus profondes que la raison théorétique à partir de laquelle la pensée
classique européenne a toujours voulu se construire.
D'ailleurs, la pensée philosophique de l'École de Kyoto s'est construite
en grande partie au fil d'une relation critique à la modernité occidentale
- responsable selon elle d'une série de mécompréhensions anthropologiques
et métaphysiques essentielles, ainsi que d'un rapport aliénant à la nature.
En effet, si, pour schématiser, on réduit le paradigme occidental
moderne aux trois figures les plus emblématiques de son moment fondateur
— à savoir Descartes, Bentham et Adam Smith — on aboutit en gros à ceci.
Une systématique philosophique fondée, ontologiquement et épistémologiquement, sur une subjectivité, l'ego cartésien, substance pensante,
d'activité essentiellement théorétique, faisant face à une nature qui lui est
devenue étrangère au point de reconstituer cette dernière selon les lois
de la raison et la perspective propre de celle-ci. Sur cette base,
l'ambition, prônée par Descartes, que l'homme devienne « maître et
possesseur de la nature », est confirmée par l'empirisme anglais qui, dans un
contexte plus positiviste, cherche à développer une science dont la
finalité est la puissance technique sur le monde naturel : connaître la nature
pour mieux la dominer au profit du bien-être de l'homme. Ensuite, sur
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ce plan maintenant pratique, les moyens du bien-être de l'homme sont
établis, entre autres, par Jeremy Bentham1 qui présente une vision
individualiste de la société et une conception utilitariste du bonheur : chacun
recherchant pour soi-même les moyens du plaisir hédoniste maximal et du
déplaisir minimal, jetant les bases d'un tissu social constitué par la rivalité
de tous dans la recherche du profit personnel. Adam Smith propose alors
les règles économiques d'un système libéral, c'est-à-dire capitaliste, où la
richesse générale d'une nation résulte de la somme des intérêts particuliers.
Et il jette les bases d'un projet social global, le nôtre encore aujourd'hui,
dont la finalité est la croissance indéfinie et inconditionnelle du profit
- notamment au moyen de la spéculation financière et de l'activité
industrielle exploiteuse de la terre autant que des masses laborieuses.
Le fait que ce projet moderne ait été contesté dans sa globalité par
la philosophie de Kyoto présente un intérêt particulier aujourd'hui que
l'opinion publique occidentale prend - tardivement - conscience de ses
conséquences désastreuses sur le plan, non seulement social, mais aussi
écologique et climatique. Et le fait que cette remise en question ait été
effectuée en mettant à contribution les grands courants spirituels des
cultures asiatiques nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de la
thématique interculturelle.
Ainsi, dans sa logique du lieu (basho no ronri %}PlT<7)mM), le philosophe
Nishida Kitarô ^FH^^CIJ, fondateur de l'Ecole de Kyoto, a longuement
retravaillé l'égologie cartésienne - intégrant les remaniements de cette
dernière par le transcendantalisme kantien et husserlien - afin de creuser en
deçà du cogito théorétique, et atteindre l'enracinement de ce dernier dans
une dimension plus volitive et plus affective qui le rende réceptif à
certaines dimensions de la quête éthique et religieuse, ainsi qu'au sentiment de
sympathie ontologique du soi profond de l'homme avec le Soi intime du
cosmos. Cet approfondissement de l'ego monadique, en direction d'un soi
plus altruiste, plus compassionnel et plus spirituel, se produit en s'inspirant des dimensions cardinales du bouddhisme indien (soucieux de réduire
le moi égocentrique pour permettre l'éclosion du soi originel") ainsi que
1 Jeremy Bentham est, sinon la source, du moins l'expression la plus emblématique
de l'idéologie bourgeoise telle qu'elle se constitue au xix1 siècle, époque décisive de l'essor
capitaliste. Il montre notamment que les soubassements de la justice et de l'idéologie
politique sont, en dernière instance, économiques. Il développe la logique utilitariste qui,
derrière les prétextes moraux ou religieux, est au fondement du comportement propre au
libéralisme économique : le but de celui-ci est l'augmentation du plaisir et la diminution
du déplaisir privés.
2 On retrouve chez Nishida — même si la terminologie et la thématique,
empruntées à l'Occident, sont différentes - un écho de cette tonalité spirituelle indienne pour
Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU
du taoïsme (où la quête de la nature intime de l'homme conduit à
l'harmonisation de celle-ci avec la grande nature cosmique dont on cherche ainsi à
retrouver les rythmes et le mouvement spontané —jinen t\f^).
Par ailleurs, le contemporain célèbre de Nishida, Watsuji, a davantage
exploré les prolongements des recherches ontologiques de son collègue
dans la dimension de l'éthique sociale qui caractérise plus particulièrement
la tradition confucianiste4. Il a sérieusement critiqué l'individualisme
occidental (qu'il retrace de Descartes à Heidegger) au profit du sens oriental
du groupe. À travers une herméneutique fine de la notion sino-japonaise
de l'homme [ningen ÀHH), il montre comment ce dernier est compris,
non pas comme un individu atomique entrant en rapport avec un autrui
op-posé et établissant un contrat social avec lui - mais comme un être
d'emblée communautaire et relationnel. Les essais'1 dans lesquels Watsuji
qui le but de la recherche intellectuelle n'est pas la connaissance neutre et désintéressée,
théorétique et spéculative, mais la quête de la délivrance du monde en tant que site de la
douleur universelle. Dans ce contexte, la philosophie (en tant que savoir) et la religion (en
tant que recherche de sagesse) sont indissociables. Sans se présenter tel quel, il propose
néanmoins une forme de sotériologie, une voie de salut, transcendant l'ordre strictement
humain, par l'accès à l'intériorité révélante. Là règne l'ataraxie et la réceptivité au domaine
plus vaste du vivant et du sacré qui en est la source : la conscience intime de l'Acte absolu
qui fonde l'être. On retrouve aussi chez Nishida des prolongements de la pensée indienne
(surtout bouddhique) du néant et de la vacuité, sources de l'être, à la limite de l'apophatisme. Plutôt que de penser le divin, il s'agit de le devenir.
■' Si la référence bouddhique indienne est explicite (quoique discrète) chez Nishida,
la référence taoïste, à ma connaissance, ne l'est pas. Mais on retrouve néanmoins chez lui
des attitudes - d'ailleurs globalement communes au bouddhisme et au taoïsme - selon
lesquelles il s'agit de « vider le cœur », déployer le non-agir, afin d'atteindre le site où la
nature intime de l'homme, sa spontanéité naturelle, s'accorde à la spontanéité de la nature
cosmique. Atteindre en somme le site de l'origine du monde, afin de s'y mieux
conformer. Comment le sujet, que l'ego moderne a détaché de son contexte, peut-il retrouver
son adhésion au fond vital qui le porte, sa réintégration dans un tout ordonné, où chaque
élément, plutôt que de se définir dans son autonomie substantielle, est en lien relationnel
avec les autres ?
1 La référence au confucianisme, discrète chez Nishida, est clairement affirmée chez
Watsuji. Il s'agit de retrouver, par-delà l'intérêt égoïste et la revendication des droits
individuels, le sens du bien commun, le sens du développement moral personnel et du devoir
envers les autres.
" II s'agit, principalement, de Fûdo Si". (Milieux, 1935), « La science éthique en
tant qu'humanologie » {Ningen no gaku tosbite no rinrigaku K?u\<nr¥: h L X <7)imM¥-, 1 934)
et le monumental Rinrigaku fÉïi^ (Ethique, 3 volumes, 1937, 1942, 1949). Parmi ces
ouvrages, seuls la première section de l'introduction de Y Éthique (Bernard Stevens, revue
Philosophie, n° 79, Editions de Minuit, septembre 2003), le préambule et le premier
chapitre de Fûdo (Augustin Berque, Philosophie, n° 51, septembre 1996), ont été traduits
en français. Notons également un chapitre consacré à « L'éthique de Watsuji » dans
Logique du lieu et mésologie
développe les questions d'éthique et de médiance sont écrits en résonance
méthodologique et structurelle avec Sein und Zeit de Heidegger. Tout en
critiquant la position de ce dernier, comprise comme étant caractéristique
de l'individualisme occidental, Watsuji s'appuie sur la philosophie heideggérienne pour développer sa théorie du milieu qui se construit dans le
prolongement - et l'ouverture - de l'analytique existentiale. C'est en effet
la lecture de cette œuvre majeure qui a ouvert Watsuji à la problématique
du milieu qui, loin d'être négligeable, reste chez Heidegger soumise à la
question de la temporalité et au primat de la finitude humaine. Là où le
Dasein n'aurait comme « possibilité la plus propre » que sa mort
indépassable, Watsuji place l'être humain dans l'ouverture de l'« être vers la vie ».
Ce qui du point de vue de l'individu est « être-vers la mort », est être vers
la vie du point de vue de la société6.
Le renvoi incessant de l'individuel au collectif chez Watsuji inaugure
un rapport à l'existence humaine radicalement différent de celui de la
métaphysique ou de l'analytique existentiale. Le Dasein heideggérien est,
du point de vue de Watsuji, un individu, autrement dit une abstraction,
dans la mesure où l'être humain en tant que ningen est à la fois individuel
et social.
En effet, que signifie l'être humain ? Si l'on se réfère à l'étymologie
indo-européenne de ce mot, l'homme est celui « qui est né de la terre », il
ne peut donc se concevoir hors de sa terre, de la terre qui l'a fait croître.
Autrement dit, l'être humain est un être concret : il est celui qui croît
avec la terre, et non un indivis abstrait de son milieu. En japonais, l'être
humain se dit ningen, où nin, hito K, est l'individu, la personne et gen,
aida |uj, le lien, ou l'entre-lien. L'être humain est un être entre les hommes,
un être parmi. Il est celui qui ek-siste, dans la mesure où il est au-dehors
de lui-même, dans la relation aux autres humains et aux milieux qui le
constituent. Cet « entre-lien », ou intérité, est exprimé en japonais par le
mot aidagara ïl\]WÎ qui peut également se traduire par « lien social ». Ainsi,
l'être humain ne cesse d'exister dans le lien social, qui unit les générations
au sein de la médiance, conçue alors comme corps social7. Cette double
dimension de l'humain, en tant qu'être individuel et social, est définie par
Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise, autour de Nishida, CNRS éditions,
2005. À paraître prochainement, la traduction par Augustin Berque de plusieurs parties
de Fûdo dans Jacynthe Tremblay (dir.), Philosophes dans le Japon moderne, Presses de
l'université de Montréal, sous presse.
' Fûdo (Milieux), traduction de Augustin Berque, (1996), op. cit., p. 22. Préambule
et premier chapitre de Fûdo.
Cf. supra Augustin Berque, « Médiance et être vers la vie ».
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Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU
Watsuji comme « la structure duelle de l'existence humaine » (ningen sonzai
no nijû kôzô Afnlff- &£>— itflijia). Dans cette perspective, peut-on
déterminer une primauté, celle de l'individualité sur la totalité ou vice-versa ?
« L'homme ne constitue un individu qu'au sein de la société ; de même
la société ne peut se concevoir qu'à travers les individus. Le principe qui
préside à cette structure n'est autre que l'éthique8. »
L'éthique traite des liens sociaux qui façonnent l'existence humaine,
bien plus, elle est « l'étude de l'être humain » dans sa structure duelle.
Ainsi, il n'est pas possible d'interpréter la société d'un point de vue
individualiste, comme étant composée d'individus qui seraient autant d'éléments
constitutifs, ni sous un angle collectiviste, comme une machine dont
l'individu serait un simple rouage. L'individu et la société sont radicalement
différents, mais la structure duelle de l'être humain implique la réunion de
principes opposés, autrement dit, elle relève de l'« auto-identité
contradictoire » de Nishida. Chaque être humain est envisagé comme « l'identité des
contraires absolus » que sont le moi et l'autre, l'individu et la société, etc.
Cette auto-identité se réalise à travers la dialectique appelée « mouvement
de négation absolue ». L'individu se constitue en tant que tel en niant le
tout puis il se nie lui-même pour opérer un retour vers le tout, négation
de la négation. Ce mouvement de négation absolue est infini, tout arrêt
marque une « petite mort », celle du « je », absorbé dans la collectivité ou,
au contraire, celle de la collectivité effacée au nom de l'individu. Ici, la
séparation radicale entre le soi et l'autre marque la négation de la totalité.
Le moment d'indivision, en tant que négation de la négation, se réalise
alors par le retour à l'authentique éveil à soi9 qui ne peut avoir lieu dans
le simple retour à soi-même en tant qu'ego. Au contraire, c'est seulement
dans l'indivision entre soi et autrui, autrement dit dans l'auto-identité
contradictoire qu'il peut se réaliser. On ne peut donc concevoir une
primauté de l'individu sur la société, ou inversement, dans la philosophie de
Watsuji. Le caractère infini du mouvement de négation absolue maintient
l'auto-identité contradictoire dans sa dimension achevée et inachevée à la
fois. L'humain devient sans cesse ce qu'il a à être, dans l'équilibre instable
du mouvement de négation absolue. De même, l'éthique existe au sein des
relations, sur un double mode, virtuel et actuel à la fois. En effet, elle est
immanente aux relations humaines, mais elle doit sans cesse s'actualiser à
travers le mouvement de négation qui fonde l'existence de l'humain.
8 Histoire de la pensée morale au Japon (Nibon rinri shisô-shi H ^fÉ8US!Ï!l£), Watsuji
Tetsurô zenshû fnAHSBPeii 12# (Œuvres complètes de Watsuji Tetsurô, vol. 12),
Iwanami Shoten s^TItJÈ, 1952, p. 23 (abrégé en WTZ ci-après).
1 WTZ, n° 10, p. 240.
Logique du lieu et mésologie
Une analyse de l'être humain sous l'angle de son intériorité, (ce dont
traiterait la psychologie) par opposition à l'extériorité du monde social
(la sociologie) relève ici d'un fantasme d'abstraction. En effet, Watsuji
nous invite à penser de façon conjointe ces éléments afin qu'une étude
de l'humain devienne significative (et signifiante). La relation dynamique
entre ces deux dimensions de l'être humain est conçue par Watsuji comme
étant « le moment structurel de l'existence humaine », qui s'incarne dans
la médiance. Penser l'humain hors de cette relation est alors considéré
comme un postulat destructeur qui objectivise l'homme et son milieu en
les séparant. Or, la séparation, ou l'objectivation, de l'environnement, de
la société, de l'individu... conduit la réflexion dans l'impasse de
l'abstraction qui n'a pas de sens dans la réalité concrète de l'existence humaine. En
réintégrant l'humain dans son milieu, avec les multiples dimensions qui le
constituent, la philosophie de Watsuji redonne à l'existence humaine un
ancrage perdu sous les coups redoublés de l'individualisme, de
l'utilitarisme et du libéralisme, autrement dit dans le paradigme de la modernité.
Si les études mésologiques {fùdogaku Mrl:'/:) de Watsuji sont en deçà de
son projet théorique10, le champ conceptuel qu'il met en place peut être
considéré comme révolutionnaire dans la mesure où la médiance {fudosei
IêUvI^:) en tant que structure ontologique devient le fondement de
l'éthique. Il y a là « un renversement des valeurs », une véritable révolution qui
inaugure « une nouvelle position métaphysique fondamentale ».
Dans cette perspective, l'éthique de Watsuji peut être considérée
comme une éthique médiale, fondée sur une conception de l'humain qui
n'est pas anthropologique, mais humanologique. En effet, Watsuji, tout
comme Heidegger, tente dès les premières pages de son Ethique de se
distinguer des conceptions qu'il récuse, à commencer par l'anthropologie
philosophique qui aurait, selon lui, pour objet l'homme (hito) et non
l'humain (ningen). Ainsi, il reprend la typologie de Scheler qui fait apparaître
le caractère partiel d'un homme envisagé selon la prédominance d'une de
ses dimensions, corps ou âme, matière ou esprit. Or pour Watsuji, l'être
humain en tant que ningen est avant tout un sujet actif (shutai Ir.f£) qui
existe par ses entre-liens avec les autres humains et son milieu lui-même
façonné par les êtres humains qui le constituent. Watsuji privilégie donc
une conception « humanologique » (ningengaku-teki ÀftS'y-ft^j) plutôt
qu'anthropologique (jinruigaku-teki Àffi'7-È'j) qui étudierait l'homme
objectivé. De même, l'éthique devient la science des manières d'être (ethos)
10 Voir dans ce volume : Augustin Berque, « Médiance et être vers la vie » et
Kioka Nobuo ^Plftf3^, « Bergson et son acceptation au Japon : Watsuji Tetsurô et son
entourage ».
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Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU
de l'humain relié à une communauté par le sens du milieu qu'ils ont en
partage - que nous avons en partage.
« Nous nous voyons dans le milieu, c'est dans cette compréhension
de soi que nous nous tournons vers la formation de notre propre devenir
libre. »
Cette compréhension est de l'ordre de « l'entente-propre » (jiko ryôkai
§BT^) qui lie les êtres humains au sein d'un milieu, à travers la
stratification des expériences passées, mises en commun dans le présent
partagé. Les êtres humains ont en partage une terre qu'ils habitent et dont
ils héritent de façon impersonnelle. Les phénomènes médiaux (le climat,
la géologie, etc.) appellent une réponse de la part des êtres humains afin
de pouvoir vivre en commun. Une telle réponse constitue le lien social
(aidagara) à l'œuvre dans la médiance. Les multiples manières dont l'être
humain répond à ces phénomènes l'engagent au sein d'une communauté
à laquelle il est lié par l'habitus11. Les manières d'exister des humains sont
normalement dépendantes du milieu dans lequel ils vivent, même si des
échanges de matières premières ou de techniques ont toujours eu lieu.
Cependant, dans la perspective mondiale qui est la nôtre aujourd'hui, les
ressources planétaires sont mises à disposition d'un nombre restreint, au
détriment de la majeure partie de la population. La question de l'éthique
environnementale se pose avec Watsuji hors d'une vaine opposition entre
les partisans de la terre d'un côté et ceux de l'humain de l'autre12. L'éthique
médiale engage chaque être humain à répondre, en tant qu'être individuel
et socio-environnemental, de sa relation au monde. Il est temps de
réintégrer une échelle qui ne soit pas celle de la démesure, mais à la mesure
de l'être humain sur la Terre, ce que nous invitent à faire les philosophes
japonais de l'École de Kyoto.
Conclusion
À travers l'analyse que nous venons de mener, on voit aisément
comment le paradigme nouveau que proposent les penseurs de l'Ecole de
Kyoto, afin de surmonter les failles du paradigme moderne, peut trouver
un écho dans les préoccupations les plus pressantes de notre époque et
notamment, pour faire bref, la problématique environnementale.
Et lorsque l'on creuse un peu en direction des sources asiatiques de
leur pensée et que l'on cherche en outre des échos possibles de celle-ci dans
" Ce concept de Pierre Bourdieu s'applique ici à la stratification des expériences
dont nous héritons.
12 Voir Augustin Berque, « Ce qui fonde l'éthique environnementale », dans
Diogène, n° 207, juillet-septembre 2004, p. 3-14.
Logique du lieu et mésologie
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d'autres traditions, notamment les traditions sans écriture, comme celles
de l'Afrique, on voit confirmée l'impression que les ressources spirituelles
de l'humanité, prise dans son ensemble, pourraient contribuer à remédier à
l'impasse dans laquelle nous a conduit le paradigme occidental moderne.
Nishida et Watsuji proposent, au moyen de la notion de lieu et celle
de milieu, une structure de l'activité de conscience qui — située par rapport
à l'égologie cartésienne et à ses prolongements dans le transcendantalisme
husserlien — semble bien proposer à la philosophie contemporaine ce que
Heidegger aurait pu nommer une nouvelle « position métaphysique
fondamentale » [metaphysische Grundstellung) ou, en d'autres termes, un
nouveau paradigme.
De Descartes à Husserl, toute autoréflexion de la subjectivité, en tant
que conscience pensante et représentante, aboutit inéluctablement à sa
propre déchéance au rang ontique d'un objet d'investigation, oblitérant
par là même son propre jaillissement. Toute autoréflexion représentante
rejette la subjectivité dans l'extériorité du monde, faisant de l'objectivité
du monde le critère de sa propre constitution.
Enraciné, par le plus intime de son être, dans le tréfonds du réel, le
soi non étant (muga M3%), non subsistant, exploré par Nishida, fait signe,
quant à lui, en direction d'une pensée de l'immersion de la conscience dans
une source, non pas préconsciente, mais d'une plus vaste dimension que
la conscience individuelle : supra-consciente, en quelque sorte, mondaine,
dans tous les cas. Comme si la pensée nishidienne créait les conditions
transcendantales de possibilité pour une réinsertion du soi dans sa propre
provenance vitale — la grande vie de la vaste nature {shizen Ù #&) - dont
l'égologie moderne l'avait rendu étranger, au point de produire, dans le
rapport de l'homme avec son environnement vital, une relation de
maîtrise, d'exploitation et de dévastation, dont l'humanité du xxic siècle
commence seulement à mesurer l'ampleur. C'est qu'il s'agit là, non seulement
d'une « crise des sciences européennes », mais d'une crise de l'humanité
entière, quant à son aptitude à rendre à nouveau habitable cette terre — la
seule que nous ayons reçue — de plus en plus sinistrée. L'enjeu ici n'est pas
moins que la survie d'une humanité digne de ce nom.
Ebisu n° 40-41, Automne 2008 - Été 2009, p. 45-53