Ebisu Logique du lieu et mésologie : nouveaux paradigmes pour la position transcendantale Bernard Stevens, Pauline Couteau, Augustin Berque, Britta Boutry-Stadelmann, Nathalie Frogneux, Suzuki Sadami Citer ce document / Cite this document : Stevens Bernard, Couteau Pauline, Berque Augustin, Boutry-Stadelmann Britta, Frogneux Nathalie, Sadami Suzuki. Logique du lieu et mésologie : nouveaux paradigmes pour la position transcendantale. In: Ebisu, n°40-41, 2008. Actes du colloque de Cerisy. "Être vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l'existence humaine" pp. 45-53; doi : https://doi.org/10.3406/ebisu.2008.1518 https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_2008_num_40_1_1518 Fichier pdf généré le 15/05/2018 Ebisu n 40-41, Automne 2008 - Été 2009 L. rOGIQUE DU LIEU ET MESOLOGIE Nouveaux paradigmes pour la position transcendantale Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU Université de Louvain-la-Neuve, EHESS La notion d'« être vers la vie » (set e no sonzai 'l:.^ W/f /h) — qu'Augustin Berque reprend au philosophe japonais Watsuji Tetsurô ft lit' ft 1$ - peut être comprise comme l'expression emblématique d'un revirement global de la civilisation capitaliste mondialisée face à la course autodestructrice qui est aujourd'hui la sienne : choisir la vie de l'humanité et de la planète plutôt que l'extinction de l'une par la dévastation de l'autre. Ce qui se cherche alors ici, au plan philosophique, c'est un nouveau paradigme, une nouvelle « position métaphysique fondamentale » qui puissent remédier aux aspects destructeurs de la modernité économique et industrielle conquérante, afin de retrouver - face à l'anthropocentrisme, l'individualisme et l'économisme dominants - la réinsertion de l'homme dans son lieu (basho i§Hf), son champ (ba *H) ou son milieu (fùdo Jê\. k)> à la fois sociaux, culturels et environnementaux. Peut-être, par la même occasion, la réflexion philosophique trouverat-elle là l'occasion de se remettre en question en se libérant de sa part de régionalisme européen afin de donner toute sa mesure à un humanisme véritablement universel. Dans ce contexte, l'Europe philosophique doit pouvoir sortir de son monologue et écouter ce que lui disent les autres civilisations sur les questions métaphysiques ultimes, sur l'homme et sur son rapport à la nature. Or ici la civilisation japonaise joue un rôle privilégié. La civilisation japonaise a en effet ceci de particulier qu'elle est la seule, parmi les grandes civilisations non occidentales, à avoir échappé à l'acculturation due à une occidentalisation forcée (par le biais de la colonisation), et d'avoir entrepris d'elle-même une politique systématique d'occidentalisation dès le milieu du xixe siècle, afin de pouvoir égaler la puissance occidentale, tout en tâchant de maintenir son identité propre. Or cette 46 Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU identité était elle-même déjà le résultat de l'assimilation pluriséculaire des grands courants culturels issus du continent asiatique par l'intermédiaire de la Chine et de la Corée : bouddhisme, confucianisme et taoïsme, en particulier, avaient déjà été intégrés dans un contexte culturel marqué quant à lui par l'animisme shinto WM. Ainsi, lorsque les intellectuels japonais se sont mis à l'école de la grande tradition philosophique occidentale (elle-même déjà multiculturelle), ils ont été naturellement tentés de mettre cette dernière en communication avec les éléments cardinaux des grandes spiritualités asiatiques. Le Japon s'est voulu de la sorte, et a réussi dans une large mesure à devenir, par excellence, le pays de la synthèse ou, du moins, de la jointure des grandes civilisations historiques mondiales. Ce que les philosophes de l'École de Kyoto ont tenté mérite de ce fait toute notre attention - même s'ils n'ont pas toujours été à la hauteur de leurs ambitions. Ils nous ont en effet donné l'exemple de ce que devrait être un humanisme conséquent, à savoir une pensée de l'homme à laquelle rien de ce qui est humain n'est étranger, plutôt que de limiter l'humanisme, comme en Occident, aux sources grecques, latines et juives de la pensée. Mais plus que cela, ils ont ouvert à la pensée philosophique des horizons que celle-ci n'avait encore jamais explorés, élargissant le domaine d'investigation et offrant des voies de recherche pour mener à bien ce qui est le but affiché de la quête philosophique : à savoir, par-delà sa propre particularité culturelle, la visée universelle du vrai. Et en outre, condition de cela, ils ont suggéré la possibilité de fonder l'activité philosophique sur des bases peutêtre plus profondes que la raison théorétique à partir de laquelle la pensée classique européenne a toujours voulu se construire. D'ailleurs, la pensée philosophique de l'École de Kyoto s'est construite en grande partie au fil d'une relation critique à la modernité occidentale - responsable selon elle d'une série de mécompréhensions anthropologiques et métaphysiques essentielles, ainsi que d'un rapport aliénant à la nature. En effet, si, pour schématiser, on réduit le paradigme occidental moderne aux trois figures les plus emblématiques de son moment fondateur — à savoir Descartes, Bentham et Adam Smith — on aboutit en gros à ceci. Une systématique philosophique fondée, ontologiquement et épistémologiquement, sur une subjectivité, l'ego cartésien, substance pensante, d'activité essentiellement théorétique, faisant face à une nature qui lui est devenue étrangère au point de reconstituer cette dernière selon les lois de la raison et la perspective propre de celle-ci. Sur cette base, l'ambition, prônée par Descartes, que l'homme devienne « maître et possesseur de la nature », est confirmée par l'empirisme anglais qui, dans un contexte plus positiviste, cherche à développer une science dont la finalité est la puissance technique sur le monde naturel : connaître la nature pour mieux la dominer au profit du bien-être de l'homme. Ensuite, sur Logique du lieu et mésologie 47 ce plan maintenant pratique, les moyens du bien-être de l'homme sont établis, entre autres, par Jeremy Bentham1 qui présente une vision individualiste de la société et une conception utilitariste du bonheur : chacun recherchant pour soi-même les moyens du plaisir hédoniste maximal et du déplaisir minimal, jetant les bases d'un tissu social constitué par la rivalité de tous dans la recherche du profit personnel. Adam Smith propose alors les règles économiques d'un système libéral, c'est-à-dire capitaliste, où la richesse générale d'une nation résulte de la somme des intérêts particuliers. Et il jette les bases d'un projet social global, le nôtre encore aujourd'hui, dont la finalité est la croissance indéfinie et inconditionnelle du profit - notamment au moyen de la spéculation financière et de l'activité industrielle exploiteuse de la terre autant que des masses laborieuses. Le fait que ce projet moderne ait été contesté dans sa globalité par la philosophie de Kyoto présente un intérêt particulier aujourd'hui que l'opinion publique occidentale prend - tardivement - conscience de ses conséquences désastreuses sur le plan, non seulement social, mais aussi écologique et climatique. Et le fait que cette remise en question ait été effectuée en mettant à contribution les grands courants spirituels des cultures asiatiques nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de la thématique interculturelle. Ainsi, dans sa logique du lieu (basho no ronri %}PlT<7)mM), le philosophe Nishida Kitarô ^FH^^CIJ, fondateur de l'Ecole de Kyoto, a longuement retravaillé l'égologie cartésienne - intégrant les remaniements de cette dernière par le transcendantalisme kantien et husserlien - afin de creuser en deçà du cogito théorétique, et atteindre l'enracinement de ce dernier dans une dimension plus volitive et plus affective qui le rende réceptif à certaines dimensions de la quête éthique et religieuse, ainsi qu'au sentiment de sympathie ontologique du soi profond de l'homme avec le Soi intime du cosmos. Cet approfondissement de l'ego monadique, en direction d'un soi plus altruiste, plus compassionnel et plus spirituel, se produit en s'inspirant des dimensions cardinales du bouddhisme indien (soucieux de réduire le moi égocentrique pour permettre l'éclosion du soi originel") ainsi que 1 Jeremy Bentham est, sinon la source, du moins l'expression la plus emblématique de l'idéologie bourgeoise telle qu'elle se constitue au xix1 siècle, époque décisive de l'essor capitaliste. Il montre notamment que les soubassements de la justice et de l'idéologie politique sont, en dernière instance, économiques. Il développe la logique utilitariste qui, derrière les prétextes moraux ou religieux, est au fondement du comportement propre au libéralisme économique : le but de celui-ci est l'augmentation du plaisir et la diminution du déplaisir privés. 2 On retrouve chez Nishida — même si la terminologie et la thématique, empruntées à l'Occident, sont différentes - un écho de cette tonalité spirituelle indienne pour Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU du taoïsme (où la quête de la nature intime de l'homme conduit à l'harmonisation de celle-ci avec la grande nature cosmique dont on cherche ainsi à retrouver les rythmes et le mouvement spontané —jinen t\f^). Par ailleurs, le contemporain célèbre de Nishida, Watsuji, a davantage exploré les prolongements des recherches ontologiques de son collègue dans la dimension de l'éthique sociale qui caractérise plus particulièrement la tradition confucianiste4. Il a sérieusement critiqué l'individualisme occidental (qu'il retrace de Descartes à Heidegger) au profit du sens oriental du groupe. À travers une herméneutique fine de la notion sino-japonaise de l'homme [ningen ÀHH), il montre comment ce dernier est compris, non pas comme un individu atomique entrant en rapport avec un autrui op-posé et établissant un contrat social avec lui - mais comme un être d'emblée communautaire et relationnel. Les essais'1 dans lesquels Watsuji qui le but de la recherche intellectuelle n'est pas la connaissance neutre et désintéressée, théorétique et spéculative, mais la quête de la délivrance du monde en tant que site de la douleur universelle. Dans ce contexte, la philosophie (en tant que savoir) et la religion (en tant que recherche de sagesse) sont indissociables. Sans se présenter tel quel, il propose néanmoins une forme de sotériologie, une voie de salut, transcendant l'ordre strictement humain, par l'accès à l'intériorité révélante. Là règne l'ataraxie et la réceptivité au domaine plus vaste du vivant et du sacré qui en est la source : la conscience intime de l'Acte absolu qui fonde l'être. On retrouve aussi chez Nishida des prolongements de la pensée indienne (surtout bouddhique) du néant et de la vacuité, sources de l'être, à la limite de l'apophatisme. Plutôt que de penser le divin, il s'agit de le devenir. ■' Si la référence bouddhique indienne est explicite (quoique discrète) chez Nishida, la référence taoïste, à ma connaissance, ne l'est pas. Mais on retrouve néanmoins chez lui des attitudes - d'ailleurs globalement communes au bouddhisme et au taoïsme - selon lesquelles il s'agit de « vider le cœur », déployer le non-agir, afin d'atteindre le site où la nature intime de l'homme, sa spontanéité naturelle, s'accorde à la spontanéité de la nature cosmique. Atteindre en somme le site de l'origine du monde, afin de s'y mieux conformer. Comment le sujet, que l'ego moderne a détaché de son contexte, peut-il retrouver son adhésion au fond vital qui le porte, sa réintégration dans un tout ordonné, où chaque élément, plutôt que de se définir dans son autonomie substantielle, est en lien relationnel avec les autres ? 1 La référence au confucianisme, discrète chez Nishida, est clairement affirmée chez Watsuji. Il s'agit de retrouver, par-delà l'intérêt égoïste et la revendication des droits individuels, le sens du bien commun, le sens du développement moral personnel et du devoir envers les autres. " II s'agit, principalement, de Fûdo Si". (Milieux, 1935), « La science éthique en tant qu'humanologie » {Ningen no gaku tosbite no rinrigaku K?u\<nr¥: h L X <7)imM¥-, 1 934) et le monumental Rinrigaku fÉïi^ (Ethique, 3 volumes, 1937, 1942, 1949). Parmi ces ouvrages, seuls la première section de l'introduction de Y Éthique (Bernard Stevens, revue Philosophie, n° 79, Editions de Minuit, septembre 2003), le préambule et le premier chapitre de Fûdo (Augustin Berque, Philosophie, n° 51, septembre 1996), ont été traduits en français. Notons également un chapitre consacré à « L'éthique de Watsuji » dans Logique du lieu et mésologie développe les questions d'éthique et de médiance sont écrits en résonance méthodologique et structurelle avec Sein und Zeit de Heidegger. Tout en critiquant la position de ce dernier, comprise comme étant caractéristique de l'individualisme occidental, Watsuji s'appuie sur la philosophie heideggérienne pour développer sa théorie du milieu qui se construit dans le prolongement - et l'ouverture - de l'analytique existentiale. C'est en effet la lecture de cette œuvre majeure qui a ouvert Watsuji à la problématique du milieu qui, loin d'être négligeable, reste chez Heidegger soumise à la question de la temporalité et au primat de la finitude humaine. Là où le Dasein n'aurait comme « possibilité la plus propre » que sa mort indépassable, Watsuji place l'être humain dans l'ouverture de l'« être vers la vie ». Ce qui du point de vue de l'individu est « être-vers la mort », est être vers la vie du point de vue de la société6. Le renvoi incessant de l'individuel au collectif chez Watsuji inaugure un rapport à l'existence humaine radicalement différent de celui de la métaphysique ou de l'analytique existentiale. Le Dasein heideggérien est, du point de vue de Watsuji, un individu, autrement dit une abstraction, dans la mesure où l'être humain en tant que ningen est à la fois individuel et social. En effet, que signifie l'être humain ? Si l'on se réfère à l'étymologie indo-européenne de ce mot, l'homme est celui « qui est né de la terre », il ne peut donc se concevoir hors de sa terre, de la terre qui l'a fait croître. Autrement dit, l'être humain est un être concret : il est celui qui croît avec la terre, et non un indivis abstrait de son milieu. En japonais, l'être humain se dit ningen, où nin, hito K, est l'individu, la personne et gen, aida |uj, le lien, ou l'entre-lien. L'être humain est un être entre les hommes, un être parmi. Il est celui qui ek-siste, dans la mesure où il est au-dehors de lui-même, dans la relation aux autres humains et aux milieux qui le constituent. Cet « entre-lien », ou intérité, est exprimé en japonais par le mot aidagara ïl\]WÎ qui peut également se traduire par « lien social ». Ainsi, l'être humain ne cesse d'exister dans le lien social, qui unit les générations au sein de la médiance, conçue alors comme corps social7. Cette double dimension de l'humain, en tant qu'être individuel et social, est définie par Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise, autour de Nishida, CNRS éditions, 2005. À paraître prochainement, la traduction par Augustin Berque de plusieurs parties de Fûdo dans Jacynthe Tremblay (dir.), Philosophes dans le Japon moderne, Presses de l'université de Montréal, sous presse. ' Fûdo (Milieux), traduction de Augustin Berque, (1996), op. cit., p. 22. Préambule et premier chapitre de Fûdo. Cf. supra Augustin Berque, « Médiance et être vers la vie ». 50 Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU Watsuji comme « la structure duelle de l'existence humaine » (ningen sonzai no nijû kôzô Afnlff- &£>— itflijia). Dans cette perspective, peut-on déterminer une primauté, celle de l'individualité sur la totalité ou vice-versa ? « L'homme ne constitue un individu qu'au sein de la société ; de même la société ne peut se concevoir qu'à travers les individus. Le principe qui préside à cette structure n'est autre que l'éthique8. » L'éthique traite des liens sociaux qui façonnent l'existence humaine, bien plus, elle est « l'étude de l'être humain » dans sa structure duelle. Ainsi, il n'est pas possible d'interpréter la société d'un point de vue individualiste, comme étant composée d'individus qui seraient autant d'éléments constitutifs, ni sous un angle collectiviste, comme une machine dont l'individu serait un simple rouage. L'individu et la société sont radicalement différents, mais la structure duelle de l'être humain implique la réunion de principes opposés, autrement dit, elle relève de l'« auto-identité contradictoire » de Nishida. Chaque être humain est envisagé comme « l'identité des contraires absolus » que sont le moi et l'autre, l'individu et la société, etc. Cette auto-identité se réalise à travers la dialectique appelée « mouvement de négation absolue ». L'individu se constitue en tant que tel en niant le tout puis il se nie lui-même pour opérer un retour vers le tout, négation de la négation. Ce mouvement de négation absolue est infini, tout arrêt marque une « petite mort », celle du « je », absorbé dans la collectivité ou, au contraire, celle de la collectivité effacée au nom de l'individu. Ici, la séparation radicale entre le soi et l'autre marque la négation de la totalité. Le moment d'indivision, en tant que négation de la négation, se réalise alors par le retour à l'authentique éveil à soi9 qui ne peut avoir lieu dans le simple retour à soi-même en tant qu'ego. Au contraire, c'est seulement dans l'indivision entre soi et autrui, autrement dit dans l'auto-identité contradictoire qu'il peut se réaliser. On ne peut donc concevoir une primauté de l'individu sur la société, ou inversement, dans la philosophie de Watsuji. Le caractère infini du mouvement de négation absolue maintient l'auto-identité contradictoire dans sa dimension achevée et inachevée à la fois. L'humain devient sans cesse ce qu'il a à être, dans l'équilibre instable du mouvement de négation absolue. De même, l'éthique existe au sein des relations, sur un double mode, virtuel et actuel à la fois. En effet, elle est immanente aux relations humaines, mais elle doit sans cesse s'actualiser à travers le mouvement de négation qui fonde l'existence de l'humain. 8 Histoire de la pensée morale au Japon (Nibon rinri shisô-shi H ^fÉ8US!Ï!l£), Watsuji Tetsurô zenshû fnAHSBPeii 12# (Œuvres complètes de Watsuji Tetsurô, vol. 12), Iwanami Shoten s^TItJÈ, 1952, p. 23 (abrégé en WTZ ci-après). 1 WTZ, n° 10, p. 240. Logique du lieu et mésologie Une analyse de l'être humain sous l'angle de son intériorité, (ce dont traiterait la psychologie) par opposition à l'extériorité du monde social (la sociologie) relève ici d'un fantasme d'abstraction. En effet, Watsuji nous invite à penser de façon conjointe ces éléments afin qu'une étude de l'humain devienne significative (et signifiante). La relation dynamique entre ces deux dimensions de l'être humain est conçue par Watsuji comme étant « le moment structurel de l'existence humaine », qui s'incarne dans la médiance. Penser l'humain hors de cette relation est alors considéré comme un postulat destructeur qui objectivise l'homme et son milieu en les séparant. Or, la séparation, ou l'objectivation, de l'environnement, de la société, de l'individu... conduit la réflexion dans l'impasse de l'abstraction qui n'a pas de sens dans la réalité concrète de l'existence humaine. En réintégrant l'humain dans son milieu, avec les multiples dimensions qui le constituent, la philosophie de Watsuji redonne à l'existence humaine un ancrage perdu sous les coups redoublés de l'individualisme, de l'utilitarisme et du libéralisme, autrement dit dans le paradigme de la modernité. Si les études mésologiques {fùdogaku Mrl:'/:) de Watsuji sont en deçà de son projet théorique10, le champ conceptuel qu'il met en place peut être considéré comme révolutionnaire dans la mesure où la médiance {fudosei IêUvI^:) en tant que structure ontologique devient le fondement de l'éthique. Il y a là « un renversement des valeurs », une véritable révolution qui inaugure « une nouvelle position métaphysique fondamentale ». Dans cette perspective, l'éthique de Watsuji peut être considérée comme une éthique médiale, fondée sur une conception de l'humain qui n'est pas anthropologique, mais humanologique. En effet, Watsuji, tout comme Heidegger, tente dès les premières pages de son Ethique de se distinguer des conceptions qu'il récuse, à commencer par l'anthropologie philosophique qui aurait, selon lui, pour objet l'homme (hito) et non l'humain (ningen). Ainsi, il reprend la typologie de Scheler qui fait apparaître le caractère partiel d'un homme envisagé selon la prédominance d'une de ses dimensions, corps ou âme, matière ou esprit. Or pour Watsuji, l'être humain en tant que ningen est avant tout un sujet actif (shutai Ir.f£) qui existe par ses entre-liens avec les autres humains et son milieu lui-même façonné par les êtres humains qui le constituent. Watsuji privilégie donc une conception « humanologique » (ningengaku-teki ÀftS'y-ft^j) plutôt qu'anthropologique (jinruigaku-teki Àffi'7-È'j) qui étudierait l'homme objectivé. De même, l'éthique devient la science des manières d'être (ethos) 10 Voir dans ce volume : Augustin Berque, « Médiance et être vers la vie » et Kioka Nobuo ^Plftf3^, « Bergson et son acceptation au Japon : Watsuji Tetsurô et son entourage ». 52 Bernard STEVENS, Pauline COUTEAU de l'humain relié à une communauté par le sens du milieu qu'ils ont en partage - que nous avons en partage. « Nous nous voyons dans le milieu, c'est dans cette compréhension de soi que nous nous tournons vers la formation de notre propre devenir libre. » Cette compréhension est de l'ordre de « l'entente-propre » (jiko ryôkai §BT^) qui lie les êtres humains au sein d'un milieu, à travers la stratification des expériences passées, mises en commun dans le présent partagé. Les êtres humains ont en partage une terre qu'ils habitent et dont ils héritent de façon impersonnelle. Les phénomènes médiaux (le climat, la géologie, etc.) appellent une réponse de la part des êtres humains afin de pouvoir vivre en commun. Une telle réponse constitue le lien social (aidagara) à l'œuvre dans la médiance. Les multiples manières dont l'être humain répond à ces phénomènes l'engagent au sein d'une communauté à laquelle il est lié par l'habitus11. Les manières d'exister des humains sont normalement dépendantes du milieu dans lequel ils vivent, même si des échanges de matières premières ou de techniques ont toujours eu lieu. Cependant, dans la perspective mondiale qui est la nôtre aujourd'hui, les ressources planétaires sont mises à disposition d'un nombre restreint, au détriment de la majeure partie de la population. La question de l'éthique environnementale se pose avec Watsuji hors d'une vaine opposition entre les partisans de la terre d'un côté et ceux de l'humain de l'autre12. L'éthique médiale engage chaque être humain à répondre, en tant qu'être individuel et socio-environnemental, de sa relation au monde. Il est temps de réintégrer une échelle qui ne soit pas celle de la démesure, mais à la mesure de l'être humain sur la Terre, ce que nous invitent à faire les philosophes japonais de l'École de Kyoto. Conclusion À travers l'analyse que nous venons de mener, on voit aisément comment le paradigme nouveau que proposent les penseurs de l'Ecole de Kyoto, afin de surmonter les failles du paradigme moderne, peut trouver un écho dans les préoccupations les plus pressantes de notre époque et notamment, pour faire bref, la problématique environnementale. Et lorsque l'on creuse un peu en direction des sources asiatiques de leur pensée et que l'on cherche en outre des échos possibles de celle-ci dans " Ce concept de Pierre Bourdieu s'applique ici à la stratification des expériences dont nous héritons. 12 Voir Augustin Berque, « Ce qui fonde l'éthique environnementale », dans Diogène, n° 207, juillet-septembre 2004, p. 3-14. Logique du lieu et mésologie 53 d'autres traditions, notamment les traditions sans écriture, comme celles de l'Afrique, on voit confirmée l'impression que les ressources spirituelles de l'humanité, prise dans son ensemble, pourraient contribuer à remédier à l'impasse dans laquelle nous a conduit le paradigme occidental moderne. Nishida et Watsuji proposent, au moyen de la notion de lieu et celle de milieu, une structure de l'activité de conscience qui — située par rapport à l'égologie cartésienne et à ses prolongements dans le transcendantalisme husserlien — semble bien proposer à la philosophie contemporaine ce que Heidegger aurait pu nommer une nouvelle « position métaphysique fondamentale » [metaphysische Grundstellung) ou, en d'autres termes, un nouveau paradigme. De Descartes à Husserl, toute autoréflexion de la subjectivité, en tant que conscience pensante et représentante, aboutit inéluctablement à sa propre déchéance au rang ontique d'un objet d'investigation, oblitérant par là même son propre jaillissement. Toute autoréflexion représentante rejette la subjectivité dans l'extériorité du monde, faisant de l'objectivité du monde le critère de sa propre constitution. Enraciné, par le plus intime de son être, dans le tréfonds du réel, le soi non étant (muga M3%), non subsistant, exploré par Nishida, fait signe, quant à lui, en direction d'une pensée de l'immersion de la conscience dans une source, non pas préconsciente, mais d'une plus vaste dimension que la conscience individuelle : supra-consciente, en quelque sorte, mondaine, dans tous les cas. Comme si la pensée nishidienne créait les conditions transcendantales de possibilité pour une réinsertion du soi dans sa propre provenance vitale — la grande vie de la vaste nature {shizen Ù #&) - dont l'égologie moderne l'avait rendu étranger, au point de produire, dans le rapport de l'homme avec son environnement vital, une relation de maîtrise, d'exploitation et de dévastation, dont l'humanité du xxic siècle commence seulement à mesurer l'ampleur. C'est qu'il s'agit là, non seulement d'une « crise des sciences européennes », mais d'une crise de l'humanité entière, quant à son aptitude à rendre à nouveau habitable cette terre — la seule que nous ayons reçue — de plus en plus sinistrée. L'enjeu ici n'est pas moins que la survie d'une humanité digne de ce nom. Ebisu n° 40-41, Automne 2008 - Été 2009, p. 45-53