consiste à « se percer (破る yaburu) soi-même »(ibid.). Celui-ci constitue un processus infini au
sein duquel le basho s’auto-détermine en tant que néant absolu.
« La philosophie se fonde sur le fait même de l’éveil à soi qui s’auto-détermine en tant que
néant. »(ibid., p. 112) Or, l’éveil à soi s’éprouve en nous. Il s’ensuit que la philosophie est « une
anthropologie de l’être humain auto-éveillé ( 自覚的人間の人間学 jikaku teki ningen no
ningengaku)»(ibid.). C’est dans cette perspective que Nishida aborde l’anthropologie de Maine de
Biran à la fin de l’essai « L’acte de la conscience en tant qu’auto-détermination du basho ». Il
apprécie la philosophie biranienne du sentiment en ceci qu’elle saisit bien l’effectivité indépendante
de l’éveil à soi affectif réellement vécu par le moi, mais il ajoute tout de suite que la valeur
épistémologique de ce fait primitif n’est pas claire chez Biran (ibid., p. 115). Aux yeux de Nishida,
le sentiment intérieur étant un principe psychologique, les rapports du sens intime à la
connaissance objective du monde extérieur restent obscurs, tandis que l’éveil à soi affectif, en tant
qu’auto-détermination noétique du basho du néant absolu, constitue la forme fondamentale de la
connaissance. Cette critique est étroitement liée à une autre critique concernant l’idée biranienne
de Dieu comme fondement de la vie de l’esprit, laquelle tend à « l’absorption en Dieu par la perte
du sentiment du moi, et l’identification de ce moi avec son objet réel, absolu, unique »([2], tome X-
2, Dernière philosophie : existence et anthropologie, p. 322). Nishida y voit une métaphysique
consistant à rendre noématique ce qu’il y a de noétique dans la conscience religieuse, tout en
insistant sur le fait que le fondement de notre soi consiste en un « Dieu noétique », non pas en un
« Dieu noématique »([3], VI, p. 116). Qu’est-ce que le « Dieu noétique » ? C’est « l’éveil à soi du
néant absolu », dans lequel « on voit le vrai Dieu là où Dieu n’existe pas»(ibid.). Cette non-
existence de Dieu ne signifie pas son absence. Nous touchons au cœur même de la philosophie
de Nishida lorsqu’il va jusqu’à dire que l’éveil à soi du néant absolu « est le fondement du tout, non
seulement celui de notre soi auto-éveillé, mais aussi celui de Dieu lui-même. »(ibid.). Cela me
semble correspondre au fait que lieu d’auto-affection, à savoir lieu d’effectivité de l’auto-
détermination du basho du néant absolu, je sois là, sans Dieu, égaré ainsi tout seul et auto-éveillé
comme tel. Nishida termine cet essai par la thèse qui a été citée au début : « La philosophie
commence par le fait de l’auto-contradiction de notre soi. La motivation de la philosophie n’est pas
l’« étonnement », mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie. »(ibid.)
2. L’auto-contradiction de notre soi
Examinons maintenant de plus près le dernier paragraphe du texte à la fin duquel se trouve
l’assertion qui nous intrigue.
La notion de tristesse de la vie est évoquée dans un contexte où Nishida aborde de front la
question de la religion, que depuis sa première œuvre, 『善の研究』Recherches sur le bien, il
considère toujours comme « le point final de la philosophie »([3], I, p. 3).
Nishida apprécie très hautement Saint Augustin, en ce que ce dernier a radicalisé le sens
profond de l’éveil à soi à un point tel qu’il est parvenu à voir tout ce qui existe à partir de la position
de l’éveil à soi. Nishida insiste avec Saint Augustin sur le fait suivant : lorsque nous recherchons
notre propre existence dans la réalité intérieure de notre soi, saisie par introspection et en nous
séparant des êtres extérieurs, nous parvenons certainement de nous-même à Dieu. Et il cite ce
passage célèbre des Confessions de Saint Augustin.
« C’est vous qui l’engagez à chercher sa joie dans vos louanges, car vous nous avez fait pour
vous et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous. »([4], p. 2)
Nishida ajoute que Saint Augustin a cherché le fondement de notre existence auto-éveillée en
eu. Dans cette perspective, il se réfère aussi à la « vie de l’esprit » de Maine de Biran. Di
« Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui
de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une
perspective infinie de perfection et de bonheur, et remplit son âme d’une joie, d’une paix ineffable,
ue le monde ne connaît pas, que rien du monde ne saurait donner. »([1], tome III, p. 200)
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La raison pour laquelle Nishida se réclame de ces deux auteurs est apparemment qu’ils ont
tous les deux cherché le fondement de notre existence en Dieu, en sondant leur propre expérience
intérieure et intime, laquelle s’éprouvait elle-même immédiatement en eux. Il est d’accord avec eux
en ceci qu’ils ont réussi à atteindre l’instance intérieure où ce qui est absolument noétique ou
éternellement en acte s’éprouve soi-même immédiatement et perpétuellement. Mais Nishida ne
Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique
« La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida »
Akinobu KURODA - 2