www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire / Scholars, Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included) Communication La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida < The “deep sadness of life” as an affective motivation of Nishida’s philosophy > KURODA Akinobu Chargé de cours à l'Université Denis Diderot - Paris VII, à l'Université de Cergy-Pontoise et à l'Ecole polytechnique 2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network> 28-29-30 sept. 2005, Paris, France Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Fondation Maison des Sciences de l’Homme Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts Atelier 35 / Workshop 35 : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique / Individual, subjectivity, and society in Japan: the philosophical standpoint © 2005 – KURODA Akinob u - Protection des documents / All rights reserved Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). 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Any opinions expressed are those of the authors. « La philosophie commence par le fait de l’auto-contradiction de notre soi. La motivation de la philosophie n’est pas l’« étonnement », mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie. »([3], VI, p.116). Cette assertion, quelque peu déconcertante, nous porte à nous interroger sur sa signification. Suivant la perspective qui nous préoccupe aujourd’hui, nous pouvons nous résumer à travers trois questions : Qu’est-ce que « la tristesse profonde de la vie ( 深 い 人 生 の 悲 哀 fukai jinsei no hiai) » chez Nishida ? D’où provient cette notion ? Pourquoi considère-til ce sentiment comme la motivation de la philosophie ? Je vais aborder ce problème, centré sur la notion de tristesse profonde de la vie, comme un véritable questionnement philosophique, et tenter d’y apporter une réponse, ne serait-ce que partiellement, en traitant les questions que je viens de poser comme étant essentiellement celles qui concernent l’origine de la philosophie. Il ne s’agit pas en effet d’interpréter la tristesse profonde dont parle Nishida comme la simple répercussion psychologique, la traduction affective, d’une intuition avant tout d’ordre intellectuel, mais à l’inverse de demander dans quelle mesure, et à quelles conditions, une investigation philosophique peut s’engager à partir d’un sentiment que l’on considère souvent comme délimité et négatif par rapport à d’autres sentiments. I. L’éveil à soi du néant absolu et l’auto-contradiction de notre soi 1. L’éveil à soi du néant absolu Précisons tout d’abord quel est le large contexte dans lequel est énoncée la thèse en question. « L’acte de la conscience en tant qu’auto-détermination du basho » (「場所の自己限定としての意 識作用」 basho no jikogentei tosite no ishikisayô)— tel est le titre de l’essai auquel nous nous référons ici, rédigé en 1930. Ce titre exprime la thèse même de cet écrit. Nishida y définit ce qui constitue la conscience en tant qu’acte, en partant de la notion de basho qu’il est en train d’élaborer. Il s’agit de bien cerner la nature de la conscience en acte, en la distinguant clairement de la conscience objectivée et représentée par la pensée. Comment la conscience en acte peutelle se saisir elle-même comme telle, sans distance ni délai ? Autrement dit, comment est-il possible de saisir de l’intérieur le processus de la conscience à l’œuvre, et non pas la conscience comme objet du penser ? Pour Nishida, cette question est précisément celle de la possibilité pour l’être individuel d’éprouver en lui l’éveil à soi, à savoir la possibilité de l’auto-détermination du basho dans l’être individuel. La thèse principale de cet essai est également résumée dans la proposition suivante : « La connaissance au sens le plus large consiste dans l’auto-détermination du basho »(ibid., p.111). Le basho n’est pas une catégorie globale subordonnant les êtres, mais il s’auto-détermine entièrement comme néant absolu, tout en permettant par là même aux êtres de se déterminer euxmêmes d’une manière concrète et singulière, chacun en sa position. Le basho, en tant que néant absolu s’auto-déterminant, englobe également tous les faits relatifs à la connaissance, et leur vaut de se déterminer eux-mêmes en soi et de soi-même. L’acte de la conscience saisi en soi étant une connaissance immanente de soi, il se comprend donc comme auto-détermination du basho. Cet acte se compose de deux processus opposables, à savoir la « détermination noématique ( ノエマ的限定 noema teki gentei)» et la « détermination noétique ( ノエシス的限定 noeshisu teki gentei)»(ibid., p.102). De cette auto-détermination noético-noématique du basho provient selon Nishida l’intentionnalité de la conscience. La détermination noématique est saisie en moi comme « éveil à soi noématique ( ノエマ的自覚 noema teki jikaku)» ou « intellectuel ( 知的 chiteki)». La détermination noétique s’éprouve en moi comme « éveil à soi noétique (ノエシス的自覚 noeshisu teki jikaku)» ou « affectif (情的 jô teki)»(ibid., p. 100, 103, 104). Là, le fait que le basho du néant absolu s’auto-détermine comme acte de la conscience ici et maintenant d’une manière concrète et singulière signifie non seulement que ma conscience est déterminée d’une manière concrète et singulière, mais aussi qu’elle détermine concrètement et singulièrement, par le fait même qu’elle est déterminée, la manière même dont elle s’auto-détermine, sans qu’il soit besoin d’un déterminant transcendant. À la rigueur, c’est à l’éveil à soi affectif éprouvé en moi que doit s’identifier l’acte de la conscience vécu et saisi comme tel. Nishida voit dans l’auto-détermination de l’éveil à soi affectif l’origine de l’amour de soi, lequel implique « les conflits dialectiques des désirs différents du soi »(ibid., p. 104). Mais l’éveil à soi ne s’arrête pas à l’état auto-affectif englobant ces conflits ; en se dépassant, il s’approfondit jusqu’à « l’éveil à soi volontaire », qui Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique « La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida » Akinobu KURODA - 1 consiste à « se percer (破る yaburu) soi-même »(ibid.). Celui-ci constitue un processus infini au sein duquel le basho s’auto-détermine en tant que néant absolu. « La philosophie se fonde sur le fait même de l’éveil à soi qui s’auto-détermine en tant que néant. »(ibid., p. 112) Or, l’éveil à soi s’éprouve en nous. Il s’ensuit que la philosophie est « une anthropologie de l’être humain auto-éveillé ( 自 覚 的 人 間 の 人 間 学 jikaku teki ningen no ningengaku)»(ibid.). C’est dans cette perspective que Nishida aborde l’anthropologie de Maine de Biran à la fin de l’essai « L’acte de la conscience en tant qu’auto-détermination du basho ». Il apprécie la philosophie biranienne du sentiment en ceci qu’elle saisit bien l’effectivité indépendante de l’éveil à soi affectif réellement vécu par le moi, mais il ajoute tout de suite que la valeur épistémologique de ce fait primitif n’est pas claire chez Biran (ibid., p. 115). Aux yeux de Nishida, le sentiment intérieur étant un principe psychologique, les rapports du sens intime à la connaissance objective du monde extérieur restent obscurs, tandis que l’éveil à soi affectif, en tant qu’auto-détermination noétique du basho du néant absolu, constitue la forme fondamentale de la connaissance. Cette critique est étroitement liée à une autre critique concernant l’idée biranienne de Dieu comme fondement de la vie de l’esprit, laquelle tend à « l’absorption en Dieu par la perte du sentiment du moi, et l’identification de ce moi avec son objet réel, absolu, unique »([2], tome X2, Dernière philosophie : existence et anthropologie, p. 322). Nishida y voit une métaphysique consistant à rendre noématique ce qu’il y a de noétique dans la conscience religieuse, tout en insistant sur le fait que le fondement de notre soi consiste en un « Dieu noétique », non pas en un « Dieu noématique »([3], VI, p. 116). Qu’est-ce que le « Dieu noétique » ? C’est « l’éveil à soi du néant absolu », dans lequel « on voit le vrai Dieu là où Dieu n’existe pas»(ibid.). Cette nonexistence de Dieu ne signifie pas son absence. Nous touchons au cœur même de la philosophie de Nishida lorsqu’il va jusqu’à dire que l’éveil à soi du néant absolu « est le fondement du tout, non seulement celui de notre soi auto-éveillé, mais aussi celui de Dieu lui-même. »(ibid.). Cela me semble correspondre au fait que lieu d’auto-affection, à savoir lieu d’effectivité de l’autodétermination du basho du néant absolu, je sois là, sans Dieu, égaré ainsi tout seul et auto-éveillé comme tel. Nishida termine cet essai par la thèse qui a été citée au début : « La philosophie commence par le fait de l’auto-contradiction de notre soi. La motivation de la philosophie n’est pas l’« étonnement », mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie. »(ibid.) 2. L’auto-contradiction de notre soi Examinons maintenant de plus près le dernier paragraphe du texte à la fin duquel se trouve l’assertion qui nous intrigue. La notion de tristesse de la vie est évoquée dans un contexte où Nishida aborde de front la question de la religion, que depuis sa première œuvre, 『善の研究』 Recherches sur le bien, il considère toujours comme « le point final de la philosophie »([3], I, p. 3). Nishida apprécie très hautement Saint Augustin, en ce que ce dernier a radicalisé le sens profond de l’éveil à soi à un point tel qu’il est parvenu à voir tout ce qui existe à partir de la position de l’éveil à soi. Nishida insiste avec Saint Augustin sur le fait suivant : lorsque nous recherchons notre propre existence dans la réalité intérieure de notre soi, saisie par introspection et en nous séparant des êtres extérieurs, nous parvenons certainement de nous-même à Dieu. Et il cite ce passage célèbre des Confessions de Saint Augustin. « C’est vous qui l’engagez à chercher sa joie dans vos louanges, car vous nous avez fait pour vous et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous. »([4], p. 2) Nishida ajoute que Saint Augustin a cherché le fondement de notre existence auto-éveillée en Dieu. Dans cette perspective, il se réfère aussi à la « vie de l’esprit » de Maine de Biran. « Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une perspective infinie de perfection et de bonheur, et remplit son âme d’une joie, d’une paix ineffable, que le monde ne connaît pas, que rien du monde ne saurait donner. »([1], tome III, p. 200) La raison pour laquelle Nishida se réclame de ces deux auteurs est apparemment qu’ils ont tous les deux cherché le fondement de notre existence en Dieu, en sondant leur propre expérience intérieure et intime, laquelle s’éprouvait elle-même immédiatement en eux. Il est d’accord avec eux en ceci qu’ils ont réussi à atteindre l’instance intérieure où ce qui est absolument noétique ou éternellement en acte s’éprouve soi-même immédiatement et perpétuellement. Mais Nishida ne Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique « La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida » Akinobu KURODA - 2 s’arrête pas là. Ce qui est remarquable chez lui, c’est que la question de la religion ne se réduit pas simplement à une analyse et à une explication des croyances religieuses au moyen d’un dispositif conceptuel, mais consiste avant tout dans une investigation philosophique ayant pour objectif de remonter jusqu’à l’origine non seulement intellectuelle, mais surtout affective d’un acte de foi en Dieu qui est absolument irreprésentable et auto-affectif. Quand Nishida identifie la dialectique hégélienne avec la réalité auto-contradictoire vécue effectivement par Pascal, il semble entendre par là que le sentiment intérieur s’éprouvant lui-même en notre soi individuel et fini n’est autre que l’auto-détermination objectivante de l’absolu en une infinité d’objets véritablement concrets. Ces objets qui se saisissent eux-mêmes à la fois concrètement et objectivement, ici et maintenant, sont effectivement les êtres humains qui s’auto-déterminent d’eux-mêmes là où ils se phénoménalisent. Notre soi individuel et fini, intérieurement et immédiatement éprouvé par luimême et en lui-même, n’est autre qu’une effectivité concrète, lieu de phénoménalisation effective, de l’auto-détermination de ce qui est tout à la fois absolu, universel, et éternel. Cette réalité concrète, vécue par chacun de nos soi, est ce que Nishida appelle le « fait de l’auto-contradiction de notre soi ». Que signifie ce fait ? Il consiste par exemple en ceci que l’éternité s’éprouve ellemême, pour autant qu’elle s’auto-détermine ici et maintenant comme une infinité d’êtres individuels et absolument finis que nous sommes. Cette auto-contradiction s’éprouve elle-même comme une tristesse profonde de la vie qui est, selon Nishida, la motivation de la philosophie. 3. L’éveil à soi de la mort Passons à un autre texte où se retrouve l’expression « tristesse de la vie », de manière à mieux comprendre la notion de tristesse propre à la pensée nishidienne. Il s’agit du dernier essai de Nishida, « Logique du basho et vision religieuse du monde »( 「場所的論理と宗教的世界観」 basho teki ronri to shûkyô teki sekaikan), rédigé en 1945, l’année de sa mort, c’est-à-dire quinze ans plus tard que le texte auquel nous venons de nous référer. « Lorsque nous prenons conscience d’une auto-contradiction profonde au fond de notre soi, lorsque nous nous sommes auto-éveillés au fait que notre soi est un être auto-contradictoire, l’être de notre soi lui-même est mis en question. La tristesse de la vie, son auto-contradiction sont des clichés répétés depuis fort longtemps. Mais nombreux sont ceux qui évitent de regarder en face cette réalité jusqu’au fond.»([3], XI, p. 393) Il est évident ici aussi que la « tristesse de la vie » n’est rien d’autre que l’être autocontradictoire vécu par chacun de nos soi individuels. « Le fait de l’auto-contradiction radicale ou fondamentale de l’existence de notre soi consiste dans l’éveil à soi de la mort. »(ibid., p. 394) Que signifie l’« éveil à soi de la mort (死の自覚 shi no jikaku)» ? Il ne s’agit pas simplement d’une prise de conscience, celle que l’être humain est un « être-pour-la-mort ». Il s’agit de s’auto-éveiller en soi-même à sa propre finitude. Nishida insiste sur une finitude originaire s’éprouvant elle-même en notre soi individuel et qui s’oppose radicalement à l’infinité absolue. Cette opposition radicale et fondamentale, vécue en notre soi fini, n’est autre que l’effectivité de l’absolu, autrement dit l’auto-détermination du néant absolu, concrétisée en vertu de la négation absolue. Qu’est-ce que Nishida entend par « fait de la contradiction absolue » ? Il s’agit non pas d’un fait simplement connu tel quel par notre soi intellectuel, mais d’un fait qui s’éprouve lui-même immédiatement en notre soi affectif. Vécu comme un sentiment de finitude absolue consistant en une pure auto-affection, il est ce que Nishida appelle « tristesse de la vie ». 4. La tristesse profonde de la vie — la réalité auto-contradictoire de notre soi individuel et fini De la lecture de ces deux textes concernant la tristesse profonde de la vie en tant que motivation de la philosophie, on peut tirer les trois remarques suivantes : 1/ La motivation de la philosophie s’origine dans la question religieuse consistant à chercher l’éveil à soi ultime à partir de la finitude originaire, à savoir la réalité auto-contradictoire de notre soi individuel et fini. 2/ Nishida ne considère cependant pas que la philosophie se réduise à la quête d’une béatitude ou quiétude, à savoir d’un état d’âme paisible consistant à se reposer sur un fondement éternel tel que Dieu, ni à « l’absorption en Dieu par la perte du sentiment du moi, et l’identification de ce moi avec son objet réel, absolu, unique »([2], tome X-2, op. cit., p. 322). Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique « La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida » Akinobu KURODA - 3 3/ La tristesse profonde de la vie n’est pas un sentiment relatif qui s’oppose aux autres sentiments relatifs et qui peut être remplacé par un autre sentiment. Elle n’est pas non plus une émotion passagère qui peut être relayée par une autre, notamment par la joie. Elle est une réalité plus profonde qu’un sentiment relatif à une situation particulière ou une émotion provoquée par une certaine cause. II. Distinguer la tristesse profonde de la vie de l’étonnement Pourquoi alors la tristesse au lieu de l’étonnement comme motivation de la philosophie ? En quoi consiste la différence essentielle entre la tristesse qui se trouve à l’origine de la philosophie de Nishida et l’étonnement considéré comme commencement de la philosophie au long de l’histoire de la philosophie occidentale ? Une confrontation de Nishida et de Schopenhauer sur ce point précis apportera une clé permettant de donner une réponse à ces questions. Selon Schopenhauer, avoir l’esprit philosophique, « c’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire »([5], p. 852). Il s’agit de l’étonnement devant les choses les plus ordinaires, vécues par chacun de nous quotidiennement, par opposition à l’étonnement qui s’éprouve devant ce qui se révèle ou se dévoile comme rare et extraordinaire. Quelle est la motivation de la philosophie pour Schopenhauer ? « […] C’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. »(ibid.) De là provient le sentiment particulier qui nous pousse à nous poser la question philosophique fondamentale, celle de savoir pourquoi le monde et notre existence sont là tels qu’ils sont. « L’étonnement philosophique est donc au fond une stupéfaction douloureuse ; […] cette nature particulière de l’étonnement qui nous pousse à philosopher dérive manifestement du spectacle de la douleur et du mal moral dans le monde. »(ibid., p. 865) L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation nous semble très proche de la position de Nishida lorsqu’il parle de la douleur provoquée devant la misère et le mal du monde comme motivation de la philosophie. Quelle est alors la différence entre ces deux philosophes sur ce sujet ? Chez Schopenhauer, il s’agit d’un sentiment provoqué par ce qui nous apparaît dans le monde, à savoir d’un sentiment provoqué par l’extérieur, lequel sentiment présuppose la dualité de l’esprit désirant comprendre l’apparaître du monde et ce qui apparaît dans le monde d’une part, et du monde qui se phénoménalise devant cet esprit d’autre part. Or, chez Nishida, il s’agit d’un sentiment immanent, à savoir d’un sentiment qui s’éprouve lui-même immédiatement en notre soi individuel, et cela comme événement affectif ou auto-affection événementielle du monde, qui s’éprouve au cœur même du monde. Basse continue sur laquelle tout se phénoménalise, et qui est continue et constante au fond de passions s’opposant les unes aux autres, ce sentiment - au sens où il est fondamental - est pourtant indépendant de l’apparaître du monde et de ce qui apparaît dans le monde. Il consiste en un « s’éprouver soi-même » originaire, indépendant de tout ce qui se passe à l’extérieur. Il en résulte que c’est exactement ce sentiment originaire qui permet à notre soi d’être susceptible d’échapper à l’absorption en l’absolu, à la fusion avec la totalité, ou à l’engloutissement dans le monde. III. Le sentiment originaire et générique et la passibilité de la vie Essayons maintenant de mieux saisir ce que signifie exactement la « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie, à savoir le sentiment tout à la fois originaire et générique qui nous pousse à chercher à nous connaître nous-mêmes. 1. Une catégorie générique Lorsque Nishida parle de la tristesse profonde de la vie comme motivation de la philosophie, il s’agit d’une catégorie générique, au double sens où « tristesse » désigne un genre, en même temps que ce terme indique ce qui rend possible la genèse de toute pensée authentique de la réalité. 2. L’auto-affection pure de la vie Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique « La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida » Akinobu KURODA - 4 La tristesse profonde de la vie, qui imprègne notre soi corporel, n’a aucun objet extérieur ; donc, au lieu de comporter une dimension transitive, c’est-à-dire de se rapporter à des objets particuliers et éventuellement extérieurs, elle est entièrement auto-réflexive, ne dépend pas des autres sentiments, et consiste par conséquent en une pure auto-affection. 3. La passibilité de la vie Il s’agit d’un sentiment générique qui n’est autre que la passibilité en son sens originel1, à savoir la capacité à souffrir de la contradiction réelle de la vie et à recevoir et accueillir infiniment en soi-même la réalité telle qu’elle se donne, dans sa vérité. La tristesse profonde de la vie, en tant qu’effectivité de la passibilité infinie, englobe l’opposition de la jouissance et de la souffrance. Elle est donc ce qui rend effectives l’activité et la passivité comme moments opposés, tout en s’éprouvant elle-même au fond de leur opposition au niveau phénoménal. 4. La source de la vie La tristesse profonde de la vie s’incarne en un lieu affectif et fini qu’est notre soi corporel, lequel est susceptible de recevoir et d’accueillir toutes les différenciations affectives qui se réalisent dans le monde. Elle est un sentiment qui s’éprouve lui-même en nous, là où notre soi corporel touche à la source de la vie. 5. L’éveil à soi affectif La tristesse profonde de la vie n’est ni l’inquiétude ni l’angoisse. Elle est le contraire de l’apathie ou de l’ataraxie. Elle est un sentiment générateur qui se trouve à la source même de la vie et qui accompagne notre soi en permanence, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’auto-éveiller au fait de l’auto-contradiction absolue de la réalité du monde où il vit et qu’il vit. Elle s’approfondit, au-delà de l’éveil à soi intellectuel, jusqu’à l’éveil à soi affectif. 6. Une communauté passible La tristesse profonde de la vie est susceptible de nous ouvrir une communauté passible. Car elle est aussi le sentiment moral par excellence qui nous ouvre aux autres, ouvre l’horizon ou la dimension du rapport à autrui, et qui nous fait ressentir une communauté composée d’autres soi que nous-mêmes, c’est-à-dire une dimension compassionnelle. Bibliographie [1] MAINE DE BIRAN, Journal, 3 tomes, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1957. [2] MAINE DE BIRAN, Œuvres de Maine de Biran, sous la direction de François AZOUVI, 13 tomes, 19 volumes, Paris, Vrin, 1984 – 2001. [3] NISHIDA, Kitarô, Nishida Kitarô zenshû 『 西 田 幾 多 郎 全 集 』 (Œuvres complètes de Nishida Kitarô),19 volumes, Iwanami Shoten, Tôkyô, 1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 19781980 ; 4e éd. 1987-1989. [4] SAINT AUGUSTIN, Confessions, I, 1, trad. par Pierre de LABRIOLLE, Les belles lettres, Paris, 1956, 442 pages. [5] SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. par A. Burdeau, PUF, Paris, 1966, 1434 pages. 1 « Passible, “capable de souffrir” : passible a disparu en ce sens, sauf dans le langage théologique où, par opposition à impassible, il qualifie “l’être capable d’éprouver des sensations de joie ou de souffrance” ; passibilité se dit d’un “état d’une personne capable d’éprouver des sensations (de plaisir, de souffrance)” »(Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert) Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique « La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida » Akinobu KURODA - 5