La « tristesse profonde de la vie

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Communication
La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la
philosophie de Nishida
< The “deep sadness of life” as an affective motivation of Nishida’s
philosophy >
KURODA Akinobu
Chargé de cours à l'Université Denis Diderot - Paris VII, à l'Université de Cergy-Pontoise et à l'Ecole
polytechnique
2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network>
28-29-30 sept. 2005, Paris, France
Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts
Atelier 35 / Workshop 35 : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique
/ Individual, subjectivity, and society in Japan: the philosophical standpoint
© 2005 – KURODA Akinob u
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« La philosophie commence par le fait de l’auto-contradiction de notre soi. La motivation de la
philosophie n’est pas l’« étonnement », mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie. »([3],
VI, p.116).
Cette assertion, quelque peu déconcertante, nous porte à nous interroger sur sa signification.
Suivant la perspective qui nous préoccupe aujourd’hui, nous pouvons nous résumer à travers trois
questions : Qu’est-ce que « la tristesse profonde de la vie ( 深 い 人 生 の 悲 哀 fukai jinsei no
hiai) » chez Nishida ? D’où provient cette notion ? Pourquoi considère-til ce sentiment comme la motivation de la philosophie ?
Je vais aborder ce problème, centré sur la notion de tristesse profonde de la vie, comme un
véritable questionnement philosophique, et tenter d’y apporter une réponse, ne serait-ce que
partiellement, en traitant les questions que je viens de poser comme étant essentiellement celles
qui concernent l’origine de la philosophie. Il ne s’agit pas en effet d’interpréter la tristesse profonde
dont parle Nishida comme la simple répercussion psychologique, la traduction affective, d’une
intuition avant tout d’ordre intellectuel, mais à l’inverse de demander dans quelle mesure, et à
quelles conditions, une investigation philosophique peut s’engager à partir d’un sentiment que l’on
considère souvent comme délimité et négatif par rapport à d’autres sentiments.
I. L’éveil à soi du néant absolu et l’auto-contradiction de notre soi
1. L’éveil à soi du néant absolu
Précisons tout d’abord quel est le large contexte dans lequel est énoncée la thèse en question.
« L’acte de la conscience en tant qu’auto-détermination du basho » (「場所の自己限定としての意
識作用」 basho no jikogentei tosite no ishikisayô)— tel est le titre de l’essai auquel nous nous
référons ici, rédigé en 1930. Ce titre exprime la thèse même de cet écrit. Nishida y définit ce qui
constitue la conscience en tant qu’acte, en partant de la notion de basho qu’il est en train
d’élaborer. Il s’agit de bien cerner la nature de la conscience en acte, en la distinguant clairement
de la conscience objectivée et représentée par la pensée. Comment la conscience en acte peutelle se saisir elle-même comme telle, sans distance ni délai ? Autrement dit, comment est-il
possible de saisir de l’intérieur le processus de la conscience à l’œuvre, et non pas la conscience
comme objet du penser ? Pour Nishida, cette question est précisément celle de la possibilité pour
l’être individuel d’éprouver en lui l’éveil à soi, à savoir la possibilité de l’auto-détermination du
basho dans l’être individuel.
La thèse principale de cet essai est également résumée dans la proposition suivante : « La
connaissance au sens le plus large consiste dans l’auto-détermination du basho »(ibid., p.111). Le
basho n’est pas une catégorie globale subordonnant les êtres, mais il s’auto-détermine
entièrement comme néant absolu, tout en permettant par là même aux êtres de se déterminer euxmêmes d’une manière concrète et singulière, chacun en sa position. Le basho, en tant que néant
absolu s’auto-déterminant, englobe également tous les faits relatifs à la connaissance, et leur vaut
de se déterminer eux-mêmes en soi et de soi-même. L’acte de la conscience saisi en soi étant une
connaissance immanente de soi, il se comprend donc comme auto-détermination du basho.
Cet acte se compose de deux processus opposables, à savoir la « détermination noématique (
ノエマ的限定 noema teki gentei)» et la « détermination noétique ( ノエシス的限定 noeshisu teki
gentei)»(ibid., p.102). De cette auto-détermination noético-noématique du basho provient selon
Nishida l’intentionnalité de la conscience. La détermination noématique est saisie en moi comme
« éveil à soi noématique ( ノエマ的自覚 noema teki jikaku)» ou « intellectuel ( 知的 chiteki)». La
détermination noétique s’éprouve en moi comme « éveil à soi noétique (ノエシス的自覚 noeshisu
teki jikaku)» ou « affectif (情的 jô teki)»(ibid., p. 100, 103, 104). Là, le fait que le basho du néant
absolu s’auto-détermine comme acte de la conscience ici et maintenant d’une manière concrète et
singulière signifie non seulement que ma conscience est déterminée d’une manière concrète et
singulière, mais aussi qu’elle détermine concrètement et singulièrement, par le fait même qu’elle
est déterminée, la manière même dont elle s’auto-détermine, sans qu’il soit besoin d’un
déterminant transcendant. À la rigueur, c’est à l’éveil à soi affectif éprouvé en moi que doit
s’identifier l’acte de la conscience vécu et saisi comme tel. Nishida voit dans l’auto-détermination
de l’éveil à soi affectif l’origine de l’amour de soi, lequel implique « les conflits dialectiques des
désirs différents du soi »(ibid., p. 104). Mais l’éveil à soi ne s’arrête pas à l’état auto-affectif
englobant ces conflits ; en se dépassant, il s’approfondit jusqu’à « l’éveil à soi volontaire », qui
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« La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida »
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consiste à « se percer (破る yaburu) soi-même »(ibid.). Celui-ci constitue un processus infini au
sein duquel le basho s’auto-détermine en tant que néant absolu.
« La philosophie se fonde sur le fait même de l’éveil à soi qui s’auto-détermine en tant que
néant. »(ibid., p. 112) Or, l’éveil à soi s’éprouve en nous. Il s’ensuit que la philosophie est « une
anthropologie de l’être humain auto-éveillé ( 自 覚 的 人 間 の 人 間 学 jikaku teki ningen no
ningengaku)»(ibid.). C’est dans cette perspective que Nishida aborde l’anthropologie de Maine de
Biran à la fin de l’essai « L’acte de la conscience en tant qu’auto-détermination du basho ». Il
apprécie la philosophie biranienne du sentiment en ceci qu’elle saisit bien l’effectivité indépendante
de l’éveil à soi affectif réellement vécu par le moi, mais il ajoute tout de suite que la valeur
épistémologique de ce fait primitif n’est pas claire chez Biran (ibid., p. 115). Aux yeux de Nishida,
le sentiment intérieur étant un principe psychologique, les rapports du sens intime à la
connaissance objective du monde extérieur restent obscurs, tandis que l’éveil à soi affectif, en tant
qu’auto-détermination noétique du basho du néant absolu, constitue la forme fondamentale de la
connaissance. Cette critique est étroitement liée à une autre critique concernant l’idée biranienne
de Dieu comme fondement de la vie de l’esprit, laquelle tend à « l’absorption en Dieu par la perte
du sentiment du moi, et l’identification de ce moi avec son objet réel, absolu, unique »([2], tome X2, Dernière philosophie : existence et anthropologie, p. 322). Nishida y voit une métaphysique
consistant à rendre noématique ce qu’il y a de noétique dans la conscience religieuse, tout en
insistant sur le fait que le fondement de notre soi consiste en un « Dieu noétique », non pas en un
« Dieu noématique »([3], VI, p. 116). Qu’est-ce que le « Dieu noétique » ? C’est « l’éveil à soi du
néant absolu », dans lequel « on voit le vrai Dieu là où Dieu n’existe pas»(ibid.). Cette nonexistence de Dieu ne signifie pas son absence. Nous touchons au cœur même de la philosophie
de Nishida lorsqu’il va jusqu’à dire que l’éveil à soi du néant absolu « est le fondement du tout, non
seulement celui de notre soi auto-éveillé, mais aussi celui de Dieu lui-même. »(ibid.). Cela me
semble correspondre au fait que lieu d’auto-affection, à savoir lieu d’effectivité de l’autodétermination du basho du néant absolu, je sois là, sans Dieu, égaré ainsi tout seul et auto-éveillé
comme tel. Nishida termine cet essai par la thèse qui a été citée au début : « La philosophie
commence par le fait de l’auto-contradiction de notre soi. La motivation de la philosophie n’est pas
l’« étonnement », mais elle doit être la tristesse profonde de notre vie. »(ibid.)
2. L’auto-contradiction de notre soi
Examinons maintenant de plus près le dernier paragraphe du texte à la fin duquel se trouve
l’assertion qui nous intrigue.
La notion de tristesse de la vie est évoquée dans un contexte où Nishida aborde de front la
question de la religion, que depuis sa première œuvre, 『善の研究』 Recherches sur le bien, il
considère toujours comme « le point final de la philosophie »([3], I, p. 3).
Nishida apprécie très hautement Saint Augustin, en ce que ce dernier a radicalisé le sens
profond de l’éveil à soi à un point tel qu’il est parvenu à voir tout ce qui existe à partir de la position
de l’éveil à soi. Nishida insiste avec Saint Augustin sur le fait suivant : lorsque nous recherchons
notre propre existence dans la réalité intérieure de notre soi, saisie par introspection et en nous
séparant des êtres extérieurs, nous parvenons certainement de nous-même à Dieu. Et il cite ce
passage célèbre des Confessions de Saint Augustin.
« C’est vous qui l’engagez à chercher sa joie dans vos louanges, car vous nous avez fait pour
vous et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous. »([4], p. 2)
Nishida ajoute que Saint Augustin a cherché le fondement de notre existence auto-éveillée en
Dieu. Dans cette perspective, il se réfère aussi à la « vie de l’esprit » de Maine de Biran.
« Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui
de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une
perspective infinie de perfection et de bonheur, et remplit son âme d’une joie, d’une paix ineffable,
que le monde ne connaît pas, que rien du monde ne saurait donner. »([1], tome III, p. 200)
La raison pour laquelle Nishida se réclame de ces deux auteurs est apparemment qu’ils ont
tous les deux cherché le fondement de notre existence en Dieu, en sondant leur propre expérience
intérieure et intime, laquelle s’éprouvait elle-même immédiatement en eux. Il est d’accord avec eux
en ceci qu’ils ont réussi à atteindre l’instance intérieure où ce qui est absolument noétique ou
éternellement en acte s’éprouve soi-même immédiatement et perpétuellement. Mais Nishida ne
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« La « tristesse profonde de la vie » en tant que motivation affective de la philosophie de Nishida »
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s’arrête pas là. Ce qui est remarquable chez lui, c’est que la question de la religion ne se réduit
pas simplement à une analyse et à une explication des croyances religieuses au moyen d’un
dispositif conceptuel, mais consiste avant tout dans une investigation philosophique ayant pour
objectif de remonter jusqu’à l’origine non seulement intellectuelle, mais surtout affective d’un acte
de foi en Dieu qui est absolument irreprésentable et auto-affectif. Quand Nishida identifie la
dialectique hégélienne avec la réalité auto-contradictoire vécue effectivement par Pascal, il semble
entendre par là que le sentiment intérieur s’éprouvant lui-même en notre soi individuel et fini n’est
autre que l’auto-détermination objectivante de l’absolu en une infinité d’objets véritablement
concrets. Ces objets qui se saisissent eux-mêmes à la fois concrètement et objectivement, ici et
maintenant, sont effectivement les êtres humains qui s’auto-déterminent d’eux-mêmes là où ils se
phénoménalisent. Notre soi individuel et fini, intérieurement et immédiatement éprouvé par luimême et en lui-même, n’est autre qu’une effectivité concrète, lieu de phénoménalisation effective,
de l’auto-détermination de ce qui est tout à la fois absolu, universel, et éternel. Cette réalité
concrète, vécue par chacun de nos soi, est ce que Nishida appelle le « fait de l’auto-contradiction
de notre soi ». Que signifie ce fait ? Il consiste par exemple en ceci que l’éternité s’éprouve ellemême, pour autant qu’elle s’auto-détermine ici et maintenant comme une infinité d’êtres
individuels et absolument finis que nous sommes. Cette auto-contradiction s’éprouve elle-même
comme une tristesse profonde de la vie qui est, selon Nishida, la motivation de la philosophie.
3. L’éveil à soi de la mort
Passons à un autre texte où se retrouve l’expression « tristesse de la vie », de manière à
mieux comprendre la notion de tristesse propre à la pensée nishidienne. Il s’agit du dernier essai
de Nishida, « Logique du basho et vision religieuse du monde »( 「場所的論理と宗教的世界観」
basho teki ronri to shûkyô teki sekaikan), rédigé en 1945, l’année de sa mort, c’est-à-dire quinze
ans plus tard que le texte auquel nous venons de nous référer.
« Lorsque nous prenons conscience d’une auto-contradiction profonde au fond de notre soi,
lorsque nous nous sommes auto-éveillés au fait que notre soi est un être auto-contradictoire, l’être
de notre soi lui-même est mis en question. La tristesse de la vie, son auto-contradiction sont des
clichés répétés depuis fort longtemps. Mais nombreux sont ceux qui évitent de regarder en face
cette réalité jusqu’au fond.»([3], XI, p. 393)
Il est évident ici aussi que la « tristesse de la vie » n’est rien d’autre que l’être autocontradictoire vécu par chacun de nos soi individuels.
« Le fait de l’auto-contradiction radicale ou fondamentale de l’existence de notre soi consiste
dans l’éveil à soi de la mort. »(ibid., p. 394) Que signifie l’« éveil à soi de la mort (死の自覚 shi no
jikaku)» ? Il ne s’agit pas simplement d’une prise de conscience, celle que l’être humain est un
« être-pour-la-mort ». Il s’agit de s’auto-éveiller en soi-même à sa propre finitude. Nishida insiste
sur une finitude originaire s’éprouvant elle-même en notre soi individuel et qui s’oppose
radicalement à l’infinité absolue. Cette opposition radicale et fondamentale, vécue en notre soi fini,
n’est autre que l’effectivité de l’absolu, autrement dit l’auto-détermination du néant absolu,
concrétisée en vertu de la négation absolue. Qu’est-ce que Nishida entend par « fait de la
contradiction absolue » ? Il s’agit non pas d’un fait simplement connu tel quel par notre soi
intellectuel, mais d’un fait qui s’éprouve lui-même immédiatement en notre soi affectif. Vécu
comme un sentiment de finitude absolue consistant en une pure auto-affection, il est ce que
Nishida appelle « tristesse de la vie ».
4. La tristesse profonde de la vie — la réalité auto-contradictoire de notre soi individuel et fini
De la lecture de ces deux textes concernant la tristesse profonde de la vie en tant que
motivation de la philosophie, on peut tirer les trois remarques suivantes :
1/ La motivation de la philosophie s’origine dans la question religieuse consistant à chercher
l’éveil à soi ultime à partir de la finitude originaire, à savoir la réalité auto-contradictoire de notre soi
individuel et fini.
2/ Nishida ne considère cependant pas que la philosophie se réduise à la quête d’une
béatitude ou quiétude, à savoir d’un état d’âme paisible consistant à se reposer sur un fondement
éternel tel que Dieu, ni à « l’absorption en Dieu par la perte du sentiment du moi, et l’identification
de ce moi avec son objet réel, absolu, unique »([2], tome X-2, op. cit., p. 322).
Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique
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3/ La tristesse profonde de la vie n’est pas un sentiment relatif qui s’oppose aux autres
sentiments relatifs et qui peut être remplacé par un autre sentiment. Elle n’est pas non plus une
émotion passagère qui peut être relayée par une autre, notamment par la joie. Elle est une réalité
plus profonde qu’un sentiment relatif à une situation particulière ou une émotion provoquée par
une certaine cause.
II. Distinguer la tristesse profonde de la vie de l’étonnement
Pourquoi alors la tristesse au lieu de l’étonnement comme motivation de la philosophie ? En
quoi consiste la différence essentielle entre la tristesse qui se trouve à l’origine de la philosophie
de Nishida et l’étonnement considéré comme commencement de la philosophie au long de
l’histoire de la philosophie occidentale ? Une confrontation de Nishida et de Schopenhauer sur ce
point précis apportera une clé permettant de donner une réponse à ces questions.
Selon Schopenhauer, avoir l’esprit philosophique, « c’est être capable de s’étonner des
événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y
a de plus général et de plus ordinaire »([5], p. 852). Il s’agit de l’étonnement devant les choses les
plus ordinaires, vécues par chacun de nous quotidiennement, par opposition à l’étonnement qui
s’éprouve devant ce qui se révèle ou se dévoile comme rare et extraordinaire.
Quelle est la motivation de la philosophie pour Schopenhauer ? « […] C’est la connaissance
des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la
plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. »(ibid.)
De là provient le sentiment particulier qui nous pousse à nous poser la question philosophique
fondamentale, celle de savoir pourquoi le monde et notre existence sont là tels qu’ils sont.
« L’étonnement philosophique est donc au fond une stupéfaction douloureuse ; […] cette nature
particulière de l’étonnement qui nous pousse à philosopher dérive manifestement du spectacle de
la douleur et du mal moral dans le monde. »(ibid., p. 865)
L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation nous semble très proche de la
position de Nishida lorsqu’il parle de la douleur provoquée devant la misère et le mal du monde
comme motivation de la philosophie.
Quelle est alors la différence entre ces deux philosophes sur ce sujet ? Chez Schopenhauer, il
s’agit d’un sentiment provoqué par ce qui nous apparaît dans le monde, à savoir d’un sentiment
provoqué par l’extérieur, lequel sentiment présuppose la dualité de l’esprit désirant comprendre
l’apparaître du monde et ce qui apparaît dans le monde d’une part, et du monde qui se
phénoménalise devant cet esprit d’autre part. Or, chez Nishida, il s’agit d’un sentiment immanent,
à savoir d’un sentiment qui s’éprouve lui-même immédiatement en notre soi individuel, et cela
comme événement affectif ou auto-affection événementielle du monde, qui s’éprouve au cœur
même du monde. Basse continue sur laquelle tout se phénoménalise, et qui est continue et
constante au fond de passions s’opposant les unes aux autres, ce sentiment - au sens où il est
fondamental - est pourtant indépendant de l’apparaître du monde et de ce qui apparaît dans le
monde. Il consiste en un « s’éprouver soi-même » originaire, indépendant de tout ce qui se passe
à l’extérieur. Il en résulte que c’est exactement ce sentiment originaire qui permet à notre soi d’être
susceptible d’échapper à l’absorption en l’absolu, à la fusion avec la totalité, ou à l’engloutissement
dans le monde.
III. Le sentiment originaire et générique et la passibilité de la vie
Essayons maintenant de mieux saisir ce que signifie exactement la « tristesse profonde de la
vie » en tant que motivation affective de la philosophie, à savoir le sentiment tout à la fois originaire
et générique qui nous pousse à chercher à nous connaître nous-mêmes.
1. Une catégorie générique
Lorsque Nishida parle de la tristesse profonde de la vie comme motivation de la philosophie, il
s’agit d’une catégorie générique, au double sens où « tristesse » désigne un genre, en même
temps que ce terme indique ce qui rend possible la genèse de toute pensée authentique de la
réalité.
2. L’auto-affection pure de la vie
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La tristesse profonde de la vie, qui imprègne notre soi corporel, n’a aucun objet extérieur ;
donc, au lieu de comporter une dimension transitive, c’est-à-dire de se rapporter à des objets
particuliers et éventuellement extérieurs, elle est entièrement auto-réflexive, ne dépend pas des
autres sentiments, et consiste par conséquent en une pure auto-affection.
3. La passibilité de la vie
Il s’agit d’un sentiment générique qui n’est autre que la passibilité en son sens originel1, à
savoir la capacité à souffrir de la contradiction réelle de la vie et à recevoir et accueillir infiniment
en soi-même la réalité telle qu’elle se donne, dans sa vérité. La tristesse profonde de la vie, en tant
qu’effectivité de la passibilité infinie, englobe l’opposition de la jouissance et de la souffrance. Elle
est donc ce qui rend effectives l’activité et la passivité comme moments opposés, tout en
s’éprouvant elle-même au fond de leur opposition au niveau phénoménal.
4. La source de la vie
La tristesse profonde de la vie s’incarne en un lieu affectif et fini qu’est notre soi corporel,
lequel est susceptible de recevoir et d’accueillir toutes les différenciations affectives qui se
réalisent dans le monde. Elle est un sentiment qui s’éprouve lui-même en nous, là où notre soi
corporel touche à la source de la vie.
5. L’éveil à soi affectif
La tristesse profonde de la vie n’est ni l’inquiétude ni l’angoisse. Elle est le contraire de
l’apathie ou de l’ataraxie. Elle est un sentiment générateur qui se trouve à la source même de la
vie et qui accompagne notre soi en permanence, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’auto-éveiller au fait
de l’auto-contradiction absolue de la réalité du monde où il vit et qu’il vit. Elle s’approfondit, au-delà
de l’éveil à soi intellectuel, jusqu’à l’éveil à soi affectif.
6. Une communauté passible
La tristesse profonde de la vie est susceptible de nous ouvrir une communauté passible. Car
elle est aussi le sentiment moral par excellence qui nous ouvre aux autres, ouvre l’horizon ou la
dimension du rapport à autrui, et qui nous fait ressentir une communauté composée d’autres soi
que nous-mêmes, c’est-à-dire une dimension compassionnelle.
Bibliographie
[1] MAINE DE BIRAN, Journal, 3 tomes, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1957.
[2] MAINE DE BIRAN, Œuvres de Maine de Biran, sous la direction de François AZOUVI, 13 tomes, 19
volumes, Paris, Vrin, 1984 – 2001.
[3] NISHIDA, Kitarô, Nishida Kitarô zenshû 『 西 田 幾 多 郎 全 集 』 (Œuvres complètes de Nishida
Kitarô),19 volumes, Iwanami Shoten, Tôkyô, 1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 19781980 ; 4e éd. 1987-1989.
[4] SAINT AUGUSTIN, Confessions, I, 1, trad. par Pierre de LABRIOLLE, Les belles lettres, Paris,
1956, 442 pages.
[5] SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. par A. Burdeau,
PUF, Paris, 1966, 1434 pages.
1
« Passible, “capable de souffrir” : passible a disparu en ce sens, sauf dans le langage théologique où, par
opposition à impassible, il qualifie “l’être capable d’éprouver des sensations de joie ou de souffrance” ;
passibilité se dit d’un “état d’une personne capable d’éprouver des sensations (de plaisir, de
souffrance)” »(Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert)
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