18 Le subjectivisme

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Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire / Scholars,
Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included)
Communication
Réflexions sur l’individu créatif
< Reflections on the creative individual >
Britta BOUTRY-STADELMANN
Chargée d’enseignement, Université de Genève (Suisse)
2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network>
28-29-30 sept. 2005, Paris, France
Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts
Atelier 35 / Workshop 35 : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique
/ Individual, subjectivity, and society in Japan: the philosophical standpoint
© 2005 – Britta BOUTRY-STADELMANN
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Introduction
Cette intervention se veut un chantier de réflexion et un carrefour d’idées. D’une part, il s’agit d’un
regard critique sur la pensée euro-américaine de l’individu « dur », défini comme indépendant du
contexte, et de ses privilèges (liberté, autonomie, droits naturels) ; d’autre part, c’est aussi une
interrogation sur la pensée sino-japonaise qui subordonne l’individu au groupe et aux intérêts de
l’ensemble plutôt que de ceux de chaque partie.
Nous souleverons également la question
du bien-fondé de cette perception tranchée :
individualisme « occidental », groupisme « oriental ». Est-ce que l’individualisme est la pensée
monolithique et unique proposée dans la sphère euro-américaine ? Est-ce que le groupisme est
réellement le fonctionnement de la société japonasie ?
Au Japon, nous observons à une certaine méfiance vis-à-vis de l’individu (le confucianisme en
Chine et au Japon comme aune avec ses idéaux d’harmonie et de loyauté) et nous avons souvent
l’impression qu’au Japon, la notion d’individu a été la plupart du temps oblitérée au profit de celle
de collectivité.
Parallèlement, il y a un investissement positif de l’individu au Japon comme logement du corpsesprit, et il est possible de déceler une conception différente de l’individu, tant au niveau théorique
qu’à celui des pratiques sociales. Ainsi, Nishida Kitarô (1870-1945) traite de l’individu en tant que
sujet en action se trouvant soumis au prédicat (le verbe en tant qu’action), tandis que Yamazaki
Masakazu (*1926) le présente comme un individu souple et pratiquant l’interaction avec autrui au
sein de la société. Dans les deux cas, l’individu est bien réhabilité, mais avec des propriétés
nouvelles, celle de l’échange et de l’activité.
Dans la pensée japonaise, il y a déjà un acquis à la base pour fonder l’individu, à savoir la
perception positive du corps humain et la place que les Japonais lui accorde dans la vie, ainsi que
la tradition des pratiques artistiques (michi ou dô 道) qui en sont les expressions : les deux, le
corps et la pratique artistique, sont toujours individuels.
Ce corps en question n’est jamais simplement une entité matérielle, mais relié à l’esprit. Le
corps-esprit (shinshin 心身) comme par exemple chez Nishida, ne peut être qu’individuel,
appartenant à un « moi », à une personne. Et aucune expérience où esprit et corps seraient
dissociés n’est possible. Ce constat est le point de départ de la réflexion sur la réalité et la vérité.
Soulignons que le concept corps-esprit implique une polarité de deux extrêmes, le corps et l’esprit,
qui sont présents l’un dans l’autre, ou l’un à travers l’autre, mais pas dans un rapport de dualité. Il
y polarité et tension, mais pas dualité ni opposition. On est en peine de pouvoir dire où le corps
s’arrête et où l’esprit commence. Il y a parfaite interrelation.
Pour cerner ces notions d’individu et de sujet et leur rapport avec le monde, nous traiterons de
Nishida et de Yamazaki en particulier, avec des clins d’œil à d’autres penseurs, notamment
Hermann Schmitz et Miguel Benasayag, tous les deux très critiques vis-à-vis de la notion euroaméricaine d’individu autonome et de sujet substantiel.
1-Le sujet
Le sujet nécessite d'être déterminé, car il intervient dans la création, soit comme artiste, soit
comme spectateur. La première question qui se pose est de savoir ce qu’il faut entendre par
« sujet » . En effet, la langue japonaise connaît trois termes pour désigner le "sujet":
主語 shugo
le sujet grammatical ou logique;
le sujet épistémologique;
主観 shukan
主体 shutai
le sujet corporel.
La subjectivité du type japonais se reflète de façon pertinente au niveau du langage. Multiples sont
les remarques concernant la difficulté de traduire le japonais dans une langue indo-européenne à
cause du rôle du sujet grammatical qui est très différent. Le japonais peut se permettre de ne pas
mentionner expressis verbis le sujet, soit parce que le contexte indique le thème de la phrase, soit
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« Réflexions sur l’individu créatif »
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parce qu’il y a volontairement une certaine ambiguïté dans le but de créer une ambiance plutôt
que de focaliser le discours sur un sujet. Nous appelons ce procédé « discours participatif » en ce
qu’il place les interlocuteurs dans un contexte commun partagé ensemble. En japonais, c'est le
lacis de correspondances qui rend compte de la participation du mot - ou du sujet diffus en
l'occurrence - qui prime sur l'attribution claire et nette exigée dans les langues indo-européennes.
Le souci principal de Nishida, souci qui se manifeste dans d'autres textes aussi, est de détruire le
subjectivisme au sens de théorie basée sur un « sujet - noyau dur » dotés de qualités, propre à la
philosophie occidentale, au profit d'un « subjectivisme » différent, animé par un « soi en action »
ou « sujet agissant » [2, chap.8], qui évolue vers le « monde agissant » (Le monde de l'action,
1933).
En effet, à l’époque de la rédaction d’Art et morale qui est publié en 1923, et notamment suite à
son livre Le problème de la conscience (1920), on pouvait considérer Nishida comme un
philosophe qui met l’accent sur la conscience, et qui, de ce fait, n’échappait pas à la critique qui le
jugeait comme un penseur qui accentue le subjectivisme. Nishida utilise encore les termes « le
sujet » et « la personne » et « le soi » (ou « notre soi ») pour désigner les centres d’action.
Néanmoins, il combat la notion de sujet pris dans un sens de sujet-substance, et on comprend
mieux le soin qu’il met afin de désubstantialiser le sujet, d’en faire un non-sujet ou un sujet sans
substance. Le « je » selon Nishida vibre au diapason avec les sujets alentour, il s'en inspire et y
réagit, il ne les écarte point. De cette manière, Nishida oppose à l'égocentrisme, où le sujet se
trouve au départ et au centre, une théorie d'un « soi périphérique », où le sujet est le champ de
gravitation autour d'un centre, où l'être est activité et se constitue secondairement à la constitution
du champ relationnel.
Le « je » ou la personne se détermine par sa relation aux autres. Quelle est la différence entre la
personne et le sujet? Pour Nishida, le sujet n'est pas la personne, le sujet est l'ego impur tandis
que la personne est l'être humain évolué. Le sujet n'est pas non plus le moi ; le sujet est une
entité, une substance qui existe préalable à tout rapport tandis que le moi, la personne, est un acte
unificateur des actes et relations, un carrefour de relations qui présuppose des rapports
interhumains. C’est l’autre qui est notre chance de nous constituer en personne.
Nishida parle également de « contenu personnel », notion qui permet de prendre encore
davantage de distance vis-à-vis du « sujet » et qu'il ne faut pourtant jamais confondre avec une
entité figée mais plutôt considérer comme un processus continu. Le moi en tant que concept est
toujours soit en arrière de notre vécu immédiat, soit en avant, mais pas au moment présent. Seul
le moi en action est au présent, mais nous ne pouvons pas le connaître de manière objectivée.
En Europe, Hermann Schmitz (*1928), père de la Nouvelle Phénoménologie en Allemagne et d’un
Système de la philosophie (en 5 vol.), jette une lumière intéressante sur la problématique du sujet.
Se situant à la fois dans la lignée Heidegger, Bollnow et Sartre (selon lesquels l'angoisse et la
rupture font que le soi prend conscience de son être et peut rebondir), et proche de la pensée de
Nishida (pour qui la personne est construite par l'environnement, et le sujet défini comme centre
d'une situation ou d'un contexte, non pas opposé au monde, mais faisant partie du monde),
Schmitz définit le sujet comme développement par rétrécissement à partir d'un archi-subjectivisme
très large et englobant, qui fonctionne comme le centre d’une atmosphère ou d’une ambiance.
Nous sommes par conséquent loin du sujet-substance; le sujet selon Schmitz est une entité qui
est en retrait par rapport à la fusion originelle, et qui peut varier en fonction de la sensation que
peut avoir le corps (Leib) dans les mondes au sein desquels il vit. C'est « l'intérêt », fait « d'être
parmi » (du latin inter-esse), c'est le centre d'action, qui éclaire une partie de tout ce qui est
objectif, comme mon domaine subjectif. Ainsi ce qui est subjectif est subjectif par la lumière
personnelle que le moi jette sur l'objectif, et inversement, car il y a toujours retour et détermination
mutuelle. Et c'est dans des moments d'angoisse ou d'émotion forte qu'il y a régression vers l'archisubjectivisme.
Schmitz fait des sentiments non seulement un vecteur de la connaissance, mais il propose une
nouvelle définition de la subjectivité au moyen des sentiments; la subjectivité est le propre d'une
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atmosphère (c'est-à-dire d’un ensemble de sentiments) qui concerne l’être humain. L'ensemble
des éléments d'une situation qui concerne quelqu'un est donc appelé subjectif.
Ce qui est objectif se trouve donc à l'état d'amalgame indéterminé (Verschmolzenheit, état de
fusion), tandis que ce qui devient déterminé, particularisé, est le subjectif. Cette explication est
doublement intéressante pour le lecteur de Nishida. D'une part, le sujet selon Schmitz participe
toujours à l'objectif, au général indéterminé, et y retourne dans les moments de crise
(élargissement du sujet pour retrouver l'étendue originelle du sujet qui coïncide avec ce qui est
objectif, l'un n'est pas pensable sans l'autre, et les limites varient selon les circonstances. D'autre
part, le présent primitif (primitive Gegenwart) dont parle Schmitz semble bien correspondre à
l'éternel présent (永遠現在 eien genzai) de Nishida qui caractérise l'état de la personne quand
elle participe pleinement à l'univers. A la différence de Schmitz, pourtant, Nishida considère
l'éternel présent comme l'instant qui favorise la véritable connaissance immédaite, tandis que pour
Schmitz, le passage par la raison est obligatoire pour connaître l'univers.
Ce qui distingue clairement Schmitz de Nishida est l'évaluation de la subjectivité originelle. Pour
Nishida, la subjectivité originelle et fusionnelle, telle que l'être humain la vit dans l'expérience pure,
dans la création, dans l'éveil religieux, dans l’état de la méditation où la barrière du je et du monde
tombe, est la voie de la connaissance des choses ultimes. En revanche pour Schmitz, retourner à
cette subjectivité originelle est une régression, un abandon de l'émancipation, abandon qui nous
replonge dans le présent primitif (primitive Gegenwart).
Etant donné les qualités ainsi attribuées à ce qui est subjectif et à ce qui est objectif selon Nishida
et Schmitz, il en découle un nombre de rectifications d’autres « bévues » de la philosophie
européenne dans le domaine de la logique et des théories de la cognition.
Pour Nishida, monde et soi, ou monde et corps-esprit, forment une unité continue-discontinue, et
leur développement est l'auto-détermination contradictoire. Le corps (entendu comme corps-esprit)
est érigé en outil de connaissance par Nishida, mais d'une connaissance qui naît du processus
ininterrompu du contact du corps avec le monde ; les deux se déterminent et se modifient
mutuellement et continuellement. Il en est du même dans le rapport de ce qui connaît à ce qui est
connu: l'un ne précède pas l'autre, les deux surgissent simultanément et se conditionnent.
Corps et esprit coexistent dans une polarité dynamique, et parallèment le sujet dans le monde se
trouve également dans une polarité similaire, qui n’est pas dualité (sujet-objet), mais qui est
formée par deux extrêmes. La même conception non duale est opérante. Dans la relation du sujet
avec le monde, le monde contient le sujet qui détermine le monde et qui en est déterminé, dans
une dynamique ininterrompue.
De même que Nishida définit le soi comme le carrefour des relations qu'il entretient avec les autres
et le monde, Hermann Schmitz qui, dans son projet d’une « Phénoménologie Nouvelle » se tourne
résolument vers la vie concrète, présente le « je » comme situation personnelle, comme un réseau
de leibliche Befindlichkeiten (états corporels) en constante interaction avec l'environnement.
Miguel Benasayag récuse l’autonomie de l’individu tout en lui permettant d’être fragile et
dépendant d’une situation.
Leur réflexion à tous les trois va dans le même sens: détrôner le sujet-substance ou sujet
transcendant qui était longtemps le point de départ de la connaissance du monde. Le soi (du
créateur ou du spectateur) ne se place pas en tant qu'entité fixe (ou substance) face à un objet qui
serait le monde ou l'œuvre d'art. Au contraire, le « sujet » au sens que Nishida lui confère, et son
"objet" surgissent ensemble, se conditionnent mutuellement au travers de l'activité (artistique), et
forment un seul univers dynamique.
Le « sujet central » ainsi désubstantialisé (au sens qu’il est vidé de caractéristiques immuables)
devient un « soi périphérique » ou « soi relationnel » qui se définit comme corps-esprit en
évolution constante, comme sphère d'influence et comme carrefour de relations vivantes. L’entité
« sujet » est par conséquent ce qui se délimite par l’objet (au sens de monde), et la spontanéité
lors de ses expressions créatrices peut être vue comme preuve de sa sincérité, et cette même
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sincérité devient pureté et beauté d'après Nishida: nous aboutissons à l'union du vrai, du bien et
du beau.
Ce qui distingue le subjectivisme de Nishida d’un subjectivisme intellectuel est la place et le rôle
que Nishida accorde à ce qu’il entend par « sujet ». C’est un point de focalisation, un point
d’unification qui entretient des relations étroites avec tout ce qui est le non-moi (monde,
environnement, autrui, monde des objets). Il n’y a pas un sujet donné qui est le point de départ ; le
sujet se constitue soi-même à travers ses expériences, et par ses expériences il constitue le
monde.
Nishida ne parle pas de la fusion sujet-objet ni de l'effacement de la distinction sujet-objet (cf.
(NKZ 3,529,chap.13.1); ce qui importe, c'est de ne pas polariser sujet-objet comme des entités
fixes, mais de considérer leur opposition comme un processus dynamique de va-et-vient entre
deux pôles qui se trouvent en mutuelle dépendance.
L’union du sujet connaissant et de l’objet connaissable n’est pas l’effacement de leur opposition,
mais l’intégration de celle-ci. Il faut qu’il y ait des correspondances entre les mondes pour pouvoir
donner lieu à la connaissance. Sans correspondance ni participation, il n’y a point de
connaissance. Le sujet actif permet que la connaissance se fasse. Le sujet est un moi qui est une
unité d’activités qui fonctionne comme le carrefour des relations diverses. Ainsi, le monde ne
débute pas avec le soi, mais co-surgit avec lui. L’un conditionne et façonne l’autre. A cet égard, la
théorie du « soi » selon Nishida n’est pas un égocentrisme ni un subjectivisme intellectuel qui
accorderait au seul sujet pensant une prise cognitive sur le monde, mais c’est une théorie de la
réalité où monde et soi se constituent ensemble au travers de l’activité humaine. Et une des
activités privilégiées est la création artistique.
2-L’individu
Au moyen de faits socio-politiques et économiques clairs et mesurables, Yamazaki Masakazu
démontre dans son livre les modifications de la société japonaise dans les années 1970 et 1980
[4]. Il arrive à brosser un tableau du Japon dans son évolution vers une société post-industrielle, et
d’en dégager également l’évolution de l’individu durant cette période.
Il en ressort que bien des problématiques qui résultent de l’évolution de la société de masse, du
vieillissement de la population, du comportement des Japonais dans leurs loisirs, ne sont pas
limités au seul Japon, mais peuvent s’expliquer dans un contexte international valable pour toutes
les sociétés au même niveau économique.
La question de la place de l’individu et de son évolution au sein de la société de consommation
sert de fil rouge aux analyses de Yamazaki est, et au cours de ses réflexions se dégage la notion
d’un individualisme souple (柔らかい個人主義), reflet d’un mode d’existence japonais qui émerge
d’un contexte propre au Japon.
Ce nouveau type d’individu, souple, peut fonctionner en réseau avec les autres. L’individualisme
souple est ainsi opposé à l’individualisme dur et «concis», avec quelque chose de substantiel en
son centre, et mis en avant par les sociétés euro-américaines. « Souple» fait bien sûr référence à
l’interaction sociale, à l’importance accordée à l’ensemble, à la grande adaptabilité que l’on exige
des Japonais, que ce soit de l’employée vis-à-vis de son entreprise, d’un membre de la famille visà-vis des autres membres, du citoyen envers son pays. «Dur», en revanche, fait référence au
concept d’un individu clairement délimité et identifié, se présentant comme un noyau inchangeable
et irréductible et qui prend aussi le nom de sujet transcendant.
Les deux définitions nécessitent des développements moins polarisés; il s’agit aussi bien d’un
mythe quand on présente les Japonais comme groupistes sans fond individuel, que lorsqu’on
présente l’individu dans le contexte euro-américain comme la seule référence qui ait été valorisé
tout au long de l’histoire. Yamazaki est parfaitement lucide en considérant les deux acceptions
comme inexactes et schématisantes.
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Les deux contextes, euro-américain et (sino-) japonais mettent des accents, l’un plutôt sur
l’individu mais pas exclusivement, l’autre plutôt sur l’ensemble mais pas exclusivement. En fin de
compte, quel que soit le type d’individualisme que l’on traite, il faut le définir, précise Yamazaki, et
le situer entre les deux extrêmes négatifs: évolution vers le collectivisme (集団化 shûdanka) et
anomie ou absence d’ordre (無秩序 mu-chitsujo).
A travers sa redéfinition de l’individu, Yamazaki procède aussi à une réflexion sur la société de
masse. Contrairement à la « masse » selon Ortega y Gasset (que Yamazaki cite et dont l’œuvre
principale date de 1930) qui se complaît à partager, tous ensemble, les mêmes désirs, et qui est
stagnante, avec une élite qui la surplombe, la nouvelle masse d’aujourd’huit a, selon Yamazaki,
une grande conscience d’elle-même, et se diversifie. L’individu n’est plus une entité fixe, avec des
besoins prévisibles, au contraire, il est dynamique, une continuité flexible qui est appelé à avancer
(Yamazaki page 189). Dans tous les cas, l’individu est inséré dans un contexte, la société, le
groupe, un cadre de vie, qui sont eux-mêmes soumis à des changemetns et de ce fait
dynamiques.
Benasayag, bien qu’issu d’un tout autre contexte en tant que psychanalyste, philosophe et ancien
prisonnier politique en Argentine, aboutit à une pensée nouvelle très similaire : écarter cet individu
qui est coupé du monde et devient la force motrice d’une vie irréelle de lutte pour le pouvoir et de
lutte contre l’angoisse.
Nous avons cité Schmitz ci-dessus, qui se fait l’exégète de la pensée de Nishida (sans la
connaître, soit précisé) en écrivant que l'ensemble des éléments d'une situation qui concerne
quelqu'un est appelé subjectif. Indépendamment de Schmitz et de Nishida, Benasayag rebondit
sur cette idée. Pour lui l’individu roi est un mythe, et ne sont valables que les « situations » qu’il
définit comme suit :
« Nous appelons « situation » un multiple convergent (consistant). Une situation est un mode
d’être et par conséquent une dimension de la réalité, un niveau d’organisation. […] qu’il ne peut
exister de « situation universelle », que la situation est toujours concrète et que les situations sont
multiples, que chacune d’entre elles existe sous condition d’une certaine « incomplétude ». Cette
incomplétude ne signifie pas « défaut » ou manque, au contraire : […] une dimension de la réalité
existe toujours en tant que plénitude. » [1, pp. 81-81]
La « situation » ne peut pas être décrite comme une entité fixe et indépendante, elle est
complètement impliquée dans l’agir de la personne. De ce fait, l’évolution de la société comme
lieu de vie de l’individu doit être prise en compte.
Dans ce sens, l’analyse de Yamazaki serait incomplète s’il n’avançait pas un autre aspect très
important de l’évolution économique du Japon à savoir la grande richesse du pays générée vers le
milieu des années 1980 qui a provoqué un changement de paradigme sociétal. Yamazaki a donné
le nom de « société de consommation » à ce nouveau modèle, par opposition à la « société de
production » des décennies précédentes. Or, Yamazaki donne une définition quelque peu
différente de la notion de consommation (消費 shôhi) en la contrastant avec le terme shômô
(消耗 consommer en faisant disparaître). La consommation évoque chez Yamazaki un nouveau
rythme plus lent, où on savoure à nouveau les beautés de la vie, et où l’individu retrouve du temps
à soi. Le nouveau paradigme est sous le signe de l’art alors que la société de production était
placée sous le signe de la technologie.
Cette ambiance des années 1980 aurait donc permis que l’inividu souple surgisse en même
temps et conjointement avec une nouveau type de société.
Ceci est intéressant à plusieurs titres. Notamment dans le domaine de l’industrie aujourd’hui, où le
discours sur l’individu interpelle actuellement. Car les entreprises japonaises sont appelées à
relever le défi de la concurrence internationale. Et beaucoup pensent qu’en sortant du moule, les
Japonais auraient plus de chance de se profiler sur le plan international. Ce n’est pas le travail
manuel qui manque d’excellence, ce n’est pas non plus la créativité et les projets pour de futurs
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nouveaux marchés qui manquent. C’est la capacité d’assurer la directionet de prendre la tête d’un
mouvement qui manque.
Conclusion
Chez nous aussi, les questions concernant le rôle et la place de l’individu, de l’individualisme, sont
d’actualité. Au Japon, le groupe cède un peu de terrain à l’ individu, il s’assouplit et s’ouvre ; tandis
que chez nous, il y a un mouvement (souvent forcé, toutefois) de l’Individu vers le groupe sous
forme d’appel à la solidarité.
Si nous souhaitons tirer une conclusion qui nous permettra, actuellement, de mieux comprendre
le monde et de mieux y vivre, il est important de garder à l’esprit le nouveau type d’individu dont
nous avons essayé de dégager les traits, à mi-chemin entre individu autonome et individu dissolu
dans le groupe.
Le changement de théories ou de modes de vie est généralement précédé par un changement
d’ambiance, pour reprendre l’idée de Schmitz. C’est cette ambiance qui initie de nouveaux
comportements et de nouvelles expressions, surtout artistiques dans un premier temps. La
sensibilité artistique permet de capter et de transcrire les nouveaux modes d’être. La transition est
subtile au début, avant de déclencher un mouvement général. L’artiste a le pressentiment de ce
que la masse ordinaire des gens sentira à retardement.
Notre compréhension du monde commence par notre activité (créatrice) individuelle. Néanmoins,
cet individu que nous sommes chacun, n’est jamais coupé de son contexte. La société dans
laquelle il vit, le groupe auquel il appartient, lui sont indispensables. Idéalement, individu et groupe
sont en synergie sans prédominance de l’un sur l’autre. Sous cette angle, les contributions
japonaises (de Nishida et Yamazaki et bien d’autres) peuvent être une source d’inspiration, tout
comme quelques penseurs européens.
Après avoir déblayé les questions de l’individu et du groupe, et la question de l’individu et du
monde, la véritable question qui se pose maintenant est de savoir, comment utiliser ces
connaissances pour vivre en individu créatif sur cette terre, comment transposer la réflexion en
action, et de se demander : « qu’est-ce que j’ai envie de changer ? » C’est peut-être sacrilège
dans le contexte d’une discipline comme la philosophie, mais personnellement j’aime les textes qui
m’autorisent, en tant que philosophe, à ne pas rechigner à me réinsérer dans le quotidien. Ce que
je fais volontiers.
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Bibliographie
[1] BENASAYAG Miguel, Le mythe de l’individu (1998). La Découverte poche, Paris 2004.
[2] NISHIDA Kitarô 西田 幾多郎 (1870-1945)
『芸術と道徳』 (Geijutsu to dôtoku, Art et morale, 1923). 西田幾多郎全集 Nishida Kitarô Zenshû
(NKZ, Nishida Kitarô Œuvres complètes)、東京、岩波書店 (Tôkyô, Iwanami shoten) vol.3,
1988.
[3] SCHMITZ Hermann (*1928) System der Philosophie. 5 Bde. Bonn, Bouvier.
Bd. 2, 1. Teil: Der Leib, Bonn 1965; Bd. 2, 2. Teil: Der Leib im Spiegel der Kunst, Bonn 1966.
[4] YAMAZAKI Masakazu 山崎正和 (*1926)
『柔らかい個人主義の誕生』(Yawarakai kojin-shugi no tanjô, Naissance d’un individualisme
souple,1987) 中公文庫 2001Chûkô bunko (éd de poche), 2001.
Etant donné le cadre limité de cet article, veuillez consulter ma cyber-thèse, chap. 3.4 :
http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses2003/StadelmannBoutryB/meta.html
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