LE MONDE ECO & ENTREPRISE Date : 04 NOV 16 Page de l'article : p.7 Journaliste : Pierre-Yves Gomez Périodicité : Quotidien Page 1/1 IDEES ENTREPRISES Une histoire de la souveraineté universelle des nombres PAR PIERRE-YVES GOMEZ P ourquoi Moïse qui, selon la Bible, dirigea héroïquement les Hébreux pendant quarante années d'exode pour gagner la Terre promise, mourut-il juste avant d'y pénétrer? Des exégètes expliquent cette punition divine par une faute impardonnable du prophète : il avait accepté que le peuple soit recensé, comme on le lit dans le texte appelé précisément... le livre des Nombres. Or un tel décompte réduisait les membres de la communauté à n'être que des agrégats indifférenciés. Il les niait en tant que personnes libres et singulières, ce qui pouvait fonder le pouvoir exercé sur les humains sur des abstractions chiffrées. Une transgression qui attira le jugement divin. Le philosophe Michel Henry (19222002) appelle «moment Galilée» le basculement idéologique à partir duquel, au XVIe siècle, le monde occidental se défait de la prohibition à l'égard des dénombrements (Auto-donation, Beauchesne, réédition 2004). Depuis Galilée, on considère que l'Univers est écrit dans une langue mathématique. Pour le comprendre scientifiquement afin d'agir rationnellement, il faut passer par la géométrie, les équations, les comptages et les nombres. Ce renversement de perspective toucha d'abord les sciences physiques et il s'étendit, par analogie, aux sciences humaines. La société autant que la matière doivent être chiffrées afin d'être déchiffrées. Ainsi vint le temps que le sociologue Alain Supiot a décrit dans ses cours au Tous droits réservés à l'éditeur Collège de France comme celui de La Gouvernance par les nombres (Fayard 2015). Les relations entre les humains ont été réduites et résumées par des agrégats, des circuits abstraits et des livres de comptes. La comptabilité nationale a simplifié le fourmillement des flux économiques réels en grandes fonctions, le produit intérieur brut a cristallisé la richesse des nations et les recensements, puis les sondages ont rangé les citoyens dans des catégories sociales. Le gouvernement « moderne » des humains a trouvé sa légitimité dans la traduction algébrique et la capacité à rationaliser les décisions aux termes de calculs. Ainsi s'est imposé un ordre politique fondé sur l'économique. Les entreprises sont apparues en même temps que cet ordre nouveau. Originellement, elles sont nées comme des projets de personnes singulières fondant ensemble une «compagnie» pour profiter de «l'économie qui pourra en résulter» (art. 1832 du code civil). Les Anglais parlent encore d'« aventure entrepreneuriale » (business venturing) pour parler de la création d'entreprise. NORMES IMPOSÉES Mais en s'institutionnalisant, les «compagnies» sont devenues des organisations où s'exerce plus qu'ailleurs la gouvernance par les nombres. On s'est mis à découper les temps, la durée du travail, les cadences, les rythmes de production, les objets produits, les rebuts, les types de clients et les salariés, et à les décomp- ter. Au début du XXe siècle, Taylor a inauguré l'organisation scientifique, c'est-à-dire calculatrice, du travail. Après 1945, la comptabilité est devenue obligatoire et le contrôle de gestion a structure le fonctionnement de l'entreprise « bien gérée ». Puis la mondialisation a imposé des normes de production et la financiarisation une évaluation universelle des résultats. La singularité des personnes et des expériences de travail a ainsi été absorbée par les nombres, y compris les acteurs du gouvernement de ce système. Les codes et les lois ont défini les quotas d'administrateurs indépendants (au moins 30 %), de réunions annuelles (au moins 4), d'administratrices (40 % dans les entreprises cotées), ou d'administrateurs salariés (i pour les entreprises de plus de 5000 salariés dont le conseil est composé de moins de ii membres, 2 au-dessus). Pour juger de la «bonne gouvernance», il suffit de considérer la conformité à ces chiffres conventionnels, ce qui évite d'examiner les actes ou les vertus des gouvernants. Jusqu'à son sommet, l'entreprise est devenue l'archétype du gouvernement par les nombres, une matrice algébrique anonyme en mouvement vers une Terre promise abstraite où s'accroissent les chiffres d'affaires et les parts de marché. • Pierre-Yves Gomez est professeur de management stratégique et directeur de l'Institut français du gouvernement des entreprises à ['EM Lyon Business School LYON18 4423459400508