Position de thèse - Université Paris

publicité
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III : Littératures françaises et comparée
Centre de Recherche en Littérature comparée
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Littérature comparée
Présentée et soutenue par :
Sibylle LESOURD
le : 06 février 2016
L’Enfant protagoniste
Naissance, mouvances et paradoxes d’une figure clé du théâtre
contemporain pour la jeunesse en France et en Italie (19592015)
Sous la direction de :
Mme Henriette LEVILLAIN – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Membres du jury :
Mme Marie BERNANOCE – Professeur, Université Stendhal-Grenoble 3
M. Joseph DANAN – Professeur, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
M. François LECERCLE – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Mme Déborah LÉVY-BERTHERAT – Maître de Conférences, École Normale Supérieure
Position de thèse
Le théâtre pour la jeunesse est un théâtre de recherche où se redéfinissent à chaque fois
le désir et les modalités d’une rencontre entre des créateurs et un public spécifique. Notre
travail met en lumière la construction historique de ce théâtre en France et en Italie et donne à
comprendre les expérimentations menées par les pionniers du domaine. Il se concentre sur
l’apparition d’un nouveau protagoniste du champ théâtral, l’enfant, et cherche à savoir si ce
dernier se situe bien au cœur des processus de création. La thèse comprend deux parties : elle
souligne d’abord le rôle déterminant qu’a joué l’animation théâtrale au tournant des années
1960-1970, alors qu’émergeait l’idée d’une transition naturelle entre expérience artistique
avec les jeunes et œuvre dramatique à leur intention. Puis elle montre comment, des années
1980 à nos jours, la recherche artistique s’est cristallisée sur l’enfant spectateur, cible
spécifique des metteurs en scène et des dramaturges.
I – L’enfant, un partenaire possible de la création théâtrale
Premier chapitre : L’animation théâtrale, une préhistoire du théâtre pour enfants
À partir des années 1960-1970, des artistes de théâtre se sont demandé jusqu’à quel
point leur travail de création pouvait être mené en collaboration avec l’enfant. Engageant une
certaine foi dans les potentialités créatives des plus jeunes – fondée sur le respect de leur
personne et parfois sur ce qu’on pourrait appeler un mysticisme de l’enfance – ces artistes ont
recherché l’immersion dans les espaces où pouvait s’exprimer la culture enfantine, au premier
rang desquels figurait l’école.
Inventée par la créatrice française Catherine Dasté, puis largement diffusée en Italie du
Nord, l’animation théâtrale a pu apparaître comme une « méthode miracle » : recueillant
directement à la source enfantine les matériaux propices à la création, elle conférait un gage
d’authenticité à un théâtre pour l’enfance qui n’inspirait jusque-là que suspicion. De Dasté à
Rodari, en passant par les expériences du Teatro del Sole et du Teatro Gioco Vita, les
méthodologies ont différé mais l’animation s’est toujours fondée sur une collusion féconde
entre pratique créative avec les jeunes et invention dramatique à leur intention. Elle démontre
son efficacité en matière de production de spectacles qui, issus de la pensée enfantine, sinon
structurés par elle, trouvent naturellement écho auprès du jeune public auquel ils s’adressent.
Ce premier théâtre pour l’enfance récuse toute prétention littéraire mais revendique, à côté de
ses enjeux esthétiques, une ambition inédite qu’on pourrait qualifier d’anthropologique,
comparable à celle de Peter Brook lorsqu’il crée avec des tribus africaines. Pour les artistes
animateurs, l’essentiel n’est pas tant de jouer devant des enfants que de trouver avec eux
l’énergie conduisant à la réalisation d’un spectacle.
Dans ce chapitre, nous insistons également sur la portée politique de l’animation
théâtrale, apparaissant comme un ferment de régénération artistique et sociale. Introduite à
l’école, elle n’est pas mise au service de la pédagogie institutionnelle mais se veut
émancipatrice et subversive. Cette dimension s’accuse après mai 1968. En Italie, la ville de
Turin catalyse le phénomène. Les diverses expériences qui y voient le jour en quelques années
ouvrent la voie à un « théâtre des enfants » qui récuse la mystification du « théâtre pour
enfants » et considère que l’acte théâtral véritable s’accomplit non pas dans une réception
consommatrice, mais dans un « faire » émancipateur. La découverte d’un texte de Walter
Benjamin, Pour un théâtre d’enfants prolétariens, écrit en 1931 à partir de l’expérience de la
comédienne lettone Asja Lacis avec les enfants traumatisés et les orphelins de guerre après la
Révolution russe, apporte une caution philosophique à la démarche des artistes animateurs.
Deuxième chapitre : L’invention du théâtre jeune public
Pour qu’un théâtre jeune public existe, il faut pourtant que l’adulte reprenne ses
responsabilités de créateur de sorte que les enjeux éthiques émergés durant la période de
l’animation puissent trouver leur juste expression sur le terrain esthétique. Historiquement,
l’engagement des artistes dans l’animation a préfiguré la naissance de formes esthétiques
nouvelles destinées à l’enfant spectateur. Ce deuxième chapitre expose donc les enjeux de la
transition entre animation et théâtre jeune public.
Dès la fin des années soixante, en Italie, on observe une période de tension entre les
animateurs et les professionnels du théâtre pour enfants. Les premiers, incontestablement plus
novateurs, privilégient l’expérience au détriment de l’œuvre et donnent vie à des objets
théâtraux paradoxaux, inextricablement liés aux lieux et aux circonstances dans lesquels ils se
produisent. L’originalité d’un spectacle comme Un paese, de Remo Rostagno et Sergio
Liberovici, est saluée à la Biennale de Venise. Cependant, lorsque l’utopie animatrice donne
des signes d’essoufflement, le professeur Gian Renzo Morteo s’impose comme une figure
conciliatrice et convainc peu à peu les artistes du fait que l’animation doit être considérée non
pas comme une fin en soi, mais comme une propédeutique à la création.
En France, le consensus est plus immédiat. Au festival d’Avignon 1969, émerge déjà
avec clarté l’idée d’un théâtre pour la jeunesse joué par des comédiens adultes. Les trois
compagnies programmées – le Théâtre de la Clairière, la Pomme Verte et le Théâtre des
Jeunes Années – tirent de l’animation une méthodologie visant à créer un nouveau théâtre
pour les jeunes. Quoique instituant une barrière claire entre scène et salle, entre créateurs et
destinataires, elles revendiquent le fait de donner une marge de manœuvre à l’enfant
spectateur. Son rôle ne saurait se réduire à la participation (qui n’est qu’un ersatz d’action) :
l’enfant doit être amené à se positionner face à la création, dans une perspective elle-même
créative, ou critique. Le Théâtre des Jeunes Années affirme néanmoins sa singularité en
proposant un spectacle « adulte » de part en part, fondé sur l’écriture d’un auteur.
En France comme en Italie, le théâtre jeune public va, par la suite, se développer et
s’institutionnaliser sous l’impulsion des compagnies « spécialistes », qui revendiquent une
connaissance fine de la réalité psychologique et sociale de l’enfant. Nous remarquons
toutefois l’existence précoce d’un contre-modèle français, qui s’incarne en 1973 dans
l’éphémère Théâtre National des Enfants (à Chaillot) : lorsqu’Antoine Vitez, metteur en scène
patenté, prétend inventer un théâtre pour les jeunes sans prendre en compte la spécificité du
destinataire en se référant à un absolu de l’art, il fait chanceler l’hypothèse fondatrice d’un
théâtre spécialisé, garant des intérêts culturels de l’enfant.
II – De l’enfant spectateur à l’enfant personnage
Troisième chapitre : Le jeune spectateur, un interlocuteur spécifique
Tout au long de cette partie, nous sommes guidée par la figure de Peter Pan, le
« garçon qui ne voulait pas grandir », inventé par James Matthew Barrie en 1904. Or le
dramaturge donne le nom de « Peter » à l’enfant qui, dans la didascalie inaugurale, assiste
sans le comprendre au rituel du lever de rideau. On relève un phénomène comparable dans
L’Oiseau bleu de Maeterlinck, une féerie pour enfants datant de 1906. Il est donc possible de
situer à l’orée du XXe siècle deux œuvres du répertoire théâtral européen où s’esquisse pour la
première fois la figure de l’enfant spectateur, relayée par celui qu’on peut appeler son double
scénique, l’enfant protagoniste. Le jeune spectateur est caractérisé à la fois par son
incompétence – il ne dispose pas des connaissances minimales liées au rituel théâtral – et par
son profond désir de voir, d’être séduit par le spectacle. En dépit de ses apparentes
insuffisances, il ne demande qu’à être ravi.
À partir des années 1970-1980, l’émergence d’un théâtre pour le jeune public conduit
au premier plan la figure de l’enfant spectateur. L’attention grandissante des créateurs à son
égard se traduit par une réflexion exigeante sur la communication théâtrale : la spécificité de
la réception enfantine, considérée comme une richesse, les amène à concevoir de nouvelles
formes de propositions artistiques. Dans ce chapitre, nous mettons l’accent sur l’invention
d’un théâtre visuel qui cultive la fascination par l’image, le geste et la matière, et d’un théâtrerécit où la performance théâtrale est dominée par la voix du conteur. Le théâtre d’objets,
devenu l’une des formes dominantes du théâtre jeune public contemporain, combine les deux
pratiques et revendique une évolution de l’adresse en direction d’un public intergénérationnel.
La question des contenus est également stimulante dans la mesure où la quasi absence
de répertoire fait du théâtre pour la jeunesse le territoire de tous les possibles. Certains
metteurs en scène recherchent des supports textuels ayant fait leur preuve auprès des jeunes
lecteurs : de l’adaptation-recréation au palimpseste, le conte joue un rôle très remarquable
dans l’élaboration du répertoire théâtral pour la jeunesse. D’autres considèrent qu’il faut aller
plus loin dans la recherche de contenus adressables au jeune public en nourrissant le
répertoire d’œuvres délibérément non enfantines. Dès les années 1980, nous observons
l’étonnante percée d’un esprit beckettien dans le théâtre jeune public, et, plus généralement,
une affinité de la création pour la jeunesse avec le « nouveau théâtre », encore appelé théâtre
de l’absurde. Au fil du temps, les artistes vont ainsi étendre le champ des possibles, tant
esthétiques que thématiques, au nom de la liberté du jeune spectateur. Au cours de ce
processus, l’audace des metteurs en scène est peu à peu relevée par celle des auteurs.
Quatrième chapitre : Le triomphe de l’enfant personnage
Nous abordons enfin la question de l’enfant personnage, ultime figure clé du théâtre
jeune public contemporain. Pour les créateurs de théâtre, il est difficile de la contourner mais
elle leur pose un vrai problème dans la mesure où pour des raisons éthiques, les rôles
d’enfants ne peuvent être joués par des enfants acteurs, comme cela se produit au cinéma. Or
un comédien adulte peut-il incarner un enfant personnage de façon crédible et satisfaisante ?
La question est ouverte au milieu des années 1990, alors que les premiers héros de la
littérature enfantine (Alice, Mowgli, Tom Sawyer, le Petit Prince…) conquièrent la scène
théâtrale.
En 1994, la compagnie parmesane des Briciole (l’une des plus importantes du théâtre
jeune public italien, dont nous rappelons dans ce chapitre le parcours significatif) invente une
solution originale : le spectacle La Poupée dans la poche repose en effet sur la capture d’une
enfant spectatrice qui doit inscrire durablement sa présence à la fois sur la scène et dans la
dramaturgie du spectacle. La pièce ne pourra jamais être identique d’une représentation à
l’autre : elle reposera entièrement sur la qualité de la communication réalisée entre la
comédienne et l’enfant. À nos yeux, la grande force de ce spectacle est de confondre les rôles
de l’enfant personnage et de l’enfant spectateur, donnant ainsi une réalité concrète à l’utopie
caressée depuis ses origines par le théâtre pour les jeunes. Dépassant sans les renier les
objectifs de l’animation, les Briciole montrent qu’au sein d’une fiction théâtrale, il est
possible de faire évoluer côte à côte l’enfant et l’artiste, la Vie et le Théâtre, sans que l’un ou
l’autre y sacrifie son identité.
De l’autre côté des Alpes, les enfants personnages triomphent dans le nouveau
répertoire théâtral qui émerge à l’orée du
e
XXI
siècle. Nous consacrons une partie de ce
chapitre à montrer que l’essor éditorial français constitue à ce jour un cas exceptionnel : en
France, le théâtre a pu s’affirmer comme un nouveau genre de la littérature de jeunesse. Nous
analysons ensuite la production dramatique des principaux auteurs actuels : dans un théâtre
qui n’a pas abdiqué la matière narrative, où la notion d’apprentissage est déterminante, nous
constatons que l’enfant reste souvent le sujet de l’action ; même dans des dramaturgies très
contemporaines où celle-ci est mise en crise, il incarne vis-à-vis d’elle un facteur décisif de
relance. Mais son rôle de protagoniste de point de vue, capable de modifier les contours de la
réalité théâtrale, nous semble plus décisif encore.
Sur la scène, l’enfant personnage est la plupart du temps incarné par un adulte. Il noue
alors avec l’enfant spectateur une relation spéculaire susceptible d’enrichir le jeu comme la
réception. Quelques études de spectacles nous permettent de vérifier que la figure de l’enfant
personnage ne saurait se confondre avec l’interprétation que le comédien en donne. Elle
n’existe en réalité que dans l’imaginaire, au croisement entre le regard projectif de l’enfant
spectateur et l’espace de jeu que se construit le comédien. Son existence, construite dans
l’intersubjectivité, se fonde donc sur l’accord singulier qui parvient à s’établir, de manière
secrètement négociée, entre le comédien et le jeune spectateur.
Téléchargement