La démence vasculaire : le début d’une nouvelle ère Les connaissances scientifiques sur la démence vasculaire (DV) ont évolué rapidement depuis 10 ans et elles ont élargi le concept de démence à infarctus multiples (DIM). Aujourd’hui, on reconnaît toute une gamme de syndromes vasculaires cérébraux pouvant entraîner la DV, notamment l’infarctus lié à une aire cérébrale stratégique, la DV sous-corticale et l’angiopathie amyloïde. Les chercheurs s’intéressent maintenant au trouble cognitif vasculaire (TCV) sans démence susceptible d’être traité en corrigeant les facteurs de risque vasculaires et en influant sur les mécanismes de l’accident vasculaire cérébral (AVC) avant que la démence atteigne le stade clinique. En effet, des résultats d’études démontrent qu’en traitant les facteurs de risque vasculaires chez des sujets asymptomatiques on réduit le risque de démence. Les inhibiteurs de la cholinestérase offrent désormais une nouvelle option thérapeutique pour soulager les symptômes de la DV, puisque les études cliniques ont démontré leurs effets bénéfiques sur la cognition, le comportement et la capacité fonctionnelle. par Inge Loy-English, M.D., FRCPC, et Howard Feldman, M.D., FRCPC Épidémiologie D’après l’Étude canadienne sur la santé et le vieillissement (ECSV), la démence vasculaire (DV) est la deuxième cause la plus fréquente de la démence, avec 1,5 % de la population canadienne âgée de plus de 65 ans qui en souffre1. Dans la foulée de l’ECSV, l’étude ACCORD (A Canadian Cohort Study of Cognitive Impairment and Related Dementias) a montré que 8,7 % des personnes Inge Loy-English, M.D., FRCPC Professeur adjoint Division de neurologie Faculté de médecine Université d’Ottawa Ottawa (Ontario) Howard Feldman, M.D., FRCPC Professeur, division de neurologie Faculté de médecine Clinique de la maladie d’Alzheimer et des démences connexes Université de la Colombie-Britannique Vancouver (Colombie-Britannique) orientées vers les cliniques de traitement de la démence au Canada étaient atteintes de DV2. Outre les patients souffrant d’une démence causée de toute évidence par une maladie vasculaire cérébrale (MVC), il y a des patients qui présentent un TCV sans par ailleurs être atteints de démence. Dans la population de l’ECSV, on estime que 2,6 % des sujets souffraient d’un TCV non accompagné de démence3, alors que, dans la population de l’étude ACCORD, ce pourcentage était de 18 %2. Le risque de DV augmente avec l’âge (quoique de façon moins marquée que le risque de maladie d’Alzheimer [MA]), et il est en général plus élevé chez les hommes que chez les femmes4. Le taux de prévalence de la démence subséquente à un AVC est de 25 % environ5. Le très lourd fardeau de la MVC et de ses répercussions sur la fonction cognitive pose un défi gigantesque pour notre société vieillissante. 4 • La Revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Septembre 2003 Classification et caractéristiques cliniques Les définitions de la DV ont évolué depuis quelques années. Dans la DV conséquente à une MVC, les premières descriptions étaient axées sur les infarctus multiples dans les régions corticale et sous-corticale. Dans cette forme de DV, l’apparition et l’aggravation du trouble cognitif sont reliées chronologiquement à un AVC ou à un accident ischémique transitoire (AIT). Pour leur part, les définitions récentes avancent que la DV est un trouble hétérogène dont les signes et les symptômes sont liés à la zone corticale ou sous-corticale touchée par l’AVC. La détérioration s’effectue en général par paliers et on observe des déficits neurologiques en foyer évidents liés aux AVC précédents. Hachinski a élaboré une échelle d’évaluation de l’ischémie (score d’ischémie de Hachinski) pour aider à discerner la DV de la MA (Tableau 1)6. Cette échelle inclut des aspects caractéristiques de la DV auxquels on a assigné une valeur de 1 ou de 2. Un score > 7 correspond au diagnostic de la DV ou de la DIM, un score de 4 à 7 correspond au diagnostic de la démence mixte et un score < 4 correspond au diagnostic de la MA ou d’une autre forme de démence de cause non vasculaire. La Figure 1 présente des exemples de troubles vasculaires qui s’accompagnent à la fois d’un TCV et de la DV. DIM. Le concept de la DIM (Figure 1A) a évolué progressivement et inclut maintenant la démence qui accompagne un plus large éventail de troubles vasculaires cérébraux. DV sous-corticale. Cette entité regroupe la maladie de Binswanger et l’état lacunaire. Son début est insidieux chez plus de 50 % des patients, et l’évolution par paliers est très rare. Les patients présentent souvent des déficits neurologiques en foyer à l’examen (faiblesse unilatérale ou bilatérale discrète, signes de Babinski, déficits sensoriels, dysarthrie), mais ils ont rarement des antécédents d’AIT ou d’AVC certains. On note parfois une démarche atypique (« marche à petits pas ») attribuable à des lésions sous-cortico-frontales. Sur le plan cognitif, on constate un dysfonctionnement frontal proéminent qui se manifeste par des anomalies des fonctions exécutives (planification, enchaînement et organisation). L’altération de la mémoire dans le TCV et dans la DV est souvent légère, surtout en comparaison de la MA; la perte mnésique porte surtout sur les rappels plutôt que sur la reconnaissance. La tomodensitométrie (TDM) ainsi que l’imagerie par résonance magnétique (IRM) – cette dernière étant plus efficace – mettent en évidence des lésions ischémiques étendues et des infarctus lacunaires dans les zones profondes et superficielles de la substance blanche et de la matière grise, et ce, des deux côtés du cerveau (Figure 1B). Infarctus « stratégique ». On reconnaît de plus en plus l’impor- tance de ce type d’infarctus dans le TCV et dans la DV. Bien que, dans les autres formes de DV, on estime que le volume total des lésions cérébrales doit être de 100 cm3 pour que la démence s’installe, dans la démence à infarctus stratégique, le dixième seulement de ce volume suffit pour causer la démence7. Parmi les exemples de lésions stratégiques, on note des infarctus dans le thalamus, l’hippocampe ou le gyrus angulaire dominant (Figure 1C). Le trouble cognitif d’importance clinique est entièrement fonction du siège des infarctus stratégiques. Dans le cas des infarctus thalamiques bilatéraux, on observe parfois un syndrome amnésique dense accompagné de paralysie bilatérale de l’élévation du regard. Une lésion grave du gyrus angulaire dominant peut causer le syndrome de Gerstmann (indistinction droite-gauche, agnosie digitale, acalculie et agraphie). Il importe de savoir reconnaître le phénotype de l’infarctus stratégique unique pour faciliter le diagnostic précoce et le traitement. Hypoperfusion corticale globale. Il s’agit d’un autre sous-type de DV survenant après un arrêt cardiaque (Figure 1D). Troubles hémorragiques. Ils sont aussi des sous-types de la DV (angiopathie amyloïde cérébrale ou troubles survenant après une hémorragie méningée) (Figure 1E). CADASIL. Les infarctus multiples causant la démence ont parfois des causes héréditaires rares. Une entité décrite récemment et appelée Cerebral Autosomal Dominant Arteriopathy with Subcortical Infarcts and Leukoencephalopathy (CADASIL) est de plus en plus reconnue comme une cause de la DV sous-corticale inexpliquée chez des patients jeunes ou dans la quarantaine (Figure 1F). Il importe de souligner que tous les sous-types de TCV et de DV décrits auparavant peuvent coexister avec la MA, ce qui se traduit par une démence Tableau 1 Score d’ischémie de Hachinski* Critère Début brusque Aggravation par paliers Évolution fluctuante Confusion nocturne Conservation relative de la personnalité Dépression Plaintes somatiques Labilité émotionnelle Antécédents d’hypertension Antécédents d’AVC Signes d’athérosclérose Symptômes neurologiques en foyer Signes neurologiques en foyer * Score 2 1 2 1 1 1 1 1 1 2 1 2 2 Un score > 7 évoque la DV; un score < 4 évoque la MA ou une autre forme de démence non vasculaire; un score de 4 à 7 évoque une démence mixte. D’après Rosen WG et coll. Ann Neurol 1980; 7:486-8. mixte. On a signalé ce type de démence mixte chez environ 18,7 % de tous les patients de l’étude ACCORD qui ont reçu un diagnostic de démence2. Critères diagnostiques Dans les recherches sur la DV, on utilise trois ensembles de critères diagnostiques : 1) les critères du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DMS, 4e édition); 2) les critères de la Classification internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM, 10e édition); 3) les critères du National Institute of Neurological Disorders and Stroke (NINDS)-Association internationale pour la recherche et l’enseignement en neurosciences (AIREN)8-10. Bien que ces critères ne soient pas appliqués systématiquement en médecine clinique, il vaut la peine de tenir compte de certains éléments diagnostiques (Tableau 2). D’après les critères NINDS-AIREN, lesquels sont le plus souvent utilisés dans les études cliniques récentes, on La Revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Septembre 2003 • 5 Figure 1 Types de DV A) DIM D) Hypoperfusion doit démontrer une relation temporelle avec le début de la démence dans les trois mois qui suivent le diagnostic d’un AVC d’importance clinique. En outre, la neuroimagerie doit mettre en évidence des lésions ischémiques pour permettre de poser le diagnostic. Traitement Les principes fondamentaux du traitement du TCV et de la DV sont axés sur la prévention d’autres AVC ischémiques. Or, des données récentes appuient le recours aux inhibiteurs de l’acétylcholinestérase pour traiter la DV. Facteurs de risque vasculaires a) Hypertension. On sait depuis longtemps que l’hypertension artérielle est un facteur de risque d’AVC et de DV, mais ce n’est que depuis peu qu’on connaît les effets bénéfiques du traitement antihypertensif pour prévenir la démence. Les chercheurs de l’étude Systolic Hypertension in Europe (Syst-Eur) ont examiné les B) DV sous-corticale E) Trouble hémorragique effets du traitement de l’hypertension systolique chez des sujets dans la quarantaine11. Cette étude comparative à répartition aléatoire, à double insu et avec témoin placebo avait pour but de comparer l’efficacité de la nitrendipine, avec ou sans énalapril et avec ou sans hydrochlorothiazide, à celle du placebo pour abaisser la tension artérielle (TA) systolique à moins de 150 mm de Hg. Les résultats ont révélé une diminution de 55 % de l’incidence de la démence (intervalle de confiance [IC] de 95 %, 24-73) et une réduction de 42 % de l’incidence des AVC (IC de 95 %, 17-60) dans le groupe de traitement actif12. On a noté également un nombre moins élevé de cas de DV et de MA dans le groupe de traitement actif. Dans un article synthèse récent portant sur toutes les études qui ont évalué les effets du traitement antihypertensif sur le TCV13, les auteurs concluent que le traitement antihypertensif administré à des personnes 6 • La Revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Septembre 2003 C) Infarctus stratégique unique F) CADASIL âgées est sûr et efficace pour réduire la morbidité et la mortalité. Les inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ECA) et les bloqueurs des canaux calciques (BCC) (surtout la nicardipine et la nitrendipine) sont appuyés par les données les plus convaincantes sur le plan de la prévention du TCV associé à l’hypertension. En revanche, les données à l’appui du traitement avec les diurétiques et les bêta-bloquants sont moins nombreuses à cet égard. b) Diabète. La relation entre le diabète et l’AVC est également bien connue, et on a démontré récemment une relation entre le diabète et l’apparition du trouble cognitif. Dans son article synthèse récent, Cochrane14 a conclu que le risque de trouble cognitif augmente du double chez les patients diabétiques, comparativement à la population générale. Bien que les résultats ne soient pas aussi concluants quant aux effets du traitement hypoglycémiant pour réduire Tableau 2 Critères diagnostiques de la DV probable DMS-IV CIM-10 NINDS-AIREN AVC ischémique et AVC hémorragique Présence de la détérioration par paliers Oui Oui Oui Non Distribution inégale des déficits cognitifs Signes neurologiques en foyer Non Oui (ou signes radiographiques d’une MVC importante) Oui Oui Oui Oui Oui Oui (ou relation temporelle entre l’AVC et la démence) Non Oui Non Oui Non Oui Non Non Oui Oui (ou signes cliniques d’une MVC importante) Non Oui : plusieurs AVC de gros vaisseaux ou lésions lacunaires multiples ou lésions importantes dans la substance blanche ou lésions stratégiques uniques Symptômes neurologiques en foyer Relation de cause à effet entre l’AVC et le trouble cognitif Relation temporelle entre l’AVC et le début de la démence Neuroimagerie des structures cérébrales requise l’incidence de la démence, des données montrent que la maîtrise de l’hyperglycémie a un effet favorable sur la fonction cognitive, du moins à brève échéance15,16. Ces effets favorables s’ajoutent aux bienfaits évidents de la maîtrise rigoureuse de la glycémie pour prévenir les complications diabétiques. c) AVC. Le traitement avec les inhibiteurs de la 3-hydroxy-3-méthylglutaryl-coenzyme A (HMG-CoA) réductase (statines) est aujourd’hui pratique courante dans la prévention secondaire des AVC. L’effet des statines sur le risque d’AVC chez des patients atteints de maladie coronarienne a été évalué dans deux méta-analyses récentes17,18. Ces analyses portant sur des données regroupées ont montré que le taux d’AVC avait diminué d’environ 25 % à 30 %. La Heart Protection Study (HPS)19 a permis d’évaluer les effets de la simvastatine sur divers paramètres vasculaires (AVC, infarctus du myocarde [IM] et décès). Dans cette étude comparative à répartition aléatoire et à double insu, 20 536 patients ont été répartis de façon aléatoire pour recevoir la simvastatine ou le placebo. Les risques d’AVC, d’IM et de décès ont tous diminué significative- ment dans le groupe de traitement actif, mais on n’a pas observé d’effet thérapeutique significatifs de la simvastatine sur les paramètres cognitifs évalués après cinq ans. d) L’homocystéine est depuis peu reconnue comme un facteur de risque de MVC et de démence. En effet, des études antérieures ont montré qu’il existe une relation linéaire indépendante entre le risque d’AIT et d’AVC et des concentrations croissantes d’homocystéine20. Le traitement administré pour abaisser les concentrations d’homocystéine est bien toléré et est fondé sur la prise quotidienne de suppléments de vitamine B6 (25 mg), de vitamine B12 (de 250 mg à 500 mg) et d’acide folique (de 2 mg ou 3 mg). Bien qu’aucune étude n’ait encore été menée pour évaluer spécialement les effets de ce traitement sur le TCV ou la DV, des études sont en cours pour examiner la pertinence de l’homocystéine comme cible thérapeutique pour abaisser le risque d’AVC et pour traiter la MA. Traitement avec les antiplaquettaires. Une seule étude comparative à répartition aléatoire a été menée pour évaluer les effets des antiplaquettaires sur la démence21. Cette étude à simple insu d’une durée de trois ans a été menée auprès de 70 patients atteints de DIM et répartis de façon aléatoire entre le groupe traité par l’acide acétylsalicylique (AAS) à raison de 325 mg ou le groupe ne recevant pas de traitement (groupe témoin). Les résultats montrent des améliorations significatives des paramètres de la perfusion cérébrale ainsi que des scores de la performance cognitive chez les patients traités par l’AAS, comparativement aux patients qui n’ont pas reçu de traitement. Cette étude clinique n’a pas été reproduite, et aucune autre étude n’a été menée pour évaluer d’autres antiplaquettaires (ticlopidine, clopidogrel, traitement d’association dipyradimole + AAS) ni la warfarine dans le traitement du TCV ou de la DV. Traitement symptomatique de la DV. La description des déficits cholinergiques dans la DV et le TCV a motivé des études cliniques récentes sur le traitement avec les inhibiteurs de la cholinestérase. Dans une étude comparative à double insu avec placebo, les chercheurs ont évalué l’innocuité et l’efficacité du donépézil dans la DV probable, définie d’après les critères NINDS-AIREN22. Les résultats révèlent des effets bénéfiques dans les groupes qui ont reçu le donépézil à La Revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Septembre 2003 • 7 raison de 5 mg ou 10 mg par rapport au groupe placebo en regard du score du Clinician’s Interview-based Impression of Change (CIBIC-plus), une échelle d’évaluation globale; le score de l’échelle d’évaluation psychométrique de la cognition dans les cas de MA (ADAS-Cog) a également été amélioré. Par ailleurs, une étude comparative à répartition aléatoire et à double insu a permis d’évaluer la galantamine chez des sujets atteints d’une DV probable et d’une DV mixte (MA-DV)23. Après six mois, le groupe traité par la galantamine présentait des résultats nettement plus favorables que le groupe placebo en ce qui concerne les scores CIBIC-plus et ADAS-Cog. Références 1. Lindsay J, Hebert R, Rockwood K. « The CSHA: risk factors for vascular dementia », Stroke 1997;28:526-30. 2. 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La description phénotypique des sous-types de TCV et de DV pourrait aider à mieux cibler les interventions thérapeutiques. À l’heure actuelle, la maîtrise énergique des facteurs de risque vasculaires est certainement une stratégie primordiale pour prévenir les Remerciements Les auteurs tiennent à remercier le Dr Doug Graeb et le Pr Philip Scheltens pour les images de TDM et d’IRM utilisées à la Figure 1. Ils remercient également chaleureusement M. Jacob Grand pour son aide à la rédaction de cet article. Based on recommendations of the 10th Revision Conference, 1989 and adopted by the 43rd World Health Assembly, 1992-1994. WHO, Genève, 1992. 10. Roman GC et coll. « Vascular dementia: diagnostic criteria for research studies. Report of the NINDS-AIREN International Workshop. », Neurology 1993;43:250-60. 11. Forette F et coll. « The prevention of dementia with antihypertensive treatment: new evidence from the Syst-Eur study », Arch Int Med 2002;162 (18):2046-52. 12. 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