20 |Migros Magazine 33, 15 août 2011
On a toujours dit que la sexua-
lité animale n’avait pour objectif
que la reproduction et donc la
survie de l’espèce. Et vous,
dans votre livre, vous prétendez
que le sexe ne sert à rien?
Il faut dissocier complètement la
reproduction et la sexualité. Si on
dissocie ces deux éléments, on va
beaucoup mieux comprendre ce
qu’est le sexe et d’où il provient que
si l’on persiste à penser que l’objec-
tif de la sexualité est la reproduc-
tion. Cela dit, ce n’était pas très
difficile à imaginer puisque nous
savons tous que l’être humain par-
tage des activités sexuelles qui sont
rarement reproductrices et il n’ya
que fort peu de raisons de supposer
que l’homme soit la seule espèce à
opérer cette différence.
Vous allez même jusqu’à
affirmer que «l’activité sexuelle
se présente bien davantage
comme un gaspillage inouï
d’énergie, une exubérance de
formes et d’organes superflus»!
La parade sexuelle des animaux, la
rivalité entre mâles ou entre femel-
les, tous ces comportements consti-
tuent des éléments de gaspillage
d’énergie. Sans compter le gaspil-
lage de cellules sexuelles: un simple
éjaculat chez le verrat, chez le porc
commun, ce sont quelques mil-
liards de spermatozoïdes qui par-
tent dans la nature pour un descen-
dant. Donc, on voit très bien que la
sexualité pratique un gaspillage qui
devrait apparaître d’un point de
vue évolutif tout à fait anormal.
Pourtant, 95% des espèces
copulent joyeusement. Il doit
bien y avoir une raison à cela?
La sexualité est quelque chose
d’extraordinairement commun et
qui est effectivement utilisée par
beaucoup d’espèces. La raison de
cette débauche, c’est que ça a un
intérêt pour les individus que de
pratiquer le rapport sexuel, un in-
térêt dans le plaisir, dans l’émo-
tion, mais surtout un intérêt pour
fabriquer de la diversité, de la va-
riation. La sexualité, surtout à tra-
vers la reproduction, est un élé-
ment clé de la sélection natu-
relle!
L’évolution du vivant serait ainsi
liée à l’amour, à la sexualité. Et
pas au résultat indirect d’une
adaptation comme le soutenait
Darwin ni à la sélection des
bons gènes comme l’affirment
les néodarwiniens…
Le néodarwinisme est fondé sur
l’hypothèse darwinienne qui, elle-
même, est fondée sur une théorie
très eugénique. En fait, la théorie
du meilleur et du plus fort repose
sur l’hypothèse que chaque espèce
s’améliore, s’adapte de mieux en
mieux à son environnement, coïn-
cide de plus en plus à une ponse
aux pressions qui sont exercées et
que finalement l’état actuel d’une
population, c’est quasiment le
meilleur des mondes.
Ce n’est pas le cas?
Non. Dans la alité, on s’aperçoit
très vite que ce ne sont pas forcé-
ment les meilleurs qui survivent,
mais plutôt les individus qui ont
eu de la chance, qui ont pu échap-
per à différentes formes de problè-
mes. Pourtant, l’hypothèse néo-
darwinienne reste très peu discu-
tée parce qu’elle se base sur
une idée relativement sim-
«L’évolution n’est pas une
histoire d’amour»
En matière de galipettes, les animaux sont de drôles de cocos! Saviez-vous,
par exemple, qu’ils jouent à la bête à deux dos pas seulement pour s’assurer une
descendance? Auteur de «La biodiversité amoureuse», le biologiste et chercheur
français Thierry Lodé lève un pan du voile sur cette sexualité riche, sauvage et débridée.
Bio express
Thierry Lodé a vu le jour le 26 avril 1956 à Tarbes (F). Curieux de
nature et de la nature, ce biologiste est aujourd’hui considéré
comme l’un des meilleurs spécialistes de la sexualité animale. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages («Génétique des populations»,
«Stratégie de reproduction des animaux», «La guerre des sexes
chez les animaux», «Amours animales», «La biodiversité amou-
reuse») et publications scientifiques.
Professeur d’écologie évolutive à l’Université d’Angers et directeur
de recherches sur la vie sociale des animaux à l’Université de
Rennes-I, ce travailleur handicapé (il est paraplégique depuis 2007),
ce fils d’ouvrier, cet anarchiste athée est aussi un homme engagé.
Dans la protection de l’environnement évidemment, mais aussi dans
plusieurs combats sociaux (antifascisme, libération sexuelle, lutte
anti-carcérale, logement, droits de l’homme…).
ENTRETIEN
THIERRY LO|21
«La sexualité, surtout à travers la reproduction, est un élément clé de la sélection naturelle.»
*Délai de participation:4/9/2011
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Migros Magazine 33, 15 août 2011
ENTRETIEN
THIERRY LO|23
ple et séduisante: les bons
gènes sélectionnent les in-
dividus les meilleurs et les plus
forts et donc l’évolution va tou-
jours vers le meilleur. C’est quand
même plus plaisant de supposer
que nous sommes tous les descen-
dants des meilleurs plutôt que les
descendants d’individus chanceux
ou opportunistes.
Sans sexe,d’après vous, il n’y
aurait pas autant de diversité, le
monde animal et végétal ne
serait pas aussi foisonnant, et le
nasique ne posséderait pas un
appendice nasal aussi proémi-
nent.
Les individus qui présentent ce
nez, fruit de leur propagande
sexuelle, ont été sélectionnés par
les femelles. C’est finalement le
choix sexuel qui va, en grande par-
tie, déterminer l’évolution. Ça per-
met de comprendre que l’évolu-
tion n’est pas quelque chose qui
«Vous et moi,
nous influençons l’évolution
de notre espèce»
nous dépasse, mais qu’à la limite
chacun d’entre nous peut, à tra-
vers la ségrégation de tel caractère
génétique ou de tel comporte-
ment, sélectionner les autres indi-
vidus et donc intervenir sur l’évo-
lution de sa propre espèce. Vous et
moi, nous influençons l’évolution
de notre espèce.
Tout évidemment ne se déroule
pas comme dans un roman à
l’eau de rose?
L’évolution n’est pas une histoire
d’amour pour autant. C’est plutôt
une guerre des sexes. En matière
de propagande sexuelle, la bataille
et la guerre restent relativement
importantes.
Voilà pourquoi la nature a doté
l’érismature ornée – un canard
d’un pénis à faire pâlir Rocco
Siffredi!
L’organe d’intromission de
l’érismature ornée est plus
Chez les nasiques, les femelles choisissent les mâles en
fonction de la longueur de leur nez.
Migros Magazine 33, 15 août 201124 |
ENTRETIEN
THIERRY LO
long que son propre corps,
il atteint… 40 centimètres.
Et la grande idée de ce canard,
c’est que s’il arrive à faire mal à la
femelle avec son pénis démesuré,
cette dernière n’aura pas envie
d’aller copuler avec un autre mâle.
Evidemment, la femelle plique à
cela à travers l’évolution organique
d’un cloaque (n.d.l.r.: orifice intes-
tinal, urinaire et génital de la cane)
qui est de plus en plus labyrinthi-
que. Dans cette guerre des sexes,
on a affaire à une sorte de «tir à la
corde évolutif» où la propagande
est l’élément le plus important, et
c’est de ce désaccord que va naître
la diversité.
L’amour rend les animaux
aveugles aussi. Parexemple,
lorsqu’une ourse blanche se
love dans les grosses pattes
d’un beau grizzly.
L’hypothèse centrale de l’évolu-
tion, c’était que les espèces étaient
irvocablement séparées par une
barrière reproductive. C’est la
vieille idée de Buffon et elle a été
reprise par les néodarwinistes
dans les années 60. Or, non seule-
ment les individus d’espèces diffé-
rentes peuvent continuer à avoir
des relations sexuelles, mais ils
font même parfois de la reproduc-
tion comme c’est le cas chez les
ours blancs ou chez les grenouilles.
En fait, on a beau chercher, on ne
trouve pas d’espèces qui ne finis-
sent pas par tenter malgré tout
d’avoir des relations «coupa-
bles».
Ces tentatives d’hybridation ont
donc une influence sur l’évolu-
tion des espèces…
On est en train de s’apercevoir que
ce que je posais comme un des
fondements de l’évolution biologi-
que est vrai, c’est-à-dire qu’au lieu
d’avoir un seul ancêtre unique, on
a tenté pendant de longues pério-
des de s’aimer, de ne pas s’aimer…
Et c’est bien cette relation entre
individus d’espèces parfois diffé-
rentes qui peut faire évoluer les
espèces les unes vers les autres ou,
au contraire, les séparer définiti-
vement.
Et que penser des partouzes
des bonobos, des relations
homosexuelles des macaques
séduire. C’est une aventure déjà
très complexe entre les différentes
espèces.
En quoi le Kama Sutra animal
diffère-t-il alors du nôtre?
Les êtres humains sont des prima-
tes qui n’ont pas les mêmes outils
sexuels que ceux que possèdent
d’autres animaux. Donc, notre
comportement va être probable-
ment plus riche. Mais globale-
ment, la plupart des animaux pré-
sentent une telle diversité de com-
portements qu’onva les retrouver
dans la plupart des actions sexuel-
les que l’homme est capable
d’avoir.
Cela signifie que l’être humain
n’a pas le monopole de la
recherche du plaisir et de la
jouissance!
Enormément d’animaux passent
beaucoup de temps à cela. Il suffit
de voir les mésanges bleues après
la période de reproduction: le
mâle a déjà une nichée, la femelle
a déjà des petits à nourrir, ce qui
ne les empêche absolument pas
d’avoir envie de copuler à nouveau
alors que la reproduction n’est plus
du tout en jeu.
Et les sentiments dans tout ça?
Les sentiments sont un point im-
portant. C’est pour cela que je
parle quand même d’amour à tra-
vers ce livre. Parce que le proces-
sus sexuel va s’engager dans des
relations qui vont entraîner une
série d’émotions très importan-
tes. On est d’ailleurs souvent noyé
par les hormones dans ces épo-
ques de désir. Finalement, plus
que la relation sexuelle propre-
ment dite, ce sont les éléments du
désir qui vont faire que les indi-
vidus d’une espèce ou de deux
espèces différentes vont se conce-
voir, se comprendre, s’apprécier,
s’aimer. Par conséquent, nous
sommes là bien dans l’émotion,
cette émotion qui peut se trans-
former en intelligence ou en pire
des comportements selon les in-
dividus.
Propos recueillis par Alain Portner
Photos Karine Lhémon / Fotolia
A lire: «La biodiversité amoureuse – Sexe
et évolution » de Thierry Lodé, Editions
Odile Jacob.
ou encore de ces chauves-sou-
ris qui pratiquent la… fellation!
L’homosexualité est probable-
ment pratiquée par toutes les es-
pèces animales. me par les
espèces très isolées, très séparées
ou qui vivent de manière très in-
dividualiste comme le putois. On
a aussi des animaux qui vont pra-
tiquer une sexualité plus proche
du SM: les hyènes, par exemple,
qui dominent largement les mâ-
les de leur groupe et qui leur ta-
pent dessus gulièrement. Les
fellations, elles, sont pratiquées
par la plupart des primates et
aussi par des chauves-souris. On
voit que l’évolution a privilégié, là
encore, la diversité des conduites
sexuelles.
Dire que l’on était persuadé que
la sexualité animale se résumait
à un acte purement mécanique
destiné à perpétuer l’espèce…
Nous sommes très loin de cette
hypothèse centrale. La sexualité va
englober beaucoup d’autres com-
portements que celui de reproduc-
tion. La reproduction n’est qu’un
des sultats possibles du compor-
tement sexuel. Mais l’objectif est
d’abord de se caresser, de se re-
trouver, de se comprendre et de se
«L’homosexualité est
probablement pratiquée par
toutes les espèces animales»
Thierry Lodé est considéré comme l’un des meilleurs spécialis-
tes de la sexualité des animaux.
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