Pierre Boulez
ou l'écran traversé
PAR MICHEL FOUCAULT
Pierre Boulez et Michel Foucault avec Roland Barthes en 1978
Le Festival d'Automne a dix ans. Il est toujours dirigé par son fondateur, Michel Guy, qui fut
entre-temps ministre de la Culture. Dans « Dix Ans et après », un somptueux album-souvenir
publié cette semaine (1), il a réuni et préfacé d'innombrables hommages et études consacrés
aux hommes de théâtre, danseurs et musiciens révélés ou exaltés par ces manifestations inter-
nationales qui ont repris à Paris la semaine dernière, notamment avec le « Faust » mis en
scène par Klaus Grüber, et en attendant, à partir du 12 octobre, les spectacles de Giorgio
Strehler.
Les noms qu'on retrouve dans ce recueil sont ceux d'une véritable anthologie de l'art con-
temporain : Robert Wilson, Richard Foreman, Andreï Serban, Giorgio Strehler, Luca Ronconi,
louri Lioubimov, pour les metteurs en scène ; Merce Cunningham, Trisha Brown, Twyla Tharp,
Martha Graham, Balanchine, pour la danse ; lannis Xenakis, K. Stockhausen, Luciano Berio,
Pierre Boulez, John Cage, pour les musiciens. Parmi d'autres, bien sûr. Sans parler des théâ-
tres et ballets orientaux, des musiques exotiques. Et non sans ajouter au chapitre des souvenirs
l'hommage à Stravinsky, pour le centenaire, à Samuel Beckett, pour ses soixante-quinze
ans,
et, l'an passé, à Pierre Boulez, dont on a joué toutes les œuvres.
C'est de Boulez que Michel Foucault, son collègue au Collège de France, a voulu parler.
Ecoutons-le raconter sa découverte de la musique contemporaine.
G. D.
• Vous me demandez ce que ça a été d'avoir
aperçu, par le hasard et le privilège d'une amitié
rencontrée, un peu de ce qui se passait dans la
musique, il y a maintenant presque trente ans ?
Je n'étais là qu'un passant retenu par l'affec-
tion, un certain trouble, de la curiosité, le senti-
ment étrange d'assister à ce dont je n'étais guère
capable d'être le contemporain. C'était une
chance : la musique était alors désertée par les
discours de l'extérieur.
La
peinture, en ce temps, portait à parler ; du
moins, l'esthétique, la philosophie, la réflexion,
le goût — et la politique, si j'ai bonne mémoire
— se sentaient-ils le droit d'en dire quelque
chose, et ils s'y astreignaient comme à un
devoir : Piero della Francesca, Venise, Cézanne
(1) Temps actuels, 350 pages, 345 illustrations, 250 F. (En
souscription dès maintenant et jusqu'au 4 octobre au Festival
d'Automne, 156, rue de Rivoli, Paris-1., 180 F.)
ou Braque. Le silence, cependant, protégeait la
musique, préservant son insolence. Ce qui était,
sans doute, une des grandes transformations de
l'art au xxe siècle restait hors d'atteinte pour ces
formes de réflexion, qui, tout autour de nous,
avaient établi leurs quartiers, où nous risquions
de prendre nos habitudes.
Pas plus qu'alors je ne suis capable de parler
de la musique. Je sais seulement que d'avoir
deviné — et par la médiation d'un autre, la plu-
part du temps — ce qui se passait du côté de
Boulez m'a permis de me sentir étranger dans le
monde de pensée où j'avais été formé, auquel
j'appartenais toujours et qui, pour moi comme
pour beaucoup, avait encore son évidence. Les
choses sont peut-être mieux ainsi : aurais-je eu
autour de moi de quoi comprendre cette expé-
rience, je n'y aurais peut-être trouvé qu'une
occasion de la rapatrier là où elle n'avait pas
son lieu.
FESTIVAL D'AUTOMNE
On croit volontiers qu'une culture s'attache plus
à ses valeurs qu'à ses formes ; que celles-ci,
facilement, peuvent être modifiées, abandon-
nées, reprises ; que seul le sens s'enracine pro-
fondément. C'est méconnaître combien les for-
mes, quand elles se défont ou qu'elles naissent,
ont pu provoquer d'étonnement ou susciter de
haine ; c'est méconnaître qu'on tient plus aux
manières de voir, de dire, de faire et de penser
qu'a ce qu'on voit, qu'à ce qu'on pense, dit ou
fait. Le combat des formes en Occident a été
aussi acharné, sinon plus, que celui des idées ou
des valeurs. Mais les choses, au
XXe
siècle, ont
pris une allure singulière : c'est le « formel »
lui-même, c'est le travail réfléchi sur le système
des formes qui est devenu un enjeu. Et un
remarquable objet d'hostilités morales, de
débats esthétiques et d'affrontements politiques.
A l'époque où on nous apprenait les privilèges
du sens, du vécu, du charnel, de l'expérience
originaire, des contenus subjectifs ou des signifi-
cations sociales, rencontrer Boulez et la musi-
que, c'était voir le xxe siècle sous un angle qui
n'était pas familier : celui d'une longue bataille
autour du « formel » ; c'était reconnaître com-
ment en Russie, en Allemagne, en Autriche, en
Europe centrale, à travers la musique, la pein-
ture, l'architecture, ou la philosophie, la linguis-
tique et la mythologie, le travail du formel avait
défié les vieux problèmes et bouleversé les
manières de penser. Il y aurait à faire toute une
histoire du formel au ,oce siècle : essayer d'en
prendre la mesure comme puissance dé transfor-
mation, le dégager comme force d'innovation et
lieu de pensée, au-delà des images du «forma-
lisme » derrière lesquelles on a voulu le dérober.
Et raconter aussi ses difficiles rapports avec la
g politique. Il ne faut pas oublier qu'il a vite été
désigné, en pays stalinien ou fasciste, comme
l'idéologie ennemie et l'art haïssable. C'est lui
qui a été le grand adversaire des dogmatismes
d'académies et de partis. Les combats autour du
formel ont été un des grands traits de culture au
XXe
siècle.
Pour aller à Mallarmé, à Klee, à Char, à
Michaux, comme plus tard pour aller à Cum-
mings, Boulez n'avait besoin que d'une ligne
droite, sans détour ni médiation„ Souvent un
musicien va à la peinture, un peintre à la poésie,
un dramaturge à la musique par le relais d'une
figure englobante et au travers d'une esthétique
dont la fonction est d'universaliser roman-
tisme, expressionnisme, etc. Boulez allait direc-
tement d'un point à un autre, d'une expérience
à une autre, en fonction de ce qui semblait être
non pas une parenté idéale mais la nécessité
d'une conjoncture.
En un moment de son travail et parce que son
cheminement l'avait mené à tel point déterminé
(ce point et ce moment restant entièrement inté-
rieurs à la musique), soudain se produisait le
hasard d'une rencontre, l'éclair d'une proximité.
Inutile de se demander de quelle commune
esthétique, de quelle vision du monde analogue
pouvaient relever les deux « Visage nuptial »,
les deux « Marteau sans maître », celui de Char
et celui de Boulez. Il n'y en avait pas. A partir
de l'incidence première, commençait un travail
de l'un sur l'autre ; la musique élaborait le
poème qui élaborait la musique. Travail
d'autant plus précis justement et d'autant plus
dépendant d'une analyse méticuleuse qu'il ne
faisait confiance à aucune appartenance
préalable.
Cette mise en corrélation à la fois hasardeuse et
réfléchie était une singulière leçon contre les
catégories de l'universel. Ce n'est pas la montée
Le Nouvel Observateur 95
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