Pierre Boulez ou l`écran traversé

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FESTIVAL D'AUTOMNE
On croit volontiers qu'une culture s'attache plus
à ses valeurs qu'à ses formes ; que celles-ci,
facilement, peuvent être modifiées, abandonnées, reprises ; que seul le sens s'enracine profondément. C'est méconnaître combien les formes, quand elles se défont ou qu'elles naissent,
ont pu provoquer d'étonnement ou susciter de
haine ; c'est méconnaître qu'on tient plus aux
PAR MICHEL FOUCAULT
manières de voir, de dire, de faire et de penser
qu'a ce qu'on voit, qu'à ce qu'on pense, dit ou
fait. Le combat des formes en Occident a été
aussi acharné, sinon plus, que celui des idées ou
des valeurs. Mais les choses, au XXe siècle, ont
pris une allure singulière : c'est le « formel »
lui-même, c'est le travail réfléchi sur le système
des formes qui est devenu un enjeu. Et un
remarquable objet d'hostilités morales, de
débats esthétiques et d'affrontements politiques.
A l'époque où on nous apprenait les privilèges
du sens, du vécu, du charnel, de l'expérience
originaire, des contenus subjectifs ou des significations sociales, rencontrer Boulez et la musique, c'était voir le xxe siècle sous un angle qui
n'était pas familier : celui d'une longue bataille
autour du « formel » ; c'était reconnaître comment en Russie, en Allemagne, en Autriche, en
Europe centrale, à travers la musique, la peinture, l'architecture, ou la philosophie, la linguistique et la mythologie, le travail du formel avait
défié les vieux problèmes et bouleversé les
manières de penser. Il y aurait à faire toute une
histoire du formel au ,oce siècle : essayer d'en
prendre la mesure comme puissance dé transformation, le dégager comme force d'innovation et
lieu de pensée, au-delà des images du «formalisme » derrière lesquelles on a voulu le dérober.
Et raconter aussi ses difficiles rapports avec la
g politique. Il ne faut pas oublier qu'il a vite été
Pierre Boulez et Michel Foucault avec Roland Barthes en 1978
désigné, en pays stalinien ou fasciste, comme
l'idéologie ennemie et l'art haïssable. C'est lui
qui a été le grand adversaire des dogmatismes
Le Festival d'Automne a dix ans. Il est toujours dirigé par son fondateur, Michel Guy, qui fut
d'académies et de partis. Les combats autour du
entre-temps ministre de la Culture. Dans « Dix Ans et après », un somptueux album-souvenir
formel ont été un des grands traits de culture au
publié cette semaine (1), il a réuni et préfacé d'innombrables hommages et études consacrés
XXe siècle.
aux hommes de théâtre, danseurs et musiciens révélés ou exaltés par ces manifestations interPour aller à Mallarmé, à Klee, à Char, à
nationales qui ont repris à Paris la semaine dernière, notamment avec le « Faust » mis en
Michaux, comme plus tard pour aller à Cumscène par Klaus Grüber, et en attendant, à partir du 12 octobre, les spectacles de Giorgio
mings, Boulez n'avait besoin que d'une ligne
Strehler.
droite, sans détour ni médiation„ Souvent un
Les noms qu'on retrouve dans ce recueil sont ceux d'une véritable anthologie de l'art conmusicien va à la peinture, un peintre à la poésie,
temporain : Robert Wilson, Richard Foreman, Andreï Serban, Giorgio Strehler, Luca Ronconi,
un dramaturge à la musique par le relais d'une
louri Lioubimov, pour les metteurs en scène ; Merce Cunningham, Trisha Brown, Twyla Tharp,
figure englobante et au travers d'une esthétique
Martha Graham, Balanchine, pour la danse ; lannis Xenakis, K. Stockhausen, Luciano Berio,
dont la fonction est d'universaliser romanPierre Boulez, John Cage, pour les musiciens. Parmi d'autres, bien sûr. Sans parler des théâtisme, expressionnisme, etc. Boulez allait directres et ballets orientaux, des musiques exotiques. Et non sans ajouter au chapitre des souvenirs
tement
d'un point à un autre, d'une expérience
ans,
l'hommage à Stravinsky, pour le centenaire, à Samuel Beckett, pour ses soixante-quinze
à
une
autre,
en fonction de ce qui semblait être
et, l'an passé, à Pierre Boulez, dont on a joué toutes les œuvres.
non pas une parenté idéale mais la nécessité
C'est de Boulez que Michel Foucault, son collègue au Collège de France, a voulu parler.
d'une conjoncture.
Ecoutons-le raconter sa découverte de la musique contemporaine. G. D.
En un moment de son travail et parce que son
cheminement l'avait mené à tel point déterminé
• Vous me demandez ce que ça a été d'avoir ou Braque. Le silence, cependant, protégeait la
(ce point et ce moment restant entièrement intéaperçu, par le hasard et le privilège d'une amitié musique, préservant son insolence. Ce qui était,
rieurs à la musique), soudain se produisait le
rencontrée, un peu de ce qui se passait dans la sans doute, une des grandes transformations de hasard d'une rencontre, l'éclair d'une proximité.
musique, il y a maintenant presque trente ans ? l'art au xxe siècle restait hors d'atteinte pour ces Inutile de se demander de quelle commune
Je n'étais là qu'un passant retenu par l'affec- formes de réflexion, qui, tout autour de nous,
esthétique, de quelle vision du monde analogue
tion, un certain trouble, de la curiosité, le senti- avaient établi leurs quartiers, où nous risquions pouvaient relever les deux « Visage nuptial »,
ment étrange d'assister à ce dont je n'étais guère de prendre nos habitudes.
les deux « Marteau sans maître », celui de Char
capable d'être le contemporain. C'était une Pas plus qu'alors je ne suis capable de parler et celui de Boulez. Il n'y en avait pas. A partir
chance : la musique était alors désertée par les de la musique. Je sais seulement que d'avoir
de l'incidence première, commençait un travail
discours de l'extérieur.
deviné — et par la médiation d'un autre, la plude l'un sur l'autre ; la musique élaborait le
part du temps — ce qui se passait du côté de poème qui élaborait la musique. Travail
La peinture, en ce temps, portait à parler ; du
moins, l'esthétique, la philosophie, la réflexion, Boulez m'a permis de me sentir étranger dans le d'autant plus précis justement et d'autant plus
le goût — et la politique, si j'ai bonne mémoire monde de pensée où j'avais été formé, auquel dépendant d'une analyse méticuleuse qu'il ne
— se sentaient-ils le droit d'en dire quelque j'appartenais toujours et qui, pour moi comme
faisait confiance à aucune appartenance
chose, et ils s'y astreignaient comme à un pour beaucoup, avait encore son évidence. Les
préalable.
devoir : Piero della Francesca, Venise, Cézanne choses sont peut-être mieux ainsi : aurais-je eu
autour de moi de quoi comprendre cette expé- Cette mise en corrélation à la fois hasardeuse et
réfléchie était une singulière leçon contre les
(1) Temps actuels, 350 pages, 345 illustrations, 250 F. (En rience, je n'y aurais peut-être trouvé qu'une
catégories de l'universel. Ce n'est pas la montée
souscription dès maintenant et jusqu'au 4 octobre au Festival occasion de la rapatrier là où elle n'avait pas
d'Automne, 156, rue de Rivoli, Paris-1., 180 F.)
son lieu.
Pierre Boulez
ou l'écran traversé
Le Nouvel Observateur 95
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