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L
Orientation Platonicienne
:
Migrations des Id
é
es, voyages de l
’â
me, retour vers la lumi
è
re
Résumé de lintroduction de Roger Bertozzi aux rencontres
Platon et l
Orient, le 8 septembre 2012 à la Villa Empain
Nous naissons à la lumière. Nous naissons face à face avec la lumière du premier jour.
Peut-être, dans la caverne originelle, dans la matrice utérine, dans locéane obscurité,
sommes-nous déjà fascinés par la douce lueur den-dehors que diffuse le ventre maternel
lors de notre préexistence.
Peut-être, notre petite âme encore vague se souvient-elle
Peut-être, dans cet anté-monde indéterminé, sommes-nous déjà visités par un Maître
Invisible, celui qui pourrait devenir, selon le mystique iranien Semnâni, le « Gabriel de notre
être », notre Ange de connaissance, le messager des lumières, le lien, étudié par Henri
Corbin, entre « les pures Intelligences archangéliques intellectives et le monde de la
perception sensible ».
Soudain, une vive lumière aveugle nos paupières encore closes, et notre premier cri jaillit
dans cet éclair. Venir au monde cest entrer dans le temps et lespace par illumination.
Cest lAurore de Nietzsche qui évoque, dans « Humain, trop humain », « ces voyageurs nés
des mystères du premier matin, qui songent à ce qui peut donner au jour un visage si pur, si
pénétré de lumière, de sereine clarté, qui le transfigure ».
Nous naissons à la lumière ; nous naissons par amour.
Aussi, notre âme est-elle pour toujours marquée du double sceau de la lumière et de
lamour.
Il nous appartient de faire, ou non, de ce sceau un Temple. Alors cest le monde tout entier
qui devient pour nous un Temple.
Le monde, nous dit Plutarque « est le Temple le plus digne de recevoir la majesté divine » .
Alors, dans la nuit de la matière resplendit une vision d’éternité, chantée par Hallaj :
« laurore du bien-aimé sest levée, de nuit ; elle resplendit, et naura pas de couchant. Si
laurore du jour se lève la nuit, laurore des cœurs ne saurait se coucher ».
Certains êtres, nés pour conjoindre la quête philosophique, la transfiguration poétique et la
contemplation mystique, nont de cesse de retrouver notre état primordial dunité et de
sidération sous une forme extatique.
Ils orientent leurs yeux, leur vie durant, à linstar dIbn Arabî, vers la « vision des aurores des
lumières divines ». Platon, prêtre de Delphes, a été lun de ces êtres orient
é
s.
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La lumière platonicienne fut pour moi, adolescent, cette aurore spirituelle, qui ouvrit mes
yeux sur mon âme. Presque en même temps, la lecture de pages dIbn Arabî, par
lintercession dHenri Corbin, me révéla ce que jaimais si ardemment dans la philosophie
platonicienne : lamour de la sagesse me conduisait en réalité à lamour de l’âme, et lamour
de l’âme me subjuguait en amoureux de lamour universel.
Platon et Ibn Arabî me firent naître à mon âme.
Ils furent en quelque sorte mes premiers Anges, au sens dabord que Platon donne au
daim
ô
n, quil appelle le « berger des hommes ». Ils me ramenèrent, les premiers, vers la
lumière intérieure.
Cest dans leurs livres, nonobstant la pauvreté et les faiblesses de mon entendement, mais
secondé et comme porté par leur puissance poétique, que ce mot, l’âme, prit tout son sens
pour moi, puis devint une claire visée, ensuite lobjet dun vif désir de contemplation, enfin,
un essence réfléchie, à même dinsuffler la plénitude dans lexistence.
Dès lors je me reconnus, de l’Âme, si jose le proclamer, un Fidèle dAmour.
Cet amour qui, selon Platon, rétablit notre unité primitive, et nous reconduit vers lUn.
En cela jai sans doute obéi à « Lexhortation à lAmour » du « Commentaire sur le Banquet
de Platon » par Marsile Ficin. Il sadresse à nous tous : « mes amis, je vous adjure et je vous
supplie de vous adonner de toutes vos forces à lamour comme à une chose vraiment
divine ».
Or, sil y a quelque chose de substantiellement divin dans lhumanisme juif, dans
lhumanisme chrétien, dans lhumanisme islamique, cest cette quête éperdue de lamour
envers toute lhumanité comprise comme une théophanie.
Lamour en tant que vecteur contemplatif dans le « Banquet » et le « Phèdre » de Platon
constitue pour moi le prototype magistral de cet humanisme totalisant et divinisant.
Il en est de même sagissant de lamour mystique : je nen connais pas qui, dans la tension
fusionnelle avec Dieu, nembrasse pas uniment tout le genre humain.
Lextase mystique ne réalise pas seulement lunion de ladorateur et de ladoré, elle effectue
aussi la coalescence de toutes les âmes intrinsèquement convoquées dans ladoration.
L’âme de lhumanisme cest lamour.
Dans les « Illuminations de la Mecque », ouvrage dont on rapporte quil lui valut son surnom
de Fils de Platon, Ibn Arabî écrit : « j’éprouve de lamour à un point tel que, me semble-t-il,
les cieux se disloqueraient, les étoiles saffaisseraient, les montagnes s’ébranleraient si je
leur en confiais la charge : telle est mon expérience de lamour ».
On ne soulignera jamais assez la centralité de lamour dans toutes les formes de
lhumanisme. La formule oraculaire du « Banquet » de Platon : « Car tout revient à lamour »,
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peut être considérée comme loriflamme de cette chevalerie spirituelle, qui, depuis des
temps très anciens, unit par des liens secrets une confrérie des « hommes parfaits » ,
incarnée diversement au cours de lhistoire .
Cest donc, chers amis, avec une émotion profonde que je rends hommage aujourdhui à
Platon et à Ibn Arabî, ces deux Maîtres dAmour et dIllumination.
Je nai aucun titre à faire valoir, sinon la piété filiale que j’éprouve à leur égard. La seule
chaire où je puisse prétendre assoir ma parole, cest le trône de l’âme, qui est en chacun de
nous. Le seul magistère que je puisse envisager de partager avec vous est celui de notre
commune humanité. La seule lumière que jespère refléter aujourdhui est ce rayon matutinal
vers lequel je mefforce dorienter le miroir de mon âme, afin que mon voyage terrestre me
conduise dune aurore à une autre aurore.
Aussi aimerais-je vous convier, le temps de cette Rencontre, à être les compagnons et les
commensaux pour un voyage dun Orient à lautre de notre civilisation eurasiatique.
Ce voyage sappelle pour moi lhumanisme sacré.
De lorient à loccident et de loccident à lorient de notre ciel intérieur ; cest un chemin de
lumières, une chaîne de transmissions, un acheminement de notre âme vers son absolu :
peut-être ce « Secret Sanctissime » quIbn Arabî a contemplé, peut-être ces
Transcendantaux vers lesquels Platon, le premier, a proposé une possible direction
spirituelle.
Mais ce que la lecture de Platon et de Ibn Arabî peut toujours faire naître en nous, qui ne
sommes ni de leurs temps, ni initiés aux mystères dans lesquels ils entrèrent, cest le
mouvement même dune « âme pensante ».
Ce mouvement, quel que soit le cadre culturel et la matrice psychologique dans lesquels il
sopère, constitue une anthropologie spirituelle : il nous révèle à nous-mêmes, il nous conduit
à notre essence, il nous emplit dun désir de perfection, il nous oriente vers la
Transcendance.
Dans ce sens, jaimerais attester que tout humanisme est une épiphanie. Aller le plus loin
possible dans son humanité cest à la fois sabolir et se réaliser dans le tout de lhumain et
dans lunitivité du cosmos. Or cette totalité unitive est limmanence de la transcendance :
cest lUn manifesté.
Ce que nous nommons la lumière spirituelle mapparaît comme la présence de lUn se
polarisant en nous. Elle contient à la fois le Néant et l’Être.
Dieu confie à Ibn Arabî dans le premier chapitre du « Livre des contemplations divines » :
« Le néant est véritable, il ny a rien dautre. Lexistence est véritable, il ny a rien dautre ».
Et Ibn Arabî de répondre : « Cest bien ainsi ».
Il y a là, en germe et en terme, lordonnancement de la plus haute sagesse : entre la vérité
du néant et la vérité de lexistence se dresse une voie droite qui, pour moi, conduit au Un-
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Bien platonicien tout comme à la rectitude coranique. La voie de « lhomme parfait », « par la
parole, par laction, par le cœur ».
Ce modèle de lhomme parfait, du parfait philosophe, du parfait chevalier, du parfait
musulman, du parfait savant hébraïque, du parfait lettré, a déployé des siècles durant,
depuis les confins de lAndalousie jusquaux profondeurs de la Perse ; le plus ample, le plus
beau, le plus élevé dialogue de cultures et d’âmes.
Ce dialogue suprême, qui senracine dans des traditions millénaires, a disposé et orienté
entre elles ses perles de sagesse autour de la Méditerranée, en Europe, dans les cités
arabes, parmi les empires et les royaumes dAsie Centrale ; formant un collier daspirations à
la sainteté, dardeur philosophique, de ferveur dans l’étude, de floraisons poétiques et
dextases mystiques.
Jaime à ladmirer comme une terrestre constellation au firmament de la pensée.
Le Divin Platon est assurément un fil dor qui relie aujourdhui encore ces perles de sagesses
et dhumanismes dOrient et dOccident.
En nous réunissant dans cette Villa Empain, si agréablement accueillis par la Fondation
Boghossian, pour écouter les éminents savants qui ont bien voulu nous faire lhonneur et
lamitié d’éclairer pour nous certains aspects des cieux platoniciens, nous accomplissons en
quelque sorte une revivification de ces symposia intellectuels que Laurent de Médicis institua
dans la Villa de Careggi, à limitation initiatique du « Banquet » de Platon.
Il sy noua, plus intimement que jamais, entre les premiers humanistes de la Renaissance, le
culte dune philosophie sacrée qui se vivait comme un enchainement immémorial de savoirs
et comme la convergence, ou la Concordia, des doctrines dans lamour spirituel universel.
Cette Pia Philosophia, Grand-Œuvre dune élite intellectuelle libre et suprêmement inspirée,
fut donc une Philia entre les trésors des sagesses grecque, chrétienne, juive et musulmane ;
mais aussi iranienne, égyptienne, hermétique ; qui se sont si sublimement entre-nourries
grâce à des lignées dillustres ou dinconnus passeurs.
Là, dans cette Florence devenue une Nouvelle Athènes et où fleurissaient, en même temps
que la « bataille » du grec et du platonisme face à un latin scolastique et à un aristotélisme
figé, le premier engouement néo-étrusque et la première vague degyptomania européenne
dans les arts et « loccultisme », là , transperçant les voiles des différences de traditions, de
cultures et religions, est réapparu un ciel imaginal unitif vers lequel nos regards peuvent
encore se réorienter aujourdhui pour renaître à cette lumière originelle, c'est-à-dire orientale,
de l’âme.
Elle nous relie à lessence supra-humaine de notre commune humanité. Ce vers quoi Marsile
Ficin nous convie à lever nos yeux, en écrivant : « l’étoile est un homme céleste, et lhomme
est une étoile terrestre ».
Linfini est la patrie commune au genre humain.
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Il est naturel que les astres et tous les luminaires du ciel, du jour comme de la nuit, occupent
une place si éminente dans lhistoire de la pensée et des représentations, aussi bien, par
exemple, chez les "mages" zoroastriens que dans la métaphysique et la mythologie
grecques, ou dans lalchimie arabe, tout comme dans les considérations de lastro-
psychologie à la Renaissance.
Il est naturel que les astres flamboient en myriades de métaphores et dallégories sur les
pages des livres sacrés, au creux des traités de philosophie, dans les yeux du Poète
Car du tréfonds des temps leurs rayons nous rappellent incessamment à cette lumière qui
éblouit notre naissance, que nous recherchons souvent comme guide pour nos vies, et que
nous espérons retrouver à notre mort.
Dans le jardin de la Maison d’Érasme, ici, à Bruxelles, on peut découvrir, flottant sur un petit
étang qui reflète les nuées, des lettres, souvent cachées par des feuilles mortes. Quand un
souffle les dégage apparaît à nos yeux enchantés lune des devises du Prince des
Humanistes : « Sidera Addere Caelo ». Ajouter des étoiles au ciel
Cest, je crois, lune des plus belles définitions de la culture : enrichir par des idées notre
commune patrie céleste, lIntellect, médiateur entre le macrocosme et le microcosme, et faire
en sorte, ainsi, que lUnivers continue d’être créé par lEsprit Universel.
LIntellect Universel, que Platon, pour sa part, établit au ciel des Idées Transcendantales,
contient, pour ainsi dire, tous les courants philosophiques, et les exalte en égale dignité.
Ce sentiment d’égale dignité de tous les hommes et de toutes les cultures est lessence
même de l’éthique et de lesthétique humanistes.
Cela explique en grande partie pourquoi le païen Platon a pu être révéré par de pieux
Maîtres musulmans. Certes, ils respectaient en lui la constante visée transcendante et une
certaine réputation de monothéisme, certes le Prophète Mahomet a pu être ressenti comme
le Philosophe-Roi de la « République » , mais Platon nen restait pas moins un membre de
lhumanité davant lIslam.
Sil acquit le prestige dun Sage parmi les Sages, si des philosophes Musulmans ont pu
écrire « le Divin Platon », cest en vertu de leur orientation humaniste, qui les porta à voir en
lui la hauteur de linspiration, la noblesse de l’âme, et non les différences de croyances .
Ils épousaient dinstinct cette disposition desprit contenue dans une « maxime » attribuée au
Père de lAcadémie : « la dignité est une majesté qui résulte dune raison droite ».
LIslam des lumières a su voir cette majesté en Platon.
L’éminente dignité de la personne humaine doit être au cœur de chaque religion, car sinon,
quy aurait-il à relier entre la nature de lhomme et la divinité du Créateur ?
Cest pour cela que ce que jappellerais le « manifeste » de lhumanisme florentin a été
intitulé « Discours sur la dignité de lhomme » par Jean Pic de la Mirandole, Grand-Prêtre de
la Concorde entre toutes les traditions de lesprit.
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