Aux origines de la crise : inégalités et flexibilité ! Grégory CHIGOLETi Résumé- Cet article se propose de montrer que la crise économique actuelle a deux fondements : la pérennisation des inégalités et un excès de flexibilité. Si l’activité des acteurs financiers en a accentué les effets, la finance n’est pas pour autant à l’origine de la crise. Dès lors, le retour de la croissance implique, d’une part, la volonté de réduire les inégalités ainsi que l’accroissement de la consommation par l’intermédiaire d’une politique fortement redistributive. Il suppose, d’autre part, d’opter pour une politique de planification restaurant la capacité de l’Etat à sécuriser l’avenir. i Docteur en Science Economique de l’université Paris-I, Conseiller auprès du directeur des ressources humaines de l’armée de l’air, Direction des Ressources humaines de l’armée de l’air, [email protected] 1 Les articles sur la crise abondent. Il suffit de consulter les principales revues spécialisées, où de vulgarisation, pour se rendre compte de la diversité et de l’abondance des analyses. Pourtant, la très grande majorité de ces articles s’en tiennent aux apparences, à ce qui se passe au niveau de la sphère financière, et négligent le fondement du problème : l’économie réelle. Les remèdes préconisés portent alors quasi exclusivement sur la recherche d’une réglementation plus appropriée, sur la moralisation de la finance ou sur la détermination d’une politique monétaire adéquate. Ces solutions s’avèrent largement inefficaces puisqu’elles ne font que s’attaquer aux conséquences de la crise sans se soucier des causes. La présente contribution avance l’idée que la crise trouve son point d’origine dans l’existence d’une sous-consommation dérivant de la pérennisation des inégalités de richesse. Une sousconsommation qui ne peut durablement être corrigée que grâce au retour d’un Etat planificateur assurant pleinement son rôle de régulateur et de coordinateur de l’activité économique. Une théorie économique qui ne connait plus la crise Il est tout d’abord étonnant de constater que la théorie économique, depuis bientôt soixante cinq ans, a progressivement délaissé le thème de la crise. Dans un document datant de 1987, Robert Boyer alerte ses confrères et voit dans l’abandon des réflexions sur les crises l’incapacité de la théorie économique à avoir un quelconque impact pratique : « les difficultés contemporaines des théories économiques tiennent pour une part notable à l’évacuation du concept de crise, et, simultanément, à une quasi mise en jachère des analyses de la croissance. »2. Une opinion que relaie Bernard Rosier lorsqu’il témoigne qu’« esquissé par certains auteurs classiques, puis par Marx, la théorie des crises va connaître de nombreux développements à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. (Schumpeter considère d’ailleurs que les idées et les faits essentiels concernant l’analyse du cycle ont émergé avant 1914.) » 3. L’état actuel de la théorie économique contraste effectivement avec la richesse et la diversité des analyses passées, tant les siècles antérieurs se caractérisent par un foisonnement de travaux portant sur l’étude des crises. A l’instar de Marx, nombreux sont les auteurs qui imputent alors les crises à une surproduction et pour qui la possibilité de « vente des marchandises » apparaît « limitée par les besoins de consommation non pas de la société en général, mais d’une société dont la majeure partie est et restera pauvre »4. Toutefois, sous l’impulsion première de Von Neumann, la problématique va progressivement se déplacer. L’idée que la croissance puisse être « équilibrée », c’est-à-dire évoluée à un rythme constant, émerge. L’objectif est désormais de déterminer les conditions qui assurent le taux de croissance d’équilibre le plus élevé possible. L’existence d’une surproduction reste envisagée mais de manière anecdotique, car l’excédent de marchandises est tout simplement éliminé sans coût. Au début des années soixante dix, la « révolution » des anticipations rationnelles achève définitivement toute réflexion sur les cycles économiques, la crise et la surproduction. L’économie est supposée être dans un état « d’équilibre permanent ». Le thème de la crise est complètement évacué. Tout au plus, considère t’-on qu’il existe des perturbations – dont l’origine est assez floue – appelées « chocs exogènes ». Ces dernières sont sporadiques puisque les agents, qui connaissent la véritable façon dont fonctionne l’économie (hypothèse de prévisions parfaites), intègrent rapidement les effets des perturbations dans leurs décisions de production et de consommation. Par ce biais, l’économie est spontanément ramenée dans son état normal d’équilibre. 2 Robert Boyer, « Réflexions sur la crise actuelle », Revue française d’économie, vol. 2, no 2, 1987, p. 36. Bernard Rosier, Les théories des crises économiques, La Découverte, 2003, p. 31. 4 Karl Marx, Le Capital. Livre II, Collection Folio Essais, Gallimard, 1869, p. 1257. 3 2 D’une crise de surproduction à une crise de sous-consommation Dans ce contexte, il n’y a rien d’étonnant à ce que seule une minorité d’économistes songe à appréhender la crise sous l’angle de l’économie réelle. Pourtant, pour peu qu’on veuille bien observer avec rigueur la situation, on constate que la tendance à la surproduction, propre aux économies de marchés, joue un rôle prépondérant. En outre, une fois l’achat de biens de consommation et d’investissement effectué respectivement par les ménages et les propriétaires des moyens de production, une fraction des revenus n’est pas utilisée. Cette part non employée des revenus, qui correspond à l’épargne, est mise de coté pour des motifs de transaction, précaution et spéculation. Au fondement de la crise se trouve donc une évidence : contrairement à ce qu’affirme-la « loi de Say » ce n’est pas « la production seule qui ouvre des débouchés aux produits »5. L’offre ne crée pas entièrement sa propre demande. C’est d’ailleurs cette prétendue loi, défendue également par Ricardo, qu’en son temps Sismondi vilipendait : « Nous arrivons donc, comme M. Ricardo, à trouver qu’à la fin de la circulation, si elle n’est nulle part arrêtée, la production aura créé une consommation ; mais c’est en faisant abstraction du temps et de l’espace, comme le feraient les métaphysiciens allemands ; c’est en faisant abstraction de tous les obstacles qui peuvent arrêter cette circulation. »6. Néanmoins le bon sens dicte qu’il n’y a jamais trop de maisons, trop de produits alimentaires, trop de biens en général. La surproduction est donc relative. Elle résulte du fait que les revenus des uns sont trop importants pour qu’ils soient entièrement dévoués à la consommation, tandis que les revenus des autres ne leur permettent pas de faire face à leurs besoins. C’est pourquoi, il est plus opportun de parler d’une crise de « sous-consommation ». Le fait de parler de « sous-consommation » plutôt que de « surproduction » n’est pas qu’une simple considération d’ordre sémantique. Cette modification de vocabulaire permet d’insister sur le rôle de la demande et les effets négatifs de l’épargne dans le déclenchement des crises comme l’illustre les écrits de Hobson et Mummery (partisans les plus célèbres des thèses de la sous-consommation) : « Nous avons dessein de prouver […]qu’il peut y avoir une pratique exagérée des habitudes d’épargne, qu’une telle pratique appauvrit la communauté, prive la main d’œuvre de ses emplois, comprime les salaires et répand dans le monde des affaires le marasme et le découragement connus sous le nom de crise économique […]. »7. Le rôle de l’épargne est de rendre une certaine quantité de travail disponible, de constituer un stock de travailleurs (une sorte d’armée de réserve) auprès des entrepreneurs désireux ou susceptibles de développer une industrie. Or, par essence, en période de marasme économique, un surplus conséquent de chômeurs est déjà disponible. Toute épargne additionnelle est fondamentalement nuisible et n’apporte qu’une baisse supplémentaire de la consommation que cherchent à compenser les institutions financières. Le rôle de la finance et l’emballement du crédit Les organismes financiers ont certes joué un rôle dans la diffusion de la crise mais certainement pas dans son déclenchement. En outre – et même si elles n’en sont pas nécessairement conscientes – les institutions financières s’opposent à cette tendance à la sousconsommation. En collectant l’épargne disponible et en la mettant sous forme de prêts à disposition des ménages aux revenus modestes (dont la part de la consommation dans le 5 Jean-Baptiste Say, Lettres à M .Malthus. Lettre première : Que les produits ne s’achètent que par le moyen d’autres produits, Cours d’économie politique et autres essais, GF-Flammarion, 1820, p. 225. 6 Jean de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population, volume II, Delaunay, 1824, p. 424. 7 John Atkinson Hobson et Albert Frederick Mummery, The physiology of industry, edition John Murray, 1889, p. iv. 3 revenu, c'est-à-dire la propension à consommer, est la plus élevée), les institutions financières créées de nouveaux débouchés. Elles permettent d’écouler le surplus de marchandises. Le cas des « subprimes » est symptomatique de cette façon de procéder. L’épargne placée auprès des organismes financiers a servi à écouler la surproduction de maisons par l’intermédiaire de prêts accordés à des ménages aux revenus modestes. Naturellement, ce système s’effondre dès lors que l’insolvabilité des emprunteurs devient manifeste. Pour écouler la production excédentaire, il faut donc constamment accorder des prêts aux ménages dont la propension à consommer est la plus forte. Ceci est la cause d’un véritable phénomène d’emballement du crédit. Phénomène identifié, par Torrens, sous le nom d’overbanking et qui est responsable, selon lui, de faillites bancaires : « l’overbanking et l’insolvabilité des intermédiaires financiers opérant les escomptes peut créer des désastres aussi graves que ceux résultant d’une émission incontrôlée de billets et une suspension des paiements en espèces. »8. Toutefois, comment expliquer que les banques prennent le risque d’accorder des prêts à des ménages dont la solvabilité apparaît douteuse ? Françoise Renversez livre une explication fondée à la fois sur la concurrence bancaire et sur l’optimisme beat des anticipations : « Chaque banque a un seuil individuel d’acceptation du crédit qu’elle définit par rapport à l’ensemble des autres banques. Dans les périodes d’anticipation optimiste la lutte pour les parts de marchés entraine les banques à assouplir leurs conditions de crédit. Dans ces périodes, il est aisé pour les emprunteurs de recourir à des banques prêteurs multiples. »9 . Les inégalités à l’origine de la crise Le constat auquel amène le raisonnement ci-dessus est immédiat. La crise trouve son origine dans une répartition profondément inégalitaire des revenus. Si la politique de redistribution avait convenablement joué son rôle, les ménages aux revenus les plus modestes n’auraient pas eu recours à l’endettement pour satisfaire des besoins primaires de consommation (logement, nourriture…). La hausse des taux d’intérêt, en contribuant à les rendre insolvables, a certes eu un effet amplificateur mais c’est foncièrement l’abandon progressif de la politique fiscale que payent, à travers cette crise, les Etats. L’absence ou la faible redistribution des richesses a réduit les débouchés potentiels des entreprises et a compromis la rentabilité des investissements. On retrouve sur ce point les conclusions de Keynes : « Or, dans nos explications du phénomène de la « crise », nous avons été habitués à insister sur la tendance du taux de l’intérêt à monter sous l’effet d’une demande de monnaie qu’accroissent les besoins tout à la fois du commerce et de la spéculation. Ce facteur est certes capable quelquefois de l’aggraver et peut être dans certains cas de le déclencher. Toutefois, ce n’est pas tant la hausse du taux de l’intérêt que la chute soudaine de l’efficacité marginale du capital qui en fournit l’explication la plus normale et souvent l’explication principale. »10. Redistribution, taux d’intérêt et prix Trouver une solution à la crise passe par la mise en œuvre d’une politique fiscale visant à répartir de manière équitable les richesses. On peut alors envisager d’augmenter les impôts des couches dont les revenus sont relativement élevés (disons les trois premiers déciles), avec une forte progressivité, de manière à « éponger » les revenus excédentaires non dépensés. Cette hausse de la fiscalité pour les revenus les plus aisés doit être accompagnée du maintien des taux d’intérêt à un niveau relativement bas afin de décourager l’épargne et d’inviter à la 8 Richard Robert Torrens, «Lord Overstone on Metallic and Paper Currency», Edinburgh Review, January, CVII, 1858, p. 324 9 Françoise Renversez, Eléments d’analyse monétaire, Dalloz, 1995, p. 225 10 John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi de l’intérêt et de la monnaie, Payot, 1936, p. 317 4 consommation. Ces mesures sont cependant très loin d’être suffisantes. Une hausse des impôts directs avec de faibles taux d’intérêt, dans le climat actuel, n’auront que peu d’effet sur le volume de la consommation. Une épargne, pour un motif de précaution, perdurera. Au final, la rentabilité des investissements ne sera guère accrue. On touche ici à l’élément central que constitue « la confiance » dans la possibilité de reprise : « Si la baisse du taux de l’intérêt constituait par elle-même un remède effectif, la reprise pourrait être obtenue en un court laps de temps et à l’aide de moyens qui dépendent plus où moins directement de l’autorité monétaire. Mais ce n’est pas ainsi qu’en général les choses se passent ; il n’est pas facile de ranimer une efficacité marginale du capital qui est en fait gouvernée par l’état d’esprit capricieux et déréglée des milieux d’affaires. C’est le retour de la confiance, pour user du langage courant, qu’il est si difficile de provoquer dans une économie fondée sur le capitaliste individuel. »11. Le rôle de l’Etat Outre une action sur les taux d’intérêt couplée avec une volonté de réduire les inégalités, le redémarrage de la croissance commande de restaurer la confiance, de résorber les craintes quant aux perspectives futures de rentabilité. Toutefois, le retour de la confiance nécessite plus que des discours résolument optimistes de la part des pouvoirs publics. Il ne suffit pas non plus à l’action gouvernementale de paraitre « crédible »12 dans l’espoir d’orienter et d’inciter les marchés à corriger les déséquilibres entre l’offre et la demande. S’en remettre aux mécanismes de marché conduirait inévitablement à engendrer des fluctuations de prix chaotiques qui trouvent leurs origines dans l’instabilité de la « loi de l’offre et de la demande » comme le précise le professeur Hahn « dans une situation où beaucoup de prix sont en train de changer simultanément, l’analyse de la « loi de l’offre et de la demande » devient plus complexe et la convergence vers l’équilibre plus problématique […]. Nous arrivons à la conclusion qu’il y a une vaste catégorie d’économies qui ont des équilibres instables avec la forme la plus populaire du mécanisme des prix »13. Contrairement à ce qui est couramment admis, la reprise économique ne requiert pas davantage de flexibilité, mais au contraire un surcroît de rigidités. Elle impose de réduire l’incertitude et de développer un schéma de planification, moyen privilégié d’élaboration des stratégies à long terme ainsi que de se faire une idée sur les divers types de développements qui s’ouvrent aux pays. La planification : une solution à la crise ! La planification a aujourd’hui mauvaise presse tant auprès du grand public que de la communauté scientifique. Elle semble porter aux yeux de certains le discrédit d’un passé récent fait de contraintes politiques ou d’interventions tatillonnes. La planification a pourtant plusieurs avantages. Dans un contexte marqué par le manque de confiance, le plan est un réducteur d’incertitude selon l’expression chère à Pierre Massé : « Il appartient au calcul économique d’être, dans son domaine, réducteur d’incertitude par ces nouveaux instruments qui s’appellent le plan, la prospective, la recherche opérationnelle […] » 14.La planification permet de mettre en œuvre des mécanismes de fixation, ou de variation de prix, alternatifs à 11 John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi de l’intérêt et de la monnaie, Payot, 1936, p. 318. Pour lés économistes la crédibilité n’est pas synonyme de « réalisme » mais repose sur la notion de cohérence des intérêts ex-ante avec ceux ex-post. Des perspectives d’actions sont jugées crédibles dès lors que celui qui les énonce a des intérêts manifestes, après les avoir formulées, à les tenir. 13 Frank Hahn, « Stability », Handbook of Mathematical Economics, 1982, p. 745 14 Pierre Massé, Le plan ou l’Anti-Hasard, Gallimard, 1965, pp. 26-27. 12 5 celui du marché, capable d’ assurer durablement la compatibilité de l’offre et la demande. Elle évite de livrer le s flux d’investissements au jugement d’individus guidés par des intérêts spéculatifs. La planification sécurise, pour ainsi dire, l’avenir. Bien entendu, il ne s’agit pas d’instituer une planification entièrement obligatoire comparable à celles qui étaient en vigueurs dans les ex-pays communistes. L’objectif est de proposer une voie moyenne conciliant l’attachement à la liberté et à l’initiative individuelle avec une orientation commune du développement. Il s’agit de permettre l’intervention de l’Etat dans la définition des objectifs à atteindre et dans l’encadrement de l’action des entreprises et des institutions d’intérêts public. Dans ce cas, pourquoi se priver d’un système de planification à la fois impératif et indicatif qui en fournissant une norme – en stipulant ce que doivent être les prix pour atteindre un équilibre économique – donnerait de la cohérence temporelle à l’action publique, influencerait le comportement des décideurs et permettrait ainsi une coordination salvatrice ? Il en va de l’intérêt de tous, y compris des entreprises qui s’éviteraient les affres d’une période de récession prolongée. 6